Le Drame macédonien/03

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Le Drame macédonien
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 394-412).
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LE
DRAME MACEDONIEN

III.[1]
LE SIÈGE DE TYR


I

La monarchie des Perses était fort ébranlée déjà quand Alexandre traversa l’Hellespont. On y comptait des rois à demi indépendans et des satrapes qui aspiraient à le devenir tout à fait. La bataille d’Issus porta le dernier coup aux fidélités douteuses ; les mercenaires grecs eux-mêmes songèrent à se tailler des royaumes dans cet empire qu’ils n’avaient pu défendre. Amyntas, fils d’Antiochus, Thymodès, fils de Mentor, Aristodème de Phères, Bianor d’Acarnanie, échappés au massacre avec 8,000 hontioies, se réunissent au port de Tripoli sur la côte phénicienne. Là se trouvait à sec une partie de la flotte revenue de Lesbos. On met à flot le nombre de bâtimens dont on a besoin, on brûle le reste, et les 8,000 hommes passent dans l’île de Chypre. Ce n’est qu’un canal de 30 lieues à traverser. De Chypre la troupe d’aventuriers reprend bientôt la mer ; elle franchit cette fois la distance qui sépare la rade d’Amathonte du delta égyptien, — 190 milles. — En quelques jours, elle s’est rendue maîtresse de la terre des Pharaons. Les conquêtes trop faciles sont souvent des conquêtes éphémères ; pour conserver l’Égypte, il eût fallu ne pas commencer par la piller. Les désordres auxquels se livrèrent les soldats d’Amyntas, — c’était Amyntas que les mercenaires avaient choisi pour chef, — irritèrent les habitans. Battus sous les murs de Memphis, les Égyptiens ne se tinrent pas pour soumis ; ils se réfugièrent dans l’enceinte fortifiée de la ville. A l’abri de ces hautes murailles, ils purent attendre patiemment une occasion propice de prendre leur revanche. L’occasion ne leur manqua pas. Les mercenaires, au lieu de presser par tous les moyens possibles le siège de Memphis, préféraient dévaster et ruiner la campagne. Une sortie soudaine les surprit dispersés. La mort retrouva ce jour-là ceux qu’elle avait épargnés à Issus. Amyntas lui-même, qu’une population crédule avait accepté dès l’abord comme le remplaçant de l’ancien gouverneur de Sabacès, tombé le 29 novembre sous les coups des Macédoniens en protégeant la retraite de Darius, Amyntas périt avec la majeure partie de ses compagnons : bande avide et féroce que le moyen âge était destiné à voir revivre dans les soldats de la grande compagnie catalane.

La tentative d’Amyntas eût suffi pour faire comprendre au roi de Macédoine le danger de laisser l’empire de Darius s’en aller en lambeaux. Il importait surtout de se saisir promptement du pouvoir dans ces provinces où l’autorité des Perses n’avait jamais été bien assise, car les difficultés de la conquête ne pouvaient que s’aggraver si on laissait à quelque domination étrangère le temps d’y organiser la résistance. Déjà Parménion, détaché en avant, s’était emparé des trésors que Darius avait dirigés sur Damas ; Ménon Gerdimas, un autre lieutenant, s’apprêtait, avec la cavalerie des alliés, à occuper la Cœlé-Syrie, — la Syrie creuse, celle qui se prolonge entre les chaînes du Liban et de l’ Anti-Liban ; — Alexandre se réserva les opérations du littoral. C’était là que se trouvaient échelonnés, sur un espace de 43 lieues marines, les petits rois de la plage, gouvernant, à la façon des doges, autant de républiques marchandes : Arados, Byblos et Sidon, Tyr enfin, bien déchue de sa grandeur passée, mais puissante encore. Tous ces princes, suivant l’exemple qui leur était donné par les rois de Chypre, avaient rallié la flotte d’Autophradatès avec leurs vaisseaux ; pendant qu’ils tenaient la mer dans l’archipel grec, la côte de Phénicie restait abandonnée à des régens. Straton, le fils du roi des Aradiens, sans attendre les ordres de son père, se soumet le premier ; il vient poser sur la tête d’Alexandre une couronne d’or. Ce serviteur empressé de la fortune ne livre pas seulement au vainqueur d’Issus l’île d’Arados, les villes de Marathos et de Mariamné sur le continent ; il lui remet en outre les vaisseaux qu’Autophradatès a envoyés prendre leurs quartiers d’hiver en Asie. Byblos et Sidon ne se montrent pas de composition moins facile. C’est à Sidon, s’il en faut croire Quinte-Curce, qu’Alexandre eut la singulière fantaisie de faire monter sur le trône un jardinier : il recommanda seulement qu’avant de l’investir du pouvoir suprême, on le conduisît au bain : Ablue corpus illuvie œternisque sordibus squalidum. Ce jardinier était, il est vrai, de sang royal ; on ne l’en trouva pas moins occupé à sarcler les mauvaises herbes de son jardin. « Je pardonne à tous mes ennemis, mais pas au liseron. » Il n’y a pas d’horticulteur sérieux qui, à son lit de mort, n’en dise autant. « Supportais-tu patiemment l’indigence ? » demanda au souverain improvisé le jeune conquérant. « Plaise aux dieux, répondit Abdolonyme, — je n’ai pas eu besoin de le nommer : qui pourrait ignorer cette histoire de collège ? — plaise aux dieux que je sache supporter aussi bien la royauté ! » Qu’eût pu dire de mieux Aristote ? Il faut s’entendre cependant : si Abdolonyme a voulu exprimer la crainte de demeurer au-dessous de sa tâche, je l’approuve ; il ne messied pas aux pasteurs de peuples de s’exagérer la gravité des obligations qu’ils contractent. Si le jardinier, au contraire, n’a fait que laisser percer l’appréhension secrète de trouver le fardeau trop lourd et l’oreiller trop dur, qu’on le renvoie bien vite à sa bêche ! Ne nous y trompons point du reste ; nous nous trouvons ici en présence d’un étrange abus de mots. Entre Abdolonyme et les oints du Seigneur il existe un abîme. Il n’y avait pas de rois, à proprement parler, sur la côte phénicienne ; on y rencontrait tout au plus des gouverneurs, des commissaires des classes ou des syndics des gens de mer. Les beys de Tripoli, de Tunis, de Bougie, de Tlemcen ont eu, au XVIe siècle, dans l’empire des sultans, une bien autre importance, et ce n’est certes pas dans les jardins d’Alger que Soliman eût jamais songé à chercher un successeur à l’héroïque Barberousse.

Suivant toujours la côte, Alexandre arrive sous les murs de Tyr. Les Tyriens ne sont pas moins disposés que leurs voisins de Sidon à se ranger sous la loi du vainqueur ; ils ne demandent qu’une chose : c’est qu’aucun Macédonien n’entre dans leur ville. Comment ! pas même le roi de Macédoine, pas même le descendant de l’Hercule Argien, impatient d’aller sacrifier à l’Hercule de Tyr ! Si le roi Azelmicus ne faisait pas voile, en ce moment, avec Autophradatès, on pourrait discuter, accueillir peut-être ce pieux désir ; une ville dont le souverain bat la mer est tenue de fermer ses portes au soldat étranger, car ce soldat serait bien capable de ne pas les rouvrir à la première sommation du prince. Le refus des Tyriens constitue une offense ; le siège de Tyr est à l’instant résolu. Assiéger une place et la prendre sont deux choses ; en pareil cas, il y a souvent loin de la coupe aux lèvres. Le siège de Milet et le siège d’Halicarnasse avaient été déjà deux opérations de longue haleine ; nous verrons bientôt Alexandre montrer que sa ténacité pouvait au besoin le servir aussi bien que son courage. Le siège de Tyr rappelle, à s’y méprendre, celui de Motye. Le cardinal de Richelieu suivit, prétend-on, les opérations dirigées contre la Rochelle, un Quinte-Curce à la main ; Alexandre doit avoir eu à sa disposition le journal de siège du vieux Denys.

Il n’est rien que les hommes respectent à l’égal de la durée. La fragilité de leur existence, la rapidité de leur passage sur cette terre, les a, de tout temps, portés à s’incliner devant les lointaines origines. À ce titre, les cités n’ont-elles pas leur noblesse comme les vieilles familles ? Tyr était une ville noble s’il en fut au monde, car elle existait déjà, riche et florissante, que les habitans de la Grèce se nourrissaient encore de glands doux. Quinze siècles avant Jésus-Christ, les Tyriens possédaient : sur le continent, une place forte, sur l’îlot voisin, un arsenal maritime, sur un second îlot, un temple justement célèbre, le temple d’Hercule ou de Melkarth. En l’année 1209 avant notre ère, les fugitifs de Sidon vinrent doubler la population de Tyr. Si le prophète Ézéchiel, annonçant à la cité arrogante et superbe ses malheurs futurs, n’y eût joint le tableau de la grandeur dont elle allait déchoir, nous n’aurions aujourd’hui qu’une idée imparfaite du degré d’opulence auquel pouvait atteindre, dans l’antiquité, une place de commerce. Tyr s’était réjouie du sac de Jérusalem ; le prophète lui prédit que ses murs aussi tomberont bientôt, « assaillis par les tours de bois et par les chaussées de terre, ébranlés à la base par les béliers. » Ce rocher, « où les pêcheurs font, de nos jours, sécher leurs filets, » a été jadis le marché du monde. Les flottes y rapportaient des contrées les plus reculées des richesses immenses : des ports de la Libye, du fer, de l’étain et du plomb ; de la Grèce, des esclaves et des chevaux. L’Ethiopie fournissait l’ébène et l’ivoire, la Syrie les pierres précieuses, la pourpre, les étoffes de lin et de soie, la Judée le froment, le baume, le miel, l’huile et les résines. Du territoire de Damas venaient les laines et les vins, de l’Arabie les bestiaux, de Saba l’or et les parfums. L’Afrique, l’Asie et l’Europe contribuaient à l’envi au luxe d’une cité assez riche pour garnir d’ivoire les bancs de ses rameurs et dont chaque armateur vivait entouré de la splendeur d’un prince. Pendant près de six siècles cette prospérité merveilleuse connut à peine quelques passagères éclipses. En l’année 715, le roi d’Assyrie vint frapper sans succès aux portes de Tyr ; cent quarante et un ans plus tard, le roi de Babylone, Nabuchodonosor, les enfonça. Le siège dura cependant quatorze ans. « Plus d’un guerrier y perdit les cheveux et revint les épaules courbées. » Alexandre mena les choses plus rondement ; l’art d’attaquer les places avait fait en Sicile et, par contre-coup, en Grèce, d’incontestables progrès.

De Sidon à Tyr on compte environ sept lieues. Tyr était située dans une plaine bornée, d’un côté par la mer, de l’autre par l’ Anti-Liban. Les anciens ont représenté cette ville sous la forme d’une jeune fille portée par les flots. Les pieds touchent le rivage ; la tête et les bras s’étendent sur la mer. Les débris qui nous restent répondent encore à la gracieuse image. Sur une péninsule triangulaire qui se détache de la côte, s’élevait la cité continentale, — la vieille Tyr ; — sur les deux îlots qu’Hiram, au XIe siècle avant notre ère, réunit par une chaussée, était bâtie la ville maritime, qui embrassa dès lors l’emplacement consacré au culte de Melkarth. L’écroulement des grands empires est généralement un soulagement pour les petits états ; Tyr se serait peut-être difficilement relevée de sa ruine, si la domination des Perses n’eût succédé à celle des Chaldéens. Cyrus fut pour la communauté marchande qu’avait asservie Nabuchodonosor un libérateur suscité par la Providence. La constitution autonome qu’elle conservait au temps d’Alexandre, Tyr la devait au petit-fils d’Astyage. Tyr demeurait, il est vrai, vassale, mais on sait quel relâchement les troubles et la faiblesse de l’empire avaient peu à peu apporté dans ce lien. Avec un contingent de vaisseaux, et probablement aussi avec un tribut, toutes les obligations de la cité phénicienne envers le monarque qui la couvrait en retour de sa protection se trouvaient remplies.


II

Quand les troupes d’Alexandre, venant de Sidon, débouchèrent dans la plaine, la vieille ville, la ville du continent, était abandonnée ; la ville maritime elle-même ne renfermait plus que la population valide. Les femmes, les enfans, les vieillards, avaient été transportés à Carthage. Défendue par une garnison de 30,000 hommes, séparée de la terre ferme par un canal de 800 mètres, Tyr avait bien sujet de se croire en état d’opposer à, l’ennemi une longue résistance. Si le siège se prolongeait, la situation des assiégeans deviendrait critique ; la Grèce dans l’intervalle se pouvait soulever, et la flotte d’Autophradatès aurait une merveilleuse occasion d’accourir. Alexandre reconnut la nécessité de pousser les travaux d’approche avec une extrême vigueur. Sa première pensée fut de jeter la vieille ville dans le canal pour le combler. Les Tyriens virent, avec autant d’étonnement que d’effroi, s’avancer vers leur île une digue dont le talus ne présentait pas au sommet moins de 60 mètres de large. Tous les habitans des villes voisines, appelés sur les lieux, concouraient, de gré ou de force, à ce travail. La mer est sujette à de soudains transports sur la côte de Syrie, et la vague y acquiert alors une force irrésistible. Une tempête du nord-ouest bouleversa tout à coup l’immense chaussée. Alexandre n’avait encore jeté qu’une ville dans les flots, il y transporta une forêt. En même temps qu’on précipitait des masses énormes de débris dans le canal, ou enfonçait des deux côtés, pour les contenir, de longs pilotis dans la vase. Protégées par ces estacades, les larges crevasses peu à peu se comblèrent, la digue se tassa et finit par s’asseoir solidement sur le fond. La tâche, dans le commencement, fut facile ; on n’opérait que dans les eaux basses, et les soldats, rangés sur le rivage, défendaient suffisamment les travailleurs. Le profondeur cependant peu à peu augmentait ; aux abords de la place, elle dépassa 5 mètres. Du haut des remparts, l’ennemi faisait pleuvoir une grêle de traits ; il fallut se mettre sur la défensive. Deux tours de bois, armées de catapultes, sont roulées à l’extrémité du môle ; on les couvre de cuirs verts pour les garantir des brandons enflammés. Les Tyriens useraient toutes leurs torches avant de réussir à communiquer l’incendie à ces peaux saignantes qui résisteront un jour au feu grégeois. Pourquoi n’essaieraient-ils pas des brûlots ? Un bâtiment de charge destiné à transporter des chevaux, — un hippagoge, -— est rempli jusqu’au bord de sarmens secs et de matières inflammables ; à l’avant, autour de deux mâtereaux qui surplombent la proue, se dresse en outre un immense bûcher. Sur cet amas de branches et de fascines on verse de la poix, on répand du soufre en poudre. Mais les mâtereaux, qu’en prétend-on faire ? Soyez tranquilles ! les mâtereaux aussi auront leur rôle. On les a garnis de deux antennes et, au bout de chacune de ces vergues, on a suspendu une vaste chaudière destinée à épancher, au moment voulu, sur la flamme ce que les artificiers de Tyr jugent le plus propre à l’alimenter. Tout le lest est passé à la poupe pour élever la proue autant que possible ; la machine infernale ainsi disposée, on l’attache solidement entre deux trières. Maintenant il faut attendre un vent favorable, un vent qui souffle directement vers la digue. La brise s’élève, les trières accouplées se mettent en marche ; en un clin d’œil le groupe arrive sur la tête du môle. Dès que le feu a été mis au brûlot, les équipages se précipitent à la mer et gagnent à la nage les embarcations de secours qui les attendent. Ah ! soldats de la Macédoine, vous vous attaquez à des matelots ! vous verrez, — nous l’avons bien vu nous-mêmes devant Sébastopol, — tout ce qu’un matelot a de ruses dans son sac. La flamme a enveloppé rapidement les tours, les deux mâtereaux consumés par le pied s’abattent, le torrent que déversent subitement les chaudières vient donner à cet embrasement une activité incroyable. La flotte des Tyriens se tenait prête ; elle sort du port et environne le môle ; une grêle de flèches empêche les Macédoniens d’approcher. Pendant ce temps, des barques accostent la digue, bouleversent les travaux de l’ennemi, brûlent ses machines et démolissent le mur que, pour se couvrir, les Macédoniens avaient établi en travers sur le musoir même de la jetée. On ne prend pas une ville maritime, une île, quand on est incapable de mettre une flotte en mer. Alexandre s’en aperçoit un peu tard ; mais puisqu’il lui faut des vaisseaux, il en aura. Les soldats reprendront le môle à son origine, le feront plus large encore, en état de supporter un plus grand nombre de tours, les architectes construiront de nouvelles machines ; lui, Alexandre, il va s’occuper de rassembler tout ce que le littoral déjà soumis peut lui procurer de navires. Sans plus tarder, il part avec les hypaspistes et les Agriens, — des soldats pesamment armés et des archers, — pour concentrer à Sidon ses forces navales.

La bataille d’Issus n’avait pas été sans retentissement en Grèce. Les rois de Byblos et d’Arados n’ont pas plus tôt appris le grave échec infligé à Darius qu’ils n’hésitent pas à déserter sa cause et à se séparer de la flotte d’Autophradatès pour ramener leurs escadres en Syrie. Alexandre les accueille, comme on peut aisément le supposer, à bras ouverts, et bientôt ce conquérant sans vaisseaux se voit à la tête de 80 voiles phéniciennes. Le branle est donné : ce sont d’abord les trières de Rhodes qui rallient, puis celles de Soli et de Mallus ; il en vient 10 de Lycie, 1 de Macédoine, 120 amenées par les rois de Chypre. Que tout devient facile à certaines heures pour les hommes que le ciel suscite et que la fortune, par conséquent, seconde ! Défendons-nous cependant soigneusement de ces tendances fatalistes ! Si Alexandre n’eût déjà fait, en plus d’une occasion, éclater sa clémence, s’il n’eût poussé l’impartialité jusqu’à se faire soupçonner d’un penchant secret pour les vaincus, il n’aurait jamais eu le bénéfice de tant de défections. Dans cet abandon général de la cause compromise, une seule exception fut à noter : le roi de Tyr, Azelmicus, voulut partager le sort de ses sujets. Il prend, lui aussi, la route de la Syrie, mais ce n’est pas pour aller se jeter aux pieds du vainqueur. Il entre à Tyr à pleines voiles et vient communiquer une énergie nouvelle à la défense. La flotte d’Alexandre cependant était prête : par une coïncidence heureuse, arrivent en ce moment même du Péloponèse 4,000 mercenaires sous les ordres de Cléandre, fils de Polémocrate. Voilà des hoplites tout trouvés pour les vaisseaux I Alexandre ne se soucie guère de livrer aux Tyriens un combat naval qui se décide uniquement à coups d’éperons ; il sent que dans un pareil conflit l’avantage pourrait bien demeurer à la flotte d’Azelmicus. Mieux vaudra en venir sur-le-champ à l’abordage ; il importe donc que les ponts soient fortement armés. Sidon, nous l’avons dit, est à 20 milles marins, sept lieues environ, de Tyr. Alexandre, en partant de Sidon, se forme sans plus tarder en ligne de bataille ; il se place à l’aile droite. — Les rois de Chypre et de Phénicie prennent également peste à cette aile ; un seul roi, Pnytagore, va se ranger à l’aile gauche, prêt à soutenir Cratère. Jusqu’ici Alexandre n’a combattu les flottes qui lui ont été opposées qu’avec sa cavalerie ; c’est avec sa cavalerie qu’à Milet il empêchait les Perses de prendre terre pour faire de l’eau, du bois, et qu’il les obligeait à se retirer, faute de vivres, à Samos. L’empereur Napoléon se servit avec un égal succès de son artillerie à cheval. On vit en 1805 le maréchal Davout appuyer de ses projectiles la flottille batave quand cette flottille, sortie de l’Escaut, doubla le cap Gris-Nez sous le feu de la croisière anglaise. Singulier combat, qui nous ramenait aux jours où Philotas chassait les vaisseaux perses du seul mouillage qui leur restât au pied du mont Mycale !

La cavalerie et l’artillerie à cheval sont les deux grandes ennemies des descentes ; les chemins de fer contribuent aussi à les rendre périlleuses ; si nous tentons jamais quelque débarquement, nous aurons soin de ne pas oublier les escortes. Verrons-nous alors les commandans d’armée s’embarquer à leur tour et venir à notre rencontre ? Ce n’est pas impossible : on sait que, devant Boulogne, l’empereur, accompagné de l’amiral Decrès, voulut voir de ses propres yeux de quelle façon ses chaloupes canonnières soutiendraient les volées des frégates anglaises. Son ardeur l’emporta si loin que le canot sur lequel il était monté faillit être coulé par le feu de bordée qui l’accueillit. Un empereur n’est pas à sa place dans ces escarmouches ; passe encore pour des généraux ! Mais si la grandeur de Napoléon ne l’attachait pas toujours au rivage, on peut dire qu’elle n’y a jamais enchaîné Alexandre. Ce qu’Alexandre avait interdit sous Milet à Parménion, il allait le tenter lui-même. Ajoutons que les circonstances étaient bien changées et que le résultat à obtenir en valait la peine.

Les Tyriens, rangés devant leurs ports, attendaient Alexandre. Leur première pensée avait été d’accepter le combat ; ils ne soupçonnaient pas que le roi de Macédoine pût amener de Sidon autant de vaisseaux. Le vaste développement de la flotte ennemie a soudain glacé leur courage. Les Macédoniens cependant ne s’avancent pas avec l’impétuosité de gens sûrs du succès et qui jugent inutile de se prémunir contre une résistance sérieuse ; ils ont suspendu la marche de leur flotte, comme à Issus, ils ralentirent le pas de la phalange. Alexandre, avant de se précipiter sur les vaisseaux qu’il a devant lui, rectifie sa ligne, où la confusion s’est glissée pendant la traversée. — Il est si difficile de marcher longtemps en bataille ! — l’aile droite lève rames, et l’aile gauche se hâte ; le front peu à peu se rétablit. Les Tyriens hésitans sont restés immobiles ; Alexandre contemple d’un œil satisfait la longue ligne de vaisseaux qui se balance sur ses rames horizontalement étendues. Il ne faut pas souffrir que cette ligne si péniblement rectifiée se déforme de nouveau par une trop longue attente. Que reste-t-il à faire ? Ce qu’on fit à Issus, ce qu’on fera bientôt dans les champs d’Arbèles. En avant ! Le signal est donné ; toute la flotte part d’un trait. Les Tyriens ébranlés se replient précipitamment vers leurs ports. Ils en ont deux : l’un qui regarde Sidon, l’autre dont l’ouverture est tournée vers l’Égypte. Leur flotte, ils le savent maintenant, n’est plus en mesure de livrer bataille ; elle peut servir du moins à fermer l’entrée des deux darses. La retraite, après tout, s’est opérée en bon ordre ; Alexandre a dû s’arrêter devant les proues rangées à la bouche étroite du port du nord. Trois galères seulement ont sombré sous les éperons des vaisseaux macédoniens, et encore un rivage ami se trouvait-il, à faible distance, prêt à recevoir et à protéger les équipages.

Où en sont les travaux du môle ? Ces travaux, pendant l’absence d’Alexandre, ont beaucoup avancé ; ils ne permettent pas encore aux machines d’approcher des murs ; ils offrent du moins aux vaisseaux un abri sûr contre la tempête. Il suffit, sitôt que le vent change, de se porter du côté que la chaussée abrite. C’est ainsi qu’aujourd’hui Tyr, — Sour est son nouveau nom, — possède encore deux rades. La flotte va jeter l’ancre sous la protection du rempart que lui ont préparé les soldats. Le lendemain elle se partage. Les vaisseaux de Chypre, conduits par Andromaque, sont destinés à rester du côté de Sidon, les bâtimens phéniciens surveilleront le port situé à l’autre extrémité de l’île. Pour mieux nous entendre, appelons désormais avec Arrien le premier de ces ports le port intérieur ; donnons au second que bat la mer du large, le nom de port égyptien. C’est du côté de la darse égyptienne qu’Alexandre fait dresser sa tente.

Les places, de nos jours, se dérobent aux coups de l’artillerie ; elles s’enfoncent, pour ainsi dire, sous terre, ne montrant au-dessus de la crête des glacis qu’une longue ligne de parapets gazonnés. Dans l’antiquité, plus les murailles étaient hautes, plus on les jugeait imprenables. Les Tyriens avaient entouré leur ville de remparts épais formés de larges blocs qu’unissait le solide ciment dont nous n’avons pas tout à fait retrouvé le secret ; à ces remparts ils donnèrent une élévation de 50 mètres. On n’enlève pas de semblables boulevards avec des échelles ; il faut les renverser. Quel labeur pour un conquérant habitué à dissiper des armées en un jour, à subjuguer des provinces entières en moins d’une semaine ! Songeons maintenant à ce peuple qu’on assiège : il y va pour lui de la vie ou tout au moins de la liberté. Par liberté, nos générations heureuses entendent une somme plus ou moins grande de droits politiques ; la liberté signifiait jadis la seule condition qui pût rendre la vie préférable à la mort. Voyez dans Athènes même, dans cette Athènes si douce généralement à tout ce qui ne provoquait pas son envie, quel était, sans que les plus grandes âmes songeassent à s’en indigner, le sort de l’homme réduit à la servitude ! Dès que les juges, dans un procès obscur, éprouvaient le besoin d’éclairer leur conscience, ce n’était pas l’homme libre, c’était son esclave qu’ils faisaient comparaître pour l’étendre sur le chevalet. « Méthode judicieuse ! s’écrie dans un de ses élans d’éloquence Démosthène. Plus d’un témoin a été condamné pour imposture ; jamais esclave soumis à la question n’a été convaincu d’avoir déguisé la vérité. » Aussi l’innocence du maître mettait-elle un certain orgueil à s’affirmer par ce témoignage irréfragable : « Nous produisons nos esclaves et nous les livrons à la question ! » Que répondre à un argument qui montrait si bien la confiance de l’orateur dans la bonté de sa cause ? L’esclave n’était plus un homme ; il avait perdu sa personnalité, comme les malheureux vendus à Satan, perdaient au moyen âge, leur ombre. Il ne faudrait pas se laisser abuser par quelques dispositions législatives : quand la loi protégeait l’esclave, elle éprouvait le besoin de s’en excuser. « Non ! disait-elle, le législateur ne s’intéresse pas à l’esclave, mais le respect dû à la liberté eût été moins bien assuré s’il ne se fût étendu jusqu’à la servitude. » Que l’on comprend bien, après ces naïfs aveux, la rage frémissante de Spartacus et la défense énergique de Tyr ! La guerre est presque devenue un passe-temps depuis que les prisonniers ne servent plus qu’à faire éclater la courtoisie du vainqueur. Ne pourrait-on dès lors chercher et découvrir des divertissemens moins sanglans ?


III

Les Tyriens se sentaient condamnés ; les diversions sur lesquelles ils avaient compté leur faisaient défaut ; le désespoir seul pouvait prolonger la résistance. Le désespoir est encore une ressource pour des assiégés. Le môle d’Alexandre avançait moins vite qu’on n’eût pu le supposer ; depuis qu’on était arrivé à portée de trait des remparts, la tête de la digue devenait un posté périlleux. Les Tyriens s’étaient empressés d’accumuler de ce côté leurs machines, il n’y avait pas une pierre jetée à l’eau qui ne coûtât la vie à quelque soldat. La chaussée de Richelieu n’a pas exigé, pendant les treize mois qu’employa le siège de la Rochelle, de moindres sacrifices, et n’avons-nous pas vu nous-mêmes, devant Sébastopol, des têtes de sape emportées deux ou trois fois de suite avec les intrépides travailleurs qui essayaient d’y assujettir leur gabion ? Le dernier mot n’en restait pas moins aux martyrs du devoir professionnel ; il se rencontrait toujours quelque sapeur dévoué pour venir prendre la place du héros sans nom que le boulet venait d’enlever. Le jour où l’on cesserait d’avoir de tels hommes, il faudrait se résigner à obéir aux peuples qui en auraient conservé, car il ne serait plus possible de lutter contre eux. Voilà ce que les plus fervens amis de la paix doivent se répéter tous les jours, si l’amour de la paix n’a pas diminué leur horreur de la servitude. Les soldats macédoniens ne montraient pas moins de persévérance que leur roi. Ni les ouvriers, ni le bois, d’ailleurs, ne manquaient. On avait non-seulement dressé des machines sur le môle ; on en avait aussi placé sur les navires de charge amenés de Sidon, sur les trières mêmes que leur marche inférieure rendait impropres à figurer en ligne. Les batteries du môle rencontraient prêtes à leur répondre d’autres batteries qui les dominaient, les béliers flottans étaient tenus à l’écart des murailles par les enrochemens qui protégeaient le pied des remparts : Alexandre donna l’ordre de nettoyer le fond et l’on vit bientôt les trières occupées à draguer ces énormes blocs que les efforts réunis de deux chiourmes réussissaient à peine à ébranler. Qui se résout à faire un siège doit s’armer de patience ; la patience même ici ne suffisait pas, il fallait, en outre, faire une singulière dépense d’industrie. Les assiégeans en déployaient beaucoup, la ville assiégée ne leur en opposait pas moins. Les Tyriens disposaient d’une multitude de barques ; ils couvraient ces bateaux d’un pont volant, incliné des deux côtés comme un toit ; se mettant ainsi à l’abri des traits, ils se laissaient tomber à l’improviste sur les câbles des batteries flottantes. D’un coup de faux les amarres se trouvaient tranchées, et les galères, avec leurs machines, s’en allaient en dérive ; avant que d’autres galères pussent les prendre à la remorque, le vent les avait jetées à la côte. Alexandre eut l’ingénieuse idée de défendre ses câbles par des triacontères également pontées et placées en avant des batteries en guise de chevaux de frise. Les Tyriens ne se donnèrent pas pour battus ; ils envoyèrent des plongeurs couper les amarres sous l’eau. N’oublions pas que nous sommes dans le pays des pêcheurs d’éponges : quand on a pris dès l’enfance l’habitude de retenir son haleine pour aller toucher le fond à plus de quarante brasses au-dessous de la surface, c’est un jeu que de nager, pendant quelques minutes, entre deux eaux. Les Macédoniens prirent à la fin le meilleur parti ; ils amarrèrent leurs vaisseaux avec des câbles-chaînes. Que de temps il nous a fallu à nous-mêmes pour en venir là ! Et pourtant, nos ancêtres les Vénètes ne mouillaient jamais autrement. On serait quelquefois tenté de croire que si, depuis deux mille ans, nous avons beaucoup appris, nous avions beaucoup oublié.

Grâce à cette précaution et à l’activité des dragages, l’approche de la muraille de mer allait devenir facile ; les Tyriens jugèrent le moment venu de tenter une sortie. Les sorties tardives, ce sont les premières convulsions d’une place qui se noie. Ce qui inquiétait le plus les assiégés, c’était la crainte de voir, au moment de l’assaut, les vaisseaux de Chypre se ruer sur le port intérieur. La longue impunité avec laquelle cette portion de la flotte ennemie maintenait son blocus devait heureusement avoir apporté un certain relâchement dans sa surveillance ; il était donc permis de compter, le jour où l’on voudrait la surprendre par une attaque soudaine, sur la somnolence qui finit toujours par gagner une escadre mouillée sur ses ancres. La même ruse a réussi tant de fois qu’en la mentionnant de nouveau, je ne sais trop si je donne vraiment un exemple à suivre ; peut-être conviendrait-il à cet égard d’innover un peu. N’importe, j’enregistre scrupuleusement cette répétition du stratagème dont Conon fit, dans les eaux de. Lesbos, un si heureux usage. A Tyr, comme à Mitylène, on tend des voiles devant les galères pour dissimuler l’embarquement des troupes ; comme à Malakoff, comme à Syracuse, on choisit pour donner le signal de l’attaque, l’heure de midi, c’est-à-dire l’heure où, de temps immémorial, le soldat et le matelot dînent. Les Tyriens n’équipent, pour cette entreprise, qu’un petit nombre de vaisseaux, mais ils les choisissent parmi les plus forts qu’ils possèdent : — trois quinquérèmes, trois quadrirèmes, sept trières ; ils mettent à bord leurs meilleurs rameurs. Sur le pont se tient prête une troupe d’élite, aguerrie et familiarisée avec les combats de mer. Les rameurs voguent doucement et sans bruit ; le céleuste lui-même fait silence. Les Cypriotes n’ont encore donné aucun signe d’alarme : l’escadre continue de se glisser hors du port : tout à coup les rameurs se lèvent et poussent tous à la fois un grand cri ; le moment est venu : chacun s’est courbé sur sa rame, chacun accompagne la voix du céleuste et marque la cadence en faisant ployer sous ses bras nerveux l’aviron. Les galères volent sur l’eau ; la flotte de Chypre est prise à l’improviste. Certains vaisseaux ont à peine quelques hommes d’équipage ; ceux qui ont leur équipage au complet n’ont pas eu le temps de se mettre en défense. La galère de Pnytagore, — vous rappelez-vous ce roi qui commandait aux côtés de Cratère ? — les vaisseaux d’Androclès, de Pasicrate, sont coulés au premier choc ; le reste, poussé à la côte, se défend de son mieux, mais n’en paraît pas moins destiné à joncher de ses débris le rivage.

Où était Alexandre pendant cette alerte ? Les Tyriens le croyaient sous sa tente ; la sieste du roi, aussi bien que le repas des matelots, entrait dans leurs calculs. Le hasard voulut qu’Alexandre, ce jour-là, sortît de sa tente plus tôt que de coutume. Il aperçoit les galères tyriennes, au moment même où ces galères débouchaient de l’entrée du port intérieur. Le port égyptien va-t-il vomir une seconde flotte de sa darse ? Si cette nouvelle sortie vient appuyer l’autre, la mer peut, en quelques heures, retomber au pouvoir des Tyriens. Telle est la première pensée d’Alexandre : il court à ses vaisseaux. Ceux qui se rencontrent sous sa main, équipés au complet ou à demi-armés, il les expédie à la bouche de la darse égyptienne. Avant tout il importe de garder l’entrée de ce port, de ne pas laisser s’en échapper un navire. L’ordre est rapidement exécuté. Dès qu’Alexandre se sent assuré sur ses derrières, il se porte avec le reste de la flotte, quinquérèmes et trières, du côté où le combat rugit. Il a comblé le bras de mer qui lui eût offert, vers la plage sur laquelle les vaisseaux de Chypre sont échoués, un prompt et facile chemin ; il lui faut, pour venir au secours de ses bâtimens assaillis, prendre la route du large et faire le tour de l’île. Les combattans ne soupçonnent pas encore ce mouvement ; les assiégés, du haut de leurs remparts, l’aperçoivent. Les vaisseaux compromis peuvent encore être sauvés ; il leur reste le temps d’opérer leur retraite. Comment les avertir ? Est-il quelque clameur qui puisse être assez forte pour dominer le tumulte de la mêlée ? Des signaux ! se trouvera4-il, parmi tous ces champions acharnés à leur tâche, un seul soldat qui porte ses regards en arrière ? Tous les bras sur les murailles s’agitent et tous les cœurs se serrent ; l’émotion croît de minute en minute, car les vaisseaux d’Alexandre dévorent la distance. Vit-on jamais spectacle plus navrant ? Une escadre qui portait dans ses flancs le salut de la ville va être détruite, faute d’un simple avis qui lui parvienne. Eh ! quoi, n’entendez-vous pas ce long hurlement de douleur, ces cris de femmes et d’enfans, cet appel désespéré de la cité qui se sent mourir ? Il est maintenant trop tard : quand bien même l’avertissement qu’un peuple entier vous envoie arriverait jusqu’à vous, la fuite ne vous sauverait plus de l’épée d’Alexandre. La flotte vengeresse déborde en ce moment de l’extrémité de l’îlot qui vous a dérobé son approche. En arrière ! en arrière ! si vous tenez à la vie. Des chacals, surpris par un lion ne se disperseraient pas avec plus d’épouvante ; c’est à qui tournera le plus vite sa proue vers le port. Il est malheureux sèment trop tard ; peu de vaisseaux échappent par la fuite, les autres sont coulés ou mis hors de service ; les Macédoniens capturent une quinquérème et une quadrirème à l’entrée même du port.

Pour la première fois, depuis son départ d’Amphipolis, Alexandre se voit le maître incontesté de la mer. C’est une phase nouvelle dans sa fortune ; il n’en doit le bénéfice qu’à lui-même. Sans sa résolution, sans sa promptitude à voler au péril, les Tyriens reprenaient l’ascendant qu’ils avaient perdu. A dater de ce jour, la marine de Chypre, d’Arados, de Byblos et de Sidon ne doit plus s’appeler que la marine d’Alexandre. Je lui donne ce nom, et Néarque me justifiera.

Puisque la mer est fermée pour toujours aux Tyriens, on peut, sans plus tarder, faire approcher les machines des murs. A quelle partie des remparts va-t-on s’attaquer ? Discerner le point faible et frapper résolument à la clé de voûte, tout le succès d’un siège est là. La prise de Sébastopol cessa d’être douteuse, quand nous eûmes découvert que l’écroulement devait commencer par Malakof. Alexandre fait d’abord avancer ses béliers sur le môle ; la solidité des murailles lui montre bientôt que, de ce côté, ses machines demeureront, quoi qu’il fasse, impuissantes. Il se décide alors à faire assaillir par ses batteries flottantes la partie de la ville qui regarde Sidon. Là encore les béliers font peu de progrès. Restait le front de mer. Les Tyriens ne s’étaient jamais attendus à le voir battu par des machines ; ils ne l’avaient, en conséquence, couvert que par des murailles peu épaisses et peu élevées. Alexandre assemble un certain nombre de trières deux à deux et, sur la plateforme que portent ces pirogues doubles, semblables à l’appareil dont je rêve l’emploi, il établit des béliers et des tours. Du pan de mur s’écroule ; s’aidant des ponts volans que chaque navire a pris soin d’embarquer, les Macédoniens s’élancent sur la brèche. La lutte n’y tourne pas à leur avantage ; ce n’est point par cette ouverture étroite que les assiégeans réussiront à pénétrer dans la ville. A l’approche de la nuit, Alexandre fait sonner la retraite. On assure que, découragé, il songea un instant à lever le siège et à continuer sa marche vers l’Égypte. En s’attaquant à Tyr, il avait imprudemment joué le jeu de l’ennemi. Si Memnon eût vécu, le vainqueur d’Issus trouvait dans cette ville réduite au désespoir et qu’un secours maritime eût rendue imprenable, son Saint-Jean-d’Acre. Cesser de vaincre est déjà pour un conquérant un premier pas vers la défaite. Du moment qu’Alexandre avait annoncé à ses soldats qu’il entrerait dans Tyr, du moment qu’il avait mis par sa persistance même l’attention des peuples récemment soumis en éveil, il était indispensable que Tyr tombât. Alexandre refoula au fond de son cœur les impatiens désirs, les inquiétudes mêmes qui l’appelaient en Égypte ; il se promit de tout risquer, de ne ménager ni sa personne ni ses troupes, pour mieux venir à bout d’une résistance qui devait toucher à son terme.

Trois jours après l’assaut resté sans résultat, une circonstance favorable se présente : la mer était calme et plate comme un lac. Alexandre fait de nouveau approcher les vaisseaux munis de machines. Du premier choc les murailles, déjà ébranlées, chancellent ; quelques coups de bélier encore, elles s’abattent. Les remparts, comme un rideau fendu de haut en bas, se déchirent et à travers la large fissure apparaît la ville. Les navires s’écartent pour faire place aux colonnes d’assaut. Ces colonnes ont été embarquées sur deux vaisseaux de combat. Sur l’un de ces vaisseaux vous trouverez, avec Alexandre, les hypaspistes commandés par Admète ; sur l’autre, les hétaires à pied conduits par Cœnus. Il n’est point d’assaut sérieux qui ne soit accompagné d’une diversion ; l’assiégeant a trop d’intérêt à diviser l’attention de l’ennemi. La flotte a reçu l’ordre d’attaquer à la fois les deux ports, d’inquiéter même, si elle en trouve l’occasion, les autres parties de l’enceinte. La flotte d’Alexandre n’est pas, comme la nôtre devant Sébastopol, condamnée par son tirant d’eau à se tenir à 1,800 mètres des remparts ; elle peut accoster les murs et y appliquer les échelles. Le port égyptien était fermé par une estacade ; les vaisseaux de l’aile droite y pénètrent après en avoir rompu la barrière. Ils brisent à coups d’éperon les navires mouillés au milieu de la darse, écrasent contre les quais les bâtimens amarrés à terre. L’escadre de Chypre, pendant ce temps, attaquait le port intérieur. Ni chaîne ni drome flottante n’en barraient l’entrée ; la précaution avait été jugée superflue, puisque le port, veuf de ses bâtimens détruits par Alexandre, restait vide. Mais ce port, dont on laissait l’ouverture sans défense, donnait accès aux murailles ; les Tyriens auraient dû y songer. La lassitude, le découragement produit par de longues souffrances et par l’ombre sinistre que projettent devant eux les dénoûmens funestes, n’ont-ils pas engendré de pareils oublis dans tous les sièges ? Si l’on eût placé à la gorge de Malakof les deux canons qui devaient, suivant les ordres du général Totleben, battre l’intérieur de l’ouvrage, Malakof eût été, comme le bastion central, le tombeau des Français.

La seule pensée d’emporter une place telle que Tyr par escalade cause le vertige ; cette audace cependant n’est rien si on la compare aux choses que nous avons vues : des soldats courant pendant 200 mètres sous la mitraille, se jetant, au bout de cette course folle, dans un fossé profond de 18 pieds, y rencontrant des mines, des fougasses, perdant par l’explosion des compagnies entières et parvenant néanmoins, bien que fusillés du haut des merlons, à gravir une escarpe aussi raide qu’un mur, pour aller tomber, de l’autre côté du parapet, sur une double haie de baïonnettes ! La tour Malakof a été surprise ; le bastion central a été envahi quand l’ennemi était sur ses gardes. Beaucoup ont péri en route, un plus grand nombre est resté au fond du fossé, quelques-uns ont trouvé la mort là où c’était déjà une surprenante victoire d’avoir pu arriver. J’ai eu entre les mains une lettre du chef d’état-major de l’armée russe, de l’adjudant général Kotzebue : après avoir pris la peine de faire rechercher dans les hôpitaux un prisonnier dont le sort m’intéressait vivement, le général m’annonçait, avec une émotion dont je lui sais encore gré, de quelle façon ce jeune et vaillant soldat avait perdu la vie. On se rappelait l’avoir vu pénétrer dans le bastion central, y lutter corps à corps, se débattre au milieu des ennemis qui voulaient le saisir et succomber enfin, atteint en pleine poitrine d’un coup de baïonnette. Arrien et Quinte-Curce peuvent maintenant se donner carrière, nous ne suspecterons plus la véracité de leurs récits. Les soldats qui nous rendirent témoins de pareilles prouesses nous ont ôté le droit de nous montrer incrédules en fait d’héroïsme.

Nous avons laissé les vaisseaux macédoniens maîtres des deux ports. Ceux qui ont pénétré dans le port intérieur ne perdent pas de temps ; les échelles sont à l’instant dressées contre le mur, et un flot de soldats se déverse tout à coup de ce côté dans la ville. A l’autre extrémité, la lutte était des plus vives ; Alexandre avait à combattre la majeure partie et probablement la partie la plus énergique de la garnison. En dépit du grand effondrement qui s’était produit, la brèche présentait encore un talus’ difficile à gravir. Admète est monté le premier sur les décombres ; tenu en échec par les nombreux ennemis qui se sont précipités à sa rencontre, il appelle ses soldats, les exhorte à le suivre ; un coup de pique le renverse, mortellement atteint, aux pieds de ses compagnons. À cette vue, la colonne hésite ; Alexandre se précipite à la tête des hétaïres. Ceux-là ne reculeront pas. En quelques bonds le héros a gagné le haut de la brèche. Ce sera déjà beaucoup de s’y maintenir. La brèche de Tyr, c’est la brèche de Saragosse ; les assiégés y combattent pour la vie. Indifférens aux traits qui les menacent, les hétaïres ne songent qu’à couvrir le roi de leurs boucliers. Comment couvrir un homme qui attaque toujours ? Le dieu Mars en personne ne porterait pas des coups plus terribles. Les ennemis, à son intrépidité plus encore qu’à ses armes, ont reconnu Alexandre ; ils n’en veulent qu’à lui, ne pressent que lui seul : la mort d’Alexandre, — tous le savent, — serait le salut de Tyr. Fondez donc sur le roi ! accablez-le de vos traits, essayez de le terrasser ! mais malheur à ceux d’entre vous qui se trouveront à portée de son bras : les uns sont atteints par sa lance, les autres tombent fauchés par son épée ; de son bouclier même le héros se fait une arme ; les assaillans qui le serrent de trop près sont précipités du haut du rempart ; ils roulent sur eux-mêmes, comme s’ils venaient d’être frappés par le ceste d’Eryx. La brèche, pendant ce temps, peu à peu se garnit ; Cœnus a remplacé Admète, les hypaspistes ont rejoint les hétaires. Quel groupe plus vaillant couronna jamais une muraille conquise ? Soldats de Malakof, voilà vos modèles ! Vous nous avez appris qu’on pouvait les dépasser. Quand je songe à ce que vous avez fait le 8 septembre 1855, je m’étonne que la fortune, à quelques années de là, ait pu vous trahir, et l’espoir, malgré moi, rentre dans mon cœur. Voilà pourquoi votre grande image constamment me poursuit et vient si souvent faire tort dans ma pensée aux soldats d’Alexandre.

La dernière heure de Tyr a sonné. Les Tyriens peu à peu reculent ; les plus courageux se laissent égorger sur place, les autres s’enfuient à travers les rues ; ils vont donner sur les troupes qui accourent du port intérieur. Le combat a cessé, le carnage commence. Les Macédoniens avaient à se venger de la longueur du siège ; Tyr les retenait sous ses murs depuis sept mois. Aucun fuyard ne fut épargné ; 8,000 Tyriens périrent dans cette journée sans merci. « Tout était juste alors, » s’il en faut croire le poète ; l’ivresse du sang enlève, en effet, le soldat au plus sévère contrôle ; Alexandre ne put exercer sa clémence que sur les assiégés qui s’étaient réfugiés avec Azelmicus dans le temple d’Hercule. Et quelle clémence encore ! 30,000 hommes, les seuls échappés au massacre, furent vendus, sur le marché de Tyr comme esclaves. Il parut sans doute nécessaire de frapper de terreur tout ce qui eût été tenté d’imiter l’exemple de la cité altière. La mesure, reconnaissons-le, était dans les mœurs du temps. Elle provoque notre indignation. Si Alexandre eût un seul instant hésité à la prendre, les murmures de l’armée lui auraient certainement reproché sa faiblesse. Les masses n’ont jamais été magnanimes, et, si nous voulons nous montrer équitables envers les anciens, il faut nous rappeler les sanglantes horreurs devant lesquelles n’ont pas reculé à diverses reprises des nations chrétiennes. L’homme de guerre, si humain que puisse être son tempérament, n’est que trop souvent forcé de se faire une conscience à la Richelieu. Il frappe et s’endort tranquille. Je comprends fort bien que, pour peu qu’on oublie que cet homme accomplit un rigoureux devoir, son calme, sans qu’on ose pourtant le blâmer, épouvante.

Une place enlevée par surprise ne procure qu’un succès sans portée ; une ville gagnée pied à pied, avec des alternatives de craintes et d’espérances, devient le véritable couronnement d’une campagne. Si nous étions entrés dans Sébastopol, le jour où nos troupes descendirent des hauteurs de Mackenzie, la paix ne fut pas sortie de cette rapide conquête ; il a fallu les onze mois de siège, les 48 kilomètres de tranchées, pour que Sébastopol tombée la Russie se trouvât réduite. Il en fut de même en l’an 332 avant notre ère ; la prise de Tyr frappa la Syrie et la Palestine de stupeur. Une seule ville eut l’audace de résister encore. Ce fut Gaza défendue par l’eunuque Bétis. Gaza était considérée comme la clé de L’Égypte ; Alexandre mit deux mois à la prendre. Sans la flotte qui vint apporter à l’armée l’appui de ses machines, Gaza eût probablement arrêté plus longtemps les vainqueurs de Tyr. Alexandre voulut présider lui-même aux travaux d’approche ; un trait lancé par une baliste perça son bouclier, déchira sa cuirasse et lui traversa le bras près de l’épaule. C’était la plus grave blessure que le roi eût encore reçue ; la guérison en fut aussi lente que douloureuse. Gaza ne céda qu’au quatrième assaut. Plus qu’à Tyr peut-être, Alexandre avait ici sujet d’être impitoyable ; il n’eût pu sans danger laisser à Gaza une population secrètement hostile. En revenant d’Égypte, il n’était pas nécessaire qu’il passât par Tyr ; il eût vainement cherché un autre chemin que celui de Gaza. Les clés de cette forteresse devaient donc être remises en mains sûres. Tout ce qui dans la ville s’était trouvé en état de porter les armes avait disparu, soit pendant les assauts, soit durant le massacre ; le reste, y compris les femmes et les enfans, fit partie du butin. Une colonie fut recrutée dans la région voisine et vint prendre la place des anciens habitans. La transplantation fut jadis un des droits de la guerre ; ce droit excessif et barbare, les Turcs en avaient hérité comme ils héritèrent de tout, sans rien tirer de leur propre fonds. Il y a quelques années à peine, ils le mettaient encore en pratique. Cette race, il faut en convenir, possédait au plus haut degré l’esprit de conservation, ce qui tendrait peut-être à prouver que les meilleures choses doivent avoir leurs limites. Quand les historiens de l’antiquité nous affirment quelque abus devant lequel la conscience humaine se soulève, on n’a qu’à regarder en Turquie, — la vieille Turquie, bien entendu, — on est certain de revenir de cet examen moins sceptique. Ce qui nous paraît odieux jusqu’au point de rester incompréhensible florissait, il y a moins d’un demi-siècle, dans le vaste empire des sultans.

Je ne suivrai point Alexandre en Égypte si ce n’est pour rappeler qu’il y fonda la ville. d’Alexandrie. Que peuvent bien signifier ces mots qui reviennent si souvent dans les récits des historiens d’Alexandre ? Fonder une ville, est-ce simplement en choisir et en désigner l’emplacement ? Ou faut-il de plus, après avoir tracé les rues et l’enceinte, après avoir marqué l’endroit où s’élèveront les monumens publics, faire affluer au lieu jadis désert la population qui lui donnera la vie ? S’il faut tout cela pour mériter le nom de fondateur, avouons que les treize années pendant lesquelles régna le fils de Philippe auraient dû posséder une fécondité qui tiendrait du prodige. Alexandrie ne fut réellement fondée que quatre années après le passage d’Alexandre en Égypte ; elle fut fondée le jour où l’on y amena l’eau du Nil. Deux siècles plus tard, elle comptait 1,500,000 habitans. Alexandre passa l’hiver à Memphis. Ce qu’il fit de plus sage pendant ce séjour, ce fut de laisser le gouvernement civil tout entier aux mains des Égyptiens et de se contenter d’occuper militairement le pays. Les Mantchoux, quand ils ont envahi la Chine, bien qu’ils n’eussent jamais lu ni Arrien, ni Quinte-Curce, ont imité d’instinct cet exemple. Ils s’en sont bien trouvés. La soumission est toujours facile à un peuple dont on respecte la religion, la langue et les usages. Il est vrai que, dans ce cas, ce sont les vaincus qui, la plupart du temps, absorbent les vainqueurs et finissent par les transformer à leur image.

Dans les historiens qui nous ont raconté la vie d’Alexandre, je me permettrai de constater, à ce sujet, une lacune. Ces historiens nous montrent volontiers leur héros sur le champ de bataille ; ils ne nous font pas assister à ses conseils. Nous voyons Alexandre entouré de généraux, de lieutenans intrépides ; nous ignorons quels ont été ses ministres. Le roi de Macédoine n’aurait-il pas eu de grand chancelier ? Le Thrace Eumène fut peut-être investi de ce rôle. Il avait été, pendant sept ans, le secrétaire de Philippe ; il conserva durant treize années encore les mêmes fonctions auprès d’Alexandre, et Cornélius Nepos nous apprend que les Grecs tenaient leurs secrétaires en bien plus grande estime que ne l’ont fait plus tard les généraux romains. Il me semble impossible que tant de dispositions sages, que tant d’ingénieux édits soient sortis d’un cerveau unique, alors même que nous supposerions ce cerveau surhumain toujours en travail. Charlemagne lui-même eût-il pu se passer du concours d’Éginhard ? « Moi seul et Bucéphale ! » cela peut suffire pour conquérir l’Asie, non pour la pacifier. Quand le conquérant avait exposé ses vues générales, il devait y avoir sous quelque tente voisine un modeste et patient labeur. J’entrevois d’ici, outre Eumène, toute une phalange de scribes courbés sur le papyrus ; j’aurais aimé à connaître les noms de ces obscurs ouvriers, de ces notaires royaux étrangers au métier des armes, qui passaient le rouleau là où avait appuyé la charrue. Ni le roi Ptolémée, ni Aristobule n’ont pris souci de nous entretenir de cette utile besogne. Je ne serai probablement pas le seul à le regretter.


JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre et du 15 octobre.