Le Dragon blessé/Un Monte-Carlo d’Extrême-Orient

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Grasset (p. 41-50).

Un Monte-Carlo D’Extrême-Orient



Si l’on avoue aux officiels anglais que l’on désire visiter Canton, ils se bornent à vous regarder avec commisération et à murmurer : « Drôle d’idée ! » Mais j’eus tôt fait de m’apercevoir qu’il est préférable de ne point faire mention devant eux de Macao. Ils en parlent comme jadis ils parlaient de Paris : la ville des courtisanes, la Babylone de tous les plaisirs… Naughty ! Naughty !

Paris a bien changé, mais il s’agit de Macao.

Or, sous le contrôle portugais, la cité qu’a illustrée Camoëns a toute licence. Non seulement l’opium, mais le fan-tan, le roi des jeux pour les Célestes, y sont autorisés. Aussi un week-end à Macao est-il le rêve de tous les joueurs, c’est-à-dire de tous les Chinois.

Sachant que je compte y passer une soirée et que je cherche un interprète, un camarade m’a recommandé sa dactylographe. Elle s’appelle Mlle da Fonseca, — tout le monde s’appelle un peu comme cela à Macao, — et désire y revoir son frère, professeur au lycée. Elle n’en a pas souvent l’occasion et l’excursion n’est pas de tout repos. Les bateaux partent à l’heure, mais il n’est point certain qu’ils arrivent, la mer étant infestée de pirates : rien n’a changé depuis Blasco Ibanez.

Il va de soi que tous les passagers ont l’espoir de faire fortune et pour cela emportent quelque argent, dont le plus souvent ils se trouvent délestés au retour, après une nuit au fan-tan. Aussi les pirates s’attaquent-ils plus volontiers aux bateaux optimistes qui font l’aller qu’à ceux plus mélancoliques qui font le retour.

Mlle da Fonseca survient comme la cloche du départ sonne. Bien que née à Macao, cette jeune Portugaise n’en est pas moins Eurasienne, étant par sa mère d’ascendance chinoise. Elle parle quatre langues, encadre de grosses lunettes d’écaille des yeux magnifiques et poudre de rose un teint de buis.

À peine sommes-nous sortis de la Rivière des Perles que le temps change et, sous un brusque orage, le bateau se met à danser.

— Les pirates n’attaquent point par tempête, me dit le commandant. Nous avons de la chance.

Tel ne paraît point être l’avis de Mlle da Fonseca que je ne revois plus qu’à huit heures du soir, c’est-à-dire à l’arrivée. Son frère qui nous attend sur le quai nous emmène dîner dans un petit restaurant chinois dont la seule vue me coupe l’appétit sans m’enlever ma belle humeur.

Macao en effet m’enchante. C’est une ahurissante et charmante petite ville qui, par quelques églises et maisons portugaises du seizième siècle, se souvient de ses premiers bâtisseurs, mais qui par ailleurs, bariolée, bruyante, encombrée de senteurs et de relents, pue merveilleusement la Chine. Déjà le port m’a conquis. En butte aux pirates et fuyant la mer pleine de crimes, les dernières jonques ont regagné la rive. Leurs mâts se pressent sous un ciel criblé d’astres, et les bateaux semblent déserts. Simpliste, j’en conclus que les matelots chinois dorment de bonne heure.

Mais j’apprends par le jeune Fonseca que la plupart passent leurs nuits à jouer. Comme ils appareillent dès l’aube, il arrive que navigant par mer calme ils s’assoupissent. C’est ainsi qu’une jonque armée pourtant d’un canon a été prise la veille sans effusion de sang. Les pirates n’eurent point à massacrer l’équipage qui ronflait : ils se bornèrent à faire passer les marins par dessus bord, ce qui eut pour résultat de les réveiller avant que de les faire dormir pour toujours.

Chaque nuit, appliquée, Macao s’amuse. Le plaisir est son métier. Restaurants, maisons de jeux, dancings, maisons de tolérance, fumeries se succèdent porte à porte. Les gens y affluent, voisinent, entrent, sortent dans un va-et-vient de fourmis. Deux établissements modernes dont l’un possède un cinéma écrasent de leur ampleur la concurrence des petites boîtes sordides. Possédant plusieurs étages, on y trouve tout à la fois une salle de jeux, un restaurant, un cabaret, un dancing. On dort et fume à tous les étages. Tout cela offre d’ailleurs un aspect débraillé et fort sale, ce que M. da Fonseca traduit par ces mots : « N’est-ce pas que c’est bon enfant ? »

C’est dans les vieilles maisons que le jeu est le plus pittoresque. Il y a les joueurs du parterre et les joueurs du balcon : la racaille et le gratin. Les privilégiés sont parqués dans une grande loge et, penchés sur son rebord, descendent au moyen d’une ficelle leur monnaie dans une coupe que lentement vide, trônant à la table du fan-tan, un croupier d’ivoire en robe de sorcier. À côté de la table, un comptoir fonctionne où un expert, assis devant une balance, estime, soupèse, scrute et finalement échange, avec une lenteur qui n’est pas due au scrupule, les objets les plus imprévus.

Tout le monde joue à Macao : la petite fille fardée qui n’est pas une écolière mais Une courtisane et qui, entre deux passes, risque le salaire de sa nuit ; le mandarin qui, ayant perdu son argent, joue ses bagues ; la grande dame qui, du balcon, jette dans la coupe des billets qu’elle dédaigne de compter ; le coolie du rickshaw qui, escomptant son pourboire, l’aventure ; le mendiant redressé qui, avec noblesse, ponte le sou qu’il vient d’implorer ; le croupier lui-même qui, à peine relayé, court tenter sa chance au fan-tan voisin, et cette vieille qui, n’ayant plus rien à miser, s’enleva à ma stupeur trois dents en or qu’avec un sourire troué elle joua… et perdit.

Dans la loge du gratin, assis entre Mlle da Fonseca et son frère, je contemple le croupier. Je vois celui-ci saisir au hasard sur la table du fan-tan une poignée de jetons, les englober sous un bol, attendre les mises puis, d’une longue baguette de sourcier, diviser les jetons dont il fait quatre tas.

Je demande pourquoi il reste toujours deux ou trois jetons.

— C’est là-dessus que l’on parie, me dit le jeune Fonseca.

Je fais semblant de comprendre et, saisissant la ficelle, descend une pièce d’argent. La coupe remonte avec deux pièces. Optimiste, je mise le tout, mais la coupe revient vide. Je n’ai pas cherché à m’expliquer pourquoi la première fois j’ai gagné, l’événement étant trop heureux pour ne pas me sembler naturel. Mais je ne parviens pas à comprendre pourquoi j’ai perdu. M. da Fonseca s’emploie à m’instruire, mais je ne l’écoute pas, n’ayant plus envie de jouer.

Sa sœur, consultant sa montre, me dit :

— J’ai toujours remarqué que c’est le soir, entre dix heures et demie et onze heures moins vingt-cinq que j’ai de la chance. Pouvez-vous me prêter cinq dollars ?

Elle dépose les billets dans la coupe, non sans avoir sorti un fétiche que lui a remis une amie chinoise. Là-dessus, elle fait le signe de la croix. La coupe descend et remonte, la mise doublée.

— Quelle heure est-il ? me demande Mlle da Fonseca, très pâle.

— Onze heures moins vingt-quatre.

— Alors, c’est fini. Partons.

À pied, nous traversons les quartiers réservés. Des lampions multicolores éclairent la rue étroite. Des troupes de petites filles peintes s’amusent dans les ruelles. Des commères mafflues, assises dans l’embrasure de leurs maisons basses, sitôt qu’un client survient interrompent la récréation. Alors, avec un air puni, une enfant quitte le groupe rieur.

— Allons au dancing, dis-je, écœuré. Il est perché au dernier étage de l’un des établissements modernes. Silencieuses, le buste droit, assises sur des banquettes et adossées au mur, les taxi-girls attendent.

La jeunesse dorée de Macao boit à de petites tables ou, de temps en temps, sortant de la salle voisine, un fumeur, son opium cuvé, les rejoint. La plupart des jeunes gens sont comme da Fonseca d’origine portugaise, mais s’ils ont l’air de Portugais en Chine, ils auraient l’air de Chinois au Portugal.

Tous, même les Chinois, sont en veston et arborent d’énormes lunettes. Seul, assis à une table voisine de la nôtre, un vieux Chinois porte la robe, une exquise robe de soie pâle, avec des ramages ton sur ton. Il contemple de ses yeux plissés la jeunesse qui maintenant danse. Son visage a cette teinte crémeuse qu’offrent certaines potiches antiques et je m’amuse à compter les onze poils qui lui tiennent lieu de moustache et les sept autres fixés à son menton. Il boit à petites gorgées une tasse de thé vert et ses longs doigts brunis par la drogue s’ornent d’ongles démesurés.

L’orchestre philippin attaque un blues.

— Cela ne doit vous rappeler que de très loin New-York ? s’excuse le jeune Fonseca.

— Je ne pensais pas à New-York, répondis-je. Vous y êtes allé ?

— Oh ! il en arrive, s’écrie avec fierté Mlle da Fonseca.

— Et tout ce que je porte vient de là-bas, renchérit son frère. Quelle ville magnifique, quel mouvement, quelle vie ! Ces jeunes étudiants, — il indique un groupe, — en arrivent aussi. Ce sont des boursiers et ils en reviennent avec des idées nouvelles et une âme transformée. Ah ! l’antique Chine, c’est fini.

Le vieux Chinois en robe couleur de perle se lève, sourit légèrement, hausse les épaules et murmure quelques mots que je suis seul à entendre et, sur le moment, à retenir. J’en demande la traduction au jeune Fonseca, qui me regarde surpris.

— Cela veut dire : petit imbécile. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour rien, dis-je, évasif.

Je prends congé de mes compagnons sous prétexte de regagner l’hôtel. Mais l’insomnie à Macao est contagieuse et après tout il n’est que six heures du matin.

Je hèle un rickshaw et, traversant les quartiers européens qui s’animent, je vais revoir la ville chinoise. À ma surprise, elle est à présent silencieuse. Le quartier réservé lui-même est assoupi et les petites filles doivent dormir enfin. Mon coolie somnolent m’explique dans un vague anglais et avec un reproche dans la voix que le matin, à Macao, tout le monde a acquis le droit de se reposer.

Je prends le parti de rentrer à l’hôtel, confus de n’être pas endormi dans une ville qui, chaque jour, se couche au lever du soleil !