Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/01/02

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CHAPITRE II

INFLUENCES ANGLAISES.



I

SHAKESPEARE[1].

« Le classique ne serait-il donc que l’imitation de la poésie grecque et le romantique que l’imitation des poésies allemande, anglaise et espagnole[2] ? »
(Première lettre de Dupuis et Cutonet.)

Quand Dumas cite, parmi les maîtres étrangers auxquels il est plus redevable, Shakespeare et Calderon, c’est au moins un de trop. Il y paraît dans son œuvre : car il ne lit pas à crédit. Des Espagnols il n’a guère retenu que les doubles portes, les escaliers secrets, les ressorts invisibles, et les machines déjà mises au point de la scène française par Corneille et Beaumarchais. « Milady, observe un de ses personnages, est-ce que vous n’avez pas quelque part une porte dérobée ? Très bien ; permettez que je disparaisse. J’étais sûr qu’il y avait une porte dérobée[3]. » Ne nous laissons pas prendre au titre de Don Juan de Marana, dont les Âmes du purgatoire de Mérimée ont fourni l’idée première, et un peu tout le monde la fantaisie surnaturelle et désordonnée. De l’Espagne il est petit débiteur : les passions de Lope et de Galderon, il les trouvait ailleurs et plus selon son goût.

C’est Shakespeare qui attisa en lui le feu sacré. Il est à l’origine de sa vocation ; il est sous sa plume en tous ses mémoires, souvenirs, confidences. Dumas ne raisonne pas son admiration ; il létale, il la brandit. C’est le mot d’ordre romantique ; c’est le sien.

Il a eu de ce génie la sensation beaucoup plus que l’intelligence. Dès la première initiation, son étonnement ne se peut peindre que par les plus vives métaphores : « Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue » ; ou encore : « Supposez Adam s’éveillant après la création ». Il y voit des êtres vivants, réels, nus, tout neufs[4]. Il est manifeste qu’il a d’abord ressenti toute la vitalité extérieure de ce drame, si je puis dire, et des émotions plutôt physiologiques, à la façon du public très mêlé qui applaudissait au théâtre de Burbadge. De toutes les manières de méconnaître Shakespeare, c’est la plus accessible. Il a subi le charme violent du barbare ivre de la Renaissance.

Shakespeare est grand, il est incomparable, parce qu’il réunit en soi, poussées jusqu’à l’excellence, deux facultés qui s’associent rarement : l’imagination, la divine imagination, et la vue intérieure des hommes et des choses. Il faut que sa poésie soit prise sur le vif de la nature humaine, et sa fantaisie sans limites, pour que, même à travers les traductions, l’impression en soit si universelle et pénétrante. Il a marié le rêve à la réalité. Il a mêlé le rire aux larmes, sans forcer l’antithèse, tout simplement parce qu’il reflète la vie, presque sans recherche de littérature. Il a peint des types de femmes, et surtout de jeunes filles, les âmes les plus imprécises et insaisissables : Juliette, Ophélia, Cordélia ; et il en a fait de vivantes et transparentes idéalités. Atalide, Iphigénie, Hermione sont aussi vraies, mais d’une vérité plus déterminée, plus scénique, plus limitée. Il semble que l’imagination et l’observation se rejoignent en lui et se confondent comme pour une véritable création.

Car Shakespeare crée des mondes à son gré. L’atmosphère dont il enveloppe chacun de ses drames est lumineuse, et justement la seule vitale, comme par une naturelle adaptation. De sa magique baguette il évoque tour à tour le rêve ou l’histoire, les lutins ou les héros, et à son appel les milieux (mot détestablement scientifique et propre à effaroucher de si rares impressions) se reconstituent à plaisir : l’île fantastique de la Tempête, ou l’île de Chypre hérissée de tours et de créneaux. L’imagination fait l’office d’un impeccable machiniste. Les « changements » s’accomplissent insensiblement ; on passe de la féerie à la vie même sans que jamais le passage cause la moindre peine ou surprise. C’est la plus étroite complicité de la fiction et du vrai.

Il observe, comme il imagine, à fond, et dans l’espace. Il lui faut du champ. Le même regard aigu qui sonde le cœur d’Othello, embrasse l’humanité tout entière, y distingue les fibres les plus ténues et secrètes, qu’il analyse et recompose à son gré. Le clavier sur lequel il s’exerce est infiniment plus étendu que celui des autres. L’individu, le type, la vie, l’histoire, la nature, il domine tout, il plonge partout. Son esprit pénètre à tous les degrés : il gratte l’écorce, il entame le bois, il perce le cœur même et fouille au plus profond, au centre obscur de la sève et de la vie. Il est caricaturiste, psychologue et devin. Personne n’a créé plus de types, doués d’une existence propre, en dehors de la comédie ou du drame auquel ils appartiennent. Il a étudié la foule complexe et mouvante ; il l’a dessinée à grands traits arrêtés, comme un modèle au repos. La question de savoir si les caractères doivent amener les événements, ou inversement, n’existe pas pour lui. On ne sent chez lui ni la logique ni le déterminisme toujours un peu factices, ni les combinaisons de la scène ; mais on y devine la perception des mobiles les plus délicats et des causes les plus intérieures. Il lit à même le cœur et l’histoire. Et il les interprète pareillement, sans se soucier du détail, par un effort de synthèse philosophique. Il n’est pas d’écrivain qui donne à sentir et à penser davantage. C’est son génie, — au delà du théâtre.

Me sera-t-il permis de parler de Shakespeare en toute liberté ? Soixante et quelques années se sont écoulées, depuis qu’Alfred de Vigny traduisit et adapta Othello. Le mouchoir ni le coussin ne nous scandalisent plus ; nous n’en sommes plus au bégueulisme [5] ; nous en avons vu bien d’autres. Que n’a-t-on pas vu ? Des jeunes filles passionnées qui se glorifiaient hautement de leur passion ; des femmes coupables et volontiers bavardes sur le chapitre de leurs fautes, sans ombre de remords ou de regret ou même de plaisir ; l’adultère avant, après, et pendant, ardent, froid, enthousiaste, impassible, criminel, officiel, régulier, et las, surtout las ; et combien de demoiselles, qui étaient des femmes, et même quelques femmes, qui étaient encore demoiselles. Mais nous attendons toujours un spectacle inédit dans un théâtre d’ordre : une pièce de Shakespeare qui ne soit pas adaptée.

Les novateurs qui vont, chez nous, invoquant ce dieu[6], ne songent pas que s’il avait eu à sa disposition une mise en scène moins rudimentaire, il eût été moins libre, mais aussi moins barbare. Quand il déshonorait « avec cinq ou six fleurets émoussés le glorieux nom d’Azincourt[7] », il profitait de moyens sommaires pour jeter sur la scène des épisodes qu’il en eût sans doute écartés cent ans après. L’admirable, c’est le génie qui supplée par son invention à cette liberté même, laquelle n’est que pauvreté de ressources techniques. De là ces continuels changements de lieu, dont le public s’accommodait comme de l’insuffisance du décor, mais qui sont tout de même insuffisance de composition et nuisent à la netteté de l’ensemble, à l’unité de l’impression définitive. L’usage de la machinerie moderne ne fait qu’accuser davantage cette impuissance, s’il ajoute à la diversité du spectacle.

Il fallait que Shakespeare se dépensât tout entier, pour ne pas succomber sous cette liberté négative. Ces continuels changements voulaient être rachetés par un mouvement dramatique très rapide, qu’on sent parfois forcé, et dont les substitutions de décor exagèrent l’excès même par les temps de repos. J.-J. Weiss a noté justement que, dans l’état actuel du théâtre, l’initiation du public à la formule dramatique de Shakespeare peut être aussi longue que l’intelligence des unités[8], qui ne sont, à les bien prendre, que des règles de composition et de clarté. Ce fut l’erreur des romantiques de se réclamer de cette indépendance shakespearienne, pour mettre en scène le musée catalogué de Walter Scott, quarante-cinq ans après Beaumarchais et les progrès techniques du Barbier de Séville.

L’énigme, qui plane souvent sur les ouvrages de Shakespeare, résulte de cette liberté rudimentaire. Il a méconnu ou violé les lois les plus élémentaires du théâtre, qui n’est pas un simple assemblage de tréteaux. À cette faculté créatrice, à cette admirable raison il n’a point imposé de bornes. Il pense beaucoup et veut tout dire. Ce n’est pas le fait du drame. Il abonde en caractères, en situations, en mots de génie. Et ce génie à tout coup s’échappe. C’est la nature, la vie, le lyrisme sublime, une philosophie supérieure, qui défient trop souvent la clarté, la rectitude, la progression nécessaires ici. C’est un défaut admirable, mais pénible, sur un théâtre français, à des têtes françaises. J’admire Hamlet, comme tout le monde, mais pas davantage. Je le comprends difficilement, surtout après avoir lu une part des commentaires dont il fut l’objet. Sa folie feinte ou réelle, son attitude et ses grossiers propos à l’égard d’Ophélia, la folie et la mort de cette pauvre jeune victime d’on ne sait quoi : autant de questions difficiles pour mon entendement. Il y en a d’autres. Tout cela est un peu trouble, et ne s’enchaîne pas en l’esprit. Et je sais d’expérience qu’on y découvre de rares beautés et un problème moral qu’il fallait une admirable intelligence pour poser seulement — et qui peut-être ne se pouvait résoudre sur la scène. Car cette profondeur s’achète. Il m’a plusieurs fois semblé que de la représentation d’Hamlet se dégage surtout un pathétique douloureux pour les nerfs, une angoisse de la raison, qui est comme la rançon de cette curiosité sans bornes, de cette double vue plus qu’humaine.

Qu’il observe le tréfonds de l’âme ou qu’il imagine à sa fantaisie, on dirait que Shakespeare écrit pour son contentement, pour la joie de son génie, qui est admirable encore un coup, mais tout à fait insoucieux de nos courtes intelligences et du théâtre fait pour elles. Je ne tiens pas la Tempête pour une œuvre médiocre, comme fait Stendhal[9]. Ce n’est point que, cette fois, la philosophie tranche dans le vif de l’originalité. Que l’humanité ne soit pas parfaite, qu’il faille éclairer les bons et convertir les coupables, Shakespeare ne l’a pas inventé ; et, après lui, Pixérécourt a pu nourrir de ces idées-là. Ce qu’on ne saurait trop louer, c’est l’imagination qui tire de ces choses des prestiges inconnus, qui enchante les yeux, les oreilles, l’esprit et le cœur des hommes, qui mêle à une poésie luxuriante des réalités très anglaises, et qui place en un décor digne, par sa fraîcheur, de la création du monde l’âme toute neuve de Miranda. Mais ce qu’il faut pourtant reconnaître, c’est la puérilité d’une partie de ce merveilleux philosophique, c’est l’obscurité des abstractions[10], c’est la grossièreté du grotesque qui fait au symbolique et au merveilleux un pénible contrepoids. Le seul Caliban porte aujourd’hui sur ses épaules disgracieuses le fardeau de vingt et vingt volumes de commentaires, hideux gnome et personnification des instincts populaires pour plusieurs, tandis que d’autres se croient fondés à soutenir qu’il est simplement un cannibale. Métaphysique et caricature, il y a de tout cela dans la Tempête. Que penser de Cymbeline, aux yeux de Gervinus un pur chef-d’œuvre, où Johnson ne découvrait qu’un tissu d’absurdités ?

Mais Shakespeare n’était-il pas homme de théâtre, puisque théâtre il y a, à la fois auteur, directeur, acteur ? — Précisément : et l’on s’en aperçoit. Pour objectiver dramatiquement ses rêves ou ses intuitions, il a dû, faute d’une technique plus souple et aussi plus sévère, recourir à des moyens souvent médiocres. Ni sa sensibilité ni son esprit n’ont la même qualité que son imagination ou sa psychologie. Il rachète par la brutalité de l’émotion et la grossièreté de la verve comique cette liberté d’un génie sans contrainte et sans règle ; tant il est vrai que le théâtre, s’il n’est pas un simple guignol, est soumis à des lois générales et inéluctables. Il faut quelque relâche de terreur et de gaîté à ceux que fatiguerait un effort prolongé d’abstraction, de synthèse, ou d’invention. Je laisse de côté le romanesque des narcotiques, poisons, où Shakespeare ne semble attacher aucune importance. Mais personne n’a usé plus que lui de la douleur ou de l’horreur physique, non pas même Eschyle ni Sophocle. Personne surtout n’en a usé avec une violence plus concertée, ni plus vulgaire, personne, non pas même Dumas. C’est une nécessité d’équilibre compensateur dans cette œuvre, dont on nous dit qu’elle ne subit point de loi ; comme si la première et plus fatale contrainte n’était pas d’avoir prise sur le public, qui n’a pas de génie, et chez qui le sentiment fait fascine à l’intelligence. Or, je tiens que Shakespeare abuse sciemment de son art et de nos nerfs, lorsque, en dépit de toutes les raisons morales et historiques qu’on en pourra alléguer, Cornouailles arrache les deux yeux de Gloucester, et les écrase sous le pied en disant : « À terre, vile marmelade[11] ». Cela passe le symbole ; et l’auteur peint autrement, quand il lui plaît, la cruauté de ces mœurs et de ces hommes. Ce n’est pas la souffrance corporelle qui me blesse, mais le jeu qu’on en fait. Mais il fallait bouleverser le parterre debout, flacons en main, et qu’on ne lassait pas impunément. Et pareillement, il fallait le dérider après les essors d’imagination ou les efforts de réflexion philosophique. Le cynisme ordurier et brutal, l’excitation des sens, les plus viles clowneries sont une autre servitude de ce théâtre en liberté. Il serait pourtant temps, comme dit la chanson, qu’on cessât de s’extasier sur la bedaine de Falstaff, cet épais bouffon, dont la légendaire panse sert de quintaine à toutes les grossièretés de l’ivrognerie, à toutes les huées populacières. Je ne crains pas d’affirmer que si Shakespeare avait disposé d’un métier dramatique moins rudimentaire, les nécessités techniques, dont il eût accepté la loi, n’eussent pas étranglé, mais élagué son œuvre. Le nombre de ses pièces eût peut-être diminué, mais non pas la netteté ni la qualité. Cette imagination créatrice, cette pensée indépendante, a consenti au public de plus dures concessions qu’elle n’en eût fait à un art, même sévère. C’est, bien entendu, le contraire de cet art qui apparut à Dumas, c’est le chaos de la Bible, sur lequel « flottait l’esprit du Seigneur[12] », qui lui sembla le libre génie de cet homme unique.

Il n’a guère compris Shakespeare ; seulement, il s’est découvert en lui. De cette intuition profonde et subtile, de cette vision des dessous de l’humanité, de l’histoire, de la vie il s’avise peu, comme Victor Hugo, ni plus ni moins. Il sent Shakespeare, il le voit à travers son tempérament. Imagination frénétique, ardeur des sens, violence innée de tous les appétits, fantaisie forcenée, don des idées-images, soif d’action que ni le paganisme ni la Renaissance n’ont étanchée : l’œuvre du dramaturge anglais est une fournaise où brûlent et s’agitent toutes ces fièvres ; et Dumas les devine en soi, aussi agitées , aussi brûlantes, à la notion près du paganisme et de la Renaissance. S’il s’empêtre parfois dans le pathos de la liberté de l’art, c’est affaire de mode et pour fâcher les classicistes. Il se réjouit d’abord de l’énergie physique et du mouvement passionné qui animent tous ces personnages « en chair et en os[13] ». Peuple, il ne conçoit la vie que déchaînée. Le paroxysme le ravit. Il admire « l’âme », mais il ressent à fond tous les tourments de la « bête humaine[14] ». On trouve, écrira-t-il plus tard, « dans les drames de Shakespeare les impressions extrêmes qui agitaient alors la société : folles joies et larmes amères, Falstaff le bouffon et Hamlet le penseur[15]». Si la société n’est pas agitée à ce point, il suffit que Dumas le croie. Et ainsi, il pense être shakespearien. Un évanouissement, un étranglement, l’assassinat et tout l’imprévu des frissons dont Shakespeare se joue, tout cela lui est un régal. Il dit d’un de ses personnages : « Nous lui ferons une mort à la Shakespeare[16] ». Entendez qu’il le tuera d’un coup de pistolet en criant : « Mort et damnation ! »

Il n’a point de théorie sur le contraste du sublime et du grotesque. Il est simple ; il est né pour le drame. Il est en proie à ces rudes passions, à leur variété, à leur diversité, à leur violence ; surtout le train effréné dont elles vont le ravit. Le mouchoir ! Othello veut le mouchoir ! Il s’enferme avec Desdémone ! Dumas est haletant. Pour la genèse de cette jalousie meurtrière, peut-être s’y intéresse-t-il moins, ou la voit-il moins clairement. Du comique grossier il se soucie peu. S’il n’a pas plus de goût que d’autres, il a davantage le sens du théâtre. Il vise l’effet, pas trop le scandale. Il a en lui l’étoffe pour s’en passer. Et puis, il redoute le bégueulisme : il est dans les bureaux.

Dans ses Souvenirs dramatiques, il se donnera l’air d’admirer fort les drames historiques de Shakespeare ; « là sont tellement rivées l’une à l’autre et fondues l’une dans l’autre la réalité et l’imagination, qu’il est impossible de les séparer[17] ». Mais le drame passionnel a eu sur lui plus de prise. Avec la force, ce qu’il goûte et conçoit le mieux, c’est l’imagination dramatique de Shakespeare. Et d’abord, cette merveilleuse fécondité qui invente en tous les genres et ouvre toutes les voies. Et aussi, et surtout, c’est un don incroyable, qui vraiment étonne, de faire naître les situations de théâtre sous les pas, et tout justement celles dont le choc est le plus propre à dégager et éclairer la passion qui est en jeu. Telle œuvre de Shakespeare, le Roi Lear par exemple, en offre assez pour défrayer cinq ou six pièces, qui, au point de vue dramatique, seraient encore de premier ordre. Hugo y a glané l’acte V du Roi s’amuse ; avant lui, Schiller y avait découvert et recueilli la scène première et fondamentale des Brigands[18]. Oh ! que Dumas goûte cette faculté d’invention ! Sans doute il n’est pas insensible aux séductions du lyrisme philosophique, ou visionnaire, ou fantasmagorique. Il a étudié le monologue d’Hamlet et les conseils aux comédiens ; il distingue l’intérêt de ces parabases dans le théâtre moderne. Il s’abandonne aussi au prestige de cette poésie délicate et vraie, — lui, qui est tout feu, tout flamme, tout impétuosité, mais qui eut une mère excellente, — en présence de ces douces figures shakespeariennes, dont son œuvre a conservé comme un rayon. « Les types de Shakespeare, Jessica, Juliette, Desdémone, Ophélie, Miranda, sont restés les types de tout amour, de tout charme, de toute pureté[19]. » Il ternira cette pureté, il effeuillera cette chasteté ; mais un reflet a éclairé d’une lumière tendre son imagination, à lui ; et à son tour, il créera des figures de faibles femmes charmantes. Au surplus, c’est la variété, le surnaturel, la vigueur de la fantaisie, la force des passions et aussi la violence qui les exprime, l’être humain dans sa vie et ses convulsions, dans ses rêves fous et mystérieux, qui le transportent. Le souffle de Shakespeare a passé sur son théâtre, et y a déposé la semence populaire. Mais il a passé vite.

« Nous avons, dit-il à propos de Ponsard, entre nous un abîme…… c’est le génie de Shakespeare[20]. » Il demeure entendu que cet abîme existe aussi bien entre Shakespeare et lui. Il ne le déclare point : on n’avoue pas ces choses-là entre 1830 et 1840. Mais il s’en avise dans la pratique. Il faut être Schiller ou Hugo pour refaire Hamlet (Fiesque) ou reprendre la fin du Roi Lear (le Roi s’amuse). Il faut être plus poète que dramatiste et faire fonds sur la forme. On n’est pas au théâtre d’après Shakespeare. On le traduit, on ne rivalise pas avec lui. À part quelques scènes de mouvements populaires, d’élections, quelques autres d’un comique greffé sur le vif du drame[21], plusieurs bonnes tueries remplies d’horreur, et des violences de style ou des caresses de la voix, dont les premières au moins ne lui réussissent pas toujours[22], — Dumas ne se joue pas directement au monstre lui-même. Il s’en inspire ; il s’assimile ce qui convient à son talent. On sent partout l’influence ; on la devine plutôt qu’on ne la constate, après analyse. Partout des traces, comme disent les chimistes, et peu d’imitations précises ou de fragments. Le narcotique de Juliette, le mouchoir d’Othello dans Henri III, et c’est tout.

Il est prudent. En 1847, il traduit Hamlet pour son Théâtre-Historique. Il s’adjoint M. Paul Meurice ou M. Paul Meurice se joint à lui. Au reste, il reprend Hamlet, comme les Choéphores (dont le sujet et quelques situations sont analogues), pour les effets dramatiques, mais sans aucune intransigeance. Il supprime les changements de lieu, autant qu’il lui est possible ; il ajoute ici quelques vers pour justifier un décor qui demeure, là une scène de préparation ; il adoucit, amortit, raccourcit, éclaircit, sacrifie les obscénités, et quelquefois aussi les traits de vérité. Il trahit le texte à force de précautions : il ne saurait souffrir le fard que met Ophélia. Hamlet s’antonise, si je puis ainsi dire. Tout le dessous philosophique, tout ce fond d’observation énigmatique et mystérieuse est filtré, limpide, jusqu’à la banalité. Hamlet n’apparaît plus flottant, ni indécis, mais fatal, maudit, et pâle. Tour à tour fougueux ou lâche pour le balancement des scènes : voilà la note. Et il ne meurt pas[23] ! Hamlet ne meurt pas, qui serait mort de sa seule tristesse, en dehors des tourments qui l’assaillent, prototype de tous les Werthers toujours mourants, et de toutes les dissolvantes rêveries !

Ce dénoûment à contresens suffit pour nous édifier. Faut-il ajouter qu’Ophélia est innocente jusqu’à la niaiserie, qu’elle conte gentiment ses petites affaires à son petit papa, et que Ducis lui-même ne fut guère plus cruellement timoré ? Quand Dumas est aux prises avec le grand Will, il perd manifestement de son aplomb. La traduction d’Hamlet est une pièce médiocre, étant d’intelligence courte. Seulement Richard Darlington est un drame excellent, d’inspiration large et populaire, et qui fait paraître la vivifiante impression que Dumas a reçue. Shakespeare est le dieu ; on ne se hausse pas jusqu’à lui ; dans le travail dramatique, on s’adresse plus volontiers à ceux qui se sont partagé son royaume : Walter Scott, Byron, Gœthe, Schiller.


II

WALTER SCOTT.

« Quel est l’ouvrage littéraire qui a le plus réussi en France depuis dix ans ? — Les romans de Walter Scott. — Qu’est-ce que les romans de Walter Scott ? — De la tragédie romantique entremêlée de longues descriptions[24]. » Le mot est de Stendhal ; sans être tout à fait exact, il rappelle une vérité trop oubliée : à savoir que Walter Scott, après les guerres du premier Empire, à l’heure où l’histoire de France venait de s’enrichir coup sur coup de nouveaux et rares chapitres, a fait les délices de l’imagination française et servi de pâture à des rêves de gloire bientôt évanouis.

Il est venu à son heure. Il a été « l’Homère » de cette génération[25]. Il a reculé l’idéal dans le moyen âge, et donné au peuple la conscience de son individualité et de ses quartiers de noblesse ; et, du même coup, il contentait par ses descriptions de combats, de tournois, de castels, de manoirs, de donjons et de tourelles tout ce que le flot agité avait depuis 1789 déposé dans les âmes bourgeoises de velléités héroïques et de chevaleresques aspirations. Qui croirait présentement, après avoir lu Quentin Durward, que le barde écossais,

comme on disait alors, fut « presque égalé à Shakespeare, eut plus de popularité que Voltaire, fît pleurer les modistes et les duchesses, et gagna six millions[26] » ? Qui penserait surtout qu’il éveilla des vocations historiques et fut pour Augustin Thierry une révélation ?

La critique, par un juste retour, lui a fait payer cher cette inimaginable popularité. Elle a mis à découvert la fragilité de ces reconstitutions, la frivolité de cette science archéologique, la piperie de ces peintures de mœurs féodales, et réduit ce génie, « favori du siècle[27] », à une adroite curiosité des parchemins, des dessins, des devis, du costume, du mobilier et du bibelot. Elle est impitoyable, la critique : elle a pensé entraîner, dans son travail de démolition, le drame historique même, qui avait enfin trouvé son cadre dans les romans de Walter Scott.

Au moment où Dumas arrive à Paris, ils sont dans toutes les mains. Adolphe de Leuven, Lassagne recommandent à leur ami la lecture d’Ivanhoe récemment traduit. Dans les théâtres Scott fait prime. Qui n’a pas en réserve un Château de Kenilworth pour la Porte-Saint-Martin[28] ? ou un Quentin Durward, sans compter les Amy Robsart et les Louis XI à Péronne et tous les chevaliers noirs qui s’avancent à l’assaut de la scène française, lance en arrêt, visière baissée ? Avant même d’avoir traduit la Conjuration de Fiesque, Dumas avait entrepris avec Soulié un drame, les Puritains d’Écosse, qui n’aboutit pas[29]. En 1827, Scribe fait dire à Poligni dans le Mariage d’argent : « Le Salon a ouvert cette semaine, et il paraît qu’Olivier a exposé un tableau magnifique, un sujet tiré d’Ivanhoe, la scène de Rébecca et du Templier, le moment où la belle juive va se précipiter du haut de la tour[30] ». Au Salon de 1828, Mademoiselle Fauveau expose deux bas-reliefs, dont l’un est une scène de l’Abbé, qui fournira bientôt deux situations importantes d’Henri III et sa Cour. Tout comme un autre, Dumas est assez fantaisiste et assez peu littéraire pour goûter pleinement cette populaire diminution de Shakespeare.

Il en admire le bric-à-brac, tout ce qui parle aux yeux. Cette admiration n’est pas très différente de celle qu’éprouvaient les voisins d’Abbotsford, lairds ou fermiers, que le romancier réunissait autour d’une table somptueuse, et qui dînaient, au retour des grandes chasses, très flattés et un peu ébaubis, au milieu des cathèdres, des hauts dressoirs et des bahuts sculptés, parmi les décorations des larges plaids, les grandes épées de highlanders, les hallebardes, les armures et les trophées[31]. Ils vénéraient le seigneur de ces biens et sentaient monter en eux une obscure conscience de leur race. Goethe, dans Gœtz de Berlichingen, avait ainsi débuté par éveiller le sentiment germanique. Encore le sens historique de Shakespeare y est-il moins matériellement traduit. Sir Walter Scott est un parvenu, si l’on veut bien dire ; encore plus curieux de bibelot que d’érudition. Il est un collectionneur, qui pense faire œuvre d’historien. Il n’a point l’âme féodale ; mais seulement la fantaisie. Il semble un fureteur infatigable. Il aime les parchemins pour l’écriture et la miniature, beaucoup plus que pour le sens de ce qu’ils contiennent. Son « regard d’aigle[32] » ne voit pas plus loin que le verre de sa loupe d’antiquaire ; il guette les pièces rares et les bonnes occasions. Et il en sait tirer parti. Il dépasse de cent coudées l’amateur d’estampes de La Bruyère : il vend.

Dumas est au point de comprendre cet homme-là. Il ouvre de grands yeux devant ces vitrines d’histoire et d’art. Plus tard, il fera bâtir Monte-Cristo pour imiter son idole en tous points. À cette heure, il meuble, décore et tapisse son imagination ; il éclaire son cerveau, et l’emplit de couleurs. Il voit des milieux reconstitués, des mœurs qui se traduisent immédiatement aux yeux par des assemblages d’objets mobiliers[33]. Les époques s’aménagent et s’encadrent dans son esprit : elles vivent d’une vie extérieure, qui à cette curiosité dévorante et neuve produit l’effet d’une résurrection. Il en retient des images autrement animées que les gravures qui déshonorent la traduction Defauconpret. Dispersée dans le roman, condensée sur le théâtre, la poussière d’antiquaille formera une atmosphère un peu épaisse, qui n’est pas celle de Shakespeare, mais qui plaît aux regards de la foule et fait un trompe-l’œil animé.

Les personnages du romancier écossais ne vivent guère ; mais il fait vivre les milieux. Il décrit longuement, et avec une recherche de précision. Le résultat est immanquable : il laisse l’impression du grand. Ses castels, donjons, tournois ont tout à fait grand air. Il donne de l’espace à la fantaisie de ses lecteurs, plus qu’il n’imagine lui-même. Je vous donne à penser si cet art plaît aux fils de ceux qui ont sillonné l’Europe, le sabre au poing. Le procédé a passé du roman sur le théâtre, non pas sous forme de description, mais d’énumération, d’accumulation, et de tirade quasiment érudite[34]. À l’époque où Victor Hugo en mésusait encore dans Ruy Blas, Dumas en faisait depuis longtemps un emploi plus habile. Il avait écrit le quatrième acte d’Antony. Car ces reconstitutions, que l’histoire désavoue, quand elles consistent dans la seule enluminure du passé, devaient devenir, grâce à lui, comme le support du drame moral, social et moderne. À y regarder de près (et nous y regarderons d’aussi près qu’il nous sera possible), le second acte du Demi-Monde procède du quatrième d’Antony, qui procède, en partie, de Walter Scott. Et ceci offre un autre intérêt que la préface documentée de Ruy Blas. Ce n’est pas que Dumas n’ait donné, avec son ordinaire impétuosité, dans le godant de la couleur locale ; tout Henri III en est illustré, et elle flamboie dans la Tour de Nesle. Je dis seulement qu’après s’en être adroitement servi comme d’une décoration peinte pour la joie du peuple, il l’a bientôt su appliquer à d’autres fins ; d’où Antony et le Demi-Monde.

Et il a vu de quelle ressource était le procédé pittoresque au théâtre, recommandé par Diderot, appliqué par Beaumarchais, élargi et fécondé par le roman de Scott. Ivanhoe est plein de scènes qui font tableau : la cabane de l’ermite, le chevalier noir, l’assaut et la défense du castel, et vingt autres qui s’animent par le dialogue et qui captivent l’imagination et les yeux. Je pense que rien n’est plus aisé que de dessiner un roman de Walter Scott. Peintres et sculpteurs, avant 1830, s’étaient mis à l’œuvre. Tous les arts communiaient et étaient frères en lui. Le seul Mérimée ne pouvait assujettir sa plume à ces exercices qui passaient pour ressusciter les temps[35]. Sur un théâtre destiné au peuple, cet art, s’il est un peu gros, ne manque point son coup : il amorce l’émotion, il éclaire les larmes. Joignez-y la recherche et la vérité du costume et les groupements de personnages : il y a là un élément d’intérêt, dont Dumas saura faire usage, toujours avec quelque indiscrétion, dès Henri III et sa Cour, jusqu’à ce qu’il tombe dans le drame-panorama du boulevard, qui ne tient plus à l’historique que par le titre et l’affiche.

Walter Scott n’est pas un prophète du passé, non plus que Dumas. Scott « s’arrête sur le seuil de l’âme et dans le vestibule de l’histoire[36] », et Dumas ne va pas beaucoup plus loin que la toile de fond de son théâtre. Peut-être l’un a-t-il encore enseigné à l’autre l’intérêt qui s’attache aux vieilles mœurs, aux menues conditions, aux laboureurs, chasseurs, lairds, — ou forestiers et braconniers : réalisme de clocher, qui venait en son temps. On a noté, avec raison, que Quentin Durward, à qui s’ouvrent les plus hautes destinées, est un jeune cadet d’Écosse, qui vient chercher fortune en France, et que les héroïnes sont dignes de ces chevaliers nés dans les fermes des environs d’Abbotsford. Ces guerriers qui s’escriment, au retour de la Palestine, sont fils de bourgeois écossais ; ils ont des physionomies du terroir. Ils ne dédaignent point les auberges ni les gens de peu, que le romancier croque avec une malicieuse bonhomie. Dumas a pu encore puiser là cette inclination à mettre souvent en scène de bons types de son pays natal ou des compagnons de sa jeunesse. Burat, l’employé, les gardes [37], les saltimbanques, et jusqu’au souffleur de M. Kean, tout un personnel d’humble existence circule sur la scène, dessiné avec sympathie. C’est peut-être le vrai des romans de Scott. Et ce serait le modèle du théâtre vrai, que cherche souvent Dumas, n’était que Scott, peintre de chevaliers ou de porchers, d’Ivanhoe ou de Gurth, dessine sans flamme et ne touche point la passion. Pour cet appétit pantagruélique de Dumas il faut autre chose ; pour ce tempérament dramatique il fait froid là dedans. Il est homme à y suppléer. « Admirable, dit-il, dans la peinture des mœurs, des costumes et des caractères, W. Scott est complètement inhabile à peindre des passions[38]. » À cela près qu’il semble confondre les costumes avec les caractères, il ne nous égare point. Walter Scott a éclairé son imagination, et l’a guidée vers les sujets historiques ; il lui a servi à la fois de costumier, de décorateur, de magasinier et de metteur en scène ; il a brossé les toiles de fond et réglé les tableaux, beaucoup de tableaux, et bientôt trop.

Les premières pièces de Dumas sont inspirées de cette source à un point qu’on a trop oublié. Christine doit davantage à Schiller. Mais le rôle de Paula, douce figure de chien fidèle, est chère au romancier écossais (et aussi à Byron) ; Monaldeschi rappelle Leicester placé entre Élisabeth et Amy Robsart (et aussi le Leicester de Marie Stuart). On sait que dans Henri III et sa Cour la scène du gantelet et celle de la porte sont empruntées d’un passage de l’Abbé, où lord Lindesay veut faire signer à Marie Stuart son abdication[39]. On sait moins que le personnage de Ruggieri est fils du Galeotti Martivalle de Quentin Durward. On trouvera aux pages 177 et 178 du roman la mise en scène détaillée du premier acte d’Henri III. Tout y est, jusqu’à la porte de communication avec la chambre de Ruggieri, d’où un ressort fera tout à l’heure avancer le sofa sur lequel repose la duchesse endormie. Louis XI appelle Galeotti « mon père » et Galeotti nomme le roi « mon frère ». Ruggieri dit à Catherine de Médicis « ma fille », et s’entend décerner par elle aussi le nom de père. Et il sait flatter les reines comme Martivalle les rois : « C’est donc un nouvel horoscope que vous voulez, ma fille ? Si vous voulez monter avec moi à la tour, vos connaissances en astronomie sont assez grandes pour que vous puissiez suivre mes opérations et les comprendre[40] » Cette phrase ne lui a pas coûté d’effort d’invention. Côme Ruggieri aime les gros honoraires, pour en faire, il est vrai, un usage plus édifiant que Galeotti. Il n’offre point de corset à Toinette ; il achète des horloges et des manuscrits précieux. Il a beau commencer sur le ton de Faust ou de Manfred : « Parviendrai-je à évoquer un de ces génies que l’homme, dit-on, peut contraindre à lui obéir[41] ?… » À quoi bon, mon père ? On vous reconnaît.

« … Or, écoutez, messieurs ; moi, Paul Estuert, seigneur de Caussade[42] … » Ces formules de défi ou de vœu sont traduites de Walter Scott, qui d’ailleurs imitait Shakespeare. Saint-Mégrin a lu Ivanhoe. Et je reconnais aussi la bonne madame de Cossé, dont la jeunesse date du fameux tournoi de Soissons ; elle n’est autre que la dame féodale, Hameline de Croye, dont les souvenirs remontent à la passe d’armes d’Hoflingem[43]. Toute la jolie scène entre madame de Cossé et le petit page est simplement traduite de Scott, qui l’avait esquissée avec esprit : « Elle parla ainsi du ton que prend une beauté moderne, dont les charmes commencent à être sur le retour, quand on l’entend se plaindre du peu de politesse du siècle[44]  ». Dumas a trouvé là son bien et il l’a pris. Mais, comme il est moins moral que son modèle, madame de Cossé admire avec plus d’ardeur la beauté masculine ; et si ses souvenirs lui disent que la jeunesse dégénère, je ne sais quels désirs le lui insinuent aussi. Faut-il répéter, après Dumas, qu’Yaqoub de Charles VII est le Maugrabin de Quentin Durward et indiquer les passages qu’il a lui-même cités dans ses Mémoires[45] ? J’aime mieux noter que par delà Walter Scott, il remonte à la source même, c’est-à-dire à la Conjuration de Fiesque, que nous savons qu’il connaît bien.

Quand Scott est d’après Schiller, Dumas devient perplexe ; et il prend le parti de les imiter tous les deux[46]. Ici même, il fond Hassan et Hayraddin en un seul type, qui est Yaqoub. Il emprunte au roman surtout le costume et la couleur du rôle ; pour le reste, il utilise son travail inédit. Le Zingaro de Scott est un peu sorcier, dit la bonne aventure et lit dans les astres.

Yaqoub, qui n’a pu mettre à profit ces menus talents, les cédera au bohémien Buridan[47]. Hassan, Hayraddin, le nègre, Yaqoub, Buridan, tout cela fait un assez plaisant ricochet d’imitations. Rien ne se perd, rien ne se crée. Et voilà au moins quatre romans, l’Abbé et

surtout le Château de Kenilworth, Ivanhoe, Quentin Durward, dont la lecture ne fut pas inutile. Dumas y revient volontiers : c’est son fonds de Scott, comme il a son fonds de Shakespeare, plus léger, et de Schiller, non moins exploitable.

On lui en lit lire un cinquième. Il nous a conté comment Beudin lui apporta un jour à Trouville une idée de pièce ou plutôt un prologue d’une pièce à faire[48]. Ce prologue était la mise à la scène du début d’une des Chroniques de la Canongate, qui a pour titre la Fille du chirurgien. Cela, Dumas l’avoue : il ne se donne même pas la peine de changer les noms du docteur Grey ni de Richard[49]. Il nous explique avec verve la genèse du drame. Mais il ne nous dit pas que le reste de la même chronique lui a beaucoup fourni[50]. Il est très fier d’avoir jeté Jenny par la fenêtre. Mais il se garde d’ajouter qu’il retourne alors à l’un de ses romans préférés ; que Walter Scott avait trouvé ce dénoûment avant lui, et qu’Amy Robsart avait devancé Jenny dans le précipice[51]. Il n’en parle pas ici ; il le confesse ailleurs, par une inadvertance[52]. Dirai-je, après cela, que le septième tableau, le jugement de Dieu, si dramatique dans Catherine Howard, est une adaptation d’Ivanhoe[53] ?…

« Mon travail sur Walter Scott, écrira plus tard Dumas d’un air détaché, ne m’avait pas été inutile, tout infructueux qu’il était resté[54]. » Il avait alors

oublié ses emprunts. Il ne fut jamais un débiteur intransigeant comme Figaro. La vérité me paraît être qu’ici encore il a circonscrit ses lectures, que son imagination les a d’instinct et sans timidité tournées au profit du théâtre, avant de les mettre en œuvre dans le roman, et que, tout compte fait, ce n’était pas déshonorer sir Walter Scott que de le préposer au décor et au magasin du drame populaire, après les acquisitions techniques de Beaumarchais. Et ainsi, Dumas n’a donc eu d’autre peine que de transporter du roman sur la scène ces beautés accessoires ? — Il n’a eu que cette peine et ce talent, cependant que vingt autres, qui avaient deviné le goût et l’état d’imagination du public, s’y essayaient en vain, et que Victor Hugo faisait chuter une Amy Robsart à l’Odéon [55].


III

BYRON.

Il sied de prendre gaîment les choses gaies et de considérer l’influence de Byron sur Dumas comme une des contrariétés les plus plaisantes qui se puissent rencontrer dans l’histoire littéraire.

Éloignez-vous un peu, et encore un peu ; placez-vous à gauche : c’est le point d’où il faut considérer ce portrait exécuté par Devéria en 1831. Comment, vous ne le reconnaissez pas ? Et qui le reconnaîtrait sans être averti, avec ce front ténébreux, ces yeux perdus, et ce teint blême ? Ce n’est ni Werther, ni René, ni Manfred, mais notre demi-nègre, Alexandre fils d’Alexandre, le vigoureux rejeton du Diable noir. Mais cet air désespéré qui assombrit cette bonne face sensuelle ? Voilà justement le masque, le masque de Byron, démoniaque, titanesque, satanique. Rions-en, je vous prie, comme il s’en amusait lui-même, quelques années après : « Ce masque devait tomber peu à peu, et laisser mon visage à découvert dans les Impressions de voyage. Mais, je le répète, en 1832, je posais encore pour Manfred et Childe Harold[56]. » — À la pâleur près : mademoiselle Mars n’osait être pâle ; Dumas ne pouvait. Il n’a jamais réussi à souffrir de la poitrine, bien qu’il s’y soit exercé. Sa fatale santé était exempte du moindre malaise[57]. Fâcheuse posture pour avoir l’âme désolée, perverse, ou d’un dandy. Au fond du dandysme, il y a souvent de la migraine ou pis. Le malheureux digère vaillamment ; il est plein d’une vigueur désolante ! Du corsaire il possède l’encolure : mais il est employé de bureau.

Et pourtant, Byron s’impose à la mode littéraire ; il faut le goûter, et en avoir l’air. Byron exprime à sa façon et dans sa sphère l’esprit de révolte que souffla parfois Shakespeare et la misanthropie qu’exhala Rousseau. Byron est doué du génie d’aventures ; il y a dans sa poésie et sa vie de l’énigme, de l’incompris, du merveilleux, de la légende. Il est à la fois « Prométhée et Napoléon[58] ». Le Giaour complète René et Werther. Que la popularité de Byron soit un signe de l’intelligence profonde que le public français d’alors en a pu avoir, je n’oserais l’affirmer. Il symbolise à ce moment, dans la république des lettres, par un singulier contresens, l’âme de la société moderne et des nouvelles couches. Or nul génie ne souffrit d’une fièvre plus aiguë d’aristocratie. Musset mis à part, qui a plus d’un trait commun avec lui, on s’étonne que les petits-fils de Figaro se reconnaissent en lui. Ou plutôt, ils croient s’y reconnaître : le portrait les flatte. Ils sont déjà dans le plein de leur morgue bourgeoise. Puis, Byron est un voyageur de génie ; et il a pensé délivrer la Grèce. Les enfants de la Révolution, des guerres de l’Empire ont rencontré leur poète. Dumas salue en lui un « apôtre », un « prophète », un « martyr[59] ». Il en prend le masque, comme on porte le deuil d’un riche collatéral ; il l’impose à ses personnages pendant un temps. Mais ne jugeons pas les gens sur l’apparence ; ce n’est là qu’une attitude, un jeu de physionomie. On a dit toute l’influence du Giaour sur Antony. On l’a dite, au point de l’exagérer. Elle ne va pas plus loin qu’un certain vocabulaire et quelques gestes. À en juger d’après ses drames et même sur ce qu’il a écrit de Byron, Dumas l’a senti médiocrement et peu compris. Le moyen qu’il n’en fût pas ainsi et que la poésie byronienne agît profondément sur cette populaire nature, nullement dilettante, toujours en belle humeur, en fermentation, dans la fougue d’agir et la joie de vivre ? Il conte que, dans son château de Monte-Cristo, il baptisa un de ses singes du nom de Potich, anagramme de Pichot, l’honnête Pichot qui traduisit Byron[60]. C’est l’épilogue de la crise satanique : et il est plutôt gai, le singe ne passant pas pour un animal désolé.

Il me paraît que Dumas a surtout vu dans cette poésie de belles têtes de drame, et dans le Giaour un Bocage ou un Mélingue accompli. « Son front sombre et surnaturel est couvert d’un noir capuchon. L’éclair que lance parfois son regard farouche n’exprime que le souvenir d’un temps qui n’est plus ; quelque changeant et vague que soit son regard, il effraye souvent celui qui ose l’observer. On y reconnaît ce charme qui ne peut se définir et dont l’ascendant est irrésistible[61]. » Voilà l’homme fatal : et c’est bien lui, son regard, et son attitude, à l’écart, dans un salon mondain, qui a bouleversé l’imagination et les sens d’Adèle. En voici un autre encore plus fatal, exotique, et moderne. Il est selon Devéria, ou Devéria selon lui. «… Conrad n’avait rien qu’on pût admirer dans ses traits, quoique son sourcil noir protégeât un œil de feu ; robuste, sa force n était pas comparable à celle d’Hercule, et il y avait loin de sa taille commune à la stature d’un géant ; mais, sur le tout, celui qui le regardait plus attentivement distinguait en lui ce quelque chose qui échappe aux regards de la foule, ce quelque chose qui fait regarder encore et excite la surprise sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi. Le soleil avait bruni ses joues ; son front large et pâle était ombragé par les boucles nombreuses de ses cheveux noirs. Le mouvement de ses lèvres révélait des pensées d’orgueil qu’il avait peine à contenir… Le froncement de ses sourcils, les couleurs changeantes de son visage causaient un indéfinissable embarras à ceux qui l’approchaient, comme si cette âme sombre renfermait quelque terreur et des sentiments inexplicables… Il y avait dans son dédain le sourire d’un démon qui suscitait à la fois des émotions de rage et de crainte ; et là où s’adressait le geste farouche de sa colère, l’espérance s’évanouissait, et la pitié fuyait en soupirant[62]. » Ce sourire amer, rebelle, athée, qui rappelle celui de Méphistophélès et nous rapproche du Franz des Brigands, ce sourire s’est imprimé dans l’imagination de Dumas, et peut-être pourrons-nous dire : des Dumas. Fatal ou ironique, démoniaque ou un peu hautain, c’est celui d’Antony, de d’Alvimar et de Buridan, comme aussi, modifié et transformé par le temps et les mœurs, le petit sourire supérieur, dédaigneux, avec une nuance d’incrédulité, qui arme les lèvres d’Olivier de Jalin, de l’ami des femmes et de M. Alphonse.

Tout de même la contrariété est piquante de ces héros de Dumas à la fois pâles et flamboyants, avec leur rictus satanique et leur sensibilité déchaînée, qui sont tout expansion et tout explosion, et qui affectent les regards, les postures, les gestes empreints d’une fatalité mystérieuse. Pourtant ils ne font mystère ni de leurs passions, ni de leurs désirs, ni de leurs appétits, oh ! non. Mais ils ont jugé la vie, la société, ils en détestent les entraves, les contraintes, ils se redressent contre le cant français, dont il ne semble pas qu’ils aient trop à se plaindre. Ils « habitent dans leur désespoir », et surtout dans celui des autres, qu’ils trouvent plus confortable ; leur existence est « une convulsion[63] », mais naturelle et douce, et ils y prennent volontiers leur agrément. L’angoisse de Manfred est écrite sur leur visage ; ils sont des « lions », mais non pas « seuls comme le lion[64] » ; aux heures où la grimace et les paroles deviennent superflues, alors ils se reprennent à vivre furieusement, ils ne semblent plus du tout des « citoyens ennuyés du monde[65] ». Au fond, ils ont foi en « la vie naturelle[66] », c’est-à-dire en leurs plaisirs, en leurs sensations, et même ils croient au bon Dieu, malgré leurs fanfaronnades d’athéisme[67]. Lorsque Buridan, après une nuit d’orgie et de voluptés, se retrouve en présence de Marguerite et répond à cette question : « Vous n’êtes donc pas de Bohême ? » par ces paroles d’un homme dont la croyance a déserté l’âme : « Non, par la grâce de Dieu ; je suis chrétien, ou plutôt je l’étais ; mais il y a longtemps déjà que je n’ai plus de foi, n’ayant plus d’espérance. Parlons d’autre chose[68] … », il est manifeste que le capitaine veut nous en imposer, ou qu’il a mal dormi. Qui s’attendait à découvrir en cet aventurier quelque snobisme ?

C’est le mot. Il y a plus de snobisme que d’intelligence de Byron dans l’admiration, et surtout dans les imitations de Dumas[69]. Le dandysme l’a étonné. À Venise, il a recueilli la tradition orale ; il a vu une ancienne maîtresse du poète mort ; il lui a parlé ; il se sent plus poète lui-même [70]. Il sait qu’en Italie Byron attelait à quatre : il a naïvement noté toutes les excentricités de son idole. Il écrit dans la première scène de Teresa une longue tirade sur Venise et la fragilité des gloires humaines : « … Oui, quelques Vénitiens se souviennent encore peut-être d’avoir vu passer par leurs rues un étranger hautain, au front pâle, qu’on appelait Byron ; ils se souviennent de lui, non parce qu’il est l’auteur du Corsaire et de Childe Harold, non qu’il soit pour eux une espèce d’ange rebelle et déchu, sur le front duquel Dieu a écrit du doigt : Génie et Malheur ; mais parce que, dans une ville où la race en est presque inconnue, il conduisait avec lui quelques superbes chevaux qui l’emportaient au galop sur les dalles humides de la place Saint-Marc[71]… » Il faut reconnaître que l’auteur de Désordre et Génie n’admire pas Byron d’une façon très différente. Il a pris l’empreinte de ce curieux visage, plutôt que la mesure de cet esprit. Après Catherine Howard, le masque tombe, l’homme reste, qui est une force, et pas du tout un ange, ni rebelle ni déchu. Il ne « suspend pas Manfred sur les abîmes[72] » ; il l’accroche aux espagnolettes du quartier des femmes.

  1. Il n’entrait pas dans le dessein de ce livre de faire des études complètes des auteurs étrangers qui ont exercé une influence sur les drames de Dumas, mais de préciser seulement l’intelligence qu’il en a eue et le profit qu’il en a pu en tirer.
  2. A. de Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet, p. 202. Cf. Nouvelles poésies. Dupont et Durand :

    J’adorais tour à tour l’Angleterre et l’Espagne,
    L’Italie, et surtout l’emphatique Allemagne.

  3. La Jeunesse des Mousquetaires (Th., XIV), I, tabl. iii, sc. iii, p. 51. Dumas multiplie, à la fin de sa carrière, ces remarques sur ses trucs de théâtre : cf. le Verrou de la Reine (Th., XXI), III, sc. viii, p. 79 ; l’Envers d’une conspiration (Th., XXII), I, sc. ix, p. 167 ; Ibid., III, sc. x, p. 212 ; Madame de Chamblay (Th., XXV), III, sc. iii, p. 50. Il maintient, avec bonhomie, les droits de l’imagination.
  4. Théâtre, t. I, pp. 14 et 15. Cf. Mes mémoires, t. IV, ch. cix, p. 280 ; t. V, ch. cxiii, pp. 16-17.
  5. Stendhal, Racine et Shakespeare, partie II, lettre iii, p. 176, et partie I, ch. vi, p. 56.
  6. Théâtre, t. I, p. 15. « Ô Shakespeare, merci ! Ô Kemble et Smithson, merci ! merci à mon dieu ! merci à mes anges de poésie ! »
  7. A. Mézières, Shakespeare, ses œuvres et ses critiques, ch. ii, p. 55. Citation du chœur de l’acte I de Henri V.
  8. Le Drame historique et le Drame passionnel, ch. iii, p. 311.
  9. Racine et Shakespeare, partie II, lettre iii, p. 175.
  10. Il faut tenir compte, bien entendu, des différentes époques où Shakespeare a écrit ses pièces. Vers la fin, il inclinait volontiers aux abstractions. Cf. préface de l’Étrangère d’A. Dumas fils (t. VI, pp. 211-213). Mais réalisme ou métaphysique, l’excès est le même par rapport à la scène et provient de la même cause. Cf. ibid., p. 211. « Il (l’auteur dramatique) comprend que ce n’est pas à la forme dont il s’est servi jusqu’à présent, que l’humanité demandera jamais la solution des grands problèmes… » Cf. Madame de Staël, op. cit., ch. x, p. 13 : « Shakespeare réunit souvent des qualités et même des défauts contraires ; il est quelquefois en deçà, quelquefois en delà de la sphère de l’art ; mais il possède encore plus la connaissance du cœur humain que celle du théâtre… »
  11. Le roi Lear, III, sc. vii, p. 330.
  12. Mes mémoires, t. IV, ch. cix, p. 280
  13. Théâtre, t. I, p. 15.
  14. Préface de Cromwell, p. 31.
  15. Souvenirs dramatiques, t. I. William Shakespeare, p. 48.
  16. Mes mémoires, t. VIII, ch. ccx, p. 235. Cf. Richard Darlington, III, tabl. vii, sc. ii, p. 124. Cette mort à la Shakespeare est d’ailleurs à la Walter Scott. Cf. le Château de Kenilworth, ch. xli, p. 463, où Varney tue Lambourn de la même façon et dans les mêmes conditions.
  17. Souvenirs dramatiques, t. I, art. cit., p, 49.
  18. Le roi Lear, V, sc. iii, p. 371. Cf. Le roi s’amuse (Th., II), V, sc. iv, pp. 505 sqq.
    Le roi Lear, I, sc. i et ii, pp. 265 sqq (scène de la lettre qui doit perdre l’un des deux frères dans l’esprit paternel). Cf. les Brigands, I, sc. i, pp. 9 sqq.
  19. Souvenirs dramatiques, t. I, art. cit., p. 49
  20. Souvenirs dramatiques, t. II. L’Ulysse de Ponsard, p. 362.
  21. Voir le rôle de Joyeuse dans Henri III et sa Cour ; la scène du potiron dans Paul Jones (Th., VI), III, sc. v, p. 166 ; et celle de la pendule dans Gabriel Lambert (Th., XXIV) I, sc. viii, pp.216 sqq.
  22. Voir ci-après, p. 416.
  23. À la reprise que fit la Comédie-Française en 1896, le dénoûment a été modifié et se rapproche de Shakespeare.
  24. Stendhal, Racine et Shakespeare, partie I, ch. i, p. 6.
  25. Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. IV, liv. IV, ch. i, § iv, p. 309.
  26. Taine, ibid., p. 297. Cf. Byron, Don Juan, chants xl, lix, p. 730, col. 2. « … Scott, le superlatif de mes comparatifs ; Scott, dont le pinceau retrace nos chevaliers chrétiens ou sarrasins, les serfs, les seigneurs, et l’HOMME, avec un talent qui serait sans égal, s’il n’y avait pas eu un Shakespeare et un Voltaire. De l’un des doux, ou de tous les deux, il semble l’héritier. » C’est beaucoup dire.
  27. Ibid., p. 297.
  28. Mes mémoires, t. IV, ch. cviii, p. 267.
  29. Mes mémoires, t. IV, ch. cviii, p. 267.
  30. Théâtre d’Eugène Scribe, Michel Lévy, édit. 1856, t. I. Le Mariage d’argent, I, sc. iv, p. 47. Cf. Ivanhoe (trad. Dumas), t. I, ch. xxiv, pp. 289-290. Cette popularité de Walter Scott n’était pas entièrement refroidie en 1868. La Revue de Paris (No du 15 mars 1894) publiait naguère des lettres inédites d’Octave Feuillet, où il parle (p. 10) avec l’impératrice Eugénie de W. Scott, « qu’elle possède bien ». Et plus loin (p. 30) : « Je me suis couché au lieu de souper. J’ai lu Walter Scott, mon meilleur ami et ma seule famille… »
  31. Voir Taine, op. cit., liv. IV, ch. i, § iv, p. 300.
  32. Blaze de Bury, op. cit., II, p. 21. Citation d’Augustin Thierry : « Walter Scott venait de jeter son regard d’aigle… »
  33. Mes mémoires, t. IV, ch. xciv, p. 80. « … Mais lorsque l’auteur m’eut introduit dans la salle à manger romane du vieux Saxon ; quand j’eus vu la lueur du loyer, alimenté par un chêne tout entier, se refléter sur le capuchon et sur la robe du pèlerin inconnu ; quand j’eus vu toute la famille du thane prendre place à la longue table de chêne…, etc. » Il voit les chapitres d’Ivanhoe.
  34. Voir monologues de don Carlos, Hernani, IV, sc. ii, pp. 107, sqq. ; de Ruy Blas, III, sc. ii, pp. 156 sqq. ; de Frédéric Barberousse, dans les Burgraves, partie II, sc. vi, pp. 327 sqq., pour ne citer que les morceaux les plus connus dans Victor Hugo. On notera que Dumas, plus dramatiste, n’en usera guère après Henri III et sa Cour, Christine et Charles VII chez ses grands vassaux.
  35. Chronique du règne de Charles IX, pp. 134 et 135. Tout le chapitre.
  36. Taine, op. cit., t. IV, ch. {{rom|i]], § iv, p. 303.
  37. Le Chevalier d’Harmental ; les Forestiers.
  38. Mes mémoires, t. X, ch. xcliii, p. 137.
  39. Henri III et sa Cour, III, sc. v, pp. 74-75, et V, sc. ii, p. 196. Cf. l’Abbé, ch. xxii, pp. 250-251 « … Et saisissant avec sa main couverte d’un gantelet de fer le bras de la reine, il le pressa, dans sa colère… etc. », et ch. xxxii, p. 361. « Il est vrai qu’il n’y a pas de barre de fer ; mais les anneaux y sont, et j’y ai passé mon bras, comme le fit une de vos ancêtres, qui, plus loyale que les Douglas de nos jours, défendit aussi la chambre de sa souveraine contre des assassins… etc. »
  40. Henri III et sa Cour, I, sc. i, p. 120.
    Cf. Quentin Durward, ch. xiii, p. 180. « … D’après son horoscope, vos progrès dans notre art sublime vous ont permis d’en porter vous-même un jugement semblable. » Remarquer que Walter Scott emprunte de Schiller (voir ci-dessous, pp. 98 et 102 sqq.) avec la même désinvolture.
  41. Henri III et sa Cour, I, sc. i, p. 119. Cf. Faust, première partie, p. 132. Cf. Manfred, I, sc. i p. 334, col. 1, et pour la phrase du début : « Cette conjuration me paraît plus puissante et plus sûre. » Cf. la Mort de Wallenstein, I, sc. i, p. 246. « Oui, elle est maintenant dans son périgée, et elle agit sur la terre avec toute sa puissance. »
  42. Henri III et sa Cour, I, sc. iv, p. 155. Cf. le Roi Lear, V, sc. iii, pp. 365 et 366. — Le gant est jeté, et le défi porté au son des trompettes. Cf. Ivanhoe (trad. Dumas), t. I, ch. xxv, p. 297 et passim. Cf. surtout le vœu de Crèvecœur (Quentin Durward, ch, xxiv, p. 304), que Dumas semble avoir textuellement adopté ici : « … Moi, moi, Philippe Crèvecœur des Cordes, je fais vœu à Dieu et à saint Lambert et aux trois rois de Cologne de ne songer à aucune autre affaire terrestre, jusqu’à ce que j’aie tiré pleine vengeance… dans la forêt ou sur le champ de bataille, en ville ou en campagne ou dans la plaine…, etc. »
  43. Henri III et sa Cour, III, sc. i, p. 103. Cf. Quentin Durward, ch. xv, p. 203.
  44. Henri III et sa Cour, III, sc. i, pp. 102-103. Cf. Quentin Durward, ch. xviii, p. 230.
  45. Mes mémoires, t. VIII, ccvii, pp. 204-205.
  46. On trouvera le portrait de Hayraddin Maugrabin dans Quentin Durward, ch. xvi, pp. 205 sqq., et sa mort, ch. xxxiv, pp. 421 sqq. Outre le passage cité par Dumas : « d’être rendu aux éléments… Ma croyance, mon désir, mon espoir, c’est que le composé mystérieux de mon corps se fondra dans la masse générale », on trouvera, ibid., p. 208, le germe du rôle d’Yaqoub : « Misérable ! s’écria Quentin ; osas-tu bien assassiner ton bienfaiteur ? — Qu’avais-je besoin de ses bienfaits ? Le jeune Zingaro n’était pas un chien domestique habitué à lécher la main de son maître et à ramper sous ses coups pour en obtenir un morceau de pain. C’était le jeune loup mis à la chaîne, qui la rompait à la première occasion, déchirait son maître, et retournait dans ses forêts. » On remarquera, en passant, que Blaze de Bury p. 61 du livre qu’il a consacré à Alexandre Dumas, s’étonne qu’Yaqoub prononce ces vers d’un athéisme irréductible :
    De rendre un corps aux éléments,
    Masse commune où l’homme, en expirant, rapporte….

    « Qu’un lord Talbot s’exprime ainsi dans la Jeanne d’Arc de Schiller, dit-il, on le conçoit… » Blaze de Bury n’a pas même pris la peine de lire, je ne dis pas Walter Scott, mais Dumas lui-même, qui cite textuellement le passage dont il s’est inspiré (Mém., t. VIII, ch. ccvii, p. 205) et que nous avons indiqué plus haut. La vérité est que Scott avait lu Schiller de près, que nous verrons qu’il le rejoint parfois, et Dumas tous les deux.

    D’autre part, voici la scène du Manuscrit inédit de Fiesque de Lavagna, dont on reconnaîtra aisément le parti que Dumas a tiré, en relisant Charles VII, I, sc. i, p. 233 ; I, sc. iv, pp. 241 sqq. ; II, sc. v, p. 259 ; III, sc. ii, p. 274 ; et surtout V, sc. ii, p. 304.

    FIESQUE

    Avoue…, ou l’échafaud est prêt.

    LE MAURE.

    Le Maure sait mourir et garder son secret.

    FIESQUE.

    À l’aspect du trépas nous verrons s’il le brave.

    LE MAURE.

    Le Maure en expirant cessera d’être esclave.
    Même au sein du bonheur, ses frères d’Orient
    Apprennent à leurs fils à mourir en riant.

    FIESQUE.

    Pour qui meurt seulement la mort n’est rien sans doute ;
    Mais le sang criminel s’épuise goutte à goutte,
    Mais la main des bourreaux, lentement, jusqu’au cœur,
    Sans porter le trépas, sait glisser la douleur.
    Il est d’affreux tourmens et de lentes tortures.
    Des fers rougis, qui font de brûlantes morsures,
    Et des secours cruels, qui, lorsqu’il croit mourir.
    Rendent au malheureux la force de souffrir.

    LE MAURE.

    Depuis que l’arrachant a son brûlant rivage.
    Les Génois l’ont flétri du sceau de l’esclavage.
    Le Maure a dans son cœur dévoré plus de maux
    Que n’en inventera la rage des bourreaux.

    FIESQUE.

    Et sans doute le Maure, aux lieux qui l’ont vu naître
    Etait riche et puissant ?

    LE MAURE.

    Non, il élait sans maître.

    Il pouvait à son gré s’égarer aux déserts
    On fendre, en se jouant, le flot grondant des mers.
    Il était libre alors, comme l’aigle intrépide
    Que sa flèche arrêtait dans son essor rapide.
    Libre comme le tigre, auquel mon jeune bras
    Disputait sa caverne et portait le trépas !
    Oh ! que de fols te Maure, au sein de l’esclavage,
    Dans un rêve trompeur retrouva son rivage,
    Sentit le flot s’ouvrir devant ses bras nerveux
    Et le vent du désert passer dans ses cheveux…

    (Manuscrit inédit de Fiesque de Lavagna, I, sc. ii.)

    On distingue dans ces vers les différents motifs du rôle d’Yaqoub, — la chasse, souvenirs du désert, poésie du Zingaro. Dans le texte de Schiller, le nègre dit seulement : « On ne peut pas me pendre plus haut que la potence. — Non, console-toi ; on ne t’accrochera pas aux cornes de la lune, mais pourtant assez haut pour que de là le gibet ordinaire te paraisse un cure-dents. » (La Conj. de Fiesque à Gênes, I, sc. ix, p. 221.) En sorte qu’au moment où il traduit le Fiesque de Schiller, Dumas se rappelle Walter Scott. (Cf. Quentin Durward, ch. xvi, p. 206 : « Sous les lois de qui vivez-vous ? — Je n’obéis à personne qu’autant que c’est mon bon plaisir. — Mais qui est votre chef ? Qui vous commande ? — Le père de notre tribu, si je veux bien lui obéir. Je ne reconnais pas de maître. — … Que vous reste-t-il donc ? — La liberté. Je ne rampe pas aux pieds d’un autre. Je n’ai ni obéissance ni respect pour personne. Je vais où je veux, je vis comme je peux, et je meurs comme il le faut » ; et passim dans les ch. xvi et xxxiv.)

    Si l’on songe que Scott a lu Schiller, que Dumas a lu l’un et l’autre, et qu’il avait d’ailleurs eu connaissance (voir ci-dessous, p. 203) d’une pièce entreprise sur le même sujet par Gérard de Nerval et Théophile Gautier, cela fait un agréable brouillamini.

  47. Quentin Durward, ch. xviii, p. 233, et xix, p. 261. Cf. la Tour de Nesle, II, tabl. iii, sc. iii, pp. 32-33.
  48. Mes mémoires, t. VIII, ch. ccix, pp. 215 sqq.
  49. Dans les Chroniques de la Canongate (la Fille du chirurgien, pp. 257-429), le chirurgien s’appelle aussi Grey, et comme le village se nomme Middlemas, on donne à l’enfant le nom de Richard Middlemas (p. 282). Cf. Richard Darlington, prologue, sc. IV, p. 13 ; — p. 280. Le masque. « A-t-on jamais vu une honnête femme en masque ? » dit mistress Guy. Cf. Richard Darlington, prologue de IV, p. 13 ; — pp. 287-293. La scène du père de l’accouchée et du constable (seulement, dans le roman, Robertson, le bourreau, n’est pas présent). Cf. Richard Darlington, prologue, sc. v, pp. 14 sqq.
  50. Pp. 300-302. Les idées d’ambition ont été dé^Josées en l’esprit de Richard par les récits de sa nourrice. « … Le tableau du passé, tel que le peignait la nourrice, et la perspective qu’elle montrait dans l’avenir avaient trop d’attraits pour ne pas offrir des visions d’ambition à l’esprit d’un jeune homme, à peine sorti de l’enfance,… mais qui éprouvait déjà un désir prononce de s’élever dans le monde. » — Lire attentivement toute la page 303, où le docteur Grey révèle à Richard sa naissance. Cf, Richard Darlington, I, sc. ix, pp. 47-49.
    Pp. 311 sqq. C’est encore de Walter Scott qu’il emprunte l’amour de Menie Grey (Jenny dans le drame) pour Richard, quoiqu’il ait déclaré dans ses Mémoires (t. VIII, ch. ccix, p. 218) : « Il n’y a pas de drame dans la suite du roman. » On trouvera même indiqué (p. 332) le caractère d’ambitieux cynique de Richard et celui de Menie Grey. « … La fille est assez bien pour figurer dans un bal d’Ecosse ; mais a-t-elle de l’intelligence ? Sait-elle ce que c’est que vivre ? — C’est une fille très sensée, si ce n’est qu’elle m’aime ; et cela, comme dit Benedict (personnage de Shakespeare), n’est ni une preuve de sagesse ni une démonstration de folie. — Mais a-t-elle de la vivacité, du feu, du brillant, quelque étincelle de diablerie ? — Pas un grain, répondit l’amant ; c’est de toutes les créatures humaines la plus douce, la plus simple, la plus facile à conduire… » Cf. Richard Darlington. La fin du roman de Walter Scott s’égare aux Indes, où Menie Grey va retrouver Richard, qui a signé un pacte honteux avec Tippoo. Mais on voit que Dumas y a puisé beaucoup au delà du prologue, et qu’il y avait « un drame dans la suite », quoi qu’il en dise dans ses Mémoires.
  51. Mes mémoires, t. VIII, ccx, p. 234 et pp. 240-241-242. Cf. le Château de Kenilworth, ch. xli, pp. 469-470.
  52. Mes Mémoires, t. X, ch. ccliii, p. 137. « Le seul roman passionné de Walter Scott, c’est le Château de Kenilworth (cf. Mes mémoires, t. IV, ch. cvii, p. 267) ; aussi est-ce le seul qui ait fourni un drame à grand succès ; et encore les trois quarts du succès étaient-ils dus au dénoûment qui était mis en scène, et qui jetait brutalement aux yeux du public le spectacle terrible de la chute d’Amy Robsart dans le précipice. »
  53. Catherine Howard, IV, tabl. vii, sc. i, ii, iii, iv, pp. 291-299. Cf. Ivanhoe (trad. Dumas), t. II, ch. xxxvi, pp. 163-164, ch. xxxvii, pp. 164-181, ch. xxxviii, pp. 181-186.
  54. Mes mémoires, t. X, ch. ccliii, p. 137.
  55. A. Royer, Histoire universelle du théâtre, t. V, ch. ii, p. 90. Cf. Mes mémoires, t. VI, ch. cxliv, p. 83. La pièce était écrite en collaboration avec Paul Fouché. Il faut dire, à l’honneur de Victor Hugo, que, son nom n’ayant point paru sur l’affiche de l’unique représentation qu’elle eut, il réclama publiquement, dès le lendemain, sa part de paternité.
  56. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxii, p. 133
  57. Voir ci-après, p. 300, note 1.
  58. Mes mémoires, t. IV, ch. xciv, p. 82.
  59. Mes mémoires, t. {{rom-maj|IV]], ch. xciv, p. 82.
  60. Histoire de mes bêtes, ch. ii, p. 11.
  61. Le Giaour, p. 63, col. 1. Traduction Pichot. Paris, Ed. Ledentu. 1838.
  62. Le Corsaire, chant I, ix, p. 90, col. 1.
  63. Manfred, I, sc. i, p. 358, col. 1. « C’est une convulsion, mais non pas une vie naturelle, »
  64. Manfred, III, sc. i, p. 345, col. 2.
  65. Le Pèlerinage de Childe Harold, chant II, xxi, p. 160, col. 1.
  66. Voir p. 78, note 2.
  67. Voir ci-dessus, p. 13, note 3. Cf. préface des Brigands, p. 5. « C’est aussi le grand genre d’aujourd’hui de donner carrière à son esprit aux dépens de la religion, si bien qu’on ne passe plus guère pour un génie, si l’on ne laisse son satyre ivre et impie fouler aux pieds les plus saintes vérités qu’elle enseigne »…
  68. La Tour de Nesle, II, tabl. IV, sc. ii, p. 38.
  69. Voir ci-dessous, p. 300.
  70. Mes mémoires, t. IV, ch. xcv, pp. 88 sqq. et surtout xcvi, p. 104.
  71. Teresa (Th., III), I, sc. i, p. 136.
  72. La Confession d’un enfant du siècle, ch. ii, p. 14. Cité par Dumas dans Les morts vont vite, t. II, Alfred de Musset, p. 152.