Le Dragon rouge/05

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Michel Lévy frères (p. 49-54).


v


Un heureux contre-poids à tant de faux principes professés par le comte de Canilly, c’était la confiance affectueuse de Casimire dans les conseils du jeune commandeur de Courtenay. Elle oubliait les enseignements de son père ; elle se raréfiait dès qu’elle écoutait les paroles franches de cette âme saine comme l’air de la mer. Le commandeur n’approuvait pas qu’on fît de la vie un antre où chacun cherche à égorger son ennemi. Ce mot d’ennemi lui était à peine connu ; il ne consentait à voir que des adversaires dans les hommes dont les intérêts différaient des siens ; aussi n’aimait-il pas M. de Canilly, quoiqu’il reconnût en lui une grande science de pénétration, malheureusement poussée trop loin. Il souffrait beaucoup de lui voir prendre tant d’ascendant sur l’esprit de Casimire ; il craignait que sa vie entière ne se ressentit des effets de cette tutelle. « Non, disait-il à Casimire dans leurs charmants entretiens qui prenaient de jour en jour une couleur plus tendre ; non, le monde n’est pas, comme on voudrait vous le persuader, une société de trompeurs et de trompés. Il existe peut-être des âmes malheureuses tourmentées du désir de mal faire, mais elles forment le petit nombre, et le meilleur moyen de déjouer leurs embûches, c’est encore d’être bon ; il faut l’être constamment, à tout prix, ne s’éclairer que de la bonté dans tous les actes de la vie. Cette bonté que vous saurez avoir, Casimire, car vous en portez en vous les précieux germes, vous fera plus heureuse que toutes les victoires remportées par les calculs de l’adresse et de la défiance. ».

Comme il n’aimait pas plus à débiter des maximes morales qu’à écouter des maximes politiques, le jeune commandeur bornait à ces brèves observations les conseils qu’il croyait devoir à l’inexpérience de Casimire. Il préférait l’arracher brusquement, à certaines heures du jour, à l’atmosphère pernicieuse dans laquelle son père l’étouffait, et l’entraîner, pour opérer une vive diversion, au fond des vertes solitudes des campagnes de Varsovie. Ils allaient se promener à cheval dans les bois, et, dans ces courses salutaires, Casimire renouvelait son sang et ses pensées ; elles étaient son plaisir favori. D’ailleurs quelle jeune personne polonaise n’excellait pas dans l’exercice du cheval ? Le commandeur était son maître d’équitation : les leçons se prenaient en secret, parce qu’à l’exemple des grands hommes Casimire, toujours de l’avis de son père, ne voulait pas qu’on aperçût la moindre trace d’étude dans les talents dont on la louait, mystère qui grandit le personnage aux yeux du monde, ami du merveilleux.

À certain jour convenu entre eux, Casimire par un chemin, le commandeur par un autre, se rencontraient dans la campagne à quelque distance de la ville. Une fois, entre autres, le commandeur avait fait tenir à sa disposition un jeune cheval de l’Ukraine dont il voulait connaître les défauts et les qualités avant de le laisser monter à Casimire.

— Je le monterai la première, s’écria Casimire en le voyant ; c’est un honneur que je dois à sa rare beauté.

— Après moi, s’il vous plaît, mon élève. Le premier péril m’appartient.

— Que craignez-vous, mon cher maître ? dit Casimire ; et elle coulait sa jolie main dans la noire et luisante crinière du cheval. S’il se cabre, je le relèverai ; s’il m’emporte, je le laiserai courir ; il faudra bien qu’il s’arrête ; s’il rue, je m’élancerai à son cou et nous bondirons ensemble. D’ailleurs, ne serez-vous pas à mes côtés ?

Le commandeur hocha la tête.

Comme Casimire insistait : — Eh bien ! nous le monterons tous les deux, dit-il ; nous le dresserons ensemble.

Le traité fut accepté. À côté de la selle un coussin fut placé sur la croupe du cheval, qui partit aussitôt qu’il sentit le poids des deux cavaliers. Il flairait sans doute au loin les gras pâturages de l’Ukraine, car il galopait avec une frénésie telle que les arbres passaient comme des visions. Quoique rapide à l’excès, le mouvement était si doux que le commandeur s’occupait à peine des rênes. Casimire, assise derrière lui, avait appuyé la main sur son épaule droite ; de l’autre elle agitait une petite cravache. Ils couraient dans le fond d’un ravin dont ils n’apercevaient pas le bout. Le vent de la course et le vent dans les branches des bouleaux leur faisaient une harmonie délicieuse à entendre. En s’évasant tout à coup vers leur droite, le ravin leur laissa voir, au bas d’un terrain incliné, un torrent qui coulait à deux cents pas devant eux. Deux cents pas pour ce démon de cheval, qui avait des ailes, qu’était-ce ? Le commandeur tend les rênes pour arrêter ; le cheval continue à courir comme s’il était seul, nu, en liberté. Le torrent était effroyablement large, ce que les deux cavaliers voyaient en s’approchant. Nouvelle contraction des rênes, même insensibilité du cheval.

— Nous sommes perdus ! dit le commandeur à Casimire. Franchir le torrent à cheval, c’est un danger affreux ; nous laisser glisser à terre, c’est nous briser.

— En ce cas, dit Casimire, je saute à terre.

— Mais c’est la mort, vous dis-je.

— Je préfère celle-ci.

Casimire allait sauter.

Le commandeur la retient contre lui en l’entourant de son bras gauche, tandis que sa main droite saisissait désespérément la crinière du cheval arrivé au bord du torrent.

Le cheval s’élance.

Un instant on put voir en l’air Casimire coulant le long du flanc du cheval, la pointe de ses pieds rayant l’eau, retenue seulement par le bras du commandeur : deux figures pâles, de l’écume au-dessous. Le cheval tomba dans l’eau, car aucune force possible ne l’eût fait s’élancer jusqu’à l’autre bord. Il enfonça dans un sable doux. Il resta étourdi, mais debout ; il n’était pas blessé.

Casimire et le commandeur gagnèrent facilement le rivage en tirant le cheval derrière eux.

— Pourquoi vouliez-vous sauter à bas du cheval ? demanda le commandeur à Casimire ; vous vous seriez brisée en tombant.

— Parce que, si l’on eût trouvé nos deux cadavres dans le torrent, répondit-elle, on eût dit que c’était un suicide par amour, que nous nous aimions.

— Et mieux vaut se briser le crâne, n’est-ce pas ? dit le commandeur.

Casimire ne répondit pas. Assise sur le sable près du commandeur, qui se tenait debout, elle s’occupait à réparer le désordre de sa toilette.

Le commandeur entrait dans sa dix-huitième année. Un beau front couronnait son visage d’une gravité naturelle. Ses traits étaient un peu pointus, fins, sans maigreur. Très-rapprochés, ses yeux, d’un bleu décidé, avaient un mouvement tranquille et long : ils exprimaient le penchant à la réflexion plutôt qu’à la mélancolie. Son nez hardi était celui des Condés. Une ligne franche dessinait ses lèvres légèrement rebondies, comme chez toutes les personnes dont la bonté résulte de l’intelligence. Sa tête tournait avec aisance sur des épaules bien attachées. Le commandeur était de la taille déliée des chevaliers, mot qui dessine et qui peint.

Ce fut dans l’intervalle intime qui succéda à l’animation du danger qu’ils avaient couru que le commandeur parla à Casimire de ses projets prochains. La paix de la France avec les autres nations laissait peu pressentir qu’il pourrait un jour appliquer à sa défense ses études stratégiques. Dans cette persuasion, il avait arrêté d’aller offrir ses services à l’empereur d’Allemagne dont les armées attendaient la fonte des neiges pour marcher contre la Turquie, et assiéger Belgrade, réputé imprenable.

Simple volontaire, le commandeur bornait son ambition à voir se réaliser sur le champ de bataille les calculs médités par lui dans l’ombre du cabinet. Que les autres entrent, l’épée à la main, dans la forteresse conquise ! que les populations les implorent sur leur passage ! moi, dit-il, je dois me contenter de l’unique satisfaction d’avoir indiqué avec mon compas l’endroit où la bombe s’est abattue. Peut-être deviendrai-je sous-officier dans cette campagne, ajouta-t-il, si les généraux de Sa Majesté Impériale daignent faire attention à moi. J’irai ensuite demander du service à la Suède qui n’en a pas fini, dit-on, avec le Danemark. Je pourrai bien avoir alors vingt-huit ans. Après cela…

— Après cela ? répéta Casimire, ne trouvant pas apparemment que le commandeur étendait assez loin les prévisions.

— Eh bien ! répondit le commandeur, je me retirerai dans la terre de Courtenay, dans le vieux château de notre famille, et j’obtiendrai, je l’espère, de mon frère aîné, la jouissance d’une aile tranquille. Là je travaillerai, tout le reste ma vie, à mon grand système de fortifications.

— Vous ne vous marierez donc jamais ?

— Me marier ! répondit, d’un air doux et résigné, le commandeur, et comme l’eût fait un prisonnier à qui l’on eût dit en passant sous sa croisée grillée : Pourquoi ne vous promenez-vous pas lorsque le temps est si beau ? Mon frère, le marquis, est l’aîné ; il a tous les biens. Je suis aussi puissamment pauvre qu’il est puissamment riche. À quelle femme voulez-vous que je propose d’associer sa vie à la mienne, dans ces temps où la richesse est si recherchée, où briller est tout ?

— Mais je suis riche, moi ! je suis très-riche, s’écria Casimire en se levant, et qui, dans ce cri qui lui échappa, découvrit tout l’amour qu’elle ressentait pour le jeune commandeur.

— Ah ! loué soit Dieu ! l’interrompit celui-ci, M. de Canilly, votre père, n’a pas encore flétri votre âme avec sa politique. Vous êtes généreuse, vous êtes bonne. Il n’osa pas ajouter : Et vous ne craignez pas d’avouer que vous m’aimez.

— Il ne s’agit ni de moi ni de mon père, reprit sèchement Casimire ; je ne sais pourquoi vous l’accusez ainsi. Son visage et sa voix avaient complètement changé en un instant ; c’étaient le son de voix et l’expression de visage de M. de Canilly.

D’un mouvement rapide, elle s’élança sur le cheval ; elle attendit que le commandeur y reprît sa place. Ils partirent de nouveau, mais cette fois il n’y avait rien à craindre. Les chevaux sont comme les hommes : rien ne les dompte comme une chute.

Bouleversé par les dernières paroles qu’il venait d’entendre, le commandeur ne croyait pas ramener la même personne. Il ne remarquait pas qu’en allant Casimire avait seulement posé la main sur son épaule, et qu’au retour il était entouré par les bras de Casimire.