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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/01/04/01

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I

AVANT « HENRI III ET SA COUR ».

S’il est beau de louer des vertus étrangères, Il est doux de chanter la gloire de ses pères[1].

Ces vers servent d’épigraphe à un drame patriotique de Pixérécourt. Lorsque Dumas déclare dans Un mot qui précède Henri III, qu’il n’a rien fondé, il est modeste ; quand il cite Victor Hugo, Mérimée, Vitet, Loève-Veimars, Cavé[2], il est prudent : c’est trop ou trop peu. Il oublie un nom qui importe, et que lui rappellera Granier de Cassagnac, sans la moindre intention de lui être agréable[3]. Car il est inutile de remonter jusqu’à Sébastien Mercier ; Pixérécourt fut le précurseur du drame national et historique, voire du drame de clocher. « Je suis fier, dit-il dans la Préface de Charles le Téméraire ou le siège de Nancy, d’avoir pu célébrer le lieu de ma naissance. Je l’avouerai, j’ai savouré toutes les jouissances de l’orgueil en retraçant le sublime dévoûment de mes pères[4]. » Et il exprime avec naïveté, noble homme de Lorraine, l’état d’esprit populaire, qui faisait du drame historique l’inévitable conséquence de la Révolution ; dramatiste pour le peuple, il exalte cette superbe attendrie du peuple, qui s’avise que ses ancêtres firent les Croisades et qu’il est l’histoire, lui aussi. Raynouard, avec ses Templiers (1805), Lemercier avec son Charlemagne, arrêté par la censure de l’Empire, suivent un courant général, qui se perd dans la tragédie. Pixérécourt est franchement populaire.

Partant, il se pique d’érudition. Il cite ses auteurs ; il se réfère à Dom Calmet. Il étale ses documents, avant les appendices de Walter Scott, avant les préfaces de Victor Hugo. Pour justifier l’audace qu’il a eue de mettre en scène la chronique du Chien de Montargis, il s’appuie sur une liste d’auteurs graves ou de textes rares, parmi lesquels je distingue Jules Scaliger (De exercitatione, f° 272, édit. de 1557), lequel a glorifié ce chien digne de Plutarque. On lit en note, au bas des pages : « Historique », ou bien : « Propres paroles du duc de Bourgogne extraites d’un manuscrit du temps[5]. » Victor Hugo n’eût pas manqué à nous désigner ce manuscrit précieux. Et déjà l’érudition produit son ordinaire effet sur le théâtre ; Philippe de Commines est imperturbable en ses discours, presque autant que Ruy-Rlas. Et aussi, malgré l’innocente prolixité des propos du vertueux chroniqueur, Charles le Téméraire a les honneurs de la censure. Décidément, Pixérécourt est un précurseur.

Il le prouve par les effets scéniques qu’il tire de ses lectures, et l’importance qu’il donne aux tableaux dramatiques, tournant la théorie de Diderot et l’innovation de Beaumarchais au profit du décor historique ou simplement local. La plupart de ses mélodrames sont à grand spectacle. Même le spectacle y est souvent plus considérable que l’action. Dans Christophe Colomb la scène représente le plan coupé d’un vaisseau. C’est déjà l’Oncle Sam. Il peint « les mœurs de ce vaisseau[6] » à l’aide d’une page de commandements « techniques », qui rappelle le début de la Tempête[7]. S’il met des sauvages sur le théâtre, il s’efforce de conserver « les usages, costumes et signes caractéristiques[8] ». Oranko salue Karaka d’un « Cati louma[9] ». Dans Robinson Crusoé, Vendredi parle nègre, compte sur ses doigts, et n’a pour toute parure qu’un pantalon de matelot[10]. On se rapproche de la vérité géographique autant qu’on peut. Les paysages romantiques abondent dans les indications de la brochure. Je recommande aux amants du pittoresque le décor du dernier acte de Cœlina ou l’Enfant du mystère : lieu sauvage (tout ce qui est sauvage a de la couleur), connu sous le nom de Nant-d’Arpennaz, rochers élevés, pont de bois, vieux moulin avec sa roue qui tourne, torrent, éclairs, tonnerre répercuté par l’écho de la montagne, qui « porte la terreur et l’épouvante dans l’âme ». Bel orage pour un monologue de Triboulet ou pour une orgie à la Tour !

Et il connaît les sources du drame national. Il les exploite, avant les hommes de 1830. Il a lu Shakespeare, Gœthe et Schiller ; il lit Walter Scott. Il adapte des œuvres exotiques moins connues, ainsi que fera Dumas jusqu’à la fin. La Rose rouge et la Rose blanche est de 1809 ; il y a du Shakespeare là-dessous. Il écrit une Marguerite d’Anjou, pièce shakespearienne, un Christophe Colomb, après Lemercier ; il y viole seulement deux unités, au lieu que son devancier avait violé les trois. Dans la Fille de l’exilé ou huit mois en deux heures, il reprend courage et inaugure le drame-feuilleton, où Dumas devait sombrer. Il imite Walter Scott dans le Château de Loch-Leven[11]. Il adapte Kotzebue, transpose Guillaume Tell (1828). Dès le début de sa carrière Gœtz de Berlichingen, les Brigands, Fiesque lui sont familiers. Gœtz lui a fourni nombre de scènes d’assauts ou de batailles. Charles le Téméraire est de 1814. On y trouve l’attaque de Nancy et les Bourguignons noyés par des torrents d’eau qu’on voit arriver et bouillonner. Gœthe n’avait pas rencontré cet effet-là. La même pièce emprunte de la Pucelle d Orléans son dénoûment qui se complique d’un changement à vue, dont en une note l’auteur s’excuse. Il allègue l’exemple du Déserteur de Mercier ; mais l’influence allemande est manifeste [12].

Dès le 22 prairial an VI (11 juin 1798), elle se marque dans Victor ou l’Enfant de la forêt. Château fort gothique, herses, pont-levis, remparts, murs de défense, fossés d’attaque ; et Valentin, le vieil invalide attaché à la personne de Victor, tel Selbitz estropié d’une jambe : voir Gœtz de Berlichingen. Ici Fritzierne joue le personnage de Gœtz lui-même. Il est généreux ; il a une fille charmante ; il supporte le siège de son château pour la défense d’une pauvre femme : voir Gœtz de Berlichingen[13]. Mais voir aussi les Brigands de Schiller[14]. Roger, le chef des Indépendants[15], n’est pas un philosophe de l’envergure de Charles Moor. Mais il a le cœur sensible. Il retrouve son fils et lui parle «  vivement et avec âme[16] » ; ainsi parle Moor revoyant son père. Et il est au-dessus des préjugés, lui aussi. « … Va, tu préférerais bientôt les charmes d’une vie libre et indépendante aux prétendus avantages que les préjugés semblent te promettre dans la société [17]. » Je me souviens à peine qu’il a sur la conscience la mort de sa femme, Adèle, qu’il avait enlevée à ses parents. N’avait-elle pas prétendu soustraire leur enfant à la gloire de la profession paternelle ? Un homme qui est parvenu à la situation de Roger dans la forêt de Kingratz, ne peut mourir sans héritier. La troupe des Indépendants est un État dans l’État. Ce sont d’honnêtes bandits, qui vivent heureux et doux sous l’œil du chef. Avec l’âge, ils feront de bons fonctionnaires d’Empire. « Brigands !… Et qui t’a dit que mes camarades méritassent de porter ce nom ? Je ne te cacherai pas que plusieurs d’entre eux avaient eu une jeunesse fougueuse, et que, moi-même, poussé avec ardeur vers le vice, qui me semblait plus attrapant que la vertu, j’avais bien quelques torts à me reprocher. Quoi qu’il en soit, ces hommes ardents, audacieux, m’ont choisi pour leur chef, pour leur premier ami[18]. » Aussi bien, c’est un phalanstère de Figaros sur le retour, plutôt que de bandits. Et voici les hautes vues moralisantes : « Dès ce moment, j’ai formé le projet de les rendre meilleurs, de les soumettre à des statuts, à des convenances sociales[19] ». Le Figaro bourgeois apparaît : quand deux Français sont réunis, ils se constituent en société avec un président et des statuts ; à trois, commencent les convenances sociales.

Pixérécourt imite, mais il adoucit, tempère, il met la morale en action. Si Roger est le chef des Indépendants, c’est pour défendre les faibles contre les riches insolents et oppresseurs. Je reconnais Gœtz, je retrouve Charles Moor. « Qui t’en a donné le droit ? — Mon amour pour l’humanité[20]. » À l’exemple de Charles Moor, il confesse son erreur, mais avec plus de contrition. On se rappelle le dernier et fier couplet du Brigand : « Hélas ! fou que j’étais, de m’imaginer que je perfectionnerais le monde par des crimes et que je maintiendrais les lois par l’anarchie[21] !… » Roger, au moment de mourir, dit d’une âme chrétienne : « J’ai voulu te faire l’aveu des crimes que j’ai cherché vainement à déguiser sous les systèmes les plus faux et les plus dangereux [22] ». Pixérécourt en profite pour faire aux Indépendants enchaînés un sermon tout empreint du lyrisme de Charles Moor, mais assagi et commenté selon la formule édifiante et dulcifiante de la Mère coupable[23].

Ce mélodramatiste est un précurseur circonspect. On ne reconnaît pas tout son mérite en disant qu’il a préparé le public au jeu du décor et de la machine. Les sources mêmes du drame national, il les dérive avec précaution. Il embourgeoise Gœthe et Schiller. Il exalte l’individu avec modestie. Il a des révoltes paisibles. Une énigme transparente enveloppe ses personnages. Il viole les règles discrètement, et séduit les femmes avec des égards[24]. Son exaltation est vertueuse, mais il est lyrique à sa façon, à la suite des modèles, qui sont tout justement ceux de Dumas.

C’est un écho timide, et qui répercute tout de même. Il a du goût, non pas effréné, pour les bandits, les brigands rêveurs, les écumeurs utopistes, les forbans naïfs, pour tous les pitoyables héros en marge de la société. Victor et consorts, qui ont dans leur passé un secret originel, issus d’Hamlet, de Fiesque, de Faust, et aussi (disons-le dès maintenant sous réserve de le redire) de notre Figaro, sont les épreuves avant la lettre des Antony, des Richard, des Buridan, des Hernani, des Gennaro, et des Ruy-Blas. Cœlina, enfant du mystère, est aussi la fille d’une grande dame, d’une très grande dame et de Francisque, pauvre homme muet, que l’on reconnaît finalement pour un ancien peintre. Pixérécourt, en 1802, contemporain des Augereau, des Bernadotte, des Marceau, des Bonaparte, ne peut pas encore exploiter la légende. Avec un peu d’audace, il faisait de Cœlina la fille d’un prince ou d’un bourreau. Mais puisant où les romantiques ont puisé, il mêle déjà le rire aux larmes, et le quatuor des drames romantiques apparaît selon la fine remarque de M. Petit de Julleville[25] : une jeune fille douce comme les anges et fière, et tendre, et vaillante, et pure (telles Ophélia, Marguerite, Amalie) ; le jeune premier, l’âme pétrie de mystère et d’amour (Hamlet , Fiesque ; ; le traître renforcé , descendant d’Iago et du nègre Hassan ; enfin chez Hugo le gracioso Espagnol, chez Dumas, plus moderne et plus vrai, le mari, le père, le chef de la famille, centre de l’émotion dramatique. Joignez que Pixérécourt est capable, tout comme un autre, d’exécuter une tuerie à la fin d’un mélodrame ou de jeter une scène de séduction au début[26]. Que lui-a-t-il donc manqué pour créer le drame national ?

Dumas le fit voir, qui avait connu ce théâtre. Quand il mettait en scène le Gentilhomme de la montagne, il reprenait Hernani selon la formule de Victor. Il s’en tenait au mélodrame sciemment et délibérément. Pixérécourt ne dépassa point ce genre, mais ce fut malgré lui. Il a compris le public de la Révolution et de l’Empire ; il en a deviné l’état d’imagination et les convoitises. Il a fait effort d’invention, de mouvement, dans la mesure de son talent, qui était nul au regard de la littérature, mais non pas sur la scène. Il n’a aucune observation ; et il n’a pas non plus la passion. Il s’est trompé de route. Il s’accroche au Beaumarchais de la Mère coupable et à Figaro grisonnant. Juste au moment que les tableaux de mœurs ou d’histoire vont prendre sur la scène une place prépondérante, il néglige le Barbier et le Mariage, qui ont préparé, compliqué et assoupli la technique. Ses drames ou mélodrames atteignent péniblement trois actes ; parfois deux lui suffisent ; encore donne-t-il trop souvent la sensation du mouvement dans le vide ; à défaut de passion, il possède une certaine sensibilité larmoyante, dont Beaumarchais avait déversé le trop-plein à la fin de sa trilogie, et qui menaçait déjà de rompre les digues dans le Mariage. Pour lutter contre les Bégears, les Figaros de Pixérécourt sont pleins de bonnes intentions, qu’ils expriment dans une langue lamentable, mouillée de pleurs et semée d’aphorismes prudhommesques et consolants. Sa morale, au dénoûment, est un commentaire de ces mots du comte Almaviva vieilli : « Ô mes enfants ! il vient un âge où les honnêtes gens se pardonnent leurs torts, leurs anciennes faiblesses, font succéder un doux attachement aux passions orageuses qui les avaient trop désunis[27] ». Dumas, qui connaissait les ressources pathétiques du mélodrame et sut mettre à profit l’exemple et le public de Pixérécourt, a été plus clairvoyant dans le choix de la tradition française qu’il devait suivre. Il se rattache aussi à Beaumarchais, mais il tient Eugénie et la Mère coupable pour « la pire école de drame[28]  ».

Il en crut trouver une meilleure dans l’œuvre de Mérimée. Ce fougueux touche-à-tout subit l’influence de ce gentleman froid. Ne l’eût-il pas expressément déclaré[29], Don Juan de Marana suffirait à nous renseigner. Je crains d’ailleurs que ce cousinage ne soit encore un plaisant quiproquo, tout à fait digne du théâtre. J’ai indiqué que dans la Chronique du règne de Charles IX, Mérimée, écrivant un roman historique, raille finement les romanciers à la mode de Walter Scott. Le Théâtre de Clara Gazul me fait tout l’effet d’une mystification, d’une raillerie continue, dont Dumas fut dupe ; avec quel entrain, on s’en doute. C’est l’armature, l’écorché du drame national ; ou n’en serait-ce pas plutôt la critique la plus pénétrante ? Cette comédienne espagnole a tant d’esprit !

Pan, pan, pan ! — Les trois coups. — Le rideau se lève. — Ris, souffre, pleure, tue ! — Il est tué ! — Elle est morte ! — Fini. — Point de drame ; mais la trame. N’est-ce donc pas plus difficile que cela ? Ou ne serait-ce que la parodie ? Possible. La théorie et le rudiment ? Peut-être. La condamnation du drame historique ? Il faut voir. Et l’on voit dans le prologue des Espagnols en Danemark une fine moquerie des trois unités [30]. Mais tournez la page, et vous rencontrez ce couplet à l’adresse de la logique dramatique des petites causes et des grands effets, qui est celle de Figaro, de Pinto, d’Othello et de Fiesque, d’Henri III et de Ruy Blas, de la duchesse de Marlborough et de Bertrand et Raton : « Bagatelles ? Bagatelles ? Ah ! Élisa, dans les affaires rien n’est à dédaigner. C’est pourtant un poulet rôti qui m’a fait découvrir la cachette du général Pichegru[31] … » Voilà pour la valeur philosophique de ces événements de tréteaux. Quant à ces passions rudimentaires, que Mérimée simplifie encore, est-ce qu’en vérité le grotesque serait si proche du sublime ? Ainsi réduits, ces bouillons de l’âme nous effraient ; y faut-il voir la quintessence du drame, ou simplement le faux et le ridicule ? Une femme comparait devant le tribunal inquisiteur. Il n’est pas temps de rire. Mariquita, dont la profession (« diable !… je ne sais trop que dire ») est de « chanter, danser, jouer des castagnettes, etc., etc.[32]  », ôte son voile. Les trois juges sont amoureux. « Vive Dieu ! Quelle jolie fille ! » observent Rafaël et Domingo. Antonio, plus jeune, baisse les yeux, fait appeler le tortionnaire ; il est comme frappé de la foudre ; sa voix tremble ; il tombe évanoui[33], ni plus ni moins qu’Othello, tout à fait incapable de prier. À la seconde scène, il se voue à l’enfer. À la troisième, il crie : « Qu’est-ce que l’enfer, quand on est heureux comme moi ? » En une heure le saint homme est devenu fornicateur, parjure, assassin. « En voyant cette fin tragique, vous direz, je crois, conclut Mariquita, qu’une femme est un diable[34]. » Oui, mais

que conclure des moyens dramatiques du vieux Lope, que la jeune France admire et à l’imitation duquel les aspirants dramaturges s’élancent ? De ces rudes passions, de ces passions frénétiques, de ces passions expéditives du drame nouveau ? Est-ce que souffrance, jalousie, tuerie vont consister seulement en un jeu des muscles ? N’y a-t-il rien d’autre là-dessous ? L’amour n’est-il que cris, coups, convulsions, mort ? N’est-ce même qu’une terrible piperie de théâtre, et lui ferons-nous l’aumône d’un sourire à la façon de Fray Eugenio ? « Ne m’en voulez pas trop, si j’ai causé la mort de ces deux aimables demoiselles[35]. » Faut-il enfin croire que tout cela n’est que mômerie, toute cette dramaturgie à la remorque, plus brutale que sincère ? Inès meurt sur la scène. « L’auteur m’a dit de ressusciter, reprend-elle après un instant, pour solliciter votre indulgence[36]. » Et comment écarter le souvenir du mot de Dorval à la fin d’une représentation d’Antony, où le rideau s’était abaissé trop vite : « Je lui résistais, il m’a assassinée » ?

De qui se moque-t-on ici ? J’ai grand’peur que ce ne soit du drame même, et que nous n’ayons affaire à un cas de prescience critique assez rare. Tout le théâtre de Dumas, celui-là surtout, y est d’avance criblé. Fièvre, mouvement, viols, meurtre, suicides, scepticisme, satanisme[37], procédés nouveaux, conventions de demain, rien n’échappe aux pointes de cet ironiste. « Pour un enlèvement, il faut autre chose que de l’amour ; il faut ce dont les romanciers ne parlent pas : de l’argent, et beaucoup d’argent[38]. » Cela tombe droit sur les héros voyageurs de Dumas, comme plus tard les malices de MM. Meilhac et Halévy. Qu’est-ce donc ? La préface de la Famille de Carvajal accroît en nous cette perplexité. Après la tragédie condamnée par un marin, voici le drame défini par une jeune tête de quinze ans. «… Ne pourriez-vous pas, monsieur, vous qui faites des livres si jolis, me faire un petit drame… bien noir, bien terrible, avec beaucoup de crimes et de l’amour à la lord Byron ?… — P.-S. Je voudrais bien que cela finît mal, surtout que l’héroïne mourût malheureusement. — Second P.-S. Si cela vous était égal, je voudrais que le héros se nommât Alphonse. C’est un nom si joli[39]. » Ce souhait ne devait se réaliser que plus tard, après les effusions des romantiques. Mais pour ce qui est de « finir mal », il semble que Dumas, si fertile en dénoûments lugubres, n’ait jamais rencontré mieux. « Ainsi finit cette comédie et la famille de Carvajal. Le père est poignardé, la fille sera mangée ; excusez les fautes de l’auteur[40]. » Cet écrivain est-il sérieux ? Ou badin ? Imitateur ou perfide dans l’imitation ? Novateur ou pince-sans-rire ? Peut-être tout cela ensemble. À coup sûr, jamais littérateur d’avant-garde ne fut plus sujet à caution ; car jamais le convenu ni le forcené du drame de 1830 ne furent plus cruellement percés à jour. Restait à en mesurer la valeur historique et la qualité nationale. Mérimée fait paraître la Jaquerie (1828).

Les tableaux sont à la mode ; le théâtre nouveau, duquel on sait que dépendent les destinées de la nation, puise à même dans l’histoire. Cela prêche la popularité. Si nous écrivions la Jaquerie, scènes féodales. Le mot de Mascarille en sera l’épigraphe : « Je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine ». Alors quoi ?… Est-ce que d’aventure tout le secret de ce drame national serait un adroit découpage de scènes, de tableaux et de madrigaux ? La préface commence par ces paroles : « Il n’existe presque aucun renseignement historique sur la Jaquerie ». Prétend-on insinuer que les événements n’en sont que plus commodes à dialoguer ? Serait-ce là le fonds historique de cette inspiration populaire, qu’on détaille en scènes, en attendant qu’elle réussisse sur la scène ? Et je vois défiler, après cette caution de la préface, cent quarante pages de tableaux atroces, hauts en couleur, soutenus de notes à la fin du volume, selon la méthode de Pixérécourt et de Scott, et de quelles notes, et de quelle érudition ! Il en est de courtes, comme celle-ci : « Comme il faut que chaque métier ait un patron, les voleurs ont choisi saint Nicolas[41] ». D’autres sont plus étendues. Or, au moment que Mérimée apporte sa contribution au drame national, il imite, et de près, Gœtz de Berlichingen, les Brigands, Guillaume Tell, comme si, en vérité, la nationalité de ce drame était à ce prix. Posément, flegmatiquement, il nous conduit d’abord dans une salle gothique du château d’Apremont et se conforme au plan gigantesque de Gœthe. Voulue ou non, jamais ironie ne fut aussi féconde. Tant de passion ou d’histoire parlante éblouit Dumas. Et ce qui l’éblouit l’enflamme.

Pour être vrai, il faudrait clore ici la liste des précurseurs immédiats qui ont agi sur lui. Casimir Delavigne, qui réforma le code de l’amour avec l’École des vieillards, eut plus d’influence sur le poète de Hernani. Il alla de l’avant avec modération ; il connut les sources et, dès Marino Faliero, les mit en œuvre. Il lui manqua le grain de folie. Homme de théâtre, mais homme de goût, avec beaucoup de talent mais sage et d’un humaniste, il était aux antipodes des visées de Dumas. Et comme on ne peut pas dire que ce Marino Faliero (de trois mois postérieur à Henri III et sa Cour), qui ne fut une œuvre inutile ni pour Victor Hugo ni pour Alfred de Vigny[42], soit un drame national, ou simplement historique, mais peut-être une tragédie nullement inférieure, et peut-être aussi une adaptation, un compromis exécuté d’une main adroite et prudente[43], — il faut bien en croire l’auteur d’Antony qui affirme son antipathie pour la manière de Casimir Delavigne[44]. Quant à de Vigny, il est un novateur, mais à la suite ou en dehors. La traduction du More de Venise ne devance pas Henri III ; le reste ne le dépasse point. Il se pourrait qu’il n’eût écrit, à la rencontre, qu’un acte, un seul, vraiment original et neuf : et ce n’est pas le dénoûment de Chatterton que je veux dire, mais une piécette intitulée : Quitte pour la peur, dont on ne parle plus. On a tant parlé du théâtre de Victor Hugo.

  1. Théâtre de René-Charles Guilbert de Pixérécourt, 10 vol., Paris, chez J.-N. Barba, libraire, Palais-Royal. Le tome I est revêtu d’une dédicace autographe au baron Taylor, à qui est dédié Henri III et sa Cour. — T. VI, Charles le Téméraire ou le Siège de Sancy, représenté pour la première fois à Paris, le 26 octobre 1814. La pièce est « dédiée à la ville de Nancy » (patrie de l’auteur), accompagnée d’un avant-propos « aux habitants de Nancy », et augmentée d’une « Note historique et Préface ».
  2. Théâtre, t. I. Un mot, p. 115.
  3. Voir art. du Journal des Débats du 30 juillet 1834.
  4. Notice et Préface historique, p. 8.
  5. Charles le Téméraire, p. 38 et passim.
  6. T. VI. Avant-propos de Christophe Colomb. L’auteur au public, p. v. Cf. Note historique et préface de Charles le Téméraire, p. IX : « J’ai tâché du moins que l’on y reconnût une teinte locale, le ton du sentiment, et les couleurs historiques ».
  7. Christophe Colomb, ou la découverte du nouveau monde, I, sc. i, p. 9. Cf. la Tempête (Th., I, trad. Montégut), I, sc. i, p. 9.
  8. Avant-propos de Christophe Colomb. L’auteur au public, p. v.
  9. Christophe Colomb, III, sc. iii, p. 67. Kérébek, Oranko, Karaka s’expriment en leur langage naturel. Tout est naturel dans cet acte, depuis les personnages jusqu’à la cascade double, qui jaillit du rocher de la toile de fond ; une note nous prévient (p. 66) qu’elle est naturelle aussi. Voir tout le détail de la mise en scène de cet acte III, p. 66 — et le pittoresque répandu « avec profusion ».
  10. Robinson Crusoé (Th., IV), I, sc. i, p, 3.
  11. Voir l’Abbé, ch. xxi sqq.
  12. Charles le Téméraire, III, sc. xii, p. 87. « Le théâtre change et représente l’étang Saint-Jean, etc…. » Voir la note : « J’ai constamment respecté les lois établies par les maîtres de l’art, mais dans cette circonstance je tenais à présenter toute la vérité ». La vérité, c’est que l’assaut est une réminiscence de Gœtz de Berlichingen (acte III et passim), cf. Ivanhoe, et que le combat singulier, visière baissée, de Léontine et de Charles (III, sc. xv, pp. 90 et 91) est un souvenir de Schiller. — La Pucelle d’Orléans, II, sc. viii, p. 185.
    Ce n’est pas la liste complète des inspirations étrangères qu’a pu recevoir Pixérécourt. Mais c’est l’important. Pixérécourt, comme Dumas, a mis tout à la scène, les Natchez, Robinson Crusoé, et il a souvent adapté ou traduit. Voir Histoire de la littérature française de G. Lanson. Note de la p. 952.
  13. Gœtz de Berlichingen, surtout le III. Cf. Victor ou l’Enfant de la forêt (Th., I), tout le II.
  14. Tous ces brigands portent des noms allemands ; seuls, l’officier Forban et l’invalide Valentin nous rappellent que nous sommes à l’Ambigu. Victor dit à Roger (III, sc. viii, p. 47) : « Eh ! n’est-ce point avec les mêmes hommes que depuis vingt ans tu portes le deuil et la désolation par toute V Allemagne ? »
  15. Voir Robin Hood et ses « outlaws », postérieurs (1818), mais pareillement imités des Brigands.
  16. Victor, III, sc. vi, p. 43.
  17. Ibid., p. 45.
  18. Ibid., p. 46.
  19. Ibid., p. 46.
  20. Victor, p. 47. Voir toute la scène d’explication entre le fils et le père, où l’un se fait juge de l’autre ; situation souvent reprise au théâtre. Cf. la Mort de Wallenstein, II, VIII, pp. 464-467. Cf. le Fils naturel ; Maître Guérin ; Pour la couronne.
  21. Les Brigands, V, sc. ii, p. 163.
  22. Victor, III, sc. xvi, p. 54.
  23. La Mère coupable, V, sc. viii. Cf. ci-après, p. 123, n. 2.
  24. Valentine ou la Séduction, I, sc. i, p. 3.
  25. Le Théâtre en France, ch. xi, pp. 358-359.
  26. Valentine ou la Séduction, I, sc. i et ii, pp. 3-8.
  27. La Mère coupable, V, sc. viii.
  28. Mes mémoires, t. IV, ch. xcvii, p. 115.
  29. Théâtre complet, t. I, p. 115, voir plus haut, p. 114.
  30. Théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnole, Paris, H. Fournier, 1830. Les Espagnols en Danemark, prologue, p. 19. « Et les unités ?» — «  Ma foi, je ne sais pas ce qu’il en est. Je ne vais pas m’informer, pour juger d’une pièce, si l’événement se passe dans les vingt-quatre heures… comme cela se pratique de l’autre côté des Pyrénées. »
  31. Les Espagnols, journée II, sc. i, p. 61.
  32. Une femme est un diable, sc. i, p. 145.
  33. Ibid., sc. I, p. 151.
  34. Ibid., sc. iii, p. 159.
  35. L’Occasion, sc. xvi, p, 190.
  36. Inès Mendo, journée III, sc. v, p. 293 ; et Mes mémoires, t. VIII, ch. cxix, p. 116.
  37. Voir le Carrosse du Saint-Sacrement ; le Ciel et l’Enfer ; Inès Mendo ; et l’Occasion, sc. iv, p. 349 : « Demain, je serai dans mon confessionnal depuis midi jusqu’à deux heures ; préparez-vous, dans l’intervalle, par des exercices de piété. Il faut que je vous quitte ; Madame la supérieure m’attend pour prendre le chocolat. »
  38. L’Occasion, sc. vii, p. 374.
  39. La Famille de Carvajal, préface, p. 432, édit. Charpenlier, 1842.
  40. La Famille de Carvajal. « Excusez les fautes de l’auteur » est une formule du théâtre espagnol.
  41. La Jaquerie, p. 402, n. 8.
  42. Voir ci-après, pp. 140 et 354.
  43. Voir plus haut, p. 112, n. 1.
  44. Mes mémoires, t. IV, ch. xcii, pp. 49-64. Voir plus bas, p. 426, n. 1.