Le Droit de vie et de mort

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LE
DROIT DE VIE
ET DE MORT,
POËME,
PAR CHARLES BRIFAUT,
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
Séparateur
PARIS,
GOUJON, LIBRAIRE DE LL. AA. RR.
Mme la DUCHESSE DE BERRY ET Mme la DUCHESSE D’ORLÉANS.
1829.



Une immense question, une question fondamentale a, de siècle en siècle, occupé le genre humain. Souvent débattue par les publicistes, elle est arrivée jusqu’à nous sans avoir été résolue par les législateurs. Faible, mais zélé défenseur d’une cause sainte, je viens à mon tour plaider pour l’humanité devant elle-même. Les inspirations du poète obtiendront-elles un triomphe refusé aux raisonnemens des philosophes ? J’en doute, mais qu’importe ! Homme, j’ai rempli mon devoir ; Nations, songez au vôtre.



EXORDE.



Gloire à l’être divin qui, jetté sur la terre,
N’arrête point sur lui son regard solitaire,
S’attache à la nature, et vers tous les humains
Étend pour les unir ses fraternelles mains !
Ô combien sa pensée est active et féconde !
Ce grand levier du ciel peut ébranler un monde.
Sa pensée ! elle est là, glorieux instrument,
De celle du Très-Haut sublime complément.
Que ne lui doit-on point pour le bonheur de l’homme !
La mienne est sans puissance et rien ne me renomme ;
Mais de l’humanité je réclame les droits :
Tout ce qui porte un cœur va répondre à ma voix.
Et vous qui, peu touchés du malheur de vos frères,
Des traits du ridicule armez vos mains légères

Pour repousser toujours les hautes vérités,
Esprits vains et moqueurs, riez, mais méditez.
J’ose d’un grand sujet aborder les mystères,
Et ma main va creuser au fond de nos misères.
Avant tout, remontons aux principes sacrés
Qui de tant de mortels sont encore ignorés.
Un cri de toutes parts assiège mon oreille.
Faut-il borner la nuit où le peuple sommeille ?
Faut-il montrer le jour à cet aveugle-né ?
Quoi ! d’une ombre perfide il marche environné,
Et sous le voile épais de sa lourde paupière
Vous balancez encore à glisser la lumière !
De quel droit privez-vous cet humble enfant des cieux
Des bienfaits qu’il réclame et que vous tenez d’eux ?
Vous les avez reçus, mais pour les lui transmettre,
Ces trésors, qu’en ses mains vous craignez de commettre,
Ces dons de la pensée et ces fruits du savoir
Sans qui l’homme incomplet, ignorant son pouvoir,
Et se cherchant en vain, comme un douteux problême,
Ne sait, non plus qu’à vous, s’expliquer à lui-même.
Ah ! si, jouet du sort, il rampe, dégradé,
Du haut rang sur la terre aux mortels accordé,
De son abaissement tirez ce roi du monde :
Qu’il brille, relevé de sa chûte profonde,

Qu’il remonte à sa place et concoure avec vous
Au partage des biens que Dieu créa pour tous.
Lui refuser son lot dans ce noble héritage,
C’est un crime envers lui, c’est au ciel un outrage.
Vous répondrez des maux qui suivront vos refus.
Et comment voulez-vous qu’en ce chaos confus
D’erreurs, de passions, de travers et de vices,
Sans guides, sans appuis, sans que des mains propices
L’aident à s’attacher au lien général,
Pour accepter le bien il repousse le mal ?
Peut-il les discerner ? dépourvu de lumières,
S’il franchit de ses droits les étroites barrières,
S’il sort de ses devoirs par d’éternels faux-pas,
S’il s’éloigne du but qu’il ne devine pas ;
De son aveuglement, dont il est la victime,
L’oserez-vous punir comme on punit d’un crime ?
Croyez-moi : de son âme entr’ouvrez la prison.
Au lieu de prolonger la nuit de sa raison,
Hâtez l’heureux moment, qui se fit trop attendre,
Où, pour le bien commun, le jour doit y descendre.
Vous, sublimes esprits, tuteurs des nations,
Venez les éclairer du feu de vos rayons :
Dirigez leurs pensers comme leurs destinées :
Dans ces âmes, long-temps à l’erreur enchaînées,

Jouets de l’ignorance et de ses vanités,
Jettez en même temps toutes les vérités,
Et toutes les vertus y viendront à leur suite.
La terre est toujours calme alors qu’elle est instruite.
Mais cette instruction doit, lumineux foyer,
De l’horizon de l’âme emplir l’espace entier.
C’est lorsqu’en hésitant, de vos mains dans la nôtre,
Les lentes vérités tombent l’une après l’autre ;
C’est lorsqu’en notre sein luttent de tout côté
Le savoir, l’ignorance, et l’ombre et la clarté,
Que mêlant la sagesse à tant d’extravagances,
L’homme étonne les yeux de ses inconséquences.
Craignez donc pour le peuple, œuvre ébauché de Dieu,
Non pas qu’il sache trop, mais qu’il sache trop peu.
Les sages n’ont jamais, dans leur vaste génie,
Du monde intelligent embrassé l’harmonie.
L’un s’attache à sonder les plis du cœur humain ;
L’autre, de la nature osant fouiller le sein,
Cherche et croit lui ravir quelqu’un de ses mystères :
L’un visite de loin tous ces rois solitaires
Qui, des cieux, leurs états, peuplant l’immensité,
Promènent dans la nuit leur pompeuse clarté ;
L’autre enchaîne à ses pieds la foudre désarmée,
Où des êtres vivans classe l’immense armée :

Ceux-ci, sur son ouvrage interrogeant leur Dieu,
Demandent pour quel but, en quel temps, dans quel lieu
Il jetta l’homme nu sur la terre sauvage,
Et si l’éternité d’un ver est l’héritage ;
Tandis que des états, la balance à la main,
Examinant la forme et pesant le destin,
Ceux-là la font pencher, dans leur choix politique,
Ou vers la monarchie, ou vers la république.
Tous ont au bien commun diversement marché ;
Tous ont de ce grand but plus ou moins approché.
Par eux l’instruction civilisa le monde.
La moisson fut brillante et fut trop peu féconde.
Pourquoi ? Sous des rapports imparfaits ou lointains,
Chacun, envisageant l’intérêt des humains,
Fit moins pour leur bonheur qu’il ne fit pour sa gloire.
Nul, à nos passions disputant la victoire,
N’a su d’un bras puissant saisir les nations
Au milieu des fureurs de leurs divisions,
Les porter, les fixer dans la sphère inconnue
Où de l’humanité la voix long-temps perdue
De siècle en siècle, hélas ! les appelait en vain.
Nul ne leur a crié : voici votre chemin !
Vous avez trop suivi des routes frauduleuses,
Trop cherché dans la nuit des clartés fabuleuses,

Trop pris pour le bien même un faible essai du bien.
De l’univers moral, sans base, sans soutien,
Qu’ébranle un intérêt, que renverse un caprice,
Vos mains ont, dites-vous, couronné l’édifice ;
Mais abattu toujours et toujours relevé,
De toutes parts encore il tremble inachevé.
Ce que n’a point tenté pour le bonheur de l’homme
La sagesse d’Athène, et de Sparte et de Rome,
Ni celle de Lutèce et celle d’Albion,
La sagesse d’un dieu, du dieu sans passion,
L’a fait par ces seuls mots : vivez, vivez en frères,
Et vous aidez l’un l’autre à porter vos misères.
Avons-nous à sa loi consenti d’obéir ?
Avons-nous, ô mortels, cessé de nous haïr ?
Et partout où des cieux l’astre s’élève et brille,
La terre a-t-elle vu son immense famille
S’embrasser, respirer dans un heureux accord,
Et nos mains rejetter les armes de la mort ?



PREMIÈRE PARTIE.



La réponse est ici. Sur ce haut frontispice
Je lis ces mots tracés : Temple de la Justice.
J’entre. Des citoyens, que le sort a choisis,
Sur des bancs élevés m’apparaissent assis :
Entre eux des magistrats est l’imposant cortége ;
Derrière eux l’humble croix, devant eux l’humble siége
D’où se levant, auprès de l’orateur debout,
Le prévenu troublé nie ou confesse tout ;
Là, les témoins, l’huissier aux paroles glacées ;
Au fond les spectateurs, dont les têtes pressées
S’élèvent en silence au-dessus des gradins
Que d’un garde endormi leur livrent les dédains.
Voici la loi ! contre elle il n’est point de refuges.
Un homme est l’accusé, des hommes sont les juges…
Spectacle horrible au ciel et digne de l’enfer !
Quel pouvoir en vos mains mit ce livre de fer,

Hommes ? répondez-moi : quels sont vos droits sur l’homme ?
Un seul : la force agit, un meurtre se consomme,
Et de l’humanité les vains gémissemens
Se perdent dans le bruit des applaudissemens.
Osez-vous, osez-vous lancer contre vos frères,
Au nom du Dieu clément vos arrêts sanguinaires ?
Renversez ces gibets, brisez ces échafauds ;
Laissez rouiller la hache aux mains de ces bourreaux :
Que la mort d’un de vous ne soit pas une fête :
Comme un jouet sanglant, ne jettez point sa tête
À ce peuple assemblé, bondissant de plaisir,
Dont je vois tous les bras levés pour la saisir.
Imprudent ! me dit-on : cesse une injuste plainte.
Aveugle défenseur de l’humanité sainte,
De la société tu désarmes la main !
Désarme donc aussi le bras de l’assassin.
Quoi ! tu veux que la mort en présence du crime
S’arrête, et tu permets qu’il frappe sa victime !
Tu réserves pour lui ta pitié, tes douleurs,
Et le sang innocent réclame en vain tes pleurs.
Lorsque des échafauds il passe dans la tombe,
Tu parles des tourmens où Ravaillac succombe :
Tu le plains, tu gémis sur ses derniers instants :
Tu défends que, pour lui bornant le vol du temps,

La loi qu’il connaissait, la loi qu’il a bravée,
Venge en le punissant l’humanité sauvée ;
Et ce grand Béarnais, ce roi si précieux,
Ce trésor de la terre enlevé pour les cieux,
Ce Henri dont le nom retrace à la mémoire
La bonté, la clémence encore plus que la gloire,
Le seul qui fit aimer le titre de vainqueur,
Sa perte d’un regret n’a point pressé ton cœur !
Que t’importe la mort du père de la France ?
De son peuple orphelin tu vois le deuil immense,
Et le tien, malheureux, ne vient pas s’y mêler !
Si l’assassin survit, tu vas te consoler.
Moi, de l’impunité vouloir couvrir le crime !…
Sur le front du pervers que l’opprobre s’imprime ;
Que le monstre arrêté, proscrit, chassé des murs
Qu’il ne doit plus souiller de ses regards impurs,
Pleure au-delà des mers le lieu qui l’a vu naître :
Que la peine soit grande autant qu’elle peut l’être :
Tout, excepté la mort ! Incertains dans nos coups,
Devant l’irréparable au moins arrêtons-nous.
Ah ! lorsque par nos lois la vertu condamnée
Est sous le nom de crime à l’échafaud traînée ;
Lorsqu’à cet échafaud, où siège le trépas,
Non loin de Ravaillac je vois monter Calas ;

Épouvanté, cédant à mon horreur profonde,
Pressé par la pitié, je cours, je crie au monde :
Comptable envers le ciel des jours de l’innocent,
Frémis ! Dieu pesera chaque goutte du sang
Versé dans les conseils de la justice humaine.
Je lui crie, à ce monde aveuglé par la haine,
Trompé par l’artifice, armé par la fureur,
D’abdiquer un pouvoir où s’attache l’erreur,
De laisser dans les mains du seul juge infaillible
La sévère balance et le glaive inflexible.
Je dis à tout mortel, humble ou grand, faible ou fort :
Épargne ton semblable et sauve-lui la mort.
Songe, songe au regret dont l’erreur est suivie.
Eh ! si tu t’es trompé, lui rendras-tu la vie ?
Tu peux tout pour détruire et rien pour réparer.
Du titre de chrétien tu sembles t’honorer :
Sois-le donc par les faits, non par le seul langage.
De l’Éternel, dis-tu, l’homme est l’auguste ouvrage :
Il réfléchit ses traits, il retrace à nos yeux
Le souverain du monde et l’héritier des cieux.
De la création c’est le plus grand miracle :
De la terre, après Dieu, c’est le plus beau spectacle.
Doté d’intelligence et d’immortalité,
De pensée en pensée il monte avec fierté

Jusque vers son auteur, que voile un vain nuage.
Ô crime ! et du Très-Haut tu briserais l’image !
Arrête, et n’étends point ton bras ensanglanté
Sur le représentant de la divinité.
Que dis-je ? oublierais-tu les douleurs du Calvaire,
Et le joug de la croix que le monde révère,
Et le supplice impur du sauveur des humains,
Condamné par leurs lois, immolé par leurs mains ?
Arrête, et laisse-là ta justice homicide,
Qui poussa les mortels jusques au déicide.
Mais je vois, à ces mots, les vieillards éperdus
S’avancer, m’entourer, et les bras étendus,
Le trouble dans les yeux, la crainte au fond de l’âme,
Sur mon zèle à l’envi lancer les traits du blâme.
Quoi ! par un faux respect trahir l’humanité !
Abandonner la terre au tigre ensanglanté !
N’a-t-il point démenti son auguste origine,
Effacé tous les traits de l’image divine,
Ce malheureux, saisi la main sur son forfait ?
Le voilà tel enfin que le crime l’a fait.
De cet homme déchu que pouvez-vous attendre ?
Voix de l’humanité, qu’il a cessé d’entendre,
Tais-toi, tais-toi pour lui ; car si tu le défends
Tu vas de l’Éternel perdre les vrais enfans.

Non, plus de sûreté s’il reste sur la terre.
Vous l’exilez : il fuit son exil solitaire ;
Il revient parmi nous, pour des forfaits nouveaux,
Glisser son front féroce et rire des bourreaux.
Il ne craint ni leur fer ni vos lois impuissantes.
Lui seul porte la mort dans ses mains menaçantes.
Frémissez, il est là qui rôde en rugissant.
N’êtes-vous point frappé par une odeur de sang !
C’est lui, c’est le trépas : il s’élance, il dévore.
Qu’on lui fasse encor grâce, il va tuer encore.
Qui vous l’a dit ? pourquoi, sans l’avoir éprouvé,
Désespérer de lui ? Tout vil, tout réprouvé,
Tout abattu qu’il est dans la fange du vice,
Il peut se relever si quelque main propice
Daigne pour l’en tirer s’abaisser jusqu’à lui.
Peut-être il n’attend qu’elle. Essayez aujourd’hui,
Demain, encor demain ; et vous verrez peut-être
Aux nobles sentiments ce coupable renaître :
Vous lui ferez aimer ce qu’il a combattu ;
Vous aurez reconquis une âme à la vertu.
Et que la vôtre alors reposera contente !
Le prix ne vaut-il pas que votre espoir le tente ?
Rétabli parmi nous, grâce à vos heureux soins,
C’est un juste de plus, c’est un méchant de moins :

Au grand corps des humains son remords le rallie,
Il y reprend sa tâche, et sa tâche est remplie.
Père, époux, sans murmure il porte à vos côtés
Le fardeau des devoirs qu’il avait rejetés.
Il abjure sa vie : une autre recommence.
Eclairé par sa chute, instruit par sa démence,
Il veille sur ses fils qui ne le quittent pas ;
Des pièges qu’il connaît il détourne leurs pas ;
Et, sage fondateur, sous l’œil de son génie,
Voyant croître en vertu sa jeune colonie,
Tranquille au milieu d’elle, il fermera les yeux
En citoyen du monde, en aspirant des cieux.
De votre humanité, mortels, voilà l’ouvrage.
— Brillante fiction, que repousse le sage !
L’homme ne change point. — Tout change autour de lui.
— Ce qu’il a fait hier, il le fait aujourd’hui.
— Nous voyons le contraire. — Il n’est qu’une maxime :
Le bien conduit au bien, le crime mène au crime.
Mais si je vous prouvais qu’il n’est point criminel,
Celui que vous frappez d’un arrêt solennel ;
Qu’il a suivi vos pas, adopté vos systèmes,
Que les leçons du meurtre, il les doit à vous-mêmes ;
Que tout ce sang versé fut répandu par vous ?
Vous reculez d’horreur ; vous me criez : Qui ! nous,

Nous de ses attentats nous serions responsables !
Mortels ! j’ai dit bien plus : vous en êtes coupables.
Lorsqu’au milieu de vous apparaît un berceau,
Vous vous tournez joyeux vers cet hôte nouveau
Qui vient y prendre place et vous promet un frère.
Par des chants de respect vous saluez sa mère.
Oh ! qu’elle soit bénie et de l’homme et des cieux,
La femme dont le sein chaste et mystérieux
Enfante avec douleur, nourrit avec délices
Le fils qu’elle acheta par tant de sacrifices !
Mère, ce nom sacré vient doubler son bonheur.
Oh qu’il est beau ! le jour où, fiers d’un tel honneur,
Fiers de l’avoir conquis sur le néant avare,
Ses bras impatiens, que la douleur égare,
Dans les mains d’un époux placent le nouveau-né !
De bénédictions, d’amour environné,
Il entre dans la vie au milieu des caresses.
Protégé par ses soins, gardé par ses tendresses,
Il s’éveille, il s’endort bercé sur ses genoux,
Au bruit de ses doux chants, de ses baisers plus doux.
Elle épie un regard, un sourire, une larme.
Le sourire d’un fils pour elle a tant de charme !
Adieu fêtes, concerts, plaisirs, joie, amitié !
Excepté qu’elle est mère, elle a tout oublié.

Toujours près d’un berceau, muette sentinelle,
Puisse-t-elle ignorer la douleur maternelle !
Elle la connaîtra, car aimer c’est souffrir.
Pauvre femme ! et sais-tu qui ton sein va nourrir ?
Hélas ! tu frémirais si tu pouvais l’apprendre.
Cet enfant, vois le monde en tes bras le surprendre ;
Vois-le s’en emparer, le marquer de son sceau,
Imprimer tour-à-tour dans son frêle cerveau
Toutes les passions que lui-même il déploie.
Toi, jeune infortuné dont il a fait sa proie,
Avance. Te voici sur un sol odieux :
Les exemples du meurtre y poursuivent tes yeux ;
Loin de toi, près de toi, partout ils se révèlent ;
Et les traces du sang partout se renouvellent.
Quel bruit résonne ici ? C’est le cri des combats.
Les vivants aux vivants vont porter le trépas.
Là, quels autres mortels s’arment avec furie ?
Des frères. Qui vont-ils déchirer ? Leur patrie.
Ô religion sainte, ils invoquent ton nom !
Liberté, c’est pour toi qu’ils chargent ce canon,
Ce canon destructeur qu’en sa féroce joie
Au sein qu’il dut chérir le Fanatisme envoie !
Ainsi l’Esprit du temps aux crimes nous instruit.
Le tyran fait un signe et son esclave suit.

L’homme est aux mains du siècle un instrument mobile ;
Tantôt précipité dans la guerre civile,
Tantôt du fanatisme aspirant les poisons,
Il s’arme du poignard ou vole aux trahisons.
Vous croyez qu’à son choix il prend le fer perfide
Ou glisse le trépas dans le vase homicide.
Non, non, ce n’est pas lui, c’est vous seul qui frappez,
Vous seuls dont le poison coule en mes flancs trompés.
Sous les arceaux d’un cloître où le silence habite,
Voyez-vous s’avancer ce pâle cénobite ?
Rêveur, les bras en croix allongés sur son sein,
Tel qu’un homme chargé du poids d’un grand dessein
Dont il reçut d’en haut la pensée imprévue,
Rien n’arrête ses pas, rien ne distrait sa vue.
Il va tantôt muet et d’un air recueilli,
Tantôt lève en marchant un front enorgueilli.
Il paraît inspiré. Des paroles de flâme
Avec de longs soupirs s’échappent de son âme,
Mais ne vont point du cloître éveiller les échos.
L’oreille toutefois a pu saisir ces mots :
L’hérétique ! le ciel !… Il est nuit, et de l’ombre
Quelques rares flambeaux perçant la voûte sombre,
De distance en distance indiquent à ses yeux
Le but où s’avançaient ses pas silencieux.

Après de longs détours le voici qui s’arrête,
Voit une porte, frappe, et retournant la tête
Comme pour s’assurer qu’il n’est point aperçu,
Frémit, pâlit, se signe, entre… Qui l’a reçu ?
La porte se referme avec un grand mystère ;
Et dès le lendemain le sombre solitaire
Des environs du Louvre assiégeait le chemin.
On vit le crucifix rayonner dans sa main.
Entre les larges plis du capuce mobile,
Son visage brillait d’une audace tranquille.
Les grains du saint rosaire, à son cou suspendus,
Flottaient sur sa poitrine, en deux rangs descendus.
Et lui, l’œil attaché sur l’ornement mystique,
Murmurait à mi-voix on ne sait quel cantique
Qui d’une ardeur nouvelle animait ses esprits ;
S’arrêtait, reprenait ses hymnes favoris ;
Puis, pour doubler encor sa pieuse énergie,
Vers sa lèvre élevant la céleste effigie
Que sa main sans repos pressait avec ferveur,
Promenait ses baisers sur les traits du Sauveur.
On dirait qu’il remplit quelque saint ministère,
Que de quelque bonne œuvre il va charmer la terre,
Et que sur lui descend la vertu du Très-Haut.
De temps en temps plus sombre il disait : il le faut !

Des chrétiens sur son front multipliait le signe ;
Et de sa mission, fier de se rendre digne,
Chassait les pensers vains qui venaient l’assiéger,
Du noir esprit sans doute ouvrage passager.
Bientôt un char paraît sur le quai populaire
Où se presse la foule, et qu’un beau jour éclaire.
C’est le roi. Mille vœux sont au ciel élancés,
Mille bras sont tendus, mille drapeaux dressés.
Voilà que d’une voix éclatante et sonore
Un chœur de citoyens dit et redit encore
Ce chant qui met nos rois sous la garde des cieux,
Et tout le peuple ému répond au cri pieux.
Une voix manqua seule à ce concert sublime.
Sur le char ralenti l’on vit alors, ô crime !
Le moine s’élancer vers le prince chéri…
Ce moine est Ravaillac, ce monarque est Henri.
Eh bien, ce fanatique a-t-il tué son maître ?
Reprends, reprends pour toi le crime de ce prêtre,
Siècle affreux ! siècle impur ! tu peux le réclamer :
Il t’appartient. Celui que ton bras vient d’armer,
Cet indigne vengeur de la cause chrétienne,
Avait-il sa pensée ? il n’avait que la tienne.
Il a prêté son bras, et toi ta volonté.
Faisait-il bien ou mal ? il n’a rien discuté.

Automate pieux, dressé pour l’homicide,
Il n’a point dit : où vais-je ? Il est allé. Son guide,
C’est toi. Tu l’as plié, façonné sous ta loi :
Il n’était plus lui-même, il est devenu toi.
Oui, l’homme a disparu, le siècle entier se montre.
Le crime avec la gloire en passant se rencontre :
Un monstre immole un roi qui du peuple est l’amour,
Et sous le fer des lois il périt à son tour.
Il meurt, il l’a prévu. Tout est comme il doit être.
Il a lu dans les cieux, qu’Aubry lui fit connaître,
Où Guignard lui montra son forfait couronné,
Qu’à venger les ligueurs il était destiné.
Tranquille, il a rempli sa mission sévère ;
Tranquille, il va toucher son auguste salaire.
Voilà tout ce qu’il sait, voilà tout ce qu’il veut.
Nulle crainte en mourant, nul remords ne l’émeut.
Punis-le maintenant, siècle auteur de son crime.
Et s’il n’eût, tout rempli de l’esprit qui t’anime,
À ton école appris le métier d’assassin,
Comment au sang royal eût-il trempé sa main ?
Dans le sort de Henri qu’avait-il à connaître ?
Qu’était-il de commun entre un moine et son maître ?
Des cloîtres aux palais l’intervalle est si grand !
Du trône et du prie-dieu l’orgueil si différent !

Par quels degrés nouveaux l’âme d’un solitaire
A-t-elle pu descendre aux choses de la terre,
Et s’arrêter plus bas, en face d’un forfait ?
Isolé cependant, qu’eût-il dit ? qu’eût-il fait ?
À d’obscures vertus consacrant ses journées,
Il aurait accompli de saintes destinées ;
Et devant les autels, priant et bénissant,
Passé du monde aux cieux, loin des chemins du sang.
Hommes de bonne foi, retombez sur vous-mêmes :
Réfléchissez, jugez. Vos absurdes systèmes,
Vos institutions, vos coutumes, vos mœurs,
Tout nous invite au meurtre ; et lorsque vos clameurs
Élèvent contre lui leur concert unanime,
Vos mains, vos propres mains nous courbent vers le crime.
Regardez cet ami massacrant son ami.
En vain l’humanité dans son cœur a gémi.
L’usage arme son bras, le fer luit, le sang coule.
Il maudit son triomphe applaudi de la foule.
On dit : il a bien fait, il s’est vengé… De quoi ?
D’un mot, d’un rien. Coupable, il échappe à la loi.
Oui, la loi le respecte et le public l’estime.
De salons en salons il promène son crime,
L’oublie au sein des bals, rit, cause, et l’œil serein,
Danse tranquillement, couvert de sang humain.

À le verser, ce sang, nos préceptes enseignent.
Et comment voulez-vous que nos regards le craignent ?
Comment, contre la mort quand réclament nos voix,
La laissant dans nos mœurs, l’exiler de nos lois ?




SECONDE PARTIE.


Ah ! du milieu de nous que la mort[1] disparaisse,
Ou souffrez qu’en nos bras sa faulx roule sans cesse !
Il faut, aux préjugés portant de vastes coups,
Ou n’en point abolir ou les abolir tous.
Dès qu’un seul peut rester, les autres doivent vivre.
Nul droit pour l’épargner, nul droit pour les poursuivre.
Ils se groupent unis par un commun lien,
Et n’en détruire qu’un c’est ne détruire rien.
Vous blâmez celui-ci, vous respectez cet autre,
Vous qui de la raison vous prétendez l’apôtre,
Vous dont je vois pourtant le courage interdit
Reculer à l’aspect de ce fléau maudit,
De ce monstre affamé, de cette hydre féconde,
Qui sous le nom de guerre épouvante le monde.

Moi, j’ose l’attaquer. Que m’importent les ris
De la froide ironie et de l’altier mépris ?
Mes pas n’ont qu’à moitié parcouru la carrière.
Je veux, je veux remplir ma tâche tout entière.
Cette tâche est immense et ne se borne pas
À dépouiller Thémis des armes du trépas,
À l’éloigner du champ de ses tristes conquêtes
Où ses mains en tremblant vont glaner quelques têtes,
Lorsque j’en vois de loin, dans les sanglants hasards,
Moissonner des milliers par le glaive de Mars,
Lorsqu’au cri de la guerre, et ce cri c’est le nôtre,
Une moitié du monde accourt égorger l’autre.
Pourquoi tous ces combats ? pourquoi, mortels jaloux,
Contre l’ordre d’un Dieu vous exterminez-vous ?
Pourquoi la guerre au nord, sous les brûlantes zones ?
Cette terre, où vos mains se disputent des trônes,
Où l’on fait une halte en avant du cercueil,
Dieu vous la donna-t-il pour la couvrir de deuil ?
Est-ce en l’ensanglantant qu’on doit s’en rendre maître ?
Par des assassinats mérite-t-on de l’être ?
Venez, hommes si fiers des progrès de vos arts,
Sur un champ de bataille arrêtez vos regards.
Voyez, voyez d’abord, au premier bruit des armes,
Se cacher ou s’enfuir les peuples en alarmes ;

Du monde policé se briser les liens ;
Tous les maux à la fois remplacer tous les biens.
La guerre promener sur son aile hardie
Le vol, le brigandage et le lâche incendie ;
De la science au loin éteindre les fanaux,
Du commerce inactif dessécher les canaux ;
Et, changeant en déserts les fertiles contrées,
De la propriété bravant les lois sacrées,
Sur les murs des cités, veuves de citoyens,
Effacer tous les droits pour y graver les siens.
Et que devient alors l’admirable système
Qui devant l’équité soumet la force même ?
Que devient le respect du toît, du champ d’autrui,
Hier encor sacrés, violés aujourd’hui ?
Du glaive, dites-vous, tel est le privilège.
D’où le tient-il ? quel Dieu de ce droit sacrilège
L’arma contre les droits acquis au genre humain ?
Quoi ! sitôt qu’il paraît, plus de loi, plus de frein !
Ainsi vous vous jouez de vos propres maximes.
Que de crimes déjà précurseurs du grand crime !
Mais il vient, le voici l’épouvantable instant.
Cent mille hommes sont là, que le trépas attend.
Irai-je retracer ce tableau du carnage ?
Irai-je des humains montrer toute la rage ?

Des humains !… Malheureux ! quittez ce nom sacré ;
En vous assassinant vous l’avez abjuré.
La bataille a cessé, le canon se repose.
Au milieu des deux camps la Mort fait une pause,
Et, lasse de frapper, de son bras languissant
Laisse tomber sa faulx, ruisselante de sang.
Les vainqueurs, les vaincus ont fui, comme des ombres
Qui craignent d’habiter de funèbres décombres.
De plaintes, de soupirs, à peine un faible bruit
De mourants en mourants circule et nous conduit.
Oh ! s’il reparaissait dans ces plaines livides,
Celui dont la fureur dicta tant d’homicides,
Celui que ses soldats parent du nom de Grand ;
S’il voyait, aux clartés de ce jour expirant,
Se relever soudain, avec un bruit terrible,
Tous ces pâles débris, tout ce peuple insensible
De cadavres guerriers qui, sur la poudre épars,
Ne forment plus de rangs, n’ouvrent plus d’étendards ;
Oh ! qu’il se troublerait à leurs sanglants reproches !
Rends-moi, lui dirait l’un, à l’amour de mes proches,
Au foyer paternel d’où tu vins m’arracher.
Pourquoi, lui dirait l’autre, en tes camps m’attacher ?
J’étais tranquille, heureux à côté d’une épouse.
De ma félicité ta cruauté jalouse

M’exila de ses bras pour borner mon destin.
Tous le suivraient criant : Voilà notre assassin !
Alors, oh ! comme alors, plein d’angoisses amères,
Il se retracerait le désespoir des mères,
Les pleurs des vieux parents courbés vers des tombeaux,
Et le deuil des cités, et le deuil des hameaux !
Il entendrait leurs cris tonner sur sa victoire,
Leurs malédictions répudier sa gloire ;
Et lui-même, effrayé de ses propres fureurs,
Fuyant, mais dans son sein emportant ses terreurs,
Il verrait contre lui, parmi ses palais vides,
Se lever ses remords comme autant d’Euménides ;
Et de spectres vengeurs un innombrable essaim
Le poursuivre des cris : assassin ! assassin !
Il l’est, il l’est bien plus que ce brigand sauvage
Qui dans un meurtre obscur ensevelit sa rage.
Celui-ci tue un homme et l’État est resté.
Cet autre est le bourreau de la société :
Il a par ses exploits multiplié ses crimes ;
Sur lui pèse le sang de cent mille victimes.
Et lorsqu’aux pieds du Dieu qui venge et punit tout,
Dégoûtant de ce sang il paraîtra debout,
Je le plains. Ce jour-là point de frivole excuse !
À côté du brigand que sa démence accuse,

Jugé cent mille fois plus coupable que lui,
Dans nos faux préjugés il n’aura plus d’appui.
Qu’ils périssent enfin, ces préjugés barbares,
Et du sang fraternel que nos mains soient avares !
J’ouvre le code saint, sublime, respecté,
Jadis par l’Éternel à la terre apporté ;
Et mon œil, s’arrêtant sur ce précepte auguste,
Lit : Tu ne tueras point !… Je t’obéis, Dieu juste !
Loin de moi d’accomplir ce que tu me défends !
Je donnerai l’exemple à tes autres enfants.
Oh ! si tous les humains s’entendaient pour détruire
Ce système de sang qu’un démon sut produire ;
S’ils se disaient entre eux, dans un touchant accord :
Quels que soient nos débats, jamais, jamais la mort !
D’un si beau plan, pour l’homme et pour ses destinées,
Qui pourrait calculer les suites fortunées ?
Quand le meurtre, et d’honneurs et de lauriers couvert,
Au respect des mortels ne sera plus offert ;
Qu’il n’appellera plus les chants ni les sourires
Des fils de l’harmonie et des chefs des empires ;
Que du milieu des camps ses vestiges derniers
Auront avec son nom disparu tout entiers ;
Quand la société, que l’homme obscur contemple,
Cessera d’en donner le sacrilège exemple ;

Qui sait où peut conduire un si grand changement ?
Un autre ordre commence : un nouvel élément
Se découvre pour l’homme, épure ses pensées,
Montre à ses pas douteux des routes non tracées
Où, s’avançant toujours vers un noble avenir,
Du crime qui s’efface il perd le souvenir,
Et partout des vertus rencontrant les modèles,
Heureux imitateur, cherche à monter vers elles ;
Ou, s’il conserve encor de vicieux penchants,
N’ose être méchant seul où manquent les méchants.
Mais non, l’homme est né bon ; c’est la vertu qu’il aime.
Quand l’homme est vertueux il redevient lui-même.
Un monstre toutefois, admettons ce hasard,
Pourrait encor d’un meurtre effrayer le regard.
Eh bien ! du nouvel âge horrible phénomène,
Il n’appartiendrait plus à la nature humaine.
Nos mains le confieraient aux hospices sacrés
Où rampent loin de nous ces mortels égarés
Qui, perdant le flambeau de leur raison transfuge,
Pour eux-mêmes contre eux ont besoin d’un refuge ;
Et bientôt, l’œil tourné vers l’auguste tableau
D’un monde où tout est grand, régulier, pur et beau,
Nous verrions du Très-Haut l’homme sublime élève
De la perfection réaliser le rêve.

Ô jours, jours désirés ! venez : que tardez-vous ?
Je disais ; et mon luth, penché sur mes genoux,
Laissait entre mes doigts, de ses cordes pressées,
Fuir des sons solennels autant que mes pensées.
Tout-à-coup un vieillard m’apparut : En ses mains
Étincelait la faulx redoutable aux humains.
Sur son dos tout courbé, deux ailes grisonnantes
Agitaient les débris de leurs plumes traînantes,
Qui s’usaient dans leur vol mais ne se lassaient pas.
Il passe : le sol tremble à chacun de ses pas.
Son front chauve est plissé par d’innombrables rides :
Les éclairs de ses yeux font de ses traits arides
Ressortir tristement l’immobile pâleur.
Ses lèvres à la cendre empruntent sa couleur.
Sa barbe à flots d’argent sur son sein se prolonge.
Il vient comme un éclair, il s’enfuit comme un songe.
Et sa voix me cria (c’était la voix du Temps) :
Sors d’un monde idéal. Des mortels inconstants
Toujours quelque caprice ou quelque erreur dispose.
Dans le bien, dans le mal, quel siècle se repose !
Vois le présent couvert des débris du passé,
Et d’un choc éternel l’avenir menacé.
Les vices, les vertus se disputent la terre.
La guerre suit la paix et la paix suit la guerre.

Tout périt, tout renaît ; lois, mœurs, religions.
Ma main défait, refait cités et nations.
Tantôt règnent les arts, tantôt la barbarie.
Mais toujours le sang coule et l’humanité crie.
Connais l’homme : l’orgueil, l’effroi de l’univers,
Mélange de vertus, de vices, de travers,
De honteux préjugés, de lumières sublimes,
Grand par ses dévouements, effrayant par ses crimes,
Digne d’amour, de haine, objet horrible et beau,
Il n’est jamais le même et n’est jamais nouveau.
Ô Temps, que m’as-tu dit ? archiviste des âges,
Pourquoi me retracer ces sinistres images ?
Hélas ! dans le passé se montre l’avenir.
Je vois par ce qui fut ce qui doit survenir.
Dans un cercle éternel de vertus et de vices,
Tourneront des humains les orageux caprices.
Tout-à-coup me levant, plein d’un transport sacré :
Non, m’écriai-je, non, de ce monde éclairé
Où l’homme a vu passer tant d’éclatants génies,
La raison, la vertu ne seront plus bannies.
Non, la nuit du chaos ne le couvrira plus.
Les arts n’ont point tenté des efforts superflus.
Ils l’ont su conquérir, ils sauront le défendre
Contre la barbarie ardente à le reprendre.

L’intelligence humaine est loin de son berceau.
Elle est encor plus loin de l’aride tombeau
Où doivent s’engloutir, aux limites des âges,
Du seul Être éternel les fragiles ouvrages :
Elle a grandi, marché, réformé l’univers,
Fécondé la nature et peuplé les déserts,
Adouci des mortels le féroce courage,
Discipliné leurs mœurs, anobli leur langage,
Soumis au joug des lois leurs fronts capricieux,
Et par un nœud sublime uni la terre aux cieux.
Qui pourrait, dispersant ce faisceau de lumières,
Du monde policé renverser les barrières ?
Il a fait ses destins, il saura les fixer.
Sur sa route superbe il ne peut qu’avancer.
Ô vous, de la Raison puissants auxiliaires,
Poètes inspirés, philosophes austères ;
Vous, oracles des lois ; vous, savants créateurs ;
Vous entre l’homme et Dieu sacrés médiateurs ;
Mortels élus du ciel, familles de génies,
De l’univers moral brillantes colonies,
Ralliez-vous, couverts de feux étincelants,
Pressez de tous côtés vos sublimes élans.
Aigles, emportez-nous sur vos immenses ailes
Jusqu’à ces régions si pures et si belles

Où les humains entre eux ne disputeront plus
Que d’équité, d’amour, de gloire et de vertus.
Mais gardez de trahir vos nobles destinées.
Ne trompez point la France et l’Europe étonnées.
Que l’avenir, jette dans ces champs inconnus
Où nos pas incertains n’étaient point parvenus,
Dans ces champs hérissés d’obstacles et d’abîmes,
Sache ainsi qu’à nos maux échapper à nos crimes ;
Et que puissent bientôt, à votre auguste appel,
Les peuples resserrer leur lien fraternel !
Puissions-nous voir germer entre vos mains fécondes
Ces grandes vérités, nouveaux besoins des mondes,
Fuir toutes les erreurs, se briser tous les fers,
Et du tribut de sang s’affranchir l’univers !




CONCLUSION.


Mes vœux sont exaucés. De nouveaux jours s’apprêtent.
Sur un doux horizon mes yeux charmés s’arrêtent.
Avenir, est-ce toi ? que nous apportes-tu ?
De riantes couleurs tu marches revêtu.
Au cri de liberté qui flatte tes oreilles,
Tu t’es levé superbe, entouré des merveilles
Dont les arts ont paré ton magique berceau.
De jeunesse et d’espoir que tu me parais beau !
Les préjugés détruits te servent de trophées.
Le génie et l’honneur sont tes brillants Orphées.
Tu veux aux changements, par des routes de fleurs,
Nous mener sans secousse, et surtout sans malheurs.
Déjà de toutes parts les sceptres pacifiques
Couvrent des nations les fronts philanthropiques,
Et ne s’agitent plus au bras des souverains
Pour donner le signal aux fureurs des humains.

Les trônes sont amis, les empires sont frères :
Par la voix des traités, non par le cri des guerres,
Ils terminent entre eux leurs nombreux différents.
Les rois se montrent bons, c’est mieux que d’être grands.
Trop de deuil a jeté son ombre sur nos gloires.
Je ne sais quel effroi du sang et des victoires
Saisit l’Europe entière ; et le char des combats,
Enchaîné par les arts, dort immobile et las.
Je vois les nations, prudentes et soumises,
Réclamer noblement leurs libertés promises,
Et des séditions désertant le chemin,
Marcher l’olive au front et les lois à la main.
Au sein de l’univers il est une puissance
Lente mais absolue, obscure mais immense,
Qu’on méconnut long-temps, qu’on repoussa toujours :
Reine dans la chaumière, esclave dans les cours,
Elle a sur nos malheurs élevé sa fortune :
Ses armes sont les lois, son trône est la tribune.
Du faible qui l’implore elle est le ferme appui.
L’hydre de l’anarchie à son nom s’est enfui.
Qui ne la reconnaît à ces augustes marques ?
L’opinion (c’est elle), au conseil des monarques
Paraît, demande, obtient ; et ses accents vainqueurs
Au nom de l’équité font battre tous les cœurs.

Naguères, l’œil tourné vers l’Irlande en alarmes,
Le poète disait : Qu’as-tu fait de tes armes ?
Sous le poids de tes fers dont je te vois frémir,
Tu gémis ! Devrais-tu te borner à gémir,
Fils d’Érin ? Est-ce là, quand tu sers sous des maîtres,
Ce qu’attendaient de toi tes belliqueux ancêtres ?
Quoi ! tu pleures couvert de lambeaux indigents !
Tes pères à combattre étaient plus diligents.
Rappelle-toi Sidnei : rappelle-toi ces braves
Qui demandaient au fer de briser leurs entraves.
Succombant dans la lutte, ils ont avec fierté
Passé de l’échafaud à l’immortalité.
Leurs noms de leurs vainqueurs effacent la mémoire.
Tombe illustre comme eux : n’est-ce rien que la gloire ?
Le poète s’est tû : la Justice a parlé.
L’humanité renaît sur ce bord consolé.
L’Irlandais a des lois. L’Angleterre lui crie :
Tu n’es plus étranger au sein de ta patrie.
La terre qui te porte et qui fut ton berceau,
Le soleil qui t’éclaire, et jusqu’à ce tombeau
Où de tes oppresseurs fuyant la tyrannie,
Tu croyais échapper à ton ignominie ;
Reprends tout. Ne crains plus qu’usurpant ta maison,
Tes titres et tes biens, et, plus encor, ton nom,

La force te dépouille et te soumette au glaive.
Le jour de la justice enfin pour toi se lève.
France, bénis ton roi, ses paternelles mains
T’ont du bonheur public r’ouvert tous les chemins.
Entre Charle et son peuple il n’est plus de barrière.
Je vois la vérité, libre sans être altière,
Lui montrer nos besoins, lui porter nos douleurs ;
Tandis que, toujours prêt à recueillir les pleurs
Que son dernier sujet à ses pieds vient répandre,
De son trône pour lui Charle daigne descendre ;
Et des malheurs contés par son naïf effroi,
Le console en ami, le dédommage en roi.
Noble libérateur de ta noble patrie,
Toi qu’entourent nos vœux et notre idolâtrie ;
Toi qui, par des bienfaits heureux de t’appauvrir,
Soulageas plus de maux qu’on ne t’en vit souffrir,
Prince, vois nos transports, jouis de ton ouvrage.
Le surnom le plus doux devient ton héritage.
Que nos destins sont beaux ! je tourne mes regards
Vers le champ du savoir, des lettres et des arts.
C’est là qu’un mouvement unanime et fidèle
Emporte les esprits qu’un nouveau but appelle.
Bravant l’antique orgueil qui, dans ses vœux altiers,
N’avait placé l’honneur qu’au sein des champs guerriers,

Un génie éclairé, dont l’ascendant préside
Au sort des nations, heureuses d’un tel guide,
Paraît, foule à ses pieds les barrières d’airain
Qui retardaient sa marche, utile au genre humain,
Nous entraîne avec lui, non plus armés du glaive,
Mais riches de trésors qu’au travail il enlève ;
Et, fier des dons brillants du commerce et des arts,
Sur le monde enrichi sème de toutes parts
Ces bienfaits inconnus, ces largesses immenses
Dont la possession double nos jouissances.
Ainsi de nos efforts le vrai but est connu.
Bonheur, prospérité, l’homme a tout obtenu.
La féconde industrie est là : sous ses auspices,
Tranquille et souriant, il parcourt les délices
D’une vie étrangère à ses aïeux, à lui,
Et ses plaisirs d’hier vont renaître aujourd’hui.
C’est peu. Sa vie est douce, il faut qu’il la prolonge ;
Il l’oublie, et pour lui l’art protecteur y songe.
De cent nouveaux secrets Hermès s’est enrichi.
Jenner, de quel fléau tes soins m’ont affranchi !
Combien je dois bénir la sublime science
Qui de l’hydre des maux défend mon existence !
Dirai-je des travaux, pour nous moins précieux,
Mais qui semblent changer la nature à nos yeux ?

Du feu navigateur la merveille hardie ?
Du gaz inoffensif l’ambulant incendie ?
Et le fer économe, à nos coursiers fatal,
Ouvrant aux chars sans guide un chemin de métal ?
Et les ponts sous-marins trompant l’orgueil des ondes ?
Et les déserts peuplés, et les roches fécondes ?
Et de tous les côtés l’homme, législateur
Des éléments soumis à son art bienfaiteur ?
J’admire sur les eaux, dans les champs, dans les villes,
Les monuments pompeux, les monuments utiles.
Nous remplaçons enfin, avec des cris d’amour,
Par de durables biens des conquêtes d’un jour.
Nous sentons que la terre est faite pour produire,
Qu’il faut la féconder et non pas la détruire.
Ah ! tant que sur son sein renaissent nos combats,
En nous la disputant nous n’en jouissons pas ;
Et tout peuple saura préférer, s’il est sage,
Le talent qui conserve au talent qui ravage.
Mais la Grèce s’éveille ; et du Pinde à l’Hémus,
De ses vieux monts captifs tous les échos émus
Ont de la liberté redit le cri superbe.
Ce géant abattu, faible, cachant sous l’herbe
Et son glaive, et sa lyre et ses couronnes d’or,
Se relève, combat, chante et triomphe encor.

Voici qu’un de ses fils aborde nos contrées,
Pâle, et montrant la croix dans ses mains déchirées.
Ah ! viens, infortuné ! tes cris sont entendus.
Regarde autour de toi tous ces bras étendus :
Vois tous ces fronts en deuil, vois tous ces yeux en larmes.
Des consolations savoure encor les charmes.
Goûte encor la douceur d’être plaint, d’être aimé.
Pas un cœur à ton nom ne reste inanimé.
Pas un toit ne se ferme à ta noble misère.
Tu deviens de chacun l’hôte, l’ami, le frère ;
Et bientôt tu vas voir au secours de la croix
Un monde tout entier s’élancer à ta voix.
Il a paru. Bravez les maux qui vous assiègent :
Enfin de l’Orient les sceptres vous protègent ;
Enfin, de votre cause avocats couronnés,
Les rois plaident pour vous, héros infortunés.
Leur fer médiateur a bien servi vos armes.
Vos armes, gardez-les. Veillez au champ d’alarmes
Tant qu’on n’aura point vu le Croissant fugitif
Rendre au drapeau chrétien votre beau sol captif.
Alors, ceints des rayons qui couronnaient vos pères,
Visités par la gloire, ainsi qu’aux jours prospères
Ils le furent jadis dans leurs foyers fameux,
Dans les arts de la paix reposez-vous comme eux.

Arts divins, repeuplez la terre du génie.
Chantez sa délivrance, enfants de l’harmonie.
Modernes Phidias, et vous Zeuxis nouveaux,
À l’immortaliser consacrez vos travaux.
Que chacun de vos pas laisse un brillant vestige ;
Qu’un prodige s’élève à côté d’un prodige ;
Qu’enfin le voyageur sous des cieux aussi beaux,
Ne se contente plus d’admirer des tombeaux,
Trouve des monuments où rampaient des décombres,
Et parle à des héros en évoquant des ombres.
Mais surtout en ces lieux puisse la liberté
Ne pas voir son autel par le sang cimenté !
Puissent les Grecs, fuyant des discordes funestes,
D’une longue union serrer les nœuds célestes,
Et, dans leur doux festin, par la joie embelli,
Se passer tour-à-tour la coupe de l’oubli !
Les lois, les arts, les mœurs, le savoir, l’industrie,
Sont la force d’un peuple et font seuls la patrie.
Qu’ils règnent. L’Occident, aux ténèbres livré,
Par l’Orient instruit fut jadis éclairé.
Rendons à l’Orient ses richesses premières.
Qu’il nous doive à son tour de nouvelles lumières ;
Et qu’on voie aujourd’hui, par un échange heureux,
Deux mondes fraternels multiplier entre eux

Les dons de la vertu, les présens du génie ;
Tandis que l’ignorance, à l’imposture unie,
Ose, aveugle témoin des miracles du temps,
Nier de la raison tous les pas éclatants,
De talents, de vertus déshérite notre âge.
Semblable à l’habitant de quelque île sauvage
Qui, de l’œil, dans les airs suivant un globe ailé,
Demande s’il est vrai qu’il se soit envolé ;
Pour l’immobilité prend de loin sa vitesse ;
Pense qu’il va tomber lorsqu’il monte sans cesse,
Et prédit un malheur au ballon glorieux
Quand, perdu pour la terre, il se révèle aux cieux.




  1. On sent qu’il ne s’agit point de la mort imposée aux hommes par la nature, mais de celle qu’ils se donnent entre eux. Ici mort signifie meurtre.