Le Dragon blessé/Où est-ce

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Grasset (p. 79-82).

Où Est-ce ?…



Pour se rendre à Pékin l’on ne prend pas le Shang-Haï express. Il ne s’appelle ainsi qu’au cinéma et nous voilà loin hélas ! du train de Marlène Dietrich. Les wagons sont sordides, et tout est suspect : le couvert, le pain, les serviettes et les nappes de papier. L’on reconnaît en s’attablant ce que les convives ont mangé la veille, et déjà ceux-ci devaient être prévenus !

Il faut garer ses pieds car tous les Chinois crachent par terre. Le crachoir est bien là, mais ils visent mal.

Le paysage est monotone. Seule, la perspective d’être attaqués par des bandits cause aux arrêts brusques et non prévus une certaine diversion. Et cette poussière de charbon, et cette poussière tout simplement, et cette odeur grasse et presque solide ! Au bout de vingt-quatre heures, je me sens aussi sale qu’une nappe ! Je n’aurai qu’une journée à passer à Nankin mais suis résolu à y prendre un bain, quoiqu’il arrive.

Me voici à Nankin. Où est-ce ? Où sont les maisons, les boutiques, les usines, les banques, les restaurants, les hôtels, les cinémas, les théâtres, enfin ce qui fait qu’une ville est une ville ? Il n’y a rien de tout cela. Les faubourgs pullulent, mais une fois franchie la porte imposante qui accède à la cité, rien. Les avenues sont grandioses : Nankin est un plan.

Il y a cependant d’admirables monuments : celui du ministère des Affaires étrangères, qui marie avec tant de bonheur l’architecture ancienne à la moderne. Il fait face à une mare où barbotent des canards. Une vache paît et des chèvres broutent devant le ministère de la guerre. J’ai visité la piscine : elle est splendide, mais il n’y a pas d’eau. Nankin est le projet magnifique d’une capitale mais c’est un projet !

Légations, consulats sont disséminés un peu partout parmi les ronces. Il importait, en effet, de ne pas reconstruire un « quartier des légations » où les puissances étrangères pussent, en des périodes de trouble affirmer leur solidarité.

Ce ne sont ni les ambassadeurs, ni les ministres plénipotentiaires qui habitent ici, mais leurs sous-ordres. Les chefs de postes ne se pressent point de déserter leurs Princières demeures de Peiping pour les sommaires villas de Nankin.

Les faubourgs loqueteux, pouilleux sont affairés, Ont-ils été rebâtis après la destruction de Nankin ? On ne sait. Leur construction de pisé est si vague ! De l’antique Nankin, il ne reste que de la poussière. La ville, à maintes reprises dévastée, fut pour la dernière fois rasée lors de l’insurrection des Taipings. Et les Chinois rasent de près. De belles montagnes harmonieuses encerclent la cité. Un monument moderne trop bleu, — le bleu est la couleur républicaine, — élève un souvenir à la mémoire du héros des temps nouveaux, Sun Yat Sen.

Voici un bureau de poste. Il est splendide. J’entre : à ma surprise, je trouve des employés derrière chaque guichet et petit à petit, je comprends. Pressé, le gouvernement de la république, ayant débaptisé la ville illustre, Pékin, qui signifie capitale du Nord, n’a pas eu le temps encore de reconstruire Nankin, qui signifie capitale du sud, mais il était urgent d’en poser le principe. À quoi reconnaît-on une capitale moderne ? s’est-on alors demandé. À ce qu’elle possède, sur un plan grandiosement conçu, des avenues majestueuses, des ministères, des bureaux de poste, des légations, un stade et une piscine. Le reste suivra. Le reste attend ! Les Chinois construisent dans l’abstrait.

Qu’adviendra-t-il de Nankin ? Son principe même m’apparaît bien fragile. Entre les impérialistes du nord et les communistes du sud, sa vie est précaire. Entre Canton, qui est communiste, et Peiping qui se souvient de la gloire de l’empire. Nankin demeure indécis, avec quelque chose d’opportuniste et de provisoire. Un seul lien véritable l’unit au grand port du sud : l’envie, la haine qu’il porte à l’illustre témoin des grandeurs impériales, Pékin.