Le Drame irlandais/03

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L. Paul-Dubois
Le Drame irlandais
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 792-823).
LE DRAME IRLANDAIS

III [1]
L’ULTIME ÉPREUVE

Cosas de Irlanda !... Qui comprendra jamais les choses d’Irlande ? C’est toujours en Erin l’imprévu qui arrive, l’invraisemblable qui se vérifie ; il pèse sur l’Ile Verte une malédiction qui fait que rien ne peut lui réussir, et tels sont les caprices de son destin que l’observation en reste sans cesse déconcertée. Voilà ce qu’on entend dire, depuis deux ans surtout que se déroule sous nos yeux le dernier acte du drame irlandais. Oserons-nous prétendre que, si incompréhensibles que paraissent à première vue les événements, il est à croire qu’ils ont en Irlande comme ailleurs leur logique, et qu’ils s’enchaînent tout de même avec une rigueur quasi fatale, assez claire après tout pour qui veut se donner la peine de discerner les facteurs essentiels de leur jeu ?

Nous avons dit comment l’Irlande, ayant rejeté les voies de droit, s’est donnée à l’Extrémisme, nous avons vu l’Extrémisme s’exalter dans la lutte contre l’Angleterre. Au mois de juin 1921, il semble triompher. Après deux ans de guerre, l’Irlande se voit offrir la paix par le Gouvernement britannique, et, avec la paix, l’autonomie au sein de l’Empire : ce n’est pas tout son idéal, ce n’est pas l’indépendance pleine et entière, c’est du moins tout le possible, toute la substance réelle de la liberté. Mais voici le retour fatal et brutal des choses. Comblée à la fois et déçue par sa victoire, aveuglée par sa passion, victime elle-même de la violence qu’elle a appelée à son aide, elle se divise, elle se déchire et s’épuise. Incapable de se refréner, de se discipliner, l’Extrémisme sombre dans l’anarchie et la guerre civile. Après le triomphe, c’est pour lui la dégradation et la décadence. Puissions-nous voir un jour du désordre s’élever un ordre nouveau et la paix renaître dans Erin délivrée !


Plus violente, plus atroce que jamais, la guerre anglaise en Irlande battait son plein lorsque, le 6 juin 1921, par une lettre publique, le premier ministre britannique, M. Lloyd George, invita les représentants de l’Irlande, c’est-à-dire M. de Valera, « en qualité de leader choisi par la grande majorité des Irlandais du Sud, » et sir J. Craig, chef du Gouvernement constitué dans les six comtés du Nord-Est de l’Ulster par l’Acte de 1920, à prendre part à une conférence en vue de mettre un terme au conflit séculaire. La nouvelle provoqua, selon les milieux, de la joie, de la stupeur, du soulagement, de la consternation, mais surtout une surprise générale. M. Lloyd George n’avait-il pas proclamé naguère qu’il fallait « casser les reins au terrorisme avant d’avoir la paix, » et qu’« il ne saurait y avoir de conciliation avant que le complot soit anéanti, la civilisation ne pouvant admettre pareil défi à ses lois les plus élémentaires ? » Et plus récemment : « Abandonner la force, ce serait capituler devant le crime et le séparatisme. » N’avait-il pas déclaré que « toute cette prétention de l’Irlande à être une nation n’est qu’imposture et mauvaise foi ? » N’est-ce pas hier que le lord Chancelier avait annoncé l’intention d’activer la guerre et de la mener jusqu’au bout avec une main de fer : « nous n’avons personne en face de nous pour négocier. » Or, voici que le premier ministre anglais s’adresse officiellement aux « rebelles, » à ceux qu’il venait de stigmatiser du nom de « bande d’assassins, » et leur propose de venir négocier avec lui à Londres sur un pied d’égalité. A ceux qu’il menaçait de prendre à la gorge, voici qu’il tend la main. Quel coup de théâtre, et qui eut pu s’attendre à une volte-face aussi imprévue, même de la part d’un homme d’Etat qui, comme M. Lloyd George, a si souvent étonné le monde par ses brusques changements de front !

A ce revirement soudain de la politique britannique vis à vis de l’île sœur, il y avait, à vrai dire, des raisons impérieuses. D’abord, et c’est le fait essentiel et décisif, la coercition, avec toutes ses rigueurs, la guerre, avec toutes ses horreurs, ont échoué contre l’insurrection irlandaise. L’Angleterre n’a pas réussi à venir à bout de la résistance d’Erin. Pour réduire militairement les rebelles, combien d’années faudrait-il, et combien de dizaines de milliers d’hommes en plus des 60 000 soldats déjà engagés, alors que le temps passe et que les effectifs font défaut ? L’Angleterre n’a d’ailleurs que trop de difficultés de toute sorte de par le vaste monde, il lui faut alléger ses positions et avoir d’abord la paix chez elle. Et puis l’Irlande de nos jours n’est plus seulement en Irlande, elle est partout dans le monde anglo-saxon, et la question irlandaise a de beaucoup dépassé le cadre du Royaume-Uni. Les excès britanniques, les « représailles, » les atrocités des Black and Tans ont fait au dehors un tort immense à l’Angleterre. Toute sa politique extérieure s’en ressent. Aux Etats-Unis, son prestige en est fort ébranlé, et il importe qu’à l’heure où va s’ouvrir la conférence de Washington, John Bull ait rétabli son crédit chez le cousin Jonathan par un acte de conciliation à l’égard des Irlandais. Au sein même de l’Empire, la réaction est très vive contre l’« impérialisme » anglais en Erin. Comme avec les Irlandais-Américains, l’Angleterre doit compter avec la diaspora irlandaise qui s’agite, minorité remuante et puissante, dans les Dominions et les colonies. Justement, le 20 juin, se réunit la Conférence impériale des premiers ministres. Si officiellement elle ne doit pas traiter des affaires d’Irlande, elle ne manquera pas de s’en occuper officieusement. Déjà, à Londres, le général Smuts, l’ex-adversaire de lord Roberts dans la guerre du Transvaal, rallié depuis lors à l’Empire et devenu premier ministre loyaliste de l’Afrique du Sud, un homme dont la voix est autorisée et écoutée, a pressé le Gouvernement de renoncer en Irlande à une politique de force qui risque de « miner la substance même de la communauté britannique ; » et ainsi a fait M. Meighen, premier ministre du Canada.

Ainsi le Gouvernement de Londres n’a plus le choix : impossible de continuer dans la voie de la violence, force lui est de négocier, quitte à reprendre la guerre en cas d’échec. Mais il se trouve que négocier même est fort difficile, et M. Lloyd George n’aura pas trop pour aboutir de toute sa souplesse et de sa fertilité de ressources. D’une part, les Orangistes de l’Ulster chercheront à faire échouer des pourparlers où ils sentent une menace pour ce qu’ils appellent leurs libertés, c’est-à-dire leurs privilèges. Ce n’est pas par esprit de sacrifice qu’ils ont accepté naguère, des mains de M. Lloyd George, le home rule organisé pour leurs six petits comtés par le Government of Ireland Act de 1920, mais comme une arme défensive, — et offensive au besoin, — contre l’Irlande nationale, et un sûr moyen d’empêcher l’unité et l’indépendance irlandaise. A ce home rule local, ils se tiennent comme à leur charte définitive : ils refuseront donc de participer aux négociations entre Londres et Dublin, et s’efforceront de brouiller les cartes en jouant adroitement de l’atout que leur a si imprudemment donné M. Lloyd George et qui maintenant se retourne contre lui-même. D’autre part, ce qui est plus grave, c’est qu’entre lui et les dirigeants de l’Irlande nationale, les thèses posées sont diamétralement opposées, les points de départ et les points de vue sont en contradiction absolue. M. Lloyd George part du Government of Ireland Act de 1920, qui a offert un semblant d’autonomie à chacune des deux parties en quoi il a divisé l’Irlande, à l’Irlande nationale (qui n’a pas voulu d’un cadeau trompeur et d’une loi de division) comme aux six comtés du Nord-Est ; il est disposé à élargir cette loi, mais sans sortir de son esprit, c’est-à-dire du partage de l’Irlande en deux Irlandes, et sans sortir non plus de l’Empire et de la souveraineté de la couronne. Pour les maîtres actuels d’Erin, au contraire, il n’y a qu’une Irlande, au nom de qui M. de Valera prétend parler seul, l’Ulster orangiste n’étant séparé du reste du pays que par l’artifice d’une loi anglaise, c’est-à-dire étrangère, nulle et non avenue aux yeux des Irlandais. Et cette Irlande unique est une nation indépendante et souveraine, en dépit de l’Acte d’Union de 1800, parce que les droits d’une nation sont imprescriptibles, et parce qu’en fait la déclaration solennelle de cette indépendance a été formellement faite par la Dail à Dublin le 21 janvier 1919. Les Anglais ne sont en Irlande que des étrangers sans titre, des oppresseurs sans droit : ils n’ont qu’à s’en aller. Il n’y a pas de question d’Irlande, il n’y a qu’une question de l’occupation illégale et de l’évacuation nécessaire de l’Irlande par les Anglais.

Ajoutez que, chez les Extrémistes, la doctrine et l’idéologie jouent le premier rôle. Volontiers ils diraient comme Royer-Collard : je méprise un fait. Fidèles aux formules rigides, aux affirmations définitives qui font sur l’adversaire l’effet de provocations, ils pensent que concéder quoi que ce soit, fût-ce par implication ou prétérition, sur la rigueur d’un principe, c’est se rendre sans condition. Ils manquent du sens du réel et du possible. Quand on leur dit qu’une nation ne vit pas de théories et que le sentiment n’est pas une politique, ils répondent que l’idée saura vaincre par sa seule force, et que, des opportunistes ou des idéalistes, ce sont ces derniers qui représentent les vrais hommes pratiques. La force des choses leur semble vicier toutes choses : négocier avec l’Angleterre, c’est obliger un homme désarmé à discuter avec un homme armé qui braquerait son pistolet sur le premier. Ils sont dupes de naïves illusions et de chimériques prétentions : c’est ainsi que, selon M. de Valera, de deux nations voisines et adverses, l’une faible et l’autre forte, c’est la plus faible qui comme telle aurait droit à réclamer de la plus forte des gages de sécurité ; l’Irlande, État neutre, devrait aussi voir garantir son inviolabilité par les États-Unis, les Dominions britanniques, etc. ! Convaincus d’ailleurs qu’ils sont sortis de la guerre anglo-irlandaise victorieux, et invincibles, — n’est-ce pas l’Angleterre qui est venue leur offrir la paix ? — ils se croient en mesure d’exiger d’Albion, réduite à quia, des sacrifices sans limite.

N’est-ce pas miracle que, dans des conditions aussi défavorables, les négociations aient pu aboutir, et même commencer, car entre les faits positifs, sur lesquels on est à Londres prêt à discuter, et les principes abstraits où on se tient à Dublin, il n’y a pas plus de point de contact qu’entre deux plans parallèles. De fait, après que M. Lloyd George eut offert à l’Irlande, en mise de jeu, le statut de Dominion, moins six réserves financières et militaires, offre repoussée d’abord avec dédain par les Irlandais, trois mois se passent en vaines controverses épistolaires avec le « Président » de Valera. Celui-ci, tout en détruisant pièce à pièce tous les arguments, toutes les propositions adverses, ne cesse de proclamer la souveraineté et l’indépendance irlandaise, et son refus de l’allégeance au Roi, du ton le plus doctoral, avec une hauteur voisine du défi : il voudrait rompre les ponts qu’il ne s’y prendrait pas autrement ! Devant ce flot de dialectique intransigeante, M. Lloyd George, d’habitude si nerveusement autoritaire, fait montre d’une singulière souplesse et d’une patience qu’on a pu qualifier d’angélique : tant il a besoin de la paix irlandaise ! Deux fois le fil est rompu, et deux fois il le renoue de ses propres mains. Il met du sien tout ce qu’il peut. Il cède sur les mots : il ne sera plus question de concession gracieuse, mais de traité, on ne parlera plus d’union, mais d’association. Il abandonne les six réserves du début. Il renonce à exiger l’acceptation préalable de l’allégeance à la couronne, grâce à quoi il finit par obtenir de M. de Valera qu’il envoie des plénipotentiaires (en tête seront Arthur Griffith et Michaël Collins) à une Conférence qui se réunira à Londres, sans condition préliminaire, sans « préjudice, » comme on dit là-bas. C’est avec bien de la peine qu’il les amène là, chez lui, à Downing Street ; mais là, autour du tapis vert, il les tient, et son expérience, son adresse de vieux routier de la diplomatie va triompher. Non sans peine d’ailleurs. Les Irlandais ont un atout dans les mains, l’indépendance, la république : ils jettent cette carte pour obtenir l’unité irlandaise, c’est-à-dire l’inclusion de l’Ulster dans l’Irlande nouvelle. Mais l’Ulster refuse, et M. Lloyd George a promis de ne pas lui faire violence. Tout va se rompre quand M. Lloyd George, après avoir habilement laissé traîner la discussion, se sent en mesure de poser aux Irlandais son ultimatum, avec huit jours pour l’accepter : il a laissé courir le poisson, et maintenant il le « ferre » d’un coup sec. Il s’est montré assez large dans ses concessions, assez beau joueur pour avoir l’opinion pour lui. Et d’autre part, les Irlandais sentent que, s’ils rejettent l’offre ultime, ils verront se détourner d’eux les sympathies du monde, et leur pays menacé d’une guerre d’extermination : à la dernière heure, ils se résignent donc, le cœur lourd, à accepter un pacte qui, tout en restant bien loin de leurs revendications théoriques, assure du moins à leur pays des avantages de premier ordre. L’accord est signé dans la nuit du 5 au 6 décembre 1921, en l’absence des Ulstériens qui ont boudé jusqu’au bout.

Le traité de Downing Street, — ce n’est pas une charte octroyée, mais un véritable traité comme il en serait passé entre deux puissances indépendantes, satisfaction de principe qui doit compter aux yeux des Irlandais et vaut presque une reconnaissance implicite de la souveraineté d’Erin, — est comme tous les traités un compromis fait de concessions mutuelles : l’Irlande a beaucoup cédé sur les principes, la Grande-Bretagne en a fait autant dans les faits. L’Irlande reçoit le nom d’Etat Libre : c’est le nom officiel, Saorstat en gaélique, qu’elle s’est donné à elle-même depuis trois ans. Elle reçoit dans l’Empire, ou, comme on dit maintenant, tant le mot d’Empire sonne mal à l’heure qu’il est, dans la « Communauté de nations autrefois connue sous le nom d’Empire britannique, » le statut de Dominion, avec référence spéciale au statut du Canada, qui passe pour le plus libéral ; les lois, pratiques et usages qui règlent actuellement les relations de la Couronne et du Parlement avec le Canada régleront à l’avenir leurs rapports avec l’Irlande. Le représentant de la Couronne en Irlande sera désigné comme l’est le gouverneur général du Canada. Les membres du Parlement irlandais prêteront un serment de fidélité [2]. L’Irlande assumera telle part de la dette publique du Royaume-Uni qui sera par arbitrage jugée équitable, sous déduction de toute juste revendication de l’Irlande en contre-partie. L’Irlande réserve à l’Amirauté britannique certains privilèges dans ses bases navales ; elle admettra les bateaux de commerce anglais à la libre pratique dans ses ports. Elle s’engage à ne pas entretenir plus de troupes, à proportion de la population respective des deux pays, que ne fait de son côté la Grande-Bretagne. Quant aux six comtés du Nord-Est de l’Ulster, implicitement confondus dans le reste du pays selon les premiers articles du traité, il leur sera permis de déclarer, par une adresse du Parlement de Belfast à remettre au Roi dans le mois qui suivra la mise en application définitive du traité, qu’ils veulent rester en dehors de l’Etat Libre et s’en tenir à la constitution qui leur a été donnée en 1920, sous cette réserve qu’il sera en ce cas procédé, compte tenu du sentiment des populations, à une révision de la ligne frontière, laquelle est actuellement fixée, comme on sait, de manière à englober sous le Gouvernement de Belfast les deux comtés plus qu’à moitié nationalistes de Tyrone et de Fermanagh. L’Ulster orangiste garde donc en principe le droit de rester à l’avenir isolé de l’Irlande nationale : l’avenir dira s’il a, ou non, intérêt à user de ce droit.

Tel est, dans ses grandes lignes, ce traité qui opère une si profonde révolution dans ce qu’on appelait hier encore le Royaume-Uni, et va clore, au moins pour un temps, entre Erin et Albion, une lutte qui aura été l’une des plus longues et des plus passionnées de l’histoire. C’est en effet en 1169 que la première expédition anglo-normande a pénétré en Irlande. Trois siècles durant, ce fut alors entre les Irlandais et la « garnison » la guerre sans merci, « avec toute la férocité, sans la finalité de la conquête. » La conquête, les Tudors la commencent, avec les grandes expéditions, les massacres et les « plantations ; » les Stuarts et Cromwell l’achèvent, de sorte qu’à la fin du XVIIe siècle, sous l’ « hégémonie » anglo-saxonne, maîtresse du pays, toute la population catholique est « broyée comme dans un mortier, » selon le mot de sir John Davies, réduite à la condition d’ilotes et maintenue en servage au cours du XVIIIe siècle par les célèbres « lois pénales. » L’aube libératrice semble se lever au temps de la guerre de l’Indépendance américaine, sous le drapeau des Irlandais-Unis : vain espoir, car, après l’insurrection de 1798, Pitt réussit à imposer à l’Irlande l’acte d’Union, — l’union du requin et de sa proie, dira lord Byron. Enfin pendant la majeure partie du XIXe siècle, c’est l’exploitation économique, financière, sociale même, de l’Irlande par l’Angleterre, c’est l’anglicisation et la décadence, avec les lois de coercition, les concessions tardives et insuffisantes, toujours arrachées par la violence, et, du côté irlandais, l’agitation constitutionnelle entrecoupée de soulèvements révolutionnaires. Et voici qu’après sept siècles, l’Angleterre, consciente de son échec final dans l’Ile Verte, harassée par l’extrémisme irlandais, lasse enfin de régir malgré lui un peuple qui ne se lasse pas de réagir et de secouer le joug, se résout à abandonner l’Irlande (moins les six comtés du Nord-Est) à son sort dans le cadre impérial. Pour la première fois dans l’histoire moderne, l’Irlande, tout en restant membre et partie de l’Empire britannique, va devenir maîtresse de ses destinées. Saura-t-elle profiter des circonstances et refaire sa vie dans la liberté recouvrée ?


II

Satisfaction et soulagement : tels sont les sentiments très nets avec lesquels le traité de Downing Street fut accueilli par le gros de l’opinion en Angleterre. Ce qui domine, c’est la détente après une opération grave et qui paraît avoir réussi, c’est un sentiment de délivrance à sentir le sinistre cauchemar dissipé, et abolie l’angoisse de la reprise d’une guerre d’extermination en Erin. Depuis l’armistice de 1918, nul événement n’a produit une impression aussi profonde. Le roi George qui, sans sortir de son rôle constitutionnel, a beaucoup fait pour la paix, télégraphie tout de suite sa « joie » à M. Lloyd George. Et ce dernier ne manque pas de se poser devant ses concitoyens en triomphateur et de monter au Capitole : n’a-t-il pas réussi là où Gladstone et M. Asquith avaient échoué, et résolu l’insoluble question d’Irlande ?

Qu’il y ait en bien des cœurs anglais de l’amertume et du regret à constater la faillite britannique dans l’Ile sœur, à voir s’effondrer un des plus vieux piliers de la Constitution et se clore sans gloire un long et triste chapitre de l’histoire nationale, cela s’explique. Un « traité, » avec un « Etat Libre d’Irlande, » voilà des mots qui sonnent mal aux oreilles de maint fils d’Albion. Mais puisque l’allégeance est respectée, l’Ulster sauvegardé, la Couronne consentante, pourquoi se montrer plus royaliste que le Roi ? Le Gouvernement a traité avec des sujets rebelles ? Eh oui ! comme il a fait en d’autres temps avec les rebelles du Canada, plus récemment avec ceux de l’Afrique du Sud : chez les uns et les autres, la liberté a engendré le loyalisme.

Il semble d’ailleurs qu’il y ait au nouvel ordre de choses bien des avantages. On est heureux de voir disparaître de la politique intérieure ce vieux ferment de trouble qu’était depuis si longtemps la question irlandaise, et de n’avoir plus qu’à laisser les Irlandais se débattre, — et se battre, — entre eux : on sourit d’avance au spectacle des divisions et difficultés qui seront le lot d’Erin livrée à elle-même. Vis à vis de l’opinion étrangère, qui s’est depuis deux ans montrée si sévère pour la politique anglaise en Irlande, on compte que l’Angleterre a fait montre d’assez de générosité, ou tout au moins d’assez de bon vouloir, pour être assurée de retrouver son prestige dans le monde, sa liberté d’action diplomatique, en même temps que la libre disposition de ses moyens matériels immobilisés depuis trop longtemps dans l’Ile sœur ; entre elle et les États-Unis la voie est ouverte pour un rapprochement. Quant à la sécurité militaire et navale du pays, elle n’est pas plus compromise aujourd’hui qu’hier, du moment que la Grande-Bretagne garde une main sur les ports et les points stratégiques. D’une façon ou de l’autre, se dit-on, l’Irlande était perdue pour nous, il ne s’agissait plus que de sauver la face. Et de sauver l’essentiel, c’est-à-dire l’Empire. L’Empire en péril ! Tel a été, pendant combien d’années ? le grand argument invoqué par les Unionistes pour rejeter le home rule, et voici qu’aujourd’hui, — la roue a tourné, — c’est celui-là même que se donne à tort ou à raison la majorité gouvernementale pour justifier la concession à l’Irlande du statut de Dominion. La violence faite à l’Irlande était devenue, pense-t-on, une menace pour la paix et l’intégrité impériale ; on veut donc espérer qu’une politique de conciliation servira à consolider l’Empire : la nécessité crée parfois de ces illusions !...

En dehors de la « coalition, » il n’y a guère que les réactionnaires de l’Extrême droite, ceux qu’on appelle les Die Hards, pour protester au nom de l’honneur du drapeau contre un traité où ils dénoncent une humiliation abjecte, une ignoble capitulation devant le terrorisme : « une folie et une honte, » dira Lord Hugh Cecil ; « un des plus grands désastres de l’histoire, » selon le duc de Northumberland. Ils sont d’ailleurs peu nombreux, ces Ultras de l’Unionisme, et un peu brûlés devant l’opinion. Il est vrai qu’ils ont pour allié, en Irlande même, l’Orangisme ulstérien, lequel est entré tout de suite en pleine révolte contre le traité anglo-irlandais. Comment ! II est depuis cent ans, lui, l’Orangiste, le soldat de l’Angleterre en Irlande, il est le seul survivant de la « garnison » anglaise en Erin. Or on prétend fouler aux pieds ses droits et l’englober dans une Irlande une et unique, en lui réservant bien un droit de sécession, mais au prix d’une nouvelle délimitation de ses frontières, soit d’une menace déguisée. On fait de l’Irlande rebelle un Dominion autonome, on comble de faveurs l’enfant prodigue, tandis qu’on laisse l’Ulster loyaliste seul dans son « coin, » seul « avec son déshonneur. » Naguère encore il était flatté, choyé par le parti unioniste ; à Londres, il parlait presque en maître. Et aujourd’hui, tel un gêneur, le voilà abandonné de ses anciens amis. M. Bonar Law lui-même, hier encore l’un des plus solides soutiens de la campagne orangiste, déclare approuver le néfaste traité, que « la postérité, dit-il, considérera comme un triomphe. » Les chefs de la coalition s’entendent avec les radicaux pour lui faire la leçon et le presser d’entrer dans l’Irlande libre en acceptant la suprématie du Parlement de Dublin. Devant cette volte-face indigne, devant ce « lâchage » (avouons-le) sans élégance, il ne se sent pas de colère, et son exaspération se traduit par maints faits curieux, comme le refus, en certaines réunions « loyalistes, » de porter le toast traditionnel au Roi, ou de faire entendre l’hymne national ; et ce n’est pas sans surprise et ironie qu’on voit des journaux orangistes traiter M. Lloyd George de jésuite, M. Chamberlain de menteur, et lord Birkenhead de couard.

En tout cas, jusqu’à nouvel ordre, l’Ulster orangiste n’entend pas reconnaître un traité où il n’a pas été partie : res inler alios acta, il veut l’ignorer, et s’en tenir à ses droits acquis. Résister à tout prix, tel est le mot d’ordre à Belfast ; on s’opposera, au besoin par la violence, à toute « délimitation, » on se refusera par tous moyens à « rogner la bordure. » Et en attendant, pour mieux se défendre, on va attaquer. On va provoquer les catholiques, c’est-à-dire les nationalistes, pour faire par contre-coup pression sur l’Angleterre et tâcher de détruire le traité. On lâche donc la bride, dans les six comtés, au terrorisme « anti-papiste, » lequel s’était un peu apaisé depuis la trêve de juillet 1921, et qui reprend avec plus de violence que jamais à partir du mois de décembre.

Des mesures de coercition rigoureuse livrent la minorité catholique désarmée aux 7 000 vagabonds ou hooligans armés de Belfast et aux 6 000 policiers orangistes dits specials ; les papistes sont chassés de chez eux, tués, massacrés, leurs maisons brûlées, des quartiers entiers incendiés : c’est le sort des Arméniens sous le joug ottoman. [3] Par bombes et revolvers on les pousse si bien à bout, qu’avec l’aide des extrémistes du Sud, les catholiques du Nord finissent par riposter, ce dont on prend avec indignation l’Angleterre à témoin. De même sur les frontières qui séparent les six comtés de l’État Libre : on « travaille » savamment la population, on exploite habilement les incursions et les violences des Sinn Feiners, et voilà la petite guerre qui va servir à appeler l’Angleterre au secours. L’Ulster orangiste se pose en victime et, par ce système de provocations continues, compte secouer l’apathie anglaise, forcer l’Angleterre à intervenir, à rompre le traité, à recommencer la conquête de l’Irlande : c’est le jeu qu’ont joué avec succès Fitzgibbon et Pitt de 1798 à 1800. Mais ce jeu n’a guère de chances de réussir cette fois. Le Gouvernement de Londres n’a aucune envie de reprendre la guerre en Erin, et devant l’opinion britannique l’orangisme ulstérien, même soutenu par les Die Hards, a définitivement perdu sa cause : l’Angleterre est bien trop contente d’en avoir pour le moment fini avec la question d’Irlande. Elle pense un peu comme Lord Palmerston à qui l’on demandait un jour que faire à l’égard de l’Ile sœur et qui répondait : Can’t you leave it alone ? « Ne pouvez-vous pas lui laisser la paix ? » Mais en revanche elle entend qu’on lui laisse, à elle aussi, la paix avec les affaires d’Erin : que les Irlandais se débrouillent entre eux et avec leur traité !


III

Ce traité du 6 décembre, la principale intéressée, l’Irlande nationale, l’a accueilli d’abord avec surprise et allégresse. Mais les feux de joie furent des feux de paille, car tout de suite on s’est rendu compte que l’effet de la paix signée entre Erin et Albion allait être de couper le pays en deux et de provoquer, à la place de la guerre étrangère, la guerre intérieure, la lutte impie entre des hommes hier encore unis et dont le premier devoir était de rester unis pour travailler à la régénération nationale. Les plus nombreux se rangent aux côtés d’Arthur Griffith, le fondateur du Sinn Fein, et de Michaël Collins, « l’homme qui gagna la guerre, » pour accepter le traité ; les autres, les irréductibles, avec M. de Valera en tête, refusent de s’y soumettre. Et quand la Dail se réunit, le 14 décembre, c’est entre ceux-ci et ceux-là, pendant des jours et des jours, dans une atmosphère d’orage, des discussions haletantes, passionnées, furieuses, où le drame touche au mélodrame, où le verbiage voisine avec l’hystérie et les ovations grandiloquentes avec les injures les plus éhontées, où l’invocation aux morts se dresse contre l’appel à la paix. Griffith se voit accusé de « conspiration » avec M. Lloyd George ; Collins, déclaré renégat ; Erskine Childers, traité de « damné anglais. » La comtesse Markiewicz, née Gore-Booth, s’approchant à deux pas de Collins et de Griffith, leur jette à la face les épithètes de traîtres et d’imbéciles, et miss Mac Swiney, sœur du feu Lord Maire de Cork, déclare, à la fin d’un discours de trois heures, qu’elle passera le restant de sa vie à enseigner aux jeunes Irlandais que le traité du 6 décembre est le plus grand acte de trahison connu dans toute l’histoire d’Irlande.

Affligeant spectacle ! De ces divisions, de ces discussions, faut-il s’étonner, se scandaliser ? Soyons justes. Souvenons-nous de ce qu’ont été au milieu du siècle passé, en Italie, les querelles, entre les tenants de Cavour et ceux de Mazzini et de Garibaldi, et en Hongrie les luttes entre les intransigeants de Kossuth et les conciliateurs de Deak et d’Andrassy. N’oublions pas que, depuis que l’Irlande a abandonné sous la pression britannique les voies constitutionnelles, tout ce qu’il pouvait y avoir d’éléments de modération, d’expérience, de pondération a été mis de côté et qu’il n’y a plus sur la scène politique que des extrémistes en face d’autres extrémistes ; que l’Irlande sort d’une guerre affreuse où l’Angleterre a usé contre elle des pires violences, et où tout le pays a souffert tragiquement ; que l’histoire irlandaise est pleine du souvenir des promesses de l’Angleterre violées par l’Angleterre, depuis le traité de Limerick jusqu’au home rule de 1914, de sorte qu’au cœur de tout Irlandais patriote on trouve un sentiment de suspicion invincible à l’égard de la « perfide Albion. » Notons d’ailleurs que, tant que le pays ou ses représentants n’ont pas prononcé, les opinions restent libres. Et comprenons ce que peut être l’angoisse patriotique de ces âmes troublées au plus profond d’elles-mêmes par la gravité de la décision à prendre, du vote d’où dépendra le sort du pays.

De cette angoisse, un des meilleurs parmi les fils d’Erin, George Russell, en littérature A. E., homme d’action en même temps que poète, a tracé le tableau dans un duologue saisissant où il met face à face les grandes forces en jeu : d’une part l’humaine sagesse, l’expérience, l’esprit pratique et l’instinct de réalisation, le solide jugement des faits ; de l’autre l’idéal, le rêve, ou, si l’on veut, le subconscient, les forces confuses du passé, du génie de la race, les directions ancestrales, l’intuition qui interdit d’engager l’avenir, en faisant espérer que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, le spectacle des brusques révolutions de l’histoire, et tous les impondérables qui dans le mystère fécondent et dirigent la vie des nations...

Ce que disent contre le traité M. de Valera et ses partisans pourrait, décompte fait de l’outrance verbale et de la phraséologie, se résumer ainsi : « Signé sous la contrainte, devant la menace d’une reprise de la guerre, le traité, œuvre de violence et non de paix, ne saurait lier l’Irlande. Une fois de plus l’Angleterre nous dupe en voulant nous imposer un compromis honteux, alors que nous voulons, nous, non pas un marchandage, mais un règlement. Ce n’est pas ici une nation libre qui s’allie à une nation libre, c’est un peuple serf qui reçoit en grâce une demi-autonomie. L’Irlande, vieille nation historique, riche d’une civilisation qui a de beaucoup précédé celle de l’Angleterre et qui brillait encore avec éclat au Moyen âge et jusqu’à la conquête sous les Tudors, l’Irlande, l’Ile des Saints et des Docteurs, serait à jamais liée à l’Empire, à cet « Empire d’enfer », comme disait John Mitchel, et ses fils deviendraient, par une concitoyenneté que nous repoussons, des Britons de l’Ouest ; l’Irlande mère-patrie serait par une indigne capitis deminutio rabaissée au rang de colonie, assimilée à ces jeunes et vastes terres de peuplement, naguère encore désertes et parfois inconnues, et que l’Empire a commencé hier à exploiter. En vérité, ce ne sont même pas les véritables pouvoirs de Dominion qu’on nous offre, car l’Angleterre a soin de se réserver, pour le temps de guerre ou de tension (combien vague est ce mot !) tous les pouvoirs qu’il lui plairait d’exiger de nous pour sa défense sur notre sol. D’ailleurs il manquera toujours à l’Irlande ce qui fait la vraie garantie et la sécurité de l’Australie ou du Canada vis à vis de l’Angleterre, c’est l’éloignement, la distance, et c’est l’immensité de ces territoires d’outre-mer qui les met hors d’atteinte des griffes du lion britannique. Pourquoi, au reste, prêterions-nous serment à un roi dont nous ne nous reconnaissons pas les sujets ? L’autorité émane du peuple, et non d’un souverain étranger. Or notre gouvernement national va devenir le gouvernement de Sa Majesté, l’armée irlandaise, l’armée du Roi. Le jour où George V voudrait ouvrir en personne un Parlement irlandais à Dublin, vous verriez le drapeau noir à toutes les fenêtres. Votre traité n’est qu’une capitulation, comme l’Irlande n’en a pas vu depuis Henri II. L’acte d’Union de 1800 lui-même nous avait été imposé par le dol et la force. Et c’est à notre génération que serait réservée l’humiliation de voter elle-même sa déchéance en signant un document « ignoble » ! Pour Dieu, ne rivons pas nous-mêmes nos chaînes, ne ruinons pas les fondations morales sur lesquelles repose notre droit à la liberté. Si vous cédez, tous les bénéfices acquis seront perdus, tous les sacrifices faits auront été vains : les générations à venir vous maudiront ! Ne vendons pas pour un plat de lentilles notre droit d’aînesse, et pour quelques avantages matériels ce droit à l’indépendance qui est l’honneur de notre pays. Nous avons prêté serment à la République irlandaise : soyons-lui fidèles. Soyons loyaux envers nos frètes qui sont morts pour elle. Plutôt aller en esclavage jusqu’à ce qu’il plaise au Dieu tout-puissant d’abattre nos tyrans ! Vive la République d’Irlande ! »

Voici maintenant l’autre voix, celle de M. Griffith et des partisans du traité : après la voix du défi et de la passion, c’est celle de la saine raison, du bon sens et de la modération dans l’appréciation du possible et la conscience des responsabilités, C’est comme un Thomas Davis qui parlerait après un John Mitchel. « Ne nous leurrons pas : la République n’est pas, elle ne peut pas être actuellement ; elle représente peut-être l’idéal, mais l’idéal irréalisable. Elle n’a à vrai dire pas de base historique chez nous. Ce que nous avons toujours revendiqué, ce n’est pas un symbole ou une abstraction, c’est notre libération, quelle qu’en soit la formule : si la République (Poblacht) a été le cri de guerre des insurgés de 1916, l’Irlande s’est depuis 1919 déclarée elle-même État Libre (Saorstat). Réclamer aujourd’hui la République, c’est vouloir l’impossible, c’est nous vouer tôt ou tard à une guerre fatale et nous aliéner toutes les sympathies de l’étranger. Du jour où M. de Valera a accepté de négocier avec l’Angleterre, personne n’a pu ignorer qu’un compromis était inévitable, et c’est pour effectuer ce compromis que nous avons envoyé à Londres des négociateurs : ceux-ci ont serré au plus près les grands intérêts de la patrie et arraché à l’Angleterre tout ce qu’il était humainement possible de tirer d’elle ; ils ont en tout cas rapporté intact le drapeau d’Erin. Comme tous les compromis, le traité a ses défauts, mais il est acceptable et honorable pour la nation. Il lui donne la paix avec l’honneur, il rend le pays à lui-même. Pour la première fois, l’Irlande se fait reconnaître par l’Angleterre comme une nation. Elle n’acquiert pas toutes les libertés, elle conquiert du moins les libertés essentielles, les attributs effectifs de la souveraineté, tout ce pourquoi nos ancêtres ont lutté et sont morts : le reste viendra par surcroît, par l’évolution naturelle des choses et le libre exercice de nos nouveaux pouvoirs. Dès à présent, elle devient maîtresse d’elle-même, libre de modeler sa vie à sa guise dans tous les ordres d’idées : c’est l’Irlande aux Irlandais. Que l’Angleterre garde chez nous certains droits en temps de guerre, droits qu’elle prendrait, si elle ne les avait pas, il n’y a pas là marque de vasselage, mais réserve transitoire. Et de ce que nos libertés sont assimilées à celles des Dominions, il n’en découle pas que nous restions sous la domination britannique, car il y a beau temps que les Dominions jouissent de facto d’une véritable souveraineté, laquelle a trouvé naguère sa formule dans l’ « égalité de statut. » Tous sont aujourd’hui intéressés a la préservation de nos libertés, qui sont les leurs, et tandis que l’indépendance, pour une petite nation faible et isolée, n’est d’ordinaire qu’une vaine apparence, un trompe-l’œil, notre association avec ces pays largement peuplés d’irlandais nous sera une précieuse et puissante garantie, vis à vis de l’Angleterre comme de l’étranger. Voyons les choses comme elles sont, et non comme elles devraient être ; tenons-nous fermes à ce que nous avons gagné, sans lâcher la proie pour l’ombre. Est-ce que d’ailleurs nous abandonnons l’idéal de l’indépendance absolue ? Non pas. Si le traité ne nous donne pas la liberté totale à laquelle toutes les nations ont le droit d’aspirer, il nous donne la liberté de travailler à la gagner. Le traité n’est pas plus final que nous ne sommes la dernière génération d’irlandais sur terre. Mais en attendant, l’Irlande ne peut continuer de vivre toujours en guerre avec l’Angleterre. La génération présente a assez souffert : aux suivantes à compléter l’œuvre. Il serait coupable et vain de condamner au martyre, en vue d’un but irréalisable, des hommes qui ont déjà subi tant d’épreuves, et avec une abnégation qui mérite sa récompense. Et si vous doutez encore de la réalité de notre victoire, regardez autour de vous : les soldats anglais s’en vont, nous restons maîtres du champ de bataille ! Vive l’Etat Libre d’Irlande ! »

Les deux thèses se heurtent ainsi avec violence, et entre les adeptes de l’une et de l’autre la lutte est ardente et frénétique. Nulle conciliation possible. Parmi les intransigeants, au-dessus des personnages de second plan tels que Cathal Brugha, Liam Mellowes, Austin Stack ou Erskine Childers, se dresse la figure impérieuse de Eamon de Valera : très grand, une petite tête étroite au profil tranchant comme sa parole, la face glabre, ridée, les traits tourmentés comme son esprit même, des yeux de flamme, un grand charme personnel, avec une éloquence vibrante qui électrise les foules ; un pur sophiste d’ailleurs, un Saint-Just mystique, le plus fertile et le plus cynique des casuistes, dont on sait d’avance qu’il ne se déclarera jamais satisfait par rien ni personne. Du côté des partisans du traité, voici le « forgeron de Ballinalee, » le commandant Mac Keon, qui fut pris et condamné à mort par les Anglais ; le fameux R. Mulcahy, chef d’état-major de l’armée irlandaise ; Kevin O’Higgins, petit-fils du poète T.-D. Sullivan ; le professeur Hayes, et son confrère Eoin Mac Neill, un des premiers celtisants d’aujourd’hui, qui, enfermé dans la prison de Portland, se vit un jour, sur un signe de Valera, acclamé par les autres détenus irlandais, au grand étonnement des gardiens ; George Gavan Duffy, petit-fils du célèbre Gavan Duffy de 1848 et ex-représentant de l’Irlande à Paris. Mais tous s’effacent devant les deux fortes personnalités de Griffith et de Collins : Michaël Collins, le héros populaire et déjà légendaire de la guérilla, grand et fort, quasi herculéen de stature, avec une grosse tête massive et une large figure rieuse ; Arthur Griffith, petit et carré, solide et froid, impassible et abrupt, esprit organisateur et réalisateur, un self made man, lui aussi, mais à qui l’âge a donné, avec l’expérience, l’autorité.

Griffith parle en dernier, et le 7 janvier 1922 on vote enfin . le traité est approuvé par la Dail, mais à une très faible majorité, 61 voix contre 57. L’émotion est intense. Valera se lève : « Voici mon dernier mot. Nous avons derrière nous un passé glorieux, quatre ans de discipline magnifique devant le monde qui nous regardait. Et maintenant... » Sa voix s’étrangle, il s’effondre brisé. Deux jours après, il est remplacé par Griffith dans les fonctions de Président, au milieu des vociférations et vitupérations des irréductibles. Griffith forme alors, sous l’autorité de la Dail, un nouvel « Exécutif, » aux côtés duquel se constitue un « Gouvernement provisoire, » avec Collins pour chef, spécialement chargé de l’exécution du traité jusqu’au vote de la Constitution et à l’établissement effectif du nouveau statut.


IV

Lourde est la tâche des hommes qui prennent le pouvoir en cette heure de trouble et de transition. Tout de suite et loyalement, l’Angleterre exécute sa part du traité. Elle relâche tous les prisonniers de guerre irlandais : amnistie générale. Elle rappelle les Black and Tans, de sinistre mémoire. L’armée britannique évacue l’Ile verte, où elle tenait garnison depuis sept cent cinquante ans. Le « Château, » centre et symbole de la domination anglaise, est remis aux mains du Gouvernement provisoire, et peu à peu celui-ci entre en possession de tous les services civils, administratifs, judiciaires, financiers : c’est la fin du Gouvernement britannique en Irlande. Joie et fierté pour Erin, mais quelle charge pour le pouvoir nouveau qui doit poser les fondations de l’Etat libre ! Tout est à faire, ou à refaire. Entre le salut et le chaos, il n’y a que sa faible autorité. Et le malheur veut qu’il souffre lui-même de débilité congénitale. Sa dualité lui nuit. Pouvoir exécutif de la Dail, il n’a à la Dail qu’une majorité étroite et précaire. Gouvernement provisoire selon le traité, le fait même qu’il a l’estampille et l’appui de l’Angleterre le dessert. Griffith à part, il ne comprend guère que des hommes très jeunes, la plupart sans culture première, sans expérience ni tradition, pleins de confiance en soi comme d’illusions : « des amateurs incompétents, » disent-ils modestement d’eux-mêmes. Ex-extrémistes d’ailleurs, radicaux de tendances, portés à faire table rase du passé, ils tiennent en suspicion tous les dirigeants d’autrefois, et leur sont à eux-mêmes suspects. Néanmoins, étant l’autorité régulière, ils ont plus ou moins pour eux tout ce qui tient à un ordre établi, les commerçants, les fermiers, la portion la plus assise des masses, l’épiscopat et la majorité du clergé, une partie même des anciens unionistes qui désirent travailler à reconstruire le pays ; ils ont jusqu’à un certain point les travaillistes, la majorité des Irlandais-Américains, voire même les ex-fenians d’orthodoxe tradition, prêts à coopérer avec eux comme ils ont fait autrefois avec Parnell. Mais il leur manque le soutien d’une forte opinion moyenne. Et surtout, issus de la violence, ils sont mal placés pour la combattre.

Or la violence ne désarme pas. La violence banale d’abord, la criminalité dite de droit commun. Legs des temps tragiques, de la terreur : une tourbe d’énergumènes, de gunmen, d’aventuriers ou de professionnels du crime, vit sur le pays de désordres et de dépouilles. L’autorité anglaise n’est plus, l’autorité irlandaise n’est pas encore : l’anarchie spontanée se lève dans l’interrègne. Raids à main armée, figure masquée, sur les banques, les magasins, les bureaux de poste, les habitations privées ; vols d’espèces, de marchandises, d’objets précieux ; vols d’autos au jour la journée ; pillage de trains, de gares ; incendies de fermes, de châteaux ; enlèvements, assassinats ; dans l’Ouest la guerre agraire, comme au temps du no-rent, destructions de clôtures, de récoltes, enlèvements de bétail, saisies de terres par force ; çà et là enfin, le drapeau rouge se déploie et les ouvriers de telle ou telle entreprise se mettent en possession des usines. La démoralisation a gagné la jeunesse : on voit garçons et filles porter révolver. La misère grandit, et avec elle l’agitation. En janvier 1922, il y a 130 000 chômeurs, un million d’acres de terres en friche, 20 000 ouvriers agricoles sans emploi. Le désordre règne en maître, l’insécurité est partout.

Politiquement, les divisions se creusent, et dans tout le pays la lutte s’exaspère entre les partisans et les adversaires du traité. Ces derniers, les irréductibles, refusent de reconnaître le vote de la Dail. Ils ont eu contre eux la majorité dans l’assemblée, ils devraient en conscience se soumettre : au lieu de cela, — et c’est ici que commence leur culpabilité morale autant que sociale, — ils se rebellent et, Montagnards contre Girondins, ils engagent une violente campagne contre le Gouvernement et contre le traité. Qui sont-ils ? Ils ne constituent pas une classe, ils viennent de tous les milieux, ils ne sont pas séparés de leurs adversaires dans le pays par une coupure verticale, mais par une ligne de démarcation horizontale. Ce sont les jeunes, voire les très jeunes ; les fanatiques, nourris d’utopies, inspirés par « cette foi qui confond la lâche raison, » comme dit un jour de Valera, ou qui pensent avec Liam Mellowes que « les vies d’hommes ne sont rien, que l’existence même de la Nation n’est rien, que la République est tout ; » les esprits hantés par la recherche de l’absolu, les cœurs obsédés par la haine de l’Angleterre ; ajoutez tous les déçus de la guerre ou de la politique, avec l’inévitable cortège de gens sans foi ni loi qui exploitent le malaise social à leur profit. Faibles par le nombre, ils sont forts en tant qu’élément révolutionnaire, étant violents et sans scrupules. Ils sont forts aussi du fait que beaucoup, parmi ceux qu’ils combattent, ont au fond le même idéal qu’eux, celui de l’indépendance totale, et ne diffèrent d’eux que quant au choix de l’heure et des moyens. Bien des gens de sens rassis, d’expérience, cultivés, des prêtres, des religieux même, font montre à leur égard, au début du moins, d’une étrange et dangereuse indulgence, comme s’ils n’étaient pas fâchés de voir se créer une minorité de protestataires qui servirait de réserve politique pour le cas d’un retour offensif de l’Angleterre.

La ratification du traité par la Dail, à entendre les irréductibles, était illégale et ultra vires ; la Dail, ayant prêté serment à la République, n’avait pas le droit d’abolir la République, laquelle subsiste et subsistera jusqu’au jour où le peuple, décidant librement, dira qu’il n’en veut plus. Le Gouvernement provisoire, né du traité, est sans droit, tel un usurpateur. D’ailleurs toute consultation populaire qui approuverait le traité est d’avance déclarée nulle, comme trahissant l’expression libre de la volonté nationale : « nul être humain, dit un jour de Valera, ne saurait préférer l’état de dépendance à l’état d’indépendance, si ce n’est sous l’influence d’une pression qui vicie son consentement. » Il ne peut y avoir en Irlande de gouvernement stable qu’un gouvernement républicain. Le traité n’apporte pas à l’Irlande la paix, mais les pires calamités. Légitime est la résistance : « il est des droits qu’une minorité peut soutenir à juste titre et même par les armes contre la majorité, et de ce nombre est le droit de défendre et de préserver, pour nous et pour ceux qui viendront après nous, le précieux héritage d’un peuple libre qui n’a jamais rien aliéné volontairement de son territoire ni de son indépendance. »

Ainsi, ce n’est pas une opposition constitutionnelle qui s’élève en face du parti au pouvoir, c’est une bataille qu’on engage contre le Gouvernement provisoire pour le renverser, comme on a renversé et chassé le Gouvernement britannique. Ce n’est plus contre l’étranger, c’est contre la nation même qu’on organise la lutte. Liberté, démocratie, ne comptent plus devant la volonté d’un petit nombre : pure conception jacobine. On veut rendre le gouvernement impossible ; on le discrédite, on paralyse son action, on incite les autorités locales à lui refuser obéissance. On brime la presse, on saisit les journaux adverses, on saccage leur matériel, celui du Freeman entre autres. On menace les partisans du traité, les chefs du Gouvernement provisoire. On entrave les réunions publiques, on empêche les orateurs de se faire entendre, on intimide la foule par des coups de feu, on brûle les estrades, on bloque les voies d’accès pour faire le vide ; à Sligo, en avril, on prétend interdire au président Griffith de parler. On vole les registres électoraux, les livres du fisc, les dossiers judiciaires. Loin de condamner cette campagne révolutionnaire, M. de Valera prône la violence, il la sollicite : « En avant, vous tous, l’Irlande est à vous, prenez-la. » Il prédit que la nation ne trouvera la liberté que dans le sang de ses fils. Il annonce et appelle la guerre civile, laquelle se prépare ouvertement.

Très vite en effet la rébellion, de la politique, a gagné l’armée. Çà et là, d’abord, il y eut des mutineries, des « conseils de soldats, » des pronunciamientos ; puis une partie de l’armée, la plus avancée, se sépare du gros des « réguliers, » répudie la Dail et le Gouvernement, entre en lutte contre l’autorité établie et contre les troupes restées fidèles. Isolées d’abord, les bandes révoltées, dans le Sud et dans l’Ouest, autour de Dublin, et sur les confins de l’Ulster, se rangent peu à peu, plus ou moins, sous l’obéissance d’un « quartier général » dissident qui s’établit à Dublin, au Palais de Justice, dont possession est prise par un coup de main le vendredi saint de 1922. Là, une « junte » militaire, l’ « Exécutif » du « Conseil de l’armée, » prétend s’ériger en pouvoir souverain ; le chef en est un ex-officier de l’État-major régulier, Roderick (ou Rory) O’Connor. Il y a des temps, disent-ils, où il incombe à l’armée, gardienne de l’honneur national, de sauver le pays, fut-ce malgré lui. Un peuple n’a pas le droit de se nuire ou de se détruire par lâcheté, et « en temps de crise le droit de diriger le pays n’appartient pas seulement au Gouvernement, mais encore à toute autorité qui interprète justement les traditions, les aspirations nationales et met en œuvre les moyens les meilleurs pour assurer le salut de la nation. » La force est justifiée, selon M. de Valera, si l’armée peut ainsi sauver le peuple des calamités qui fatalement suivraient l’acceptation du traité : quand il se trompe, ce serait le trahir que de ne pas l’empêcher de se tromper.

De pareils sophismes ont de tout temps servi de prétexte aux factieux. Au vrai, c’est la révolution armée qui s’installe, c’est la dictature du révolver. Les rebelles débauchent ou arrêtent les soldats ou officiers de l’armée loyale, saisissent armes et matériel, explosifs et munitions, attaquent par surprise les casernes, les édifices publics, les bâtiments qui dans les villes font points stratégiques en vue d’une guerre de rues, occupent les gares, coupent les voies de communication, isolant ainsi des régions entières, prennent par force vivres et marchandises chez les commerçants, argent comptant dans les banques et bureaux de poste (le 1er mai, ils volent ainsi 50 000 livres sterling dans les succursales de la Banque d’Irlande). Telles et telles villes, à tour de rôle, passent au pouvoir des irréguliers, qui y vivent en pays conquis. Ailleurs ils passent des nuits à tirailler pour harasser le moral de la population par la tension, la menace perpétuelle. Et puis, par des attentats dirigés contre des militaires britanniques, contre des protestants, des unionistes, on cherche à provoquer l’Angleterre pour l’obliger à recommencer la guerre en Irlande, à la faveur de quoi la minorité irréductible reprendrait la haute main sur le pays. Et de même à l’égard du gouvernement de Belfast : on saisit, on pille les marchandises, les valeurs, les trains venant des six comtés, les propriétés appartenant aux Orangistes, tandis que sur la bordure de l’Ulster les bandes armées se livrent à des coups de main, des incendies, des raids, tout cela sous le prétexte apparent de riposter aux pogroms de Belfast, mais bien plutôt pour provoquer l’Orangisme, par une savante combinaison du boycottage économique et de la guérilla de frontières, et par delà l’Orangisme, l’ennemie héréditaire, Albion.

Pendant plusieurs mois la guerre civile couve ainsi, menaçante. De part et d’autre on parade, on fait le coup de feu, mais l’effusion de sang reste minime ; on hésite à déchaîner le carnage. La tragédie s’accompagne de comédie, et le burlesque tient encore le pas sur le drame. Les forces régulières se défendent plus qu’elles ne ripostent. Le Gouvernement ne se décide pas à répondre aux coups par les coups. Il a mésestimé au début l’influence, la nocivité des rebelles ; il croit encore que le temps travaille en sa faveur, et il temporise, sûr pourtant d’avoir pour lui la majorité du pays. Il est craintif dans l’exercice de l’autorité, parce que l’autorité, sous les Anglais, avait en Erin trop mauvais renom. Il ne veut pas inaugurer la liberté irlandaise par le glaive, il redoute de faire des « martyrs, » et prétend vaincre par la patience, la modération, la force morale, comptant que le pays, éclairé et irrité par les violences républicaines, finira par réagir de lui-même : l’éducation politique par la rébellion !

Et surtout il a en lui cette faiblesse de n’être que « provisoire, » en attendant la ratification définitive du traité par le peuple. Il lui faut donc au plus tôt des élections, que les rebelles, conscients de ce qu’elles leur feront perdre, s’obstinent à refuser ou s’apprêtent à saboter. Enfin, en mai 1922, Collins arrive à conclure avec de Valera un arrangement en vue d’un appel au pays : sans interdire les candidatures indépendantes ou isolées, on présentera au corps électoral une liste commune de candidats officiels où partisans et adversaires du traité figureront en même nombre que dans la Dail actuelle. Les élections ont lieu sur cette base en juin, et malgré cette « coalition » favorable aux irréductibles, malgré la pression violente exercée par eux sur les électeurs, ils subissent comme il était prévu une grosse défaite : sur 126 élus ils ne sont que 36. Si la politique d’atermoiements de Griffith et de Collins a été néfaste pour la cause de l’ordre, elle leur a du moins permis de procéder, malgré l’opposition des républicains, à une consultation populaire, qui donne une belle majorité et une nouvelle autorité au Gouvernement provisoire, au parti de la paix et du traité.


V

Voilà donc enfin qu’après la Dail le peuple lui-même s’est prononcé, par un verdict inattaquable, pour l’acceptation du traité et contre les agissements révolutionnaires des irréductibles. Ceux-ci ont joué devant le pays leur dernière carte légale, ils ont perdu la partie, ils n’ont plus qu’à se soumettre. Or c’est justement ce qu’ils ne veulent pas, ce qu’ils ne peuvent plus faire : la folie de violence qui les tient ne les lâche plus. Ils sont engagés trop à fond ; les ponts sont coupés derrière eux. Comme ils ont en janvier refusé d’accepter la décision de la Dail, ils refusent maintenant d’accepter celle du corps électoral. De son côté, le Gouvernement n’a plus d’excuse pour temporiser ; sous peine de manquer à son plus élémentaire devoir, il doit rétablir l’ordre et faire respecter la volonté du peuple. Le Gouvernement britannique ne manque d’ailleurs pas de lui signifier que, pour le respect du traité, il faut qu’il mette les républicains à la raison. A Dublin, le 28 juin, après dues sommations, les troupes régulières attaquent le Palais de Justice, centre des forces révolutionnaires, puis tous les points occupés par les irréguliers, notamment dans O’Connell street. Pendant huit jours, c’est la bataille dans la capitale, la guerre de rue à rue et de maison à maison, le cheminement dans les sous-sols et la fusillade sur les toits. Force finit par rester à la loi ; les rebelles dublinois, Rory O’Connor en tête, se rendent ; Cathal Brugha est tué ; la semaine a coûté 65 tués et 270 blessés, dont beaucoup parmi les civils ; il y a 700 prisonniers, 25 immeubles détruits et pour 5 millions de livres de dégâts matériels. De Dublin, la guerre se transporte dans les provinces, surtout dans le Sud-Ouest où les troupes républicaines sont peu à peu refoulées et chassées, non sans vive résistance, de tous les centres urbains qu’elles occupaient, Limerick, Waterford, Cashel, Tipperary, Cork, de sorte que vers la mi-août, l’armée rebelle peut sembler militairement vaincue, au moment même où l’autorité régulière se voit affaiblie par un double deuil, la mort de Griffith, qui succombe à une maladie de cœur, et celle de Collins, assassiné par les irréductibles.

Mais la rébellion ne s’éteint pas pour cela. La guerre se transforme en guérilla. Tous les moyens d’attaque ou de résistance employés en 1920-1921 par l’armée irlandaise contre les troupes britanniques, on les voit maintenant employés contre les forces régulières et l’autorité nationale par de petites bandes insaisissables de républicains qui, confondus dans la population civile, ou cachés dans les montagnes, se réunissent pour faire leur coup, et, le coup fait, se disloquent : surprises et coups de mains, embuscades, attaques de détachements ou de convois, meurtres de militaires isolés, petites batailles locales déclenchées à l’improviste, raids, sur bâtiments militaires ou administratifs, sur maisons privées ou châteaux, avec incendie ou destruction par explosifs, fusillade dans les rues, de jour ou de nuit, avec accompagnement de grenades, — certaines nuits, à Dublin, il y a ainsi attaque par les républicains sur huit ou dix points différents. — Ils tirent à l’occasion sur les passants, sur les autos qui circulent. Ils menacent ou mettent à mal les journaux, et aussi les journalistes. Ils détruisent systématiquement les chemins de fer dans le Sud irlandais ; certaines lignes sont ainsi démantelées pièce à pièce. Chaque jour ils font sauter un train, ou l’incendient après l’avoir pillé ; ou bien ils le lancent sur une voie de garage, sur un pont rompu où il s’abîme, ou mieux encore à la rencontre d’un autre train montant. Ils terrorisent les habitants, pillent leurs biens, les forcent à travailler pour eux ou à s’enrôler parmi eux. Par proclamations ils prétendent interdire à la population d’obéir au Gouvernement régulier, de prêter serment, de payer l’impôt.

Puissants et redoutés dans certains comtés du Sud Ouest, ils en tiennent d’autres sous la menace constante de leurs incursions inopinées. Ils ne reculent pas devant les pires excès. Comme autrefois, on trouve sur le bord des routes des cadavres avec ce papier épinglé : « Espion. Armée républicaine. » Un Anglais, conducteur d’auto, qui a commis le crime de conduire Collins dans sa voiture, est enlevé de chez lui par des hommes masqués et tué. On commence à voir dans les villes des jeunes filles maniant les bombes. A Dublin, en plein jour, des automobilistes s’arrêtent dans un endroit peu fréquenté, sortent de leur voiture deux hommes qui se débattent, les collent contre un mur et les exécutent à coups de révolver. A Gort, près de Galway, lors des funérailles d’un soldat régulier tué dans une embuscade, ils ouvrent le feu sur le cortège et tuent un officier de l’assistance. Dernièrement ils font une descente dans un village du comté de Cavan, brûlent cinq à six maisons et tuent deux civils : opération tout à fait dans le goût des Black and Tans d’autrefois. N’est-ce pas le cas de dire : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! »

Difficile est la lutte contre cette guérilla : les Anglais s’en sont aperçu naguère. Ils avaient à la vérité contre eux en ce temps-là toute la masse du pays, laquelle semble bien être aujourd’hui pour l’ordre et la paix. Mais tout hostile qu’elle soit aux irréductibles, elle ne réagit pas devant leurs excès ; terrorisée, elle laisse faire. Les rebelles trouvent bien des complicités, patentes ou cachées, dans la population : c’est un fait caractéristique à cet égard que la municipalité de Dublin paie demi-traitement à tous ceux de ses employés qui, ayant combattu avec les républicains, ont été pris et internés par l’autorité régulière. Celle-ci n’est d’ailleurs pas toujours bien inspirée dans son action politique ; souvent arbitraire et maladroite, elle déconcerte ou mécontente parfois ses plus chauds partisans. Elle n’a comme troupes fidèles qu’à peine la moitié du nombre des soldats qu’entretenait, il y a deux ans, le Gouvernement britannique en Irlande : troupes mal instruites, peu disciplinées, insuffisamment encadrées, que les chefs n’ont pas toujours en mains et qui, hommes ou officiers, font parfois montre d’une fâcheuse complaisance à l’égard des républicains ; certain jour il a fallu passer par les armes quatre hommes qui, après avoir passé aux rebelles, avaient été repris par les réguliers. N’est-il pas étrange qu’au cours des nombreux attentats commis par les républicains à Dublin, les coupables ne soient presque jamais pris, ou bien qu’en janvier dernier, les républicains aient pu incendier la gare de Sligo sans être inquiétés, alors qu’il y avait cinq cents hommes des forces gouvernementales dans la ville ? Quoiqu’il en soit, le Gouvernement est parvenu à faire prisonniers un bon nombre de rebelles, qu’il détient jusqu’à nouvel ordre dans des prisons, des camps, des bateaux. Par deux fois il a offert une amnistie aux combattants républicains, à la condition que ceux-ci renoncent à la lutte, rendent leurs armes et restituent les biens volés par eux : le résultat ne s’est guère montré satisfaisant. En octobre, il a créé, d’accord avec la Dail, des tribunaux militaires qui jugent sommairement et peuvent condamner à la peine de mort non seulement les rebelles coupables de crimes, mais encore ceux qui auraient été trouvés en possession d’armes ou d’explosifs, ou d’uniformes militaires, de documents d’Etat ; pour les menaces de mort, pour l’assistance prêtée aux évasions, c’est la servitude pénale. Dès le mois de novembre, a commencé la série rouge : Erskine Childers est passé par les armes l’un des premiers, puis Rory O’Connor, Liam Mellowes, etc. ; à la fin de janvier on comptait une cinquantaine d’exécutions capitales qui, si justifiées qu’elles fussent par la nécessité de sauver le pays de la guerre civile, n’ont pas laissé parfois de prendre un peu, à la faveur des circonstances, l’aspect de représailles.

Loin de mâter les rebelles, cette répression tardive, à la fois faible et rigoureuse, en tout cas inopérante, les surexcite et les exaspère. De Valera se fait nommer par ses partisans Président (in partibus) de la République, et forme un soi-disant Gouvernement républicain ; en réalité, il y a longtemps qu’il est débordé par les plus violents et que le vrai pouvoir révolutionnaire est aux mains des bandes armées, commandées par des meneurs locaux, avec quelques chefs plus en vue comme Liam Lynch. Les attentats, plus affreux que jamais, visent spécialement les ministres, députés et sénateurs, et leurs familles, ainsi que de simples particuliers favorables à l’Etat Libre : tous sont menacés, quelques-uns sont assassinés, beaucoup voient leurs maisons incendiées, de même qu’on saccage et on brûle nombre de résidences appartenant à d’anciens unionistes. Il y a une méthode dans cette criminelle folie ! Ajoutons que sous le drapeau républicain sévit aussi le pur et simple banditisme. Il y a chez les rebelles des convaincus qui, croyant voir toujours la main des Anglais derrière le saorstat, voient rouge ; il y a de purs révolutionnaires pour qui, comme pour Mazzini, « la tempête est le pilote ; » il y a aussi des gens sans aveu, de vulgaires malfaiteurs, des desperadoes qui tuent ou brûlent pour piller. Entre certains chefs de bandes et des bandits de grand chemin, la différence, dit-on, serait parfois minime. De leurs excès les chefs irréductibles sont bon gré mal gré complices, et la cause républicaine porte elle-même la responsabilité. « Il est des choses qu’on ne doit pas faire, même pour sauver son pays, » disait un jour le vieux fenian John O’Leary, qui pourtant avait subi pour son compte vingt ans de servitude pénale dans les prisons britanniques. C’est ce qu’ont oublié les rebelles irlandais de l’heure présente. La lutte pour la république a dégénéré en une sorte de folie sanguinaire, un vertige de crimes, de destructions, de vengeances personnelles qui déshonorent un parti. Sur le noyau, peu nombreux relativement, de rebelles qui restent en campagne, le clergé, dont la force modératrice était autrefois si puissante en Erin, — elle l’est notablement moins depuis l’avènement du Sinn Fein, — a perdu toute influence ; à une récente lettre pastorale de l’Episcopat condamnant la rébellion et décrétant d’excommunication ceux qui s’y livrent, ils font une réponse aussi ironique qu’insolente Aucun espoir de les amener à résipiscence, ils ne céderont qu’à la force, et, jusqu’à ce que la force ait eu raison d’eux, ils continueront à ruiner moralement et matériellement leur patrie et à assassiner leurs frères avec le plus parfait mépris de la vie des hommes. Périsse l’Irlande plutôt que la république !


VI

Finis Hiberniæ : si le secours n’arrive à la dernière heure, de Dieu ou des hommes, c’en est fait de l’Irlande, qui ne sera bientôt plus qu’une terre de mort et de misère. Le désastre est d’autant plus accablant que l’occasion perdue avait pu sembler plus belle. A quoi aura servi un traité dont les conditions somme toute très favorables auraient dû satisfaire, au moins pour le présent, les plus patriotes ? A quoi servira que, depuis le mois de décembre dernier, l’État Libre ait pris officiellement naissance ? Après la ratification du traité, une constitution très démocratique a en effet été votée par la Dail et approuvée par le Parlement britannique ; Chambre et Sénat sont entrés en fonctions ; le président Cosgrave, successeur d’Arthur Griffith, a formé son ministère, et, comme gouverneur général du nouveau Dominion, le Gouvernement de Londres a eu l’adresse de choisir, au lieu d’un duc et pair, d’un grand personnage anglais, un Irlandais nationaliste, mêlé depuis quarante ans à la vie politique de son pays, et qui ne cache pas ses sympathies pour le Sinn Fein, M. Timothy Healy. Voilà donc la liberté irlandaise consacrée par la loi, et la voie ouverte à une ère de paix, de progrès et de prospérité. Pourquoi faut-il que, par l’acharnement d’un petit nombre dans l’utopie et dans le crime, l’Irlande, après avoir touché le but, retombe dans le néant ? Elle sombre dans l’anarchie. C’est comme l’agonie, le lent suicide d’Erin.

Lamentable conclusion du drame irlandais ! Voudra-t-on, avec certaines âmes religieuses, gardiennes des traditions « missionnaires » qui, depuis les premiers siècles, ont illustré l’île des Saints et des Docteurs, lui donner une interprétation mystique, y voir comme une « folie de la Croix, » et dire que cette suprême épreuve était nécessaire pour amener les Irlandais à entendre la vérité, à comprendre la volonté de Dieu sur la nation ? « Les Irlandais, peuple d’éternité, se débattent pour devenir une nation du temps ; ils seront broyés jusqu’à ce qu’ils aient appris à regarder au-dessus d’eux, à recevoir la pleine lumière et à reconnaître leur véritable vocation. » Ou bien, au pôle opposé du monde des idées, écoutera-t-on la thèse positive et réaliste des Anglais qui tiennent les Irlandais pour une race inférieure, et soutiennent qu’il n’y a que la force, — s’entend la force britannique, — pour les empêcher de se détruire entre eux ? Celles, ils sont par nature turbulents et indisciplinés, épris d’agitation, de désordre et de querelles ; ils ont la dissension dans le sang : « mettez un Irlandais à la broche, vous en trouverez toujours un autre pour la tourner ; » incapables de se soumettre à un pouvoir régulier, ils sont plus incapables encore de se gouverner par eux-mêmes. Nous ne croyons pas beaucoup, quant à nous, à cette prétendue fatalité ethnique, à cette « double dose de péché originel, » comme disait ironiquement Gladstone, dont seraient affligés pour jamais les enfants d’Erin. Le passé doit servir ici à éclairer le présent. Pendant des siècles, l’Angleterre a tout fait, par application de la politique du divide ut imperes, pour entretenir les divisions parmi les Irlandais ; pendant des siècles, par l’oppression et la persécution, elle leur a inculqué cette conviction que l’ordre et la loi ne sont qu’une tyrannie indigne de respect, que leur ennemi, c’est leur maître, c’est l’autorité ; pendant des siècles elle les a régis malgré eux sans leur permettre de faire l’apprentissage du gouvernement, de se créer une classe de gouvernants, de se donner, avec l’expérience des affaires, le sentiment de la responsabilité. Quoi d’étonnant à ce qu’ils manquent maintenant de cet esprit politique que Platon déclarait nécessaire à la république ? Les peuples longtemps opprimés ne perdent-ils pas à la longue la faculté de se gouverner eux-mêmes ? Loin d’être le résultat de l’autonomie nouvellement acquise, le désordre irlandais semble bien plutôt être celui du refus prolongé de cette autonomie. Concédée à temps et librement, l’émancipation aurait pu donner la paix et la vie à l’Irlande : mais l’Angleterre a trop tardé ; à la dernière heure, en 1914, elle reprenait encore la promesse donnée, et bientôt ses Black and Tans allaient répandre dans l’Ile sœur le crime et la terreur et développer tous les germes de démoralisation, tous les ferments d’exaspération. Ce que nous voyons aujourd’hui en Irlande, c’est, pour une bonne part, la conséquence de la politique égoïste et tyrannique qui a été pendant des générations celle de l’Angleterre vis à vis de l’Irlande.

C’est aussi la conséquence de l’Extrémisme. Les temps, en maints pays, sont à la violence. En Italie, en Allemagne, en Orient, à des degrés divers, elle sévit. Parfois elle réussit. Le monde, dit-on, lui appartient ; rien dans l’histoire ne se fait que par elle, car elle seule peut rompre le cercle fatal, la chaîne des intérêts, des préjugés, des habitudes. Nous ne croyons pas qu’elle doive être condamnée partout et toujours. Mais si la terre, comme le ciel, souffre violence, encore faut-il qu’elle soit légitime, c’est-à-dire fondée sur le droit, qui la justifie, et sur la nécessité, qui ne laisse aucune autre issue. Sans quoi elle porte sa peine à sa suite, et ce qu’elle fonde ne dure pas. Est-elle passion au lieu d’être raison ? Alors l’expérience prouve qu’on ne fait pas à cette passion sa part ; comme toutes les passions, elle devient tyrannique et exclusive, elle vous tient, vous mène où elle veut et se retourne un jour contre vous ; tout se paie à la fin : l’ordre se venge. » — Il s’est terriblement vengé depuis deux ans en Irlande ! — Ce qu’il y a de tragique dans le « cas » d’Erin, dans l’histoire des origines de l’Extrémisme, telles que nous avons essayé de les retracer, c’est que sa responsabilité n’a pas été entière, c’est qu’elle a été jetée en dehors des voies constitutionnelles, d’abord par l’exemple et la menace des Orangistes, qui les premiers, dès 1913, ont fait entendre l’appel aux armes, puis par le refus de l’Angleterre de lui concéder le home rule promis et voté, enfin par la coercition qui suivit, par toutes les vexations et persécutions britanniques. L’Irlande nationale a de ce chef une large excuse, et elle paie aujourd’hui pour une faute qui n’est pas entièrement la sienne. Mais qu’il y ait eu faute et qu’elle ait elle-même sa part de responsabilité dans la faute, cela ne nous parait pas niable. Car elle avait, après 1914, une autre voie ouverte que celle de la violence. Si elle avait continué, comme elle avait commencé, à faire noblement son devoir dans la Grande guerre, si elle l’avait fait jusqu’au bout, elle aurait, par son bon droit comme par l’héroïsme de ses enfants, obligé l’Angleterre à lui rendre justice ; ayant été toute à la peine, elle aurait été aussi toute à l’honneur, et elle se verrait aujourd’hui en meilleure posture morale et politique vis à vis d’elle-même comme vis à vis du monde. Au lieu de cela, dès 1915, cœur et persévérance lui manquant, elle s’est repliée sur elle-même, dans une vue étroite et égoïste des choses, elle s’est laissé leurrer par une grossière illusion d’optique dans l’interprétation des grands événements européens dont elle n’avait pas le droit de se dégager.

Abîmée dans le spectacle de ses plaies ouvertes et de ses droits violés, oubliant que la liberté n’est pas un but, mais un moyen, elle a fini, faute de sang-froid, de maîtrise de soi, — il faut être fort pour être modéré, — par céder aux violents et se livrer à l’Extrémisme. Et l’Extrémisme, dès lors, portait en lui-même sa fatalité ; nous voyons maintenant ce qu’ont été ses effets. Il a permis aux Irlandais de jeter dehors les Anglais, mais il a jeté ensuite, comme par un choc en retour, les Irlandais les uns contre les autres. Pour conquérir sa liberté, l’Irlande a recouru aux armes, et de cette liberté conquise, le premier usage qu’elle fait est d’armer ses fils pour la guerre civile, en se déchirant elle-même. La violence illégitime a provoqué des excès sans nom, et si elle a pu faire conquérir à l’Irlande ses droits nationaux, elle portait en soi cette conséquence inévitable de lui faire perdre, avec l’usage même de ces droits, les biens les plus précieux, c’est-à-dire l’union de ses fils et la rectitude de sa propre conscience, sans parler des sympathies extérieures que ses crimes lui ont pour longtemps aliénées.

De l’excès du mal verrons-nous enfin naître quelque bien, et la paix sortir de la guerre ? Une renaissance suivra-t-elle la décadence au sein de cette nation qui, dans sa longue histoire, n’a jamais su vaincre, mais n’a jamais voulu mourir ? On veut ici l’espérer. Il est à croire que le virus révolutionnaire viendra un jour à s’éteindre, soit que les irréductibles s’usent à la longue, soit que leurs crimes finissent par provoquer dans la population terrorisée un sursaut d’énergie où elle trouvera la force et les moyens de réduire à merci les fauteurs de désordre. Souhaitons qu’il ne soit pas trop tard, et qu’il reste alors à l’Irlande épuisée assez de forces vives pour sa convalescence et son relèvement Souhaitons de voir enfin la raison reprendre le pas sur la passion, et l’ordre, après s’être assez « vengé, » rendre au pays la vie avec l’équilibre. Le jour où l’État Libre parviendrait à sortir de l’épreuve, les difficultés ne lui manqueront d’ailleurs, pas. La question de l’Ulster n’est pas réglée ; les finances sont délabrées ; l’économie nationale a été ruinée par la guerre civile comme par la guerre anglo-irlandaise ; l’anarchie règne. Et par-dessus tout, l’Irlande a à faire l’apprentissage du gouvernement libre : rude épreuve en tout temps et en tout pays, plus rude pour une nation affranchie d’hier et aujourd’hui encore en proie à la guerre civile. Pour se relever de ses ruines, pour entreprendre l’œuvre immense de sa régénération, l’Irlande a besoin de tous ses enfants. Puissent-ils comprendre la nécessité de l’ordre et de l’union, de la discipline et du travail, acquérir l’expérience au contact des réalités, la pratique de la tolérance et de la modération, et, pour tout dire, apprendre à vivre pour leur patrie au lieu de toujours prétendre à mourir pour elle !


L. PAUL-DUBOIS.

  1. Voyez la Revue des 15 septembre et 1er octobre 1921.
  2. « Je jure fidélité et allégeance à la Constitution de l’État Libre d’Irlande tel qu’il est établi par la loi ; je jure que je serai fidèle à Sa Majesté George V, à ses héritiers et successeurs, en vertu de la concitoyenneté de l’Irlande avec la Grande-Bretagne et de son adhérence et participation au groupe de Nations formant la Communauté des Nations britannique». »
  3. Le terrorisme anti-catholique sévit depuis bien longtemps à Belfast, mais jamais il n’avait encore atteint pareil degré de virulence. On a compté que depuis juillet 1920 jusqu’à fin juin 1922, il y a eu 9 250 catholiques chassés de leur emploi par les specials ou par les bandes armées, 23 960 catholiques chassés de leurs habitations, 446 catholiques tués et 1 789 blessés : notez que les catholiques sont à Belfast dans la proportion de un contre trois protestants. En sept jours, au printemps de 1922, 1 500 catholiques se sont vus sans abri, leur home détruit criminellement. Il y a nombre de faits particulièrement révoltants. Constamment on tire du haut des toits ou des tramways sur la foule, dans les quartiers catholiques, on jette des bombes. Les bandes armées arrêtent un individu dans la rue et lui posent la question : catholique ? Si la réponse est affirmative ou douteuse, il est tué. Églises, écoles, presbytères, sont l’objet d’attentats, ainsi que les foules à l’entrée ou à la sortie des édifices religieux. En mars, quatre personnes de la famille Mac Mahon à Belfast sont fusillées, avec un domestique, par des hommes revêtus d’uniformes des specials, et deux autres blessées. En juin, l’hôpital catholique Mater Infirmorum est pendant trois quarts d’heure attaqué à la mitrailleuse pendant la nuit. Plusieurs fois le vénérable cardinal Logue, archevêque d’Armagh, a été arrêté, menacé, fouillé. La presse locale, terrorisée, n’ose rien dire. Notez que le Gouvernement de Londres paie les specials et entretenait en outre dans les six comtés 23 bataillons de troupes britanniques.