Le Duc de Broglie

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 1 (p. 717-720).


LE DUC DE BROGLIE


Si la Revue des Deux Mondes n’avait à regretter, en la personne du duc de Broglie, que le plus ancien et le plus illustre de ses collaborateurs, il n’est pas un de nos lecteurs, et des siens, qui ne partageât nos regrets, et qui ne se fît un honneur autant qu’un devoir de s’associer à notre deuil. C’est en 1848 que le duc, alors prince Albert de Broglie, avait commencé d’écrire dans la Revue des Deux Mondes. C’est ici qu’ont paru ces admirables études, — sur Frédéric II, sur Louis XV, sur Marie-Thérèse, — qui ont renouvelé l’histoire diplomatique du XVIIIe siècle. C’est encore la Revue des Deux Mondes qui publiait, il n’y a pas trois mois, son dernier article, dont le titre : le Dernier Bienfait de la Monarchie, résumait d’une manière si discrète et si mélancolique la foi qui fut celle de sa vie tout entière. Et, pendant ce demi-siècle, non seulement le duc de Broglie ne s’est désintéressé de rien de ce qui touchait à cette maison ; mais il l’a vraiment aimée, d’une affection égale et vigilante, inquiète parfois, mais toujours libérale, je veux dire qui permettait aux autres plus de liberté qu’il n’en revendiquait pour lui-même, et qui finissait toujours par tout ou presque tout pardonner au talent. Tel était en effet l’un des traits de cette haute et souple intelligence : je n’ai connu, je crois, personne qui fût plus sensible au talent, ni qui mît plus de bonne grâce, de coquetterie même à le reconnaître, et de chaleur à le louer, jusque dans les adversaires de ses idées.

Le moment n’est pas encore venu de retracer la carrière politique du duc de Broglie. Mais l’histoire, un jour, lui rendra justice ; et, déjà, nous pouvons dire qu’aucun homme public, en ce siècle, ne s’est inspiré d’intentions plus désintéressées, plus nobles, ni plus françaises. S’il s’est trompé, — ce que je ne sais pas, ou plutôt ce que je ne crois pas, — l’avenir en décidera ! Mais nous pouvons dire qu’en ce cas il y a donc des manières de se tromper qui honorent singulièrement un homme. Élevé qu’il était par sa naissance, par sa fortune, par son illustration personnelle, par l’aristocratie de ses goûts, par la noblesse de son caractère, au-dessus des ambitions vulgaires, la politique du duc de Broglie n’a toujours eu en vue que le bien de la France ; et non seulement il n’y a jamais mêlé de considération personnelle, mais, en plus d’une rencontre, il a eu ce courage de subordonner à ce « bien de la France » quelques-unes des convictions qui lui étaient le plus chères. L’ingratitude par laquelle ses contemporains l’en ont récompensé fut un des grands chagrins de sa vie, et sera dans l’histoire un des scandales de notre temps.

C’est qu’à vrai dire on ne l’avait pas compris ! J’ai quelquefois entendu reprocher à ce grand seigneur, qui fut la courtoisie, l’affabilité, la bienveillance même, je ne sais quelle hauteur et quelle morgue aristocratique. Il n’y avait pas de plus étrange méprise ! et, au contraire, on ne pouvait être ni plus simple, ni plus modeste que le duc de Broglie. J’en appelle à tous ses confrères de l’Académie française et de l’Académie des sciences morales et politiques ! Mais on n’a pas compris non plus de quelle manière il aimait la France ; — et, puisque ce n’est pas ici le trait le moins original de sa physionomie, j’y voudrais brièvement insister.

Son premier article, daté du 15 août 1848, était intitulé : De la Politique étrangère de la France depuis la Révolution de Février ; et son dernier travail : le Dernier Bienfait de la Monarchie, était l’histoire de la formation du royaume de Belgique. Le choix de ces sujets n’est-il pas caractéristique ? et ne le devient-il pas plus encore si l’on se rappelle que, ce qu’il s’est proposé d’étudier dans ses travaux sur Marie-Thérèse et Frédéric II, c’est le changement d’alliances qui, dans le cours du XVIIIe siècle, a modifié les conditions de l’équilibre européen ? Je me rappelle à ce propos une phrase qu’il avait souvent à la bouche, et qui exprimait le fond de sa pensée : « L’ancienne France, disait-il, ou à peu près, était un organisme dont tout l’effort et toute l’activité tendaient à l’extérieur. » Il entendait par là que, pour cette ancienne France, — la France d’Henri IV et de Richelieu, la France de Mazarin et de Louis XIV, et il n’eût pas craint d’ajouter la France de la Convention et de l’Empire, — sa raison d’être, sa sécurité, le libre développement de son génie, sa prospérité matérielle, son expansion au-delà de ses frontières, tout cela n’avait dépendu et ne dépendait dans l’avenir que de sa puissance militaire et diplomatique. Héritier de toute une race de généraux et d’ambassadeurs, ses traditions de famille, éclairées par l’étude de l’histoire et confirmées par le spectacle des événemens contemporains, l’avaient convaincu que le solide fondement de la grandeur nationale et le principe fécond de son progrès, c’est, en tout temps et par tout pays, l’autorité diplomatique et la puissance militaire. Ne sont-ce pas elles qui de nos jours ont fait ce qu’elles sont de l’Allemagne et de l’Angleterre, pour ne rien dire de la Russie ? et la France, depuis quand tient-elle le rôle effacé qui est le sien dans le monde, sinon depuis qu’elle a méconnu le principe de sa force vive ? ou, si l’on le veut, depuis que nous avons subordonné la revendication de notre ancien prestige à des considérations de progrès économique ? Le duc de Broglie a toujours pensé que le meilleur moyen d’assurer la prospérité, même matérielle, d’un grand État moderne, c’était de commencer par lui assurer ces deux forces : une diplomatie puissante et une puissante armée. C’est à nous les assurer qu’il a dirigé toute sa politique ; et, s’il y a jadis échoué, nous tromperons-nous en disant qu’avant de mourir il aura eu cette consolation de voir que l’on commençait enfin à le comprendre ; et que plus d’un adversaire d’autrefois, dans le secret de son cœur, regrettait amèrement de l’avoir combattu ? Ajoutons qu’après avoir cessé de faire partie de nos assemblées politiques, toutes les fois qu’il lui est arrivé de traiter ici même, ou ailleurs, quelque question de la nature de celle de l’Expansion coloniale de la France, ou de l’Alliance russe, c’est à ce point de vue qu’il s’est toujours placé. Une France isolée, ou, pour mieux dire encore, une France réduite à un rôle secondaire en Europe, et préoccupée d’un autre souci que de reconquérir le premier, n’était plus à ses yeux la France, ou du moins n’en était plus qu’une ombre ! Et, par la parole, par la plume, par l’action, son œuvre à lui, Broglie, a été, pendant cinquante ans, de maintenir ce rôle à sa patrie, tant qu’elle le possédait, et de le lui rendre, pro portione virili, quand elle l’a eu perdu.

Qu’un pareil homme ait été écarté, non seulement du pouvoir, mais de la vie politique, par les défiances de la démocratie, c’est ce que l’on ne saurait trop déplorer. Hélas ! nous excellons, dans notre France contemporaine, à nous priver du meilleur de nos forces. Ce que nous demandons à un homme publie, ce n’est pas d’avoir de l’expérience ou du talent, mais, par une étrange aberration, c’est d’avoir « sa fortune à faire ; » et on dirait que son ignorance ou son avidité nous sont une garantie de sa capacité ! Nous « l’intéressons » dans le gouvernement comme on le pourrait faire dans une entreprise de commerce ou de banque. Et, s’il en surgit un qui dépasse un peu les autres, qui ne soit animé que de mobiles nobles et généreux, qui ne s’incline pas devant l’opinion populaire, et dont la résistance ne s’inspire que du bien de la patrie commune, c’est celui-là que nous éliminons. Ce fut le sort du duc de Broglie ! Mais, s’il en souffrit, il n’en laissa rien voir ; et, quand l’une des pires erreurs du suffrage universel lui eut enlevé le droit de servir la France comme il l’avait rêvé, ce fut encore à la servir qu’il consacra son talent d’historien.

C’est en effet le même sentiment de la grandeur de la France qui circule au travers de ses Études diplomatiques et qui en fait la vivante originalité. Non pas qu’il ait jamais cherché dans le passé des allusions au présent ! Ce n’était pas sa manière ; et il eût cru déroger à la dignité de l’histoire, telle qu’il la concevait, comme un art et comme un jugement. Mais, soit qu’il racontât, en des pages où respirait l’ardeur militaire de sa race, la bataille de Fontenoy, soit qu’il démêlât l’écheveau singulièrement embrouillé de la « diplomatie secrète de Louis XV, » une seule chose l’intéressait, qui était de savoir comment, Saxe ou Broglie, généraux, ambassadeurs ou ministres, ils avaient eux-mêmes servi la France. Qu’avaient-ils fait de l’héritage que leur avaient légué leurs pères, et comment l’avaient-ils « géré ? » Dans ses admirables Études, c’est la question qui revient toujours, à l’éclaircissement de laquelle concourent l’abondance de son information, la perspicacité de sa critique, la subtilité de son observation psychologique, l’ampleur magistrale de son style ; — et c’est par où les qualités de l’historien et celles de l’homme politique avaient fini par se confondre en lui dans l’unité d’un même personnage.

Il laissera parmi nous une trace profonde. Ceux qui l’ont vu dans les derniers temps de sa vie garderont le souvenir ineffaçable de la dignité simple avec laquelle il a vu venir la mort, sans permettre un instant que la menace en altérât la sérénité de son humeur ou seulement l’ordre et le train de sa vie quotidienne. Ceux qui l’ont connu et approché n’oublieront jamais la grâce de son accueil, la politesse exquise de ses manières, la bienveillance de son langage, et, sous cette bienveillance, toutes les fois qu’il s’animait, tantôt la finesse, l’ironie, la malice, et tantôt l’ardeur ou la flamme qui perçaient. Et ceux qui n’ont connu de lui que ses écrits ou son rôle public songeront enfin qu’en le perdant, ce n’est pas seulement un grand historien et un homme d’État que nous avons perdu, un grand seigneur, et, de tous les Broglie, celui qui peut-être a le plus fait pour l’illustration de ce nom glorieux : c’est encore le représentant de toute une époque de notre histoire, et plus même que cela, si c’est un homme qui faisait honneur à son temps, à son pays, et à l’homme.


F. B.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.