Le Dragon rouge/07

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Michel Lévy frères (p. 76-79).


vii


— C’est bien cela ! s’écria avec enthousiasme M. de Canilly ; je vois à la netteté de vos idées que vous n’avez par été dérangée. Vous avez même agrandi mon inspiration. Maintenant il ne vous reste plus qu’à attendre la récompense de votre dévouement si plein de génie.

— Mon père, lui dit Casimire en se levant pour aller se reposer, il n’y a jamais eu de traître dans notre famille, n’est-ce pas ?

— Quelle idée avez-vous là ? Nous comptons des empereurs et des rois dans notre race, je crois vous l’avoir dit, mais des traîtres, pas encore. D’ailleurs les traîtres sont ceux qui n’ont pas réussi ; ils auraient mérité un autre nom si leurs mesures, mieux prises, les eussent fait triompher. Vous n’êtes plus à douter de cette vérité-là, une des moins contestables parmi celles que je vous ai enseignées.

N’en oubliez aucune, poursuivit le comte en appuyant la main gauche sur l’épaule de sa fille et en posant un doigt de la main droite sur le front rose et soumis de cette élève de sa politique. Je ne vais plus être là pour vous conseiller ; que le souvenir de mes leçons me remplace auprès de vous. Conduisez-vous comme si vous ne deviez plus me revoir. Soyez en garde contre votre esprit, contre votre cœur ; épiez leurs mouvements, pour les réprimer. Ne laissez jamais surprendre votre raison, ne vous abandonnez même à ses conseils qu’après l’avoir longtemps retenue entre la crainte et la réflexion. Voyez-vous, vous êtes entourée de pièges, et j’ai trop peu de temps à demeurer avec vous pour ne pas vous rappeler brutalement mes conseils de huit années. Défiez-vous de l’amour, ce poison étendu sur tout ce que touchent les femmes ; méfiez-vous de la pitié, de la reconnaissance, de la bonté, de l’amitié ; ce sont autant de flatteurs qui nous détrônent en nous soulevant doucement dans leurs bras. Le terrain où ils livrent combat aux femmes va de dix-huit à trente ans. Elles y perdent presque toutes la vie, faute de prévoyance et d’armes. Je vous ai armée : défendez-vous. Ces mauvaises années passées, que d’années ne reste-t-il pas à l’ambition, et comme elles sont bien remplies quand on les entame sans les infirmités, les blessures, les regrets, que laissent les passions !

Voyez-vous ! répéta-t-il encore en se concentrant de plus en plus à mesure qu’approchait le moment de quitter sa fille, son élève ; voyez-vous, Casimire, il n’y a que Dieu au ciel, nous au monde. Ce qui est autour de nous doit nous servir comme nous servent diversement les choses physiques mises par la nature à notre portée et à notre usage Que fait-on des arbres ? On les abat et on fait des ponts. Il y a des êtres qu’il faut abattre, les coucher, puis passer dessus : ils sont nés arbres. Que fait-on des rochers ? On les taille et on s’en fait, pierre à pierre, des forteresses, des palais ; ainsi d’une foule d’hommes qui n’ont chacun que la valeur isolée d’une pierre ; réunissez-les, joignez-les et employez-les à votre sûreté, à votre bien-être ; d’autres sont les sables de la mer : on les jette devant soi pour marcher plus mollement et couvrir ses ennemis de poussière ; d’autres sont les gouttes d’eau d’un fleuve : on les laisse passer en masse sans même leur demander leur nom, pourvu qu’ils nous portent sur l’autre rive ; d’autres sont des oiseaux : ils en ont le plumage et la voix, ou des fleurs, comme elles vivant peu, mais parfumant l’air : on jouit de leurs chants, on admire leur éclat ; mais quand ceux-là meurent, on les renouvelle ; quand celles-ci sont passées, on en envoie chercher d’autres au marché. Quelle incroyable erreur, quelle bizarre fantaisie de se faire l’esclave de l’oiseau, de la fleur, de la pierre et de l’arbre ! Tout est pour nous. Que chacun en dise autant, et que le plus fort l’emporte ! Le plus fort, c’est le plus adroit. Nous serons nous-mêmes, dans peu, un exemple de cette vérité que nous n’avons pas inventée, que nous avons trouvée en venant au monde. Tous nos ennemis seront dispersés et vous vous assiérez sur le velours d’un trône. À quoi devrons-nous cela ? À l’emploi des facultés supérieures dont nous sommes doués et à la direction prudente, attentive, que nous leur avons donnée. Je vous laisse pour adieu, Casimire, termina solennellement le comte, une espérance grande comme notre race.

Cette pompeuse phrase tomba avec un baiser plus mystérieux que tendre, plus politique que paternel, sur le front fasciné de Casimire.

M. de Canilly, ayant aperçu quelques larmes autour des paupières de sa fille, s’écria :

— Ah ! mon Dieu ! vous oubliez déjà mes leçons ? Les reines ne pleurent pas.

Le soir de ce jour, le commandeur quitta Varsovie pour aller combattre les Turcs, et M. de Canilly sortait par une autre porte de la ville pour aller renverser le régent qui occupait le trône de France, en vertu de l’autorité des parlements, c’est-à-dire en vertu de l’autorité la plus légitime.

Le commandeur de Courtenay n’était qu’un obscur militaire, mais M. de Canilly avait la prétention d’être un profond politique.

Dès que l’un et l’autre, le comte et le commandeur, furent partis de Varsovie, le marquis de Courtenay, resté seul, poussa un profond soupir de contentement, releva la tête, et s’écria dans une joyeuse expansion :

— Enfin ! je puis maintenant en toute liberté tenter mes projets de séduction sur la charmante Casimire. À l’œuvre ! à l’œuvre donc !