Le Dragon rouge/18

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Michel Lévy frères (p. 169-181).

xviii

En cherchant de tous côtés des moyens pour s’introduire auprès de son frère, dont la porte lui était toujours interdite, le commandeur finit par apprendre dans le monde les bruits qui couraient sur cette étrange séquestration. Il s’en indigna, il essaya de les repousser ; mais la calomnie avait pris ses habitudes, et elle n’y renonça pas facilement.

Les plus sages lui conseillèrent d’opposer le silence au mensonge, d’attendre tout du temps ; si les autres n’osèrent plus attaquer devant lui la réputation de mademoiselle de Canilly, ils n’en continuèrent pas moins à la ruiner dans l’ombre. Mais tous ceux qui parlaient au commandeur de mademoiselle de Canilly n’omettaient jamais, soit qu’ils fussent pour elle ou contre elle, de s’étonner de la détermination du marquis de Courtenay, fondée assurément sur quelque motif grave. Pourquoi, au moment d’épouser mademoiselle de Canilly, répétaient-ils sans cesse, — mademoiselle de Canilly, dont ils avaient remarqué les attentions affectueuses pour le marquis de Courtenay, — avait-il rompu toutes relations avec elle, s’en était-il éloigné du jour au lendemain ? Enfin pourquoi s’était-il caché de désespoir au fond de son hôtel ? Cette objection, si forte en elle-même, la plus forte de toutes, était la plus facile à résoudre pour le commandeur.

Mais comment dire à chacun que Casimire, loin d’avoir mérité le dédain du marquis, avait tout simplement refusé de devenir sa femme parce qu’elle en aimait un autre, parce que cet autre c’était lui, le commandeur ? Après une pareille réponse, venue si tard, ne l’accuserait-on pas de pousser la générosité jusqu’à se donner un ridicule pour couvrir un tort, manteau souvent léger quand la tempête de la calomnie est en train de souffler, ou d’avoir été de complicité avec Casimire, dans le but de rendre victime d’une atroce bouffonnerie un jeune homme adoré de l’aristocratie polonaise, un frère enfin, un frère aîné qu’il avait affecté jusqu’alors d’aimer et de vénérer comme le chef de la famille ?

Et puis, se disait-il encore, parvient-on jamais à convaincre d’erreur ceux qui ont besoin de mensonge comme ils ont besoin de glace en été pour boire froid ? Pourquoi consentiraient-ils à se laisser dépouiller d’un plaisir, d’un passe-temps délicieux, reste d’anthropophagie qui a persisté au milieu de nos goûts civilisés ?

Il pensa bien aussi à quitter Varsovie et à se retirer, avec Casimire, dans quelque province obscure de l’Allemagne. Mais, s’objecta-t-il aussitôt, il arrivera, si je mets en pratique ce moyen, bon au premier coup-d’œil, qu’on dira dans le monde que j’ai entraîné Casimire parce qu’il m’a été plus facile de la faire disparaître que de la défendre avec succès. Et le commandeur tournait sa pensée d’un autre côté. Comme tout le monde il méprisait la calomnie, mais, comme tout le monde, il n’avait pas la force de la laisser se dévorer elle-même. S’il fut jamais permis à quelqu’un de prolonger l’abus du monologue, c’était bien à lui, chargé de l’existence si menacée et de l’honneur si compromis de la femme qu’il aimait, d’une jeune fille privée en un jour de son père, de ses biens, et déchirée par toutes les hyènes des salons, autrement cruelles que celles du désert, qui, du moins, vous dévorent en une fois.

— Il n’est qu’un moyen de la sauver, se dit-il : c’est de hâter le moment de mon mariage avec elle. Je le ferai annoncer tout de suite, demain s’il se peut, et il aura lieu à l’expiration de son deuil. Je laisserai dire qu’elle a trompé l’espoir de mon frère, et que je m’expose à mon tour à être trompé par elle en l’épousant. Mais tout cela, s’interrompit-il, n’est possible qu’après avoir vu mon frère, et comment le voir, comment ?

Le moyen de voir le marquis de Courtenay fut enfin trouvé le soir même par le commandeur, qui remit au lendemain pour en faire usage.

Le lendemain, à dix heures du matin, une voiture s’arrêtait à la porte de l’hôtel du marquis de Courtenay, et il en descendait le commandeur et mademoiselle de Canilly.

— Allez annoncer à M. le marquis, dit le commandeur au premier valet de pied qui se présenta sous le vestibule pour les empêcher d’aller plus loin, que mademoiselle de Canilly désire le voir.

À ce nom le valet n’osa protester de sa consigne, quoiqu’il ne lui eût pas été dit d’établir des exceptions ; il salua et courut prendre ses instructions auprès du marquis.

Un temps assez long s’écoula avant qu’il ne revînt. Enfin il reparut pour donner raison aux prévisions du commandeur. Le marquis consentait à recevoir mademoiselle de Canilly. Il était naturel qu’elle n’entrât pas seule. Cependant le valet, rigoureux interprète des ordres donnés, prétendait ne laisser introduire dans les appartements que mademoiselle de Canilly ; il n’avait annoncé qu’elle.

— Vous oubliez que j’accompagne mademoiselle, dit le commandeur, et que M. le marquis de Courtenay a trop d’esprit pour supposer que mademoiselle de Canilly soit venue seule lui faire visite.

Le valet n’osa plus rien refuser.

Quelle fut la surprise de Casimire et du commandeur de se trouver tout à coup arrêtés au fond du vestibule par un immense rideau noir, bordé d’un large galon d’argent comme un décor de catafalque.

— Que signifie ceci ? demanda le commandeur au valet qui les précédait et soulevait déjà le rideau noir pour leur faciliter le passage.

— C’est par l’ordre de M. le marquis, répondit le valet.

Après une telle réponse, il n’y avait plus de question à adresser.

Après avoir franchi le vestibule, Casimire et le commandeur se trouvèrent en face d’un escalier dont les marches, les côtés et la rampe étaient tapissés d’une étoffe noire, semée de larmes d’argent. Quoiqu’il fît grand jour au dehors, cet escalier s’éclairait de lampes dont les becs projetaient une lueur lugubre.

— Je ne devine pas pourquoi on a déployé ici cet appareil sinistre, murmurait le commandeur. Sommes-nous bien chez mon frère ? demanda-t-il à Casimire.

Sur l’affirmation de Casimire, il montra un visage où commençait à se peindre un sentiment plus pénible que la surprise. Il est vrai que la sinistre clarté répandue sur tous les objets par ces lumières de catacombe prêtaient en ce moment un aspect particulier aux traits du commandeur, et surtout à ceux de Casimire, dont les fines couleurs n’étaient pas encore revenues.

De surprises en exclamations, d’exclamations en surprises, ils arrivèrent enfin au premier étage, à la porte de l’antichambre des appartements occupés par le marquis. Les fines nervures, les arabesques et les chicorées d’or de cette porte avaient disparu sous un placage d’ébène ; tout en était noir, jusqu’à la clef. De quel escalier pouvait être en deuil cette porte ?

C’est dans cette pièce d’attente que le marquis se plaisait à jouer autrefois avec ces chiens de race supérieure qui ne manquaient jamais de le saluer de leurs aboiements à l’entrée et à la sortie : toujours à l’imitation de Louis XIV, grand amateur de chiens.

Il y avait bien encore quelques chiens dans cette pièce aussi noire que l’escalier et aussi lugubrement éclairée, mais on ne les apercevait presque pas ; car, avec leur poil uniformément noir, ils se détachaient à peine sur le tapis noir où ils dormaient. Les carreaux des croisées étaient également noirs, ainsi que les rideaux qui flottaient comme des pleureuses.

Cette pièce s’ouvrait sur une belle salle à manger dont les dressoirs supportaient, au lieu des riches cristaux qu’on s’y plaisait à voir autrefois, ces soucoupes, ces vases couleur de momies arrachés avec les momies du fond des tombeaux égyptiens. La fantaisie morose du marquis n’excluait cependant ni le goût ni le luxe, et, d’ailleurs, le grand salon de réception, où Casimire et le commandeur furent introduits, en était la preuve.

C’est dans ce salon, comparé par le marquis, dans sa fièvre d’imitation, à la galerie de Versailles, qu’avait eu lieu le mémorable bal, la folle soirée donnée en l’honneur de Casimire. Tout conservait encore le même arrangement que dans cette soirée dont le commandeur avait appris les détails par la renommée. Sur la cheminée, sur les entre-croisées, se balançaient, au bout de leurs tiges, les mêmes fleurs portées par des corbeilles d’argent ; seulement elles étaient d’un choix aussi sombre que la nature, qui fournit peu de fleurs noires, l’avait permis. De rouges et de verts qu’ils s’étalaient auparavant, les tapis étaient devenus de poil de renard noir, et les médaillons, qui reproduisaient sur toute l’étendue des murs le chiffre du marquis coupé par celui de Casimire, s’étaient voilés d’un crêpe, ainsi que les portraits des doges décapités pour crime de trahison. Les bougies brûlaient, des bougies noires.

L’effet produit par cet appareil de fête mélangée de deuil n’était pas gai ; le bal n’attendait plus que des veuves, des orphelins, des victimes et un orchestre de fantômes. L’état dans lequel languissait alors l’esprit de Casimire, par la mort si récente de son père, s’assombrit encore de ce spectacle lamentable. Elle sentit ses joues se refroidir comme du granit, et le demi-sourire d’hilarité que lui avait d’abord inspiré la bizarrerie du marquis s’évapora sur ses lèvres. Sa main se scella avec la crispation de la terreur au bras du commandeur de Courtenay. Celui-ci avait fait mille réflexions désolantes, amères pour sa tendresse fraternelle, depuis qu’il parcourait ce palais de mélancolie et de silence ; car aucune voix de domestique n’en rompait la tranquillité funéraire.

— Je ne sais que penser de tout ceci, dit-il tout bas à Casimire.

Casimire refusait d’aller plus loin.

— Mais où donc est M. le marquis ? demanda avec inquiétude, avec impatience, le commandeur au valet marchant devant eux.

— Ici, répondit le valet en leur ouvrant la porte d’un cabinet au milieu duquel s’élevait, sur un socle d’ébène, un tombeau de marbre noir.

À peine Casimire et le commandeur furent-ils dans ce caveau funèbre qu’une figure blême et pointue parut au-dessus du tombeau ; c’était celle du marquis.

— Veuillez m’attendre un instant, dit-il à ses visiteurs ; je dois vous épargner la peine de monter.

Il jeta une petite échelle hors du tombeau, et, par les bâtons de cette échelle, il se glissa jusqu’à terre. Il est inutile de dire la couleur lugubre de son costume.

— Mon frère, pourquoi avez-vous pris cette livrée de douleur ? lui dit d’abord le commandeur en le pressant tendrement dans ses bras.

La décoloration et la maigreur du marquis étaient vraiment effrayantes.

— Pourquoi ? répondit-il ; parce que la seule femme que j’aie aimée au monde m’a trompé. Mais vous êtes en deuil, vous aussi, mademoiselle, dit-il à Casimire ; vous aurait-on trompée ?

— J’ai perdu mon père.

M. de Canilly est mort ! s’écria-t-il. Il se reprit tout de suite pour ajouter : — Alors vous êtes comtesse !

— Je suis une exilée ; mon père a eu la tête tranchée sur l’échafaud.

Une longue pause précéda l’instant où le marquis de Courtenay reprit :

— Et tous vos biens sont confisqués ; c’est la loi, je la connais. Eh bien ! dès ce moment, dit le marquis du ton le plus naturel du monde, tous mes biens sont à vous ; ne me laissez que la part qui me sera nécessaire pour vivre ou plutôt pour mourir.

— Je vous remercie de votre générosité, monsieur le marquis… Mais je n’en ai pas besoin.

— Et de quoi vivrez-vous ? N’est-ce pas, mon frère, que mademoiselle ne doit pas refuser, puisqu’elle ne le pourrait pas sans être obligée de recourir bientôt à la pitié des étrangers ? Ce n’est pas mon frère le commandeur, tout bon qu’il soit, qui vous ouvrira ses trésors. Pauvre frère ! j’ai su vos grands succès à l’armée ; ils m’ont ravi, ils m’ont touché ; le vieux sang des Courtenay a remué en moi. Vous m’avez fait brave pendant tout un jour.

— Vous êtes brave aussi, puisque vous voulez que je le sois pour avoir fait mon devoir, reprit le commandeur en serrant sur son cœur, avec une respectueuse intimité, son frère le marquis, dont la débilité lui remplissait l’âme de doutes terribles et les yeux de larmes, qu’il s’efforçait d’éteindre sous une perpétuelle expression de bonté. Je suis content de vous revoir, bien heureux, ajouta-t-il, et, puisque vous m’accueillez si cordialement, mon frère, permettez-moi de ne pas approuver ces marques d’extrême désespoir étalées avec profusion dans votre hôtel. Vous avez cru, je le sais, à un amour qu’on ne partageait pas ; mais cet amour, dont vous espériez mieux, n’existait que dans votre imagination si facile, ordinairement si légère, si oublieuse…

— Mon frère, interrompit le marquis, je ne quitterai ce deuil universel qu’avec la vie. Ce sont mes armes. Je porte de deuil aux larmes d’argent.

— Mais, mon frère, répliqua à son tour le commandeur, qui s’assura avec effroi que la raison de son frère avait été atteinte par une secousse qu’il n’avait pas supposée si violente ; mais, mon frère, au lieu de vous nourrir de votre tristesse, pourquoi ne pas revenir à ces distractions bruyantes, si fort de votre âge et de votre goût ?

— Ma foi, dit le marquis en souriant, il vous vient là une excellente idée ! Je pourrais donner un bal dans mes salons dans l’état où ils sont maintenant. Mais oui ! ce serait fort original, ne trouvez-vous pas ? de voir sauter ces belles demoiselles sous ces tentures noires et ces larmes blanches. Et, au milieu de la nuit, au lieu de faire servir à souper, je ferais entrer des moines qui chanteraient l’office des Morts. On rirait bien, ah ! comme on rirait ! dit le marquis plus sérieux qu’un tombeau, en rêvant aux moyens de réaliser cette plaisanterie funèbre.

— Ce serait là une profanation, dit le commandeur, et vous en êtes incapable, quoique je vous sache très-ingénieux à diversifier les plaisirs. Pourquoi, au contraire, ne prouvez-vous pas au monde, à vos amis, qu’aucun des bruits qui ont circulé sur la cause de votre réclusion n’était fondé, et cela, mon frère, pour l’honneur d’une personne qui nous est chère à tous, de mademoiselle de Canilly.

— Votre honneur aurait été compromis ! Mon Dieu ! je ne sais rien depuis deux mois, dit le marquis de Courtenay en regardant enfin Casimire, sur laquelle, jusque-là, il avait évité de lever les yeux. Mais parlez !

— Oui, continua le commandeur, il a été dit que vous vous étiez renfermé dans votre hôtel pour pleurer de regret sur une faute que vous auriez eu à reprocher à la conduite de mademoiselle de Canilly.

— Mais cela n’est pas, oh ! cela n’est pas ! s’écria le marquis ; je le jure sur mon honneur, sur le vôtre, mon excellent frère.

— Je vous remercie, monsieur, murmura Casimire, de la chaleur que vous mettez à vous défendre d’une pensée que vous n’avez jamais eue.

— Moi ! je n’ai jamais dit cela ! Mais ce sont des menteurs, des calomniateurs, des infâmes ! Oh ! j’ai donc commis une grande faute de me celer ainsi…

— Vous le voyez, mon frère.

— Mais j’ai fui le monde, reprit vivement le marquis, parce que j’ai eu honte d’y reparaître après avoir publié partout que j’allais vous épouser ; j’ai fui le monde parce qu’il m’a paru odieux, maussade, affreux de vivre pour ce monde après avoir entendu de votre bouche que vous ne m’aimiez pas. Je ne sais pas ce que cela m’a fait intérieurement, continua le marquis avec une franchise touchante ; mais j’ai couru les rues, les campagnes, comme un fou ; je suis resté deux jours entiers sans manger, je n’ai plus dormi… et je ne dors pas encore bien, ajouta-t-il timidement.

— Oh ! monsieur le marquis, s’écria Casimire, combien j’aurais voulu prévoir vos intentions, vos desseins, qui m’étaient si cachés, afin de les détourner aussitôt ; vous auriez moins souffert, et moi aussi.

— Et nous aussi, murmura le commandeur.

Le silence qui se fit tout à coup dans ce cabinet sépulcral, après ces paroles, eût été d’un effet sinistre pour des témoins.

— Mais si vous ne m’aimez pas, reprit ensuite le marquis en prenant dans une de ses mains celle de Casimire et dans l’autre celle du commandeur, je sais, dit-il avec un ton de conviction profonde, je sais que vous n’aimez personne ; si vous eussiez aimé quelqu’un, vous me l’eussiez dit.

Comment le marquis de Courtenay ne sentait-il pas en ce moment le froid de la couleuvre se glisser dans la main de Casimire qu’il tenait dans la sienne ?

— Ou du moins, reprit-il, vous me l’eussiez laissé comprendre. Or, insista-t-il, vous n’aimez personne. Quant à vous, mon noble frère, le commandeur, je ne crois pas que vous aimiez jamais ; mais, je vous l’avoue, cela au fond m’importe peu ; il m’importe uniquement que vous soyez heureux.

Ici le marquis s’arrêta ; le fil de ses idées se perdit, s’embrouilla ; son front se plissa de mille plis ; il avait l’air d’un homme ou plutôt d’un enfant qui s’éveille le matin dans l’endroit où il ne s’est pas couché le soir.

— Que disais-je donc ? demanda-t-il après un temps de repos que respectèrent le commandeur et Casimire toujours retenus par les mains du marquis.

— Vous parliez, mon frère, de l’intérêt que vous aviez à me savoir heureux. Mais pourquoi ?…

— C’est cela, reprit le marquis, oui, je tiens à vous savoir heureux. Ainsi donc, vous, mon frère, puisque je n’ai pas pu faire accepter tous mes biens à mademoiselle de Canilly, vous en aurez la moitié. Cela peut bien aller à douze ou quinze millions.

— Ne dirait-on pas, mon frère, interrompit le commandeur, que vous êtes un vieux grand-père dressant son testament en présence de ses fils ? Quittez donc, je vous supplie, ces tristes pensées.

— Non, mon frère, répliqua le marquis, encore une fois embarrassé dans la marche de ses raisonnements. Vous m’avez arrêté ; où en étais-je, je vous prie ?

— À la donation que vous me faisiez.

— Elle est faite, dit le marquis.

— Oui, dans votre tête.

— Et ailleurs, poursuivit le marquis. Venons à vous, dit-il en serrant la main de Casimire ; je vous en donne autant…

— Mais, monsieur le marquis, s’écria Casimire, cessez ces tristes partages dans un endroit tout rempli de pensées de mort.

— Décidément je crains la folie pour mon pauvre frère, pensait le commandeur. Ah ! je suis arrivé trop tard.

— Mais oui, mon frère, mademoiselle de Canilly a raison. De tels propos font mal ici. Croyez-moi, venez avec nous, venez ! nous vivrons tous les trois ensemble comme autrefois….

— Comme autrefois ! répéta le marquis.

Le commandeur ayant essayé d’entraîner son frère hors du cabinet, celui-ci, en résistant, lui dit :

— Mais ne comprenez-vous pas pourquoi je me suis logé dans un tombeau ? Je ne sortirai plus d’ici, dit-il, j’y mourrai ; et quand ? bientôt oui, bientôt ! J’en suis sûr.

Les traits du marquis, en parlant ainsi, changeaient à vue d’œil ; ils devenaient sombres — comme ses idées.

— Ne parlez pas ainsi ; mon frère, songez que vous êtes l’aîné de la famille, l’honneur de la maison, et que, s’il vous faut quitter ce monde, ce ne doit être que lorsque Dieu vous appellera. Il vous réserve peut-être à de grandes choses, à bien de la gloire avant ce moment.

— Moi ! de la gloire ! Comment voulez-vous que je meure avec gloire ? répliqua le marquis d’un ton railleur qui navrait. Si je ne mourais pas dans mon lit, je mourrais à coup sûr à la chasse, dévoré par mes chiens ou tué sous les pieds de mes chevaux. Est-ce cette mort que vous voulez que j’attende ? Ce n’est pas la peine de me détourner de ma résolution.

— Quelle est cette résolution, mon frère ? dites-la-moi, demanda le commandeur avec l’effroi sur le visage.

Feignant de n’avoir pas entendu, ou n’ayant réellement pas entendu, le marquis de Courtenay reprit :

— Je vous ai fait riche, mon frère ; vous n’aurez pas de peine à devenir illustre dans les armes après avoir si bien débuté. Notre maison n’a rien à demander de plus. Elle revivra par vous, si elle va mourir en moi.

— Cela ne doit pas être, mon frère, cria d’un accent désespéré le commandeur.

— Encore une fois, voulez-vous, reprit le marquis, que je vive pour être témoin d’un événement que j’appréhende plus que mille morts ensemble ! Voulez-vous qu’un jour j’apprenne que notre Casimire a donné son amour à quelqu’un, qu’elle s’est mariée ? oh ! mariée ! Mais, mon frère ! tenez, taisez-vous ! Vous n’avez pas aimé, vous n’aimez pas, vous ne savez pas ce que c’est que l’amour. Vous êtes un soldat, moi je suis un fou ; vous êtes de fer, moi je suis une flamme ! Il ne faut pas que je sois le témoin de ce malheur que je redoute, afin de conserver une chose à laquelle on doit tenir plus qu’à la vie.

— Il sent où il est blessé, pensa le commandeur. Pauvre frère !

— Mes amis, dit ensuite le marquis à Casimire et au commandeur qu’il embrassait tous deux avec une tendresse mêlée d’égarement dans le regard et la voix : laissez-moi mourir, laissez-moi mourir.

Tous les trois pleuraient.

— Ce ne sera pas long ; voilà six jours que je n’ai mangé !

Le secret du suicide du marquis était découvert : il se laissait mourir de faim.

— Écoutez-moi encore, dit-il, je n’ai plus que peu de chose à vous dire. Tous mes biens sont dans ce portefeuille que je vous remets, mon frère !

— Mon frère, au nom du ciel ! s’écria le commandeur.

— Que pourriez-vous faire pour m’empêcher d’accomplir ma résolution ? Vous la retarderiez de quelques jours, et ensuite ?

— Casimire ! dit le commandeur en jetant sur mademoiselle de Canilly un regard où il avait mis toute son âme ; et un éclair annonçait la plus sublime des résolutions.

— Mon ami, répondit tout bas Casimire au commandeur.

— D’ailleurs, reprit le marquis, qui ne s’apercevait pas de ce terrible échange de pensées et de regards, je ne ferais que voler la mort de quelques heures. Voyez, je n’ai pas longtemps à l’attendre.

— Casimire ! Casimire ! s’écria une seconde fois le commandeur.

— Je vous comprends, reprit Casimire. Faites !

— Mon frère ! mon cher aîné. ! mon frère ! dit alors le commandeur, non ! non, vous ne mourrez pas.

Et il mit la main du marquis de Courtenay dans celle de Casimire.

— Non ! vous ne mourrez pas. Que Dieu ait pitié de moi !

Posant ensuite un genou à terre, le commandeur se découvrit et dit :

— Madame la marquise de Courtenay, je vous salue !