Le Droit électoral de l’ancienne France

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Le Droit électoral de l’ancienne France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 626-650).


LE
DROIT ÉLECTORAL
DE L’ANCIENNE FRANCE


les élections aux états-généraux dans les provinces.
— 1302 — 1614 —

Les recherches accomplies depuis un demi-siècle avec tant d’éclat par toute une génération d’historiens ont eu pour résultat de confirmer la victoire du tiers-état en mettant en lumière les titres de cet ordre et en exposant les raisons de son triomphe. Malgré ce travail considérable, qui a servi tour à tour à faire comprendre les progrès de la civilisation, l’affranchissement des communes et les efforts de la bourgeoisie pour conquérir lentement son indépendance, les mœurs et les institutions qui firent la force du troisième ordre ne sont pas encore entièrement connues. Que de lacunes dans l’étude de ces faits qui tiennent en germe tout notre développement national jusqu’en 1789 ! On a approfondi l’organisation des communes du nord, expliqué la puissance des municipalités du midi, la situation des bonnes villes placées sous la protection royale, les origines du gouvernement représentatif, le rôle des assemblées politiques et leur influence ; mais n’y aurait-il pas lieu de rechercher les principes qui dominaient la représentation locale ? De nos jours, la délégation des pouvoirs est le fondement absolu de notre organisation politique. Dans le passé, nous la trouvons en germe. Ne serait-il pas utile de renouer sur ce point la chaîne de nos traditions, non pour engager nos législateurs modernes à rédiger des projets fondés sur des mœurs vieilles de quatre siècles et à jamais disparues, mais afin de mesurer aux diverses époques les forces relatives de chacun des élémens qui composaient et qui ont formé la France ?

Notre histoire ressemble à un grand drame où se meuvent seuls quatre puissans personnages, animant la scène de leurs luttes, l’échauffant de leurs passions et demeurant presque constamment fidèles à eux-mêmes. De la féodalité jusqu’à la révolution, l’unité des caractères est absolue. Royauté, clergé, noblesse et tiers-état eurent un rôle politique entièrement différent, mais qui, pour aucun d’eux, ne varia sensiblement d’un siècle à l’autre. Ce qui fait des états-généraux, si rarement convoqués, une des clés de l’histoire de France, c’est que les manifestations de ces quatre forces, plus ou moins visibles durant l’intervalle des sessions, apparaissent subitement au grand jour. Tout d’un coup elles se personnifient, s’avancent pour ainsi dire sur le devant de la scène et occupent le premier plan : il ne s’agit plus d’interpréter leur silence, de deviner leur pensée. Il suffit de les écouter, le personnage est vivant : il parle, réclame, se plaint et veut. Il n’est besoin que d’écrire. Je ne connais pas de phénomène plus saisissant que cette transformation de pensées abstraites et latentes en un langage précis et concret. On ne pourrait pas citer une période où la voix des trois ordres n’ait jeté sur les faits des lumières inattendues. Les doléances ont été en partie analysées, les discussions assez souvent rappelées, mais les élections, qui ont provoqué des recherches spéciales à un temps ou à une ville, n’ont pas été examinées dans leur suite historique. Pourtant l’intérêt est considérable : avec le choix des députés, le clergé, la noblesse et le tiers sortent de l’ombre et prennent une forme. Nous assistons en quelque sorte à la métamorphose elle-même ; la matière s’anime, et, si les premiers cahiers des villages étaient publiés, si les harangues prononcées dans les assemblées électorales étaient toutes découvertes, rien ne serait plus intéressant que de noter au passage les premiers éclats d’une voix si longtemps muette.

Les élections nous offrent aussi d’autres enseignemens. On a souvent répété et on croit trop généralement que l’ancienne France, divisée en trois ordres, a été à toutes les époques le théâtre d’une lutte intestine, acharnée et sans trêve ; un examen plus attentif nous montre en certains temps l’entente et l’union. On sent l’importance d’une telle certitude. Il suffit que l’accord ait existé pour assurer qu’il était possible. Or, cette paix entre les ordres, n’est-ce pas ce qui est le plus rare dans notre pays d’ardeur et de premier mouvement, n’est-ce pas, l’esprit de transaction, l’usage des concessions mutuelles, en-un mot le bon sens appliqué au gouvernement des sociétés, ce que le langage moderne nomme l’esprit politique ? Un des survivans de la grande école historique dont nous parlions tout à l’heure l’a dit récemment encore dans cet éloquent récit de nos annales où il donne aux jeunes générations de si précieux enseignemens : analysant « avec une fierté patriotique mêlée de tristesse » les causes de nos revers et de nos déceptions, M. Guizot se demande « pourquoi la France n’a pas encore atteint le but auquel elle a toujours aspiré, auquel aspirent naturellement toutes les sociétés civilisées : l’ordre dans le mouvement, la sécurité et la liberté unies et durables… Deux choses, dit-il, essentielles à la prospérité politique des sociétés humaines lui ont manqué jusqu’ici : la prédominance de l’esprit public sur l’esprit de caste ou de profession, la mesure et la fixité dans les ambitions nationales au dedans et au dehors. » C’est bien là l’éternel secret de notre faiblesse : la division entre les classes, les jalousies collectives, et ce jugement étroit des intérêts généraux, qui substitue aux grandes questions de misérables querelles, qui diminue et fractionne indéfiniment les partis, et qui fait préférer à un but clairement désigné et poursuivi en commun les intrigues secrètes inspirées par l’esprit de coterie. Le récit de nos impuissances causées par les haines mutuelles serait une trop lamentable histoire pour être jamais tentée, mais la peinture de la division des trois ordres, les incidens intimes et si variés de leur lutte, sont les élémens d’une étude indispensable de leurs caractères. Les élections ne nous font voir qu’un point de vue spécial, mais elles offrent un trait singulier des mœurs de l’ancien régime que nous ne devons point négliger. Accomplies une fois en commun, elles produisirent une assemblée admirablement unie pour le bien du royaume ; faites séparément pendant un demi-siècle, elles aboutirent à la rivalité de plus en plus ardente des classes.

La diversité des modes de nomination rend cette tâche ingrate et compliquée : suivant les lieux, soit qu’on étudie les bailliages, les pays d’états ou les grandes villes, la forme de la délégation varie ; la nature des mandats n’est pas un moindre problème ; enfin les élections municipales tiennent si intimement aux élections politiques qu’il est presque impossible de diviser un tel sujet. Contentons-nous aujourd’hui de suivre les élections dans les provinces de 1302 à 1614. Les documens sur ce sujet ne sont pas si abondans qu’on le penserait au premier abord. Dans l’année qui précéda la réunion des états-généraux de 1789, les formes des anciennes élections ont été l’objet des plus vives controverses ; mais l’attention publique se concentrait sur quelques réformes ardemment réclamées : les élections dans les assemblées de bailliage, le vote commun des ordres et, par-dessus tout, le doublement du tiers, tels étaient les problèmes autour desquels se groupaient les argumens et s’entassaient tour à tour brochures, mémoires et pamphlets. C’était une sorte d’effervescence de souvenirs qui se produisait à la veille de toutes les sessions d’états-généraux, surtout lorsqu’une longue lacune avait précédé leur réunion. Il paraissait alors une multitude d’écrits rappelant les anciennes formes, mais aucun ne nous présente un résumé fidèle et complet des élections de députés depuis les premiers états. A côté de documens authentiques, il y avait un plus grand nombre de pièces publiées à l’appui d’une prétention spéciale. Aussi l’histoire ne doit-elle pas puiser indifféremment à une telle source ; elle peut tout au plus y trouver les élémens d’un tableau d’ensemble. Nous devons recueillir ici les traits épars qui peuvent peindre la suite de ces élections, si dissemblables à l’origine des états-généraux, montrer les différens systèmes et les modifications qu’ils ont subies, et, sans aller jusqu’en 1789, indiquer les principes généraux qui réglaient du XIVe au XVIIe siècle le choix des députés des provinces.


I

Tout d’abord devons-nous fixer en 1302 les plus anciennes élections, et faut-il admettre que les premiers députés fussent ces représentans des bonnes villes qui, en prenant place auprès des prélats et des nobles, constituèrent l’assemblée des trois états de France ? Pour le troisième ordre, la réponse ne saurait être douteuse, puisque avant Philippe-le-Bel il n’avait jamais siégé dans aucune assemblée d’états. Si des envoyés des villes étaient venus auprès du roi, leur mission, réduite à un objet spécial, leur était conférée par une délibération de l’échevinage, mais nullement par voie d’élection publique. La noblesse connaissait encore moins le système des délégations. C’est dans l’ordre du clergé, à l’ombre des monastères, parmi ces communautés nombreuses et puissantes avec lesquelles il fallait compter au XIIIe siècle, que se sont en réalité produites les premières élections politiques. La constitution même de l’église, ses conciles, les formes primitives qui réglaient le choix des évêques, tout cet ensemble de faits fondés sur une vaste hiérarchie sortie de l’élection devaient préparer naturellement le libre choix des députés ecclésiastiques. Les monastères, possédant des terres considérables d’où dépendaient parfois des villes entières, étaient régulièrement convoqués par l’intermédiaire du bailli, qui leur adressait les lettres royales. Accoutumées à élire leurs supérieurs, les abbayes recouraient tout naturellement à une désignation semblable pour le représentant auprès du roi. L’élection avait lieu dans la grande salle du monastère, en présence de témoins ou d’un notaire appelés pour lui donner une plus grande solennité. Tantôt les religieux déléguaient leur abbé et les chanoines le doyen du chapitre, tantôt ils choisissaient de simples moines, il leur arrivait parfois de prendre un étranger au diocèse, un jurisconsulte ou tout autre laïque. Ce serait cependant une grave erreur de croire que, pendant la première moitié du XIVe siècle, les membres du clergé siégeaient tous dans les assemblées en vertu d’une véritable élection. Un grand nombre de prélats, traités comme les grands vassaux, recevaient du roi des lettres de convocation personnelle. Les évêques ainsi appelés avaient la faculté de se substituer un procureur qui se rendait aux états en leur lieu et place, faculté dont ils usaient fréquemment.

Les nobles figuraient tous dans les assemblées à raison de leurs titres ou plutôt en vertu des terres dont ces titres étaient le signe. Le roi appelait à cette époque non pas un représentant de la noblesse du bailliage, mais le comte ou le baron qui en était le premier seigneur. La plupart des nobles recevaient une lettre du prince, qui convoquait tel ou tel personnage dont il importait de consulter l’opinion ou de s’assurer les services et la fidélité ; l’intérêt du royaume l’exigeait. En un temps où la force réglait tous les différends, où l’armée sans le concours de la hiérarchie féodale n’était rien, quelle autorité auraient eue les décisions emportant paix ou guerre sans l’assentiment certain des principaux chefs de la féodalité ? Les seigneurs ne choisirent donc pas de députés, mais il arrivait souvent qu’ils se faisaient remplacer par des procureurs qu’ils investissaient du pouvoir de négocier et de traiter en leur nom. Le duc de Bretagne chargeait de cette mission de puissans seigneurs, tandis que des nobles de moindre importance déléguaient un chevalier, un simple écuyer, quelquefois même un clerc ou un légiste.

Ainsi, pour les deux premiers ordres, le principe était la comparution personnelle ; les prélats et les seigneurs se substituaient des procureurs spéciaux, tandis que les abbayes et les chapitres faisaient choix d’un délégué qui représentait seul un être collectif.

Comment « les gens des bonnes villes » assistèrent-ils aux états ? Le premier magistrat de la ville aurait pu être appelé par le roi, mais en fait il ne paraît pas que l’usage de convoquer spécialement le maire ou le consul se soit jamais introduit. D’ailleurs, il faut le reconnaître, dès les premiers états-généraux, l’honneur de se rendre auprès du roi et de siéger à côté de la noblesse et du clergé touchait infiniment moins les députés que la certitude d’un voyage pénible, de périls inévitables, d’une longue absence, et, comme récompense de tant de fatigues, la perspective d’une profonde ingratitude et souvent des éclats de l’irritation publique, lorsqu’au retour ils apporteraient la nouvelle de lourds impôts accordés au roi. Telle est, à examiner les choses de près, une des raisons qui empêchaient le premier magistrat d’accepter cette mission. Il faut ajouter que, dans certaines villes, le maire ou le consul ne pouvait s’éloigner de la cité pendant l’exercice de sa charge. Il fallait donc que la ville fît un choix lorsqu’elle recevait les lettres royales ; mais les formes usitées variaient suivant les provinces, suivant les coutumes locales, d’après la constitution même de la cité ou le caprice de ceux qui l’administraient. Examinons successivement le mode d’élection dans les villes qui obéissaient directement au roi et dans celles qui possédaient une charte de commune.

Dans les premières, le représentant de l’autorité centrale exerçait toujours une influence considérable. On cite des villes dans lesquelles le prévôt royal nommait seul le député. Par un contraste digne de frapper l’attention, c’était également dans des cités placées sous l’administration des prévôts que nous rencontrons des députés choisis par l’universalité des habitans. Ainsi les villes prévôtales nous montrent à la fois les élections supprimées ou livrées au commun peuple, sur lequel le prévôt exerçait une action décisive. Les villes de commune, depuis longtemps maîtresses d’elles-mêmes, jalouses de leurs prérogatives et fidèles à leurs traditions, n’abdiquèrent jamais le droit de choisir leurs députés. Le plus souvent le maire et les échevins, issus eux-mêmes d’une première élection, prenaient seuls part au vote. C’était en réalité un suffrage à deux degrés. Le nombre des électeurs variait suivant les villes : souvent un certain nombre de bourgeois, habituellement réunis et consultés dans les grandes affaires, s’adjoignaient aux échevins ; il y avait des villes où le corps municipal appelait tous les bourgeois à exprimer leur vote ; on en cite à peine quelques-unes où, par une exception des plus rares, tous les habitans concouraient à l’élection[1].

Telles furent les origines diverses des députés qui s’assemblèrent pendant la première moitié du xive siècle, et qui tentèrent sous le roi Jean et sous la régence de son fils une grande révolution politique. Toutefois il est une modification qu’il nous faut indiquer, et que l’abaissement momentané du pouvoir royal a dû contribuer à faire naître. Sous le roi Jean comparaissent des députés qui représentent le clergé ou la noblesse d’un bailliage ou d’une province. En lisant les procès-verbaux et les chroniques, il paraît évident que tous les prélats et que tous les seigneurs ne se rendent plus aux états pour obéir à un ordre du prince, que parmi eux quelques-uns sont animés de sentimens peu favorables au roi, et qu’ils sont prêts à joindre aux doléances du peuple les plaintes de leur ordre. D’où vient ce fait nouveau ? La tenue fréquente des états-généraux dans les premières années de ce siècle avait produit un résultat dont l’histoire n’a pas encore démêlé bien clairement la nature. À l’imitation des assemblées que le roi appelait autour de lui, des réunions moins nombreuses avaient eu lieu dans les villes principales afin de délibérer sur les intérêts spéciaux de la province. Déjà certaines parties de la France connaissaient ces assemblées locales, mais elles devinrent plus générales sous les premiers Valois. Étaient-ce réellement des réunions de délégués se consacrant périodiquement à l’examen des affaires de la contrée ? Ces assemblées n’avaient-elles pas, ainsi que l’ont cru certains érudits, qui les ont nommées des états-généraux fractionnés, tous les pouvoirs des assemblées tenues par le roi ? Les questions de paix ou de guerre, celles intéressant tout le royaume, ne leur étaient-elles pas soumises ? C’est là un problème qui ne peut se discuter incidemment et encore moins se résoudre à la légère ; il suffit de se rappeler en ce moment que la première moitié du xive siècle vit naître et se multiplier les états provinciaux. Ces assemblées, qui réunissaient tous les nobles et tous les ecclésiastiques, donnèrent bientôt l’idée aux premiers ordres de déléguer quelques-uns de leurs membres aux états-généraux. Le député résumait en lui tous les pouvoirs et épargnait ainsi à la province des frais plus considérables. Ce fut donc du sein des états provinciaux que sortirent les députés qui représentèrent pour la première fois le clergé séculier ou l’ensemble des gentilshommes d’un bailliage.

À cette cause locale, il faut ajouter un état général des esprits qui devait tendre au même résultat. Le souffle d’indépendance qui se fit sentir en 1355, et que les malheurs de la guerre rendirent si violent après le désastre de Poitiers, n’atteignit pas seulement le troisième ordre, mais exerça une influence puissante sur la masse du clergé et même sur une partie de la noblesse. Dans les deux premiers ordres, les clercs et les gentilshommes n’étaient pas fâchés de substituer aux convocations plus ou moins capricieuses du prince une désignation directe. Si plus tard, lors de la réaction en faveur de l’autorité royale, Charles V eut occasion d’appeler près de lui des prélats et des nobles, ces convocations n’étaient plus qu’une exception ; le coup était porté. Seules les assemblées de notables devaient voir des membres appelés par le choix royal : ce qui demeura le caractère des états-généraux, ce fut l’origine pleinement indépendante des trois ordres ; les états de Tours nous le montrent avec une incomparable précision. Franchissons tout le xve siècle et arrivons à cette grande assemblée tenue peu de mois après la mort de Louis XI. Le mouvement commencé sous le roi Jean avait atteint son terme : le principe de l’élection est devenu général. Tandis qu’une partie de la France possède des états particuliers, les provinces qui en sont privées ont vu les électeurs se grouper autour du bailli. Il en est résulté deux formes d’assemblées électorales d’inégale importance, mais fondées sur un même principe, — les états provinciaux et les états de bailliage, — les unes et les autres composées des trois ordres, préparant leurs doléances et choisissant librement leurs députés.

En 1483, c’est aux baillis que parviennent les lettres royales : « Nous voulons, disait le roi dans ce document adressé aux gens d’église, nobles et bourgeois, et vous mandons que, en toute diligence, vous vous assemblez et eslissez trois personnages notables de nostre seneschaussée et non plus : c’est assavoir ung d’église, ung noble et ung de l’estat commun[2]. » Les ordres du roi furent exécutés, et les électeurs se réunirent tous ensemble pour le choix des députés. Presque sous les yeux de la cour, qui était alors à Blois, eurent lieu les élections de Tours ; les représentans des principales villes et abbayes se réunirent avec quelques seigneurs au chef-lieu du bailliage, dans la ville de Tours, et choisirent en commun l’abbé de Marmoutiers, le seigneur de Maillé et Jehan Briçonnet. Les élections d’Amiens s’accomplirent dans les mêmes conditions. Le rapport de Jehan de Sainct-Delys à l’échevinage en témoigne formellement. À Rouen, le clergé consentit à se rendre à l’hôtel de ville pour procéder à l’élection ; enfin à Lyon, le député du troisième ordre fut nommé dans une assemblée des trois états. Plus les choix par les électeurs se multipliaient, plus devenaient rares les appels directs du roi. Si quelque prélat d’un rang supérieur, si les cardinaux de Lyon et de Tours sont mandés aux états de 1484, les autres évêques n’y assistaient pas comme investis du caractère épiscopal, mais comme députés d’un bailliage. La question elle-même se souleva : les évêques présens à Tours avaient voulu prendre part aux travaux de l’assemblée. Leur requête avait provoqué les plus graves objections. « La forme des élections, dit Masselin dans son journal des états, réfute d’avance leur prétention. Au commandement du roi, le clergé, la noblesse et le tiers-état sont convoqués dans leurs bailliages et sénéchaussées. S’il plaît à nos seigneurs les évêques, ils sont libres de s’y rendre, et s’ils désirent être élus, ils ne manquent pas de l’être. Tous les membres du clergé, évêques ou clercs, qui siègent ici sont censés tenir leurs pouvoirs de ceux qui les ont choisis et délégués. On prétend que l’usage établi permet à tous les évêques d’être convoqués et de siéger lorsqu’ils en ont le désir ; c’est le contraire qui est vrai[3]. » Ainsi même pour les prélats députés l’idée de la délégation s’est substituée à la comparution personnelle.

Le mandat dont les députés étaient investis était non pas un mandat spécial à chaque ordre, mais un mandat commun ; les discussions l’attestent clairement. « Il semble, dit un membre de la noblesse dans le débat relatif aux taxes des députés, à en juger par le discours que vous venez d’entendre, qu’ici les ecclésiastiques ne se soient occupés que d’affaires d’église, les nobles des affaires de la guerre, et les membres du troisième ordre seuls des affaires de la nation. Peut-être ces derniers s’imaginent-ils être parmi nous les seuls et uniques représentans du tiers-état, c’est-à-dire du peuple. Qu’ils regardent, je les en prie, qu’ils lisent d’un bout à l’autre le contenu de leur procuration, ils verront clairement que les ecclésiastiques et les nobles ne sont pas moins qu’eux les mandataires du peuple ; tous les députés tiennent leur pouvoir de tous les électeurs réunis des trois états, et ce n’est pas seulement de l’ordre auquel il appartient que chaque député est censé tenir son mandat. Les députés des trois ordres travaillent en commun au bien de la chose publique, devoir qui ne diffère pas suivant l’origine du mandat[4]. » Peut-on récuser ce témoignage d’une si lumineuse clarté ?

Jamais, avant les états de Tours, la nomination des députés n’avait encore revêtu un tel caractère d’union entre les ordres. Ce n’était pas une simple question de formes : l’accord était plus réel et plus profond. En effet, ne nous arrêtons pas au seuil des assemblées de bailliage, d’où sortent ensemble le clerc, le noble et le bourgeois, tous trois élus le même jour députés aux états. Suivons-les dans ce long voyage, dont les fatigues créaient entre eux de nouveaux liens, et arrivons avec eux à Tours. Que va-t-il se passer ? L’assemblée s’ouvrira sans autre distinction de rang que celui des provinces ; les ordres, animés d’intérêts divers, mus par des passions souvent contraires, ne se grouperont pas dans un fatal isolement ; ils demeureront fidèles à ceux qui les ont envoyés ; l’esprit provincial l’emportera sur l’esprit de caste malgré l’oppression exercée par Louis XI sur les gentilshommes, oppression à laquelle la noblesse a hâte d’échapper, malgré les souffrances du peuple, qui fait entendre les plaintes les plus amères. Tous ces sentimens sont étouffés. La pensée de la province et de la France est plus forte que les intérêts rivaux.

II

Quelle émotion ne ressent-on pas à la vue de ce spectacle d’union et de concorde quand aussitôt après on étudie les états divisés du XVIe siècle ! Mais ce ne sont pas les assemblées qu’il faut accuser de cette fatale séparation des trois ordres. Le reproche atteint ailleurs et plus haut : les institutions ne sont que des formes qui recouvrent les nations ; elles se modèlent à leur taille, et peuvent être tenues pour l’indice et la mesure de l’esprit des hommes. Entre le règne si longtemps regretté de Louis XII, qui nous montre la paix sociale la plus profonde qu’ait connue l’ancien régime, et la mort de Henri II, il ne passe sur le trône que deux princes, et tout est transformé. Opinion des classes, anxiétés du clergé, dédains distraits d’une noblesse affolée de plaisirs, colères sourdement amassées du tiers-état, passions contraires de tous les partis, voilà le trouble profond des âmes que vont nous révéler les premières élections faites au XVIe siècle entre les menées des Guises, les intrigues de la reine-mère et les ardeurs des partisans de la nouvelle religion, contribuant tous, à des degrés divers, à la division des ordres.

Elles nous découvriront en même temps d’autres nouveautés. Depuis Charles VIII, la centralisation s’est faite. En 1560, nous trouvons une hiérarchie administrative plus précise et mieux organisée ; nous devons la revoir semblable en 1576, en 1588 et en 1614. Examinons donc à la fois les élections qui ont précédé ces quatre grandes sessions d’états-généraux. Elles suivent la même marche et portent le même caractère ; elles forment en quelque sorte le droit commun de l’ancienne monarchie. Aucune étude ne nous fera mieux pénétrer dans le détail de nos vieilles institutions.

Lorsque la résolution de convoquer les états avait été prise, une lettre signée du roi était aussitôt adressée aux baillis et aux sénéchaux. Il est à peine besoin de rappeler que ces officiers ne possédaient plus à la fin du XVIe siècle le pouvoir qu’ils avaient jadis exercé. Après avoir été, à partir du XIIIe siècle, les représentans directs et les agens presque universels du pouvoir central, ils avaient vu leur influence décroître rapidement. Les lieutenans auxquels la plupart des baillis avaient librement délégué dans le principe l’exercice de l’autorité judiciaire les avaient peu à peu supplantés avec l’assentiment du pouvoir royal, de telle sorte qu’à l’avènement de François Ier les baillis, qui avaient encore en apparence toute l’autorité, n’exerçaient plus en réalité qu’une action nominale. Sous le règne de ce prince, l’institution des gouverneurs s’était étendue à toutes les provinces. Placés entre le roi et les baillis, ils étaient chargés de transmettre les ordres du souverain et d’en assurer l’exécution. Aussi le roi, tout en adressant encore les lettres de convocation aux baillis, aux sénéchaux ou à leurs lieutenans, les faisait-il parvenir par l’entremise des gouverneurs, qui recevaient, avec une lettre personnelle du prince, toutes celles destinées aux baillis de leur gouvernement. Les lettres exposaient les motifs de la convocation, indiquaient le lieu où les états se réuniraient et contenaient l’ordre de faire assembler « ceux du clergé, de la noblesse et du tiers-état de chaque ressort pour députer aux états[5]. »

Le premier devoir de l’officier qui les recevait était de les faire enregistrer au greffe du bailliage, puis il devait en ordonner la publication « à son de trompe et cri public à ce qu’aucun n’en puisse prétendre cause d’ignorance. » C’est ainsi qu’était promulguée la décision du roi dans les villes qui formaient le chef-lieu du bailliage. Cette formalité accomplie, le bailli ou son lieutenant-général fixait par une sentence la date à laquelle aurait lieu l’assemblée générale du bailliage, et adressait les invitations à ceux qui devaient y comparaître. Les juridictions de second ordre, placées au-dessous du bailli, étaient chargées d’accomplir dans les petites villes et dans les campagnes les mesures qu’avait prises au centre même du bailliage le bailli ou son lieutenant.

Ces juridictions étaient d’origine et de nature très diverses. Les unes étaient toutes féodales et avaient conservé à travers les temps la marque de leur caractère primitif : c’étaient les officiers des comtés et des baronnies, prenant les titres de baillis ou prévôts des seigneurs, et formant le premier degré de la hiérarchie judiciaire ; les autres se rattachaient à l’autorité royale, soit qu’elles eussent été constituées dans le principe par le roi, ainsi que la plupart des prévôtés, soit que de seigneuriales elles fussent devenues royales par l’extension de la puissance souveraine, sans toutefois changer de nom, comme les châtellenies en Auvergne et en Bourbonnais, les vicomtés en Normandie, les viguieries en Provence. Si les bailliages de médiocre étendue ne comprenaient au-dessous du bailli qu’un seul degré de juridiction, il n’en était pas ainsi de la plupart des grands ressorts, qui étaient composés de plusieurs degrés. Entre le bailli et les officiers inférieurs dont nous venons d’énumérer les noms, se plaçaient alors des juges subordonnés portant le titre de lieutenans particuliers ou toute autre dénomination. En résumé, suivant la nature du ressort, le bailli ou son lieutenant-général correspondait avec les lieutenans des sièges particuliers ou directement avec les officiers inférieurs. Le plus souvent ces deux cas se présentaient simultanément, une partie du ressort étant simple, et l’autre composée.

Après avoir convoqué les ecclésiastiques et les nobles à l’assemblée générale, après avoir adressé la même convocation au maire et aux paroisses de la ville où il siégeait, le lieutenant du bailli ordonnait, par sentence, que les copies des lettres royales fussent envoyées aux sièges particuliers du ressort ainsi qu’aux comtés, baronnies et châtellenies qui relevaient directement du bailliage. Les lieutenans particuliers avaient la même mission : aussitôt les lettres reçues, ils devaient en prescrire l’enregistrement, indiquer le jour où se tiendrait l’assemblée de la juridiction, les faire publier, les envoyer au maire et aux paroisses de la ville, et enfin les transmettre aux juges qui dépendaient d’eux. Parvenues en descendant jusqu’au dernier échelon de la hiérarchie judiciaire, les lettres royales étaient communiquées aux « procureurs fabriciens des paroisses dépendantes de la justice pour les faire publier au prône de la grand’messe. » En même temps était lue la sentence du lieutenant-général fixant la date de l’assemblée générale et enjoignant « aux paroisses de députer deux d’entre ceux des plus notables habitans de chacune d’icelles afin de se trouver à l’assemblée et d’y apporter les cahiers des plaintes, doléances et remontrances que chaque paroisse entend faire à sa majesté et moïens d’y pourvoir. »

C’est ainsi que les plus humbles villages apprenaient la convocation prochaine des états-généraux. Examinons maintenant ce qui suivait immédiatement cette communication dans les villages et dans les villes. Après avoir lu en chaire les lettres du roi et la sentence du bailliage, le curé annonçait le jour, le lieu et l’heure où les paroissiens devaient se réunir : le dimanche suivant, à l’issue de la grand’messe ou des vêpres, devant le porche de l’église, telles étaient les indications habituelles annoncées par une affiche placée aussitôt après le prône à la porte de l’église. Souvent au jour dit, il arrivait que les habitans n’étaient pas en nombre ; le juge prescrivait alors des mesures plus énergiques : les habitans étaient assignés personnellement sous peine d’amende, et les sergens allaient les prévenir « de domicile en domicile. » Enfin le jour venu c’est au son de la cloche que se réunissaient les paroissiens. Rien ne nous autorise à penser qu’une exception fût faite ; tous les individus demeurant sur la paroisse, tous ceux qui avaient assisté au prône, étaient convoqués à l’assemblée. C’était le juge du lieu, prenant le titre de lieutenant ordinaire, qui présidait la réunion et qui rédigeait le procès-verbal. Dans les villages qui ne possédaient pas de justice, le notaire tenait la plume.

L’assemblée des habitans du village avait deux objets distincts, désigner ceux qui représenteraient le village à l’assemblée supérieure et arrêter le cahier de doléances. Souvent, dès le premier dimanche, aussitôt après que l’avis avait été donné, les habitans choisissaient un ou deux députés chargés de se rendre à la ville, puis ils s’ajournaient à huit jours pour préparer et voter les remontrances. Pendant cet intervalle, les députés, assistés des notables du lieu, recueillaient les vœux et rédigeaient le cahier, puis le dimanche suivant lecture en était faite devant l’assemblée, qui en approuvait les termes. Les députés, auxquels se joignait souvent le juge, étaient libres alors de quitter le village pour se rendre à l’assemblée supérieure. La procuration dont ils étaient porteurs était rédigée sous forme authentique et contenait à la fois « pouvoir et puissance de représenter les plaintes, doléances, remontrances et autres qu’ils aviseront être à faire par raison, et même de élire telles personnes suffisantes et capables avec les autres paroisses. » Plusieurs cahiers de villages ont été conservés ; on en retrouve chaque jour de nouveaux. Ces compilations mériteraient d’être publiées, et, malgré leur humble origine, elles seraient souvent consultées avec grand profit pour l’histoire des mœurs et des idées dans le sein des classes agricoles.

Tel était dans son ensemble, et sans tenir compte des différences de détail, le travail accompli dans chaque paroisse de France pour rechercher les vœux et découvrir les mandataires les plus capables de les faire prévaloir. Suivons maintenant ces députés à la ville voisine. Ils vont rencontrer, au jour fixé par le lieutenant particulier, tous les délégués des paroisses du ressort. Ils trouvent en même temps les représentans de la ville, le plus souvent le procureur-syndic, le maire, les échevins et quelques notables. Réunis dans l’auditoire du juge et sous sa présidence, ils lui remettent les cahiers dont ils sont porteurs, entendent les remontrances des gens de la ville, puis ils choisissent entre eux une commission de six ou huit membres chargés de compiler et de fondre en un seul cahier toutes les doléances locales. Enfin l’assemblée se réunit de nouveau, elle entend la lecture du cahier, le modifie et l’arrête, puis elle désigne ceux qui seront chargés de le porter à la grande assemblée de bailliage.

Jusqu’ici nous avons vu les opérations préliminaires se poursuivre dans les villages et dans les plus petites villes. Dans les villes importantes, le choix des électeurs et la rédaction du cahier étaient soumis à des formes plus compliquées. C’était généralement le corps de ville qui prenait en main la direction de ce travail : tantôt le maire et les échevins convoquaient directement un certain nombre de bourgeois, tantôt les paroisses elles-mêmes députaient des représentans, ainsi que les communautés de métiers ; plusieurs réunions étaient consacrées à recueillir les doléances dont le conseil de ville avait réclamé l’envoi ; une commission était chargée de rédiger l’ensemble des remontrances, et, quand ce travail était achevé, des délégués étaient élus pour porter le cahier à l’assemblée générale.


III

Arrivons donc à cette assemblée générale, tenue au chef-lieu du bailliage royal et vers laquelle tout convergeait ; c’est là en effet que vont s’accomplir, à proprement parler, les élections. L’assemblée qui s’y réunit ne se bornera pas à choisir un électeur, elle nommera de véritables députés, ceux-là mêmes qui iront quelques jours plus tard siéger aux états-généraux pour y représenter le bailliage. C’est là également que nous allons retrouver pour la première fois le clergé et la noblesse.

Au jour indiqué, les trois ordres se réunissaient dans la plus grande salle du palais de justice, ordinairement appelé le palais royal, sous la présidence du bailli, qui conservait précieusement ce droit comme le dernier vestige de ses attributions passées. La séance s’ouvrait par la lecture des lettres du roi et une harangue du président sur l’objet même de la convocation. Aussitôt le discours achevé, les trois ordres se séparaient, le clergé se rendait au palais épiscopal, la noblesse chez le bailli, et le tiers-état à l’hôtel de ville.

Suivons d’abord les membres du clergé et entrons à leur suite chez l’évêque. Lorsque le chef-lieu du bailliage ne possédait point un siège épiscopal, les ecclésiastiques choisissaient un président et se rendaient dans une église ou dans une salle de quelque couvent. La séance commençait par un appel de tous les ecclésiastiques du bailliage, les bénéficiera comparaissaient en personne ; non-seulement les doyens ruraux, mais tous les curés de paroisses avaient voix délibérative. Quant aux chapitres et au clergé régulier, ils se faisaient représenter par des délégués, le plus souvent par le doyen, le supérieur ou quelque dignitaire, qui avaient été choisis peu de jours auparavant dans une réunion préparatoire. Aussitôt après l’appel, on procédait à l’élection des rédacteurs du cahier. Dès que la commission était constituée, l’évêque priait les membres du clergé de remettre entre ses mains, dans un délai assez court, tous les vœux qui devaient être compris dans le cahier de doléances, puis l’assemblée choisissait, à la pluralité des voix, ceux qui devraient porter le cahier aux états-généraux. Le clergé abandonnait ainsi la rédaction définitive à l’évêque, assisté des commissaires.

Pendant que cette séance avait lieu à l’évêché, les nobles s’étaient retirés dans la maison du bailli et délibéraient sous sa présidence ; tous les possesseurs de fiefs et de biens nobles y étaient convoqués ; les assignations ayant été données au manoir seigneurial, ou aux procureurs fiscaux des seigneuries, c’était moins tel ou tel gentilhomme qui était assigné que le propriétaire du sol. Aussi ne manquait-on pas d’appeler les mineurs et les femmes, qui se faisaient toujours représenter par des mandataires. La préparation du cahier et les élections se passaient comme dans l’assemblée du clergé, mais, les procès-verbaux n’ayant pas été conservés, on ne peut donner ici aucun détail spécial sur le mode de délibération.

Les procès-verbaux du tiers-état nous permettent d’indiquer moins vaguement les formes qu’il suivait. Nous avons dit qu’il se réunissait à l’hôtel de ville ; la présidence était ordinairement déférée au maire. Au début de la séance avaient lieu l’appel des paroisses et le dépôt entre les mains du greffier des mandats que chaque délégué avait reçus, puis une commission était nommée pour la fusion des divers cahiers. En réalité, au moment où s’ouvrait cette séance, le cahier du tiers-état était fait. Rapprocher les vœux et leur donner l’ordre convenable, tel était le seul travail de la commission. Tantôt elle délibérait secrètement, et les délégués étaient ajournés au lendemain ou au surlendemain ; tantôt les délégués avaient le droit d’assister en silence aux délibérations de leurs commissaires. Généralement on choisissait le cahier qui semblait à première vue le plus complet, et un des commissaires le lisait à haute voix, tandis que ses collègues suivaient sur les autres cahiers et effaçaient, au fur et à mesure des admissions, les articles qui se trouvaient identiques. À la fin de cette lecture, il ne restait plus qu’à grouper, dans les différentes divisions de la compilation générale, les articles spéciaux qui n’avaient point été biffés dans les cahiers particuliers. Il était fort rare que les commissaires se décidassent à retrancher de leur propre autorité un des vœux émis par une paroisse : leur mission était de coordonner les doléances et non de les modifier dans leur essence. Toutefois, lorsque les commissaires se trouvaient en présence d’idées singulières, de demandes manifestement opposées aux intérêts généraux du bailliage ou simplement de vœux contradictoires, une discussion s’établissait entre eux, et ils exprimaient par un vote l’opinion que devrait refléter le projet de cahier. Ce travail achevé, l’assemblée du tiers-état se réunissait de nouveau pour entendre la lecture des doléances, puis le cahier était approuvé et clos.

C’est alors seulement que les délégués procédaient au choix des députés du bailliage ; tantôt les délégués déclaraient à haute voix leurs préférences ; tantôt l’élection était secrète et avait lieu, soit par la voie du scrutin de liste, soit par une série de votes individuels. Ceux qui avaient réuni le plus grand nombre de voix étaient aussitôt proclamés, sans que la majorité absolue fût toujours exigée. Le nombre des députés n’était pas soumis à des règles fixes. Tel bailliage envoyait deux députés, tel autre six ou huit. En réalité, cette diversité n’avait aucune importance, puisque le vote dans le sein des états n’avait jamais lieu par tête, mais se faisait par bailliage ou par gouvernement. Après la proclamation du vote, les élus remerciaient l’assemblée, et déclaraient s’ils étaient prêts à accepter l’élection. Les refus étaient très fréquens, et l’insistance des électeurs obligeait les députés à exposer publiquement leurs excuses : généralement les difficultés et les fatigues du voyage, une mauvaise santé, des affaires qu’on ne pouvait quitter, étaient les raisons alléguées. Les embarras du choix amenèrent quelquefois des débats singuliers à la suite desquels le député se résignait à subir la violence qui lui était faite. Si l’élu était absent de l’assemblée, une députation lui était envoyée pour qu’en cas de refus une nouvelle élection fût faite avant la levée de la séance. Les pouvoirs étaient dressés sur-le-champ et signés par le président et le greffier.

Dès que les députés étaient définitivement choisis, le clergé et le tiers-état en avisaient le bailli, qui comprenait dans son procès-verbal les opérations des trois ordres. Dans certaines provinces où s’étaient conservées les formes les plus solennelles, les délégués du tiers revenaient en corps dans la salle où ils s’étaient primitivement réunis, afin de signifier officiellement leurs choix au bailli. Cet officier transmettait alors au roi une copie de son procès-verbal, ce qui constituait la dernière opération provoquée par la convocation royale. C’était la marche régulière de la triple assemblée de bailliage. Parfois il arrivait que le trouble de l’opinion publique provoquait les plus violens discours. Au début des séances, le maire ou tout autre orateur du tiers-état prenait la parole pour exposer le sentiment qui animait le plus vivement l’assemblée.

Les élections de 1560 furent, à n’en pas douter, les plus fécondes en discours politiques. Les passions religieuses depuis longtemps soulevées, les souvenirs récens du tumulte d’Amboise et la répression sanglante qui l’avait suivi, contribuaient à soulever les âmes. À la domination violente exercée sous le nom du roi par les princes lorrains avait succédé tout d’un coup une pleine liberté, dont le contraste était si absolu qu’en certaines provinces les mécontens y crurent voir un piège, et appelèrent les élections une « souricière à prendre les fols. » Mais cette défiance fut loin d’être générale. À Blois, le discours du procureur du roi Bazin mit la ville en feu. Prononcé le matin en présence des délégués du bailliage, il dut être répété le soir même devant le peuple de la ville ; il avait peint sous les couleurs les plus sombres l’émotion publique, et il ne dut son salut qu’à la fuite, tant fut violente l’irritation des Guises lorsqu’ils apprirent son éloquente audace[6].

À la même époque se tenait, à Angers, la réunion du bailliage. Une grande partie de la noblesse avait embrassé la religion nouvelle. Un ministre nommé Dalbiac fut chargé par plusieurs gentilshommes de développer les remontrances dans l’assemblée de la noblesse. Il fit en réalité une profession de foi complète. Le lendemain du discours de Dalbiac, le tiers-état se réunissait. François Grimaudet, avocat du roi, élu par les délégués pour exposer les vœux, fit entendre les remontrances les plus précises que nous ayons trouvées dans les discours si emphatiques de ce temps. Les mécontens nous ont conservé précieusement ce résumé, qui donnait, sous une forme passionnée, l’esprit même du cahier qui allait être voté. Tel fut le retentissement de ces deux harangues, que le duc de Montpensier reçut l’ordre de se rendre sur-le-champ en Anjou pour pacifier les esprits. Paris ne donnait pas moins de soucis aux Guises. À l’assemblée de l’hôtel de ville, un jeune avocat du nom de Cappel se présenta, escorté des plus notables huguenots, développa les plaintes de ses coreligionnaires et requit leur insertion au cahier. Les princes lorrains s’alarmèrent. « Sçachant bien que le train que prenoit Paris estoit coustumièrement suyvi par les autres provinces, » apprenant que la plupart des bailliages avaient vu de semblables manifestations, ils firent annoncer qu’il serait interdit aux états de parler du fait de la religion. Les élections qui précédèrent les états de 1576, de 1588 et de 1614 ne paraissent pas avoir provoqué d’aussi ardentes manifestations.

Nous avons vu successivement les lettres du roi parvenir aux gouverneurs et aux baillis, puis descendre de degrés en degrés jusqu’au dernier échelon de la hiérarchie judiciaire, arrivant enfin aux plus petites paroisses, portées à la connaissance de tous les habitans, et laissant entrevoir l’espérance toujours si bien accueillie du redressement des abus. À la joie de cette bonne nouvelle succédaient presque aussitôt les assemblées de village, où se faisaient entendre les premières plaintes publiques. Envoyées avec des délégués pour les soutenir, ces timides doléances émises dans chaque paroisse se groupaient et se fortifiaient à la ville principale et formaient un important cahier, lorsque l’assemblée générale du bailliage choisissait le député chargé de les défendre devant les états-généraux et de les présenter au roi. Dans ce travail des bailliages et des provinces, qui toutes à la fois sont admises à émettre leurs plaintes, on voit la pensée des habitans naître et se multiplier, se répéter et grandir en nombre et en force jusqu’au moment où le cahier, compilé dans des réunions de plus en plus nombreuses, devient l’expression vivante des aspirations d’un grand bailliage. Ainsi descendait, du roi aux derniers habitans, la volonté souveraine, et remontaient ensuite, de l’assemblée tenue sur la place du village à l’assemblée des états, les doléances nationales.


IV

A quelles conditions étaient soumises les qualités d’électeur et d’éligible ? Notre embarras serait grand, s’il fallait indiquer une règle précise. Dans les villages, nous avons vu que tout habitant prenait part à l’assemblée de paroisse ; il n’y avait donc pas d’exclusion. Dans les villes, une telle latitude eût été périlleuse ; l’assemblée se composait tantôt de tous les bourgeois, tantôt d’un certain nombre de notables arbitrairement choisis dans chaque quartier. Sur ce point, il faut consulter en détail l’histoire municipale de chaque ville. Tous ceux qui avaient le droit de prendre part aux élections municipales participaient aux élections de députés. A Dijon, nul n’était électeur, s’il ne jouissait d’un revenu de 4 livres. A Reims, la qualité de bourgeois de l’échevinage s’acquérait par la naissance ou par un long domicile ; partout en un mot le droit de bourgeoisie était exigé.

Les principes qui règlent l’éligibilité sont plus vagues encore : la possession de quelques biens-fonds, la résidence au temps des élections dans le bailliage, tels sont les principes que nous voyons rappelés, mais qu’aucune sanction ne paraît garantir. Les grandes charges ne créaient pas par elles-mêmes une incompatibilité ; mais, s’il y avait opposition entre les fonctions de l’officier et le mandat qu’il avait reçu des électeurs, l’élection elle-même était attaquée. C’est ce qui arriva en 1588 à Châtillon-sur-Seine, où, le lieutenant-général ayant été nommé, les échevins déclarèrent « qu’il ne pourrait librement présenter aux états le cahier de doléances contenant plusieurs remontrances sur la réformation de la justice et l’élection des gens du roi. » Cet abus, loin de s’atténuer, devint de plus en plus fréquent, et souleva de vives critiques, mais aucune mesure ne fut prise pour restreindre le libre choix des électeurs.

En fait, les électeurs se recrutaient, pour la plus grande partie, dans les deux catégories suivantes : les magistrats municipaux, maires, consuls, capitouls, échevins ou jurats, — et les juges subalternes, officiers de justice portant les titres les plus différens, mais ressortissant tous au bailli et tirant de leur compétence judiciaire une influence locale qui ne cessa pas de croître avec l’autorité royale du xiv6 au XVIIe siècle. On est fort surpris en pénétrant dans les villages de ne pas rencontrer, à la fin du XVIe siècle, une influence seigneuriale plus active et plus visible : les principaux du village, le juge, ou, à défaut d’une juridiction, le notaire, qui en tenait en quelque sorte la place, semblent résumer à eux seuls la force et l’autorité ; c’est de leurs rangs que sortaient tous les électeurs. L’assemblée secondaire, composée de tels élémens et présidée par le lieutenant particulier, donnait aux officiers du roi une prépondérance exclusive, et, quand s’ouvrait la grande assemblée de bailliage, il était à peu près certain que le lieutenant-général, le procureur du roi ou tout autre officier de justice réuniraient presque tous les suffrages.

L’élection à deux degrés tendit de plus en plus à envoyer aux états des députés possesseurs d’offices judiciaires ; en 1614, après quatre sessions d’états-généraux tenus en un demi-siècle, le système a produit tous ses fruits, et, sur 192 députés du tiers-état, 131 sont officiers du roi.

Que doit-on penser de ce suffrage à deux et à trois degrés, qui était devenu le système unique suivi pour les élections du tiers ? Si nous le jugeons par ses résultats, il a produit en général de bons députés, représentant fidèlement l’esprit public et prêts à traduire au sein des états-généraux les sentimens dont la France était tour à tour animée. La comparaison des cahiers de doléances et des procès-verbaux de session démontre que les députés représentaient assez exactement la moyenne des électeurs. Quelques-uns d’entre eux surent même donner à l’opinion générale une forme remarquable. Bodin en 1576, Bernard en 1588, Savaron en 1614, comptent assurément parmi les bourgeois les plus distingués de leur temps. À vrai dire, aucun système électoral ne pouvait mieux s’adapter à la nation telle qu’elle était constituée avant 1789.

Aujourd’hui nous sommes tellement accoutumés aux échanges rapides de la pensée que nous avons peine à reconstituer une société privée de ce bienfait. La difficulté des communications rendait à elle seule nécessaire le suffrage à deux degrés. L’influence sur les mœurs en était si profonde qu’à certaines époques elle alla jusqu’à supprimer l’ambition d’être élu. À bien plus forte raison rendait-elle indispensable un suffrage tout local, mettant en présence dans un espace restreint le candidat et l’électeur. L’assemblée de village n’avait à s’occuper que de ses plaintes particulières, et ce mode d’élection n’exigeait du paysan illettré et ruiné par la taille aucun effort de calcul ; il lui demandait seulement l’expression sincère de ses maux. Rien n’était plus simple et plus pratique. Il ne faut pas d’ailleurs perdre de vue que la masse du tiers-état vivait en quelque sorte encadrée dans une série de règles fixes qui constituaient à la fois une barrière et un frein ; elles l’opprimaient et le soutenaient tour à tour. Trois grandes hiérarchies, pénétrant jusqu’aux moindres hameaux, maintenaient tout l’édifice : la noblesse possédait directement ou par redevance une grande partie du sol ; des ducs et pairs aux moindres hobereaux, elle formait une société puissante contre laquelle s’aigrissaient de jour en jour les passions du tiers-état, mais qu’il retrouvait partout, qui occupait constamment sa pensée, et, tout en gênant l’essor de sa vie, contribuait à la stabilité générale. — Le clergé, jouissant d’une ancienne autorité politique et disposant de biens considérables, mettait ces deux forces au service d’une influence qui était en décadence dans les villes, mais qui était incontestée dans les campagnes. Entre ces deux puissances auxquelles avait appartenu dans le passé tout le pouvoir, s’était formée peu à peu celle qui émanait de la royauté et qui personnifiait en même temps le tiers-état. Autant la noblesse était peu aimée et l’influence temporelle du clergé redoutée, autant était populaire le délégué du roi, représentant, entre le seigneur et le paysan, l’autorité protectrice. Le juge demeura le défenseur du serf contre le noble jusqu’au jour où il lui prit fantaisie de s’anoblir lui-même. C’est entre ces trois hiérarchies, féodale, ecclésiastique et judiciaire, que s’écoule toute l’histoire du tiers-état ; c’est sous la protection des délégués du roi que se font les élections à plusieurs degrés. Ne nous demandons pas si cette société était bien ou mal organisée ; ne recherchons pas ici ses défauts et les raisons de sa chute. Constatons seulement que la nature de son organisation rendait pratique et fécond le mécanisme du suffrage à plusieurs degrés. Pour qu’il fonctionne régulièrement, il faut que la vie locale soit beaucoup plus développée que le mouvement général, et que le corps des électeurs soit soumis à des règles strictement obéies. En réunissant même de telles garanties, réussirait-il longtemps ? La première condition de son succès est d’être rarement consulté. Le jour où notre première constitution l’a mis en pratique régulière, il a été bien vite dénaturé par l’esprit de faction. Dans un temps comme le nôtre, les courans d’égalité ne rompraient-ils pas les digues et ne rétabliraient-ils pas le niveau commun du suffrage direct ? Les lois pourraient-elles dresser des murailles factices, et les électeurs ne trouveraient-ils pas mille moyens de lier leurs délégués et de ressaisir par des voies détournées une action qu’on aurait voulu vainement atténuer ? Ce péril si redoutable de notre temps était absolument écarté sous l’ancien régime par la rareté des sessions d’états-généraux non moins que par les influences dont nous venons de décrire la nature.

Dans le troisième ordre, la puissance était partagée entre les corps municipaux et ces délégués du pouvoir souverain qui parlaient au nom du roi, et qui avaient derrière eux, quelque humble que fût le village où ils rendaient la justice, le parlement tout entier. Nous prenons ici sur le vif le résultat direct de la politique royale : les corps judiciaires, instruits par elle à combattre les souvenirs des institutions seigneuriales, sont devenus l’esprit et la tête du tiers-état ; la hiérarchie des offices s’est dressée à la place de la hiérarchie féodale.

Avec des députés issus d’une telle source et animés d’un tel esprit, la royauté ne pouvait plus avoir à craindre des difficultés très sérieuses ; nous ne voyons donc pas le pouvoir central employer, après l’envoi des lettres de convocation, des moyens illégaux ou violens pour obtenir l’élection de tel ou tel candidat. Toutefois, pendant les guerres de religion, les efforts des Guises et plus tard des ligueurs se manifestèrent en 1588 comme en 1560 ; les récits protestans nous ont laissé la trace des efforts accomplis pour écarter les députés de la nouvelle religion ; néanmoins nous ne trouvons pas d’indice d’une action exercée par le chancelier ; tout au plus en 1483 rencontrons-nous une lettre du roi, écrite sous l’inspiration d’Anne de Beaujeu pour recommander deux personnages connaissant « mieux que tout autre le fait et les intérêts de la province. » En 1614, Marie de Médicis écrivit de nombreuses lettres, mais aucune ne contient de recommandation directe et personnelle. Craignant avant tout le succès des princes, elle se borne à prier les villes d’envoyer des « gens affectionnés au service du roy. »


V

Après avoir suivi la marche des élections générales, en laissant de côté les exceptions pour ne point accumuler les détails, il est bon de dire quelques mots des usages particuliers à certaines provinces, et surtout d’examiner ce qui se passait dans les pays d’états. Là du moins les convocations ne surprenaient personne : les délibérations communes étaient la forme habituelle de l’administration publique ; une délégation permanente représentait l’autorité d’états périodiquement assemblés. Il n’est donc point surprenant que les états aient de bonne heure revendiqué le droit de choisir dans leur sein les députés de la province ; mais le pouvoir royal ne vit pas sans inquiétude les bailliages destitués du droit d’élection. Il préférait des députés issus d’assemblées électorales fractionnées à ces puissans délégués parlant au nom d’une assemblée d’états et aussi capables d’apprendre aux états-généraux comment on refusait l’impôt que de remporter dans les états particuliers un peu de cette irritation que la fin des sessions laissait toujours dans le cœur des députés. La royauté ne s’empressa donc pas de reconnaître aux pays d’états le droit de députer en corps ; elle s’adressa directement à ses baillis.

Nous en retrouvons à la fin du XVe siècle un frappant exemple. Le 8 décembre 1488, les états du duché de Bourgogne étaient réunis à Beaune pour entendre le rapport du théologien Jean de Cirey, abbé de Cîteaux, envoyé auprès d’Anne de Beaujeu pour réclamer du nouveau roi une confirmation des anciennes coutumes. L’ambassadeur insiste dans son récit sur la nécessité de défendre les privilèges de la province dans la prochaine assemblée des états-généraux. Rappelant que la réunion était prochaine, et que tous les baillis du duché avaient reçu du roi l’ordre de faire choisir les députés par bailliage, il demanda s’il n’était pas préférable d’élire les députés dans l’assemblée des états et si l’unité du mandat ne donnerait pas aux représentans de la province plus de force pour résister à la pression des conseillers du prince. Cette proposition fut votée à l’unanimité, et on procéda sur-le-champ au choix des députés. Rien n’indique un vote séparé des trois ordres. L’abbé de Cîteaux rapporte, dans la relation encore inédite d’où nous tirons ces détails[7], qu’il fut élu, non-seulement par les ecclésiastiques, mais par tous les assistans. Ainsi dès la fin du xve siècle nous sommes certains par ce témoignage que le besoin d’assurer une plus grande autorité aux députés avait conduit les provinces qui possédaient des états à ne pas renvoyer aux bailliages le choix de leurs mandataires, comme l’aurait souhaité le pouvoir royal.

Ce que la Bourgogne faisait quelques années à peine après sa réunion, le Languedoc le pratiquait depuis de longues années. Sous Charles VII, lorsque le petit roi de Bourges errait en quête de soldats et d’argent, les états du Languedoc, assemblés à Carcassonne, choisissaient les députés qui devaient porter au roi les généreux témoignages du dévoûment de la province à l’unité nationale (21 septembre 1425). Trois ans plus tard, c’est également dans l’assemblée de Béziers que les états du Languedoc (1428) choisirent les députés qui devaient se rendre à Chinon et voter dans un admirable élan de patriotisme les secours qui allaient contribuer matériellement au salut de la France par la délivrance d’Orléans.

De tels exemples nous suffisent : au xve siècle, les plus vieilles provinces comme les plus nouvellement réunies à la couronne, quand elles possédaient des états, choisissaient leurs députés dans le sein de ces assemblées. Cet usage, qui s’appuyait sur une si ancienne tradition, suivit la destinée des états particuliers. Il survécut dans les pays où le patriotisme provincial avait maintenu les états contre les efforts de la royauté. Il s’affaiblit ou s’effaça dans les provinces qui tenaient irrégulièrement les sessions ou qui craignaient d’entrer en lutte avec le pouvoir central. La Bourgogne, dont nous venons de remarquer la fermeté, obéit en 1560, et, si elle députa en 1576 au nom de la province, elle ne réussit point à ressaisir complètement son ancien privilège. Le Dauphiné continua, durant tout le xvie siècle, à députer en corps, mais le Languedoc accepta les assemblées de sénéchaussées ; il prit, il est vrai, une double garantie qui donnait un caractère spécial à ses élections : un syndic élu par les états assistait à l’assemblée nationale pour y veiller aux intérêts généraux de la province. En outre à aucune époque, même au xvie siècle, le Languedoc ne laissa périr l’ancien accord entre les ordres, qui avait donné après la mort de Louis XI l’assemblée la plus unie qu’ait connue notre histoire. Dans les sénéchaussées du Languedoc, les délégués élus dans les villages s’assemblaient au chef-lieu du diocèse. Sous la présidence de l’évêque, les ecclésiastiques et les nobles se réunissaient au tiers-état, représenté par les consuls des villes principales et par les députés des divers consulats. C’est là que les trois ordres désignaient en commun leurs délégués. Ceux-ci se rendaient à l’appel du sénéchal à Toulouse ou à Carcassonne, où les députés étaient élus par l’ensemble des assistans confondus sans distinction d’origine. Les ordres ne se séparaient que pour la rédaction des cahiers, qui étaient dressés par des commissaires.

À l’autre extrémité de la France se retrouvait le même usage : c’était, au nord, le seul exemple d’élections faites en commun. À Troyes, par une tradition que nous devons rattacher au souvenir des états de Champagne, l’assemblée préparatoire, aussi bien que l’assemblée de bailliage, comprenait les trois ordres, et les délégués ainsi que les députés étaient désignés par l’ensemble des électeurs, qui écrivaient sur le même bulletin les noms des ecclésiastiques, des nobles et des membres du tiers-état qu’ils entendaient élire.

La forme suivie pour l’élection variait suivant les états provinciaux. Tantôt les députés étaient élus par chacun des ordres délibérant et votant séparément, tantôt ils étaient choisis par les trois ordres réunis en commun. Par ce dernier mode d’élection, les états obtenaient des députés moins dociles aux passions exclusives de leur ordre et plus animés de l’esprit général de la province. Cet attachement aux privilèges locaux, cette sorte de fierté provinciale est très sensible dans les rapports des états particuliers avec l’assemblée des états-généraux. Nous en avons trouvé plus d’un témoignage dans la matière qui nous occupe, mais celui que nous offre la Bretagne n’est pas le moins digne d’être cité. Plus attachée qu’aucune autre partie du royaume aux vestiges de son indépendance, et trouvant dans la tenue régulière de ses états la meilleure garantie du maintien de son administration locale, la Bretagne s’inquiétait peu de jouer un rôle aux états-généraux, et d’exercer sur le gouvernement de la France une influence qui n’eût été pour elle d’aucun profit. Elle envoyait aux états moins des mandataires que des ambassadeurs chargés de garder une attitude discrète, d’observer avec soin, et de ne sortir de leur réserve que si des prétentions imprévues venaient à menacer la province. Pour remplir une telle mission, il fallait des députés qui fissent plier les intérêts de leur ordre devant les intérêts généraux de la Bretagne. N’est-ce pas ainsi que, par une étrange interversion des rôles, chaque ordre était exclu du droit d’élire ses propres mandataires ? Les procès-verbaux des états de Bretagne nous montrent qu’en 1614 aussi bien qu’en 1576 les députés du clergé furent choisis par le tiers et la noblesse, pendant que les députés de la noblesse étaient élus par l’église et le tiers, et que ceux du troisième ordre se trouvaient désignés par les suffrages des nobles joints au clergé. C’est ainsi qu’en face du reste de la France les Bretons entendaient choisir des députés formant un corps unanimement dévoué aux intérêts généraux de la province.

Il y avait des pays d’états où l’élection prenait des formes plus solennelles. Il semble que certaines assemblées n’aient pas cru posséder une suffisante autorité, et qu’elles aient jugé nécessaire d’appeler en réalité la province entière autour d’elles. En Provence, il se tenait des états pléniers. Aux états se joignaient les plus notables personnages de chaque ordre, qui constituaient de la sorte une assemblée considérable des principaux habitans de la province. C’est dans le sein de cette nombreuse réunion qu’étaient choisis les députés et que les doléances se trouvaient débattues et arrêtées.

La forme de l’élection influa puissamment sur les choix. Tandis que le tiers-état réuni dans les assemblées de bailliage envoyait le plus souvent des députés pourvus d’un office de judicature ou de finance, dans les pays d’états le troisième ordre se faisait représenter par des consuls, des échevins, des bourgeois. En 1614, les états de Dauphiné et de Provence n’élurent pas un seul officier du roi.

Avec la décadence des états provinciaux, l’élection des députés tendit à passer de plus en plus dans les assemblées de bailliage. Ce mouvement fut si marqué qu’avant les états-généraux de 1789, dont nous ne cherchons point à décrire ici les élections, le roi put donner ce mode uniforme à toute la France pour le choix des députés. La résistance de la noblesse de Bretagne et des corps privilégiés sur quelques autres points du royaume n’entrava pas un instant les élections générales, tant l’assemblée des trois états du bailliage, dont nous avons observé les premiers exemples en 1483, représentait exactement les vieilles et populaires traditions du royaume.

Ainsi, de 1302 jusqu’aux derniers états-généraux de la monarchie, nous avons suivi les faits, puis les principes qui dominèrent le système de la représentation politique. Après avoir vu sortir l’élection des monastères, l’avoir vue s’étendre aux villes, puis gagner enfin la noblesse, nous avons remarqué comment ce mode identique de délégation avait amené les trois ordres à procéder simultanément au choix de leurs députés. De là à l’élection en commun il n’y avait qu’un pas. La fin du xve siècle nous le montre franchi et nous atteste que la royauté accepta sans réserve ce progrès ; puis l’accord si heureusement formé entre les ordres vint à se rompre pour le malheur de notre histoire ; l’unité de l’assemblée de bailliage ne demeura qu’une apparence : en réalité, elle se brisa, comme les états-généraux, en trois parties, presque toujours séparées et trop souvent ennemies. En certaines provinces, l’ancienne harmonie prévalut et parvint à se maintenir, mais ces exceptions fort rares ne servaient qu’à faire ressortir la division des ordres, qui était entrée comme une règle dans les mœurs publiques, et qui ne devait périr qu’au moment où tous les principes du gouvernement seraient ébranlés.

Quel que soit l’intérêt qui s’attache à la forme du vote, ce n’est point là qu’est l’originalité réelle des élections aux états-généraux. L’électeur, en se rendant aux assemblées préparatoires, songeait bien moins à la feuille sur laquelle il allait inscrire le nom du député qu’aux remontrances à faire voter par l’assemblée. Oublions donc un instant l’isolement si funeste des classes, et ne nous lassons pas de rappeler au terme de cette étude quelles étaient les sources de ces grandes doléances dont la rédaction collective mettait en jeu tous les élémens qui composaient l’ancienne France. Il n’y avait pas un gentilhomme qui n’eût été convoqué au chef-lieu du bailliage, pas un curé qui n’y eût été appelé, pas une abbaye, pas un chapitre sans représentant attitré. Le troisième ordre y paraissait par une série de délégués qui tiraient leur pouvoir des assemblées de village, où tout habitant avait eu le droit d’apporter ses vœux et de produire ses plaintes. Dans les villes, les paroisses, les communautés de métiers, les simples particuliers même adressaient ides mémoires et des remontrances. Ainsi de toutes parts les habitans, quelles que fussent leur qualité et leur origine, étaient admis à faire parvenir au roi l’expression de leurs sentimens.

En résumé, point de théorie sur le vote illimité, le scrutin réservé à une élite et le droit de vœu universel, voilà les principes que nous pouvons dégager de cette multitude de faits. En présence d’une pareille franchise, qui ouvrait une si libre carrière aux prières et aux plaintes de la nation, comment s’étonner quand on entend murmurer au milieu des déceptions et des maux de toute nature cet appel incessant à une tenue d’états-généraux qui demeura pendant quatre siècles l’espérance de ceux qui souffraient et le cri de tous les opprimés ?

George Picot.


  1. Les recherches savantes de M. Boutaric (Bibliothèque de l’École des Chartes, 1860) et de M. Hervieu (Revue de législation française, 1873) ont puissamment contribué à éclaircir ces difficiles questions. Les procurations citées permettent d’assurer que les maires n’élurent jamais seuls les députés : les jurés, les échevins, les bourgeois, les pairs de la commune, leur étaient toujours associés ; la formule la plus fréquente est celle-ci : « le maire et les bourgeois. » Dans la Picardie, le Laonnais, le Soissonnais et la Flandre, où le régime municipal était en pleine vigueur, l’expression usitée est « le maire et les échevins. » Les prévôts au contraire nommaient souvent seuls ; voici la formule insérée en pareils cas dans les procurations : « le prévôt, du commun assentiment des habitans. »
  2. Lettres du 14 octobre 1483, extraites des archives de Bayonne. M. Viollet a publié sur ces élections des documens précieux. Voyez la Bibliothèque de l’École des Chartes, 1865.
  3. Journal des États-Généraux de 1484, par Jehan Masselin. Documens inédits de l’histoire de France, p. 407.
  4. Journal de Masselin, p. 501.
  5. Lettres de convocation des 6 août 1576, 31 mai 1588, 7 juin 1614. — La plupart des pièces que nous allons citer ont été publiées en 1789 dans le recueil, devenu fort rare, de Lalource et Duval : Forme générale et particulière de la convocation et de la tenue des états-généraux, Paris, Barrois, 3 vol. in-8.
  6. Regnier de La Planche, Histoire de l’Estat de France, édit. Techener, col. 292.
  7. Manuscrit de la Bibliothèque nationale. F. franc. no 16,248.