Le Duc de Broglie (Daudet)

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A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


L E   D U C


D E   B R O G L I E


par


ERNEST DAUDET



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, rue saint-benoit, 7

1883







LE DUC DE BROGLIE



Depuis bien des années, pendant tout l’hiver, un des hôtels du faubourg Saint-Germain, dont le tracé de la rue Solferino a emporté une partie, sans en altérer cependant la physionomie aristocratique, ouvre ses portes le mercredi soir. Au rez-de-chaussée, auquel on accède par un perron placé dans l’un des angles de la grande cour, on trouve deux vastes pièces meublées avec une opulente simplicité et précédées d’une galerie décorée d’une des plus merveilleuses glaces qui soient sorties des manufactures de Saint-Gobain. C’est là que se tient le maître de la maison, un homme chauve, au visage fin, au regard voilé, d’une expression mélancolique, à la moustache grisonnante, de hautes manières et de grand air ; c’est là qu’il reçoit ses amis. L’accueil est cordial, et, quoiqu’un peu froid, vous met vite à l’aise. Au milieu d’un des salons, trois ou quatre jeunes femmes sont réunies, un cercle se forme autour d’elles, tandis que de divers côtés, dans d’autres groupes, on cause et on discute sur le ton discret qui caractérise la bonne compagnie.

Ce maître de maison se nomme le duc Albert de Broglie ; les jeunes femmes qui font, à côté de lui, les honneurs de son salon, sont ses belles-filles, la princesse Victor de Broglie, née d’Armaillé, et la princesse Amédée de Broglie, née Say, et sa nièce, la vicomtesse Othenin d’Haussonville, née d’Harcourt. Naguère encore, la comtesse d’Haussonville, femme de l’académicien de ce nom, sœur du duc de Broglie, digne petite-fille de Mme de Staël, animait de sa grâce et de son esprit ce logis hospitalier. La mort, qui l’a ravie prématurément, y a laissé un vide qui ne sera jamais comblé.

Quant aux invités, à ceux qui tiennent à honneur, une fois admis dans ce milieu, de ne pas cesser d’y venir, il faudrait, pour les désigner, nommer la plupart des illustrations contemporaines. Les lettres, les arts, la politique, la haute finance y sont en effet représentés par une élite. Des ambassadeurs étrangers y coudoient des membres de l’institut, d’anciens ministres s’entretiennent avec des journalistes, des fonctionnaires révoqués avec des députés à qui le suffrage universel, capricieux et ingrat, a retiré ses faveurs. Le salon du duc de Broglie fut, sous l’empire, un centre de résistance légale ; il l’est redevenu sous la république, depuis la chute du maréchal de Mac-Mahon et, dans les circonstances solennelles, l’opposition qui s’y meut a ses échos à la tribune du Sénat.

C’est chez lui, au milieu des siens, qu’il faut voir le duc de Broglie quand on veut le connaître à fond, quand on veut apprécier l’élévation de son esprit, la perspicacité de ses vues, sa noblesse d’âme, et le retrouver tel qu’il était jadis quand son précepteur, le fin et pénétrant M. Doudan, écrivait de lui : « Je vous assure qu’Albert est charmant et fait de son mieux. Je ne sais quelle étincelle est restée là de l’esprit doux et persévérant qui animait tout autrefois. »

Cette allusion émue et délicate à celle qui fut la mère d’Albert de Broglie révèle en quelques mots les grandes qualités qu’elle lui a léguées. Il avait quinze ans quand il eut la douleur de la perdre. Peut-être est-ce ce pénible événement qui a enveloppé sa jeunesse d’une tristesse à laquelle d’autres deuils ont ajouté des causes nouvelles. Elle appartenait à la religion protestante ; le milieu où elle vivait, où son mari apportait les mœurs correctes et froides des parlementaires de cette époque, ce milieu où Albert de Broglie passa son enfance et sa première jeunesse était austère. Mais cette austérité n’enlevait rien à la grâce exquise de cette femme exceptionnelle, d’un caractère si fort, d’un esprit si supérieur que le souvenir en est demeuré inoubliable dans la mémoire de ceux qui l’ont connue et parmi lesquels aucun ne put l’approcher sans s’attacher à elle. En la perdant, Albert de Broglie eût tout perdu, si son père ne lui était resté. Il retrouva près de lui les mêmes exemples, les mêmes traditions, les mêmes enseignements qu’il avait reçus de sa mère. Ce qu’il est, il le doit aux deux êtres d’élite qui veillèrent tour à tour sut sa vie ; et lui aussi pourrait, en leur parlant, répéter ce cri du poète Victor de Laprade :

Car, en moi, rien n’est bon qui ne vous appartienne.


Né en 1821, c’est à l’école de son père qu’il apprit la politique. Les grands souvenirs parlementaires de la France ne peuvent être évoqués sans que soit évoquée, du même coup, la noble physionomie du duc Victor de Broglie, pair du royaume sous la Restauration, défenseur ardent du maréchal Ney, dont il essaya vainement de sauver la tête, collaborateur de M. Guizot sous le gouvernement de Juillet, et, quoique libéral, adversaire intraitable de la politique de laisser-aller. C’est lui qui initia son fils aux affaires publiques comme aux grandes études. Il les avait pratiquées, en digne héritier de cet autre de Broglie, son aïeul Victor-Claude, amant passionné de la liberté, qui combattit pour elle en Amérique avec La Fayette, fut maréchal de camp sous la Révolution, et que la Terreur envoya à l’échafaud. On sait qu’au moment d’y monter il recommandait à son aîné de ne jamais cesser d’aimer la liberté, cette liberté au nom de laquelle on lui ôtait la vie.

Il n’est pas nécessaire de ressusciter autrement l’histoire de la grande race dont le duc de Broglie est issu, pour comprendre quels souvenirs et quels exemples il rencontre sur son chemin, en remontant vers le passé. Il a aujourd’hui soixante-deux ans, et, au cours d’une vie déjà longue, on peut dire que ces exemples et ces souvenirs, il ne les a jamais oubliés. Ils ont été les inspirateurs de ses actes. Ils ont étayé solidement son patriotisme, son désintéressement, son zèle pour le bien public, et ont ennobli même ce que ses adversaires appellent ses erreurs. On a dit maintes fois du duc Albert de Broglie qu’il a de l’ambition et de l’orgueil. Si l’on entend par là qu’il a aimé le pouvoir pour lui-même, pour les satisfactions qu’il donne à la vanité, pour les joies matérielles qu’il procure, on se trompe. Mais, si l’on veut dire qu’il a trouvé dans l’exercice de la toute-puissance, dont il disposa un moment, le moyen de manifester ses convictions, son dévouement au pays et de faire triompher des doctrines qui lui sont chères, parce qu’il a en elles une inébranlable foi, parce qu’il croit à leur efficacité, on a raison. Du moins, est-il juste d’ajouter qu’une telle ambition et un tel orgueil ont leur grandeur et sont la preuve d’une âme saine et bien trempée. En tout cas, ce qui caractérise la longue carrière du duc de Broglie, c’est qu’au pouvoir comme dans l’opposition, il n’a cessé de mériter le respect et l’estime de ceux qui combattaient contre son parti. Ce privilège qui lui est commun avec la plupart des hommes de sa génération, élevés comme lui à l’ombre du parlementarisme, sous les yeux de ces maîtres qui s’appelaient Royer-Collard, Pasquier, Decazes, de Serre, Foy, Martignac, Guizot, demeure impérissablement attaché à son nom et à sa vie publique.

Entré dans la diplomatie durant la seconde partie du règne de Louis-Philippe, il fit son apprentissage, M. Guizot étant ministre et sous les ordres de M. Desages, alors directeur de la politique, personnage un peu oublié aujourd’hui, mais duquel on peut dire qu’il fut le dernier des grands commis des affaires étrangères à Paris. Pour les débuts du jeune prince de Broglie, on l’avait envoyé à Madrid, où M. Bresson dirigeait l’ambassade française, devenue, par suite des mariages espagnols, un des postes les plus importants où pût être appelé un diplomate. Il ne quitta Madrid que pour se rendre à Rome. L’illustre Rossi y représentait alors la France auprès du saint-Siége, dont il allait devenir le premier ministre à l’avènement de Pie IX. Albert de Broglie vit naître la question italienne. Elle commença par les réformes libérales qu’avait conseillées Rossi. On sait de quelle terrible explosion ces réformes furent suivies le lendemain de la révolution de février, et comment le poignard d’un assassin récompensa le ministre à qui elles étaient dues, non moins qu’au pape lui-même. Albert de Broglie assista à ces tragiques événements. Quand ils furent consommés, il regagna la France, où le vent dévastateur qui soufflait sur l’Europe venait de détruire un trône et d’emporter la monarchie.

Sous le régime nouveau qui s’était imposé à la France et qui n’était que le portique de l’empire, il ne pouvait y avoir place dans les hautes fonctions pour un jeune homme dressé au respect des institutions parlementaires et dévoué à la dynastie tombée. Il n’y avait pas davantage place pour lui sous le gouvernement issu du coup d’État qui écrasa la République. Pour remplir les loisirs de sa vie, l’esprit actif et laborieux d’Albert de Broglie n’eut d’autres ressources que celles de l’étude poursuivie avec persévérance dans la retraite. Les traditions de sa famille, ses aptitudes personnelles, tout l’appelait à écrire, à travailler sous la double forme de l’histoire et de la polémique, à la propagation de ses opinions. Les temps étaient durs alors pour la pensée humaine, et si depuis nous avons vu la liberté d’écrire poussée jusqu’à la licence la plus effrénée, les écrivains d’alors, entravés par les interdictions de lois répressives, ne pouvaient aborder les brûlants problèmes du jour qu’avec une habileté infinie, en tenter l’examen et la discussion qu’avec des raffinements de prudence et des allusions déguisées. Les uns, comme Prévost-Paradol, se jetaient alors dans les fièvres du journalisme, dans les polémiques quotidiennes, et empruntaient leur inspiration aux divers incidents qu’engendrait à toute heure la politique. Les autres, et le prince de Broglie fut de ceux-là, étudiaient les questions sous une forme plus élevée, et en apparence plus désintéressée des préoccupations du moment. L’histoire leur fournissait un terrain plus propice à la liberté de leurs mouvements, et c’est dans le passé qu’ils jugeaient, critiquaient, attaquaient le présent.

La Revue des Deux Mondes eut les premiers travaux du jeune écrivain. Puis, ce fut au Correspondant qu’il les porta. Avec Montalembert, Lacordaire, de Falloux, Cochin, il venait de transformer ce recueil en le rajeunissant, et d’inaugurer là une politique religieuse différente de celle de l’Univers. Dans ces deux revues, le prince de Broglie publia successivement des études morales et littéraires ; il y traita des questions de religion et d’histoire, offrant au public, en détail et au jour le jour, des morceaux qui, réunis plus tard, ont formé deux volumes. L’Histoire de l’Église chrétienne et de l’empire romain au iv siècle vint ensuite. C’est un ouvrage savant et attachant, qui, pour la première fois, a fait la lumière sur un monde et des temps peu ou mal connus, trop négligés par les historiens ; le fruit de recherches laborieuses, portant l’empreinte d’un talent viril, non encore arrivé à toute sa force, mais déjà plein de promesses et dont, à vingt ans de là, les beaux travaux du même auteur sur la diplomatie sous Louis XV devaient signaler la radieuse maturité.

En 1863, ce livre ouvrit au prince de Broglie l’Académie française, où il allait siéger à côté de son père. On a objecté que l’élection avait été prématurée et que la politique y avait eu autant de part que le talent de l’élu. Il est vrai que ce n’était pas chose rare en ce temps. Mais on ne doit s’en prendre qu’aux pouvoirs publics qui, ayant fait de l’Académie le dernier refuge de la liberté d’écrire et de parler, y provoquaient par leurs procédés la transformation de toute candidature en une protestation contre les abus du gouvernement personnel. Au surplus, il est bon d’ajouter qu’en cette circonstance l’avenir s’est chargé de ratifier l’élection dont fut l’objet le prince de Broglie. Il remplaçait à l’Académie le père Lacordaire. Le discours qu’il prononça pour rendre hommage à son glorieux prédécesseur est curieux à lire aujourd’hui. Il montre à quel point on était alors éloigné de toute idée d’exclusion des ordres monastiques, et combien se fortifiait la conviction que ce genre d’exclusion était fini et suranné.

Après les ouvrages du prince de Broglie déjà cités, il faut mentionner, comme datant de la même époque ou d’une époque antérieure, la traduction des œuvres de Leibniz, une étude sur la réforme administrative en Algérie, et deux brochures dont le titre indique bien les préoccupations auxquelles elles répondaient, et qui étaient celles de tous les libéraux : La souveraineté pontificale et la liberté, La liberté divine et la liberté humaine. Dans ces divers travaux, également remarquables par la vigueur de l’argumentation, par l’étendue des recherches, par la nouveauté des aperçus, la langue a la belle allure des écrits du commencement de ce siècle. On devine à quelle forte école l’auteur a puisé la science du style ; on peut déjà saluer en lui l’orateur dont les discours prononcés depuis ont pu être considérés comme des morceaux de haute littérature et l’incomparable écrivain auquel le trésor des lettres françaises a dû plus tard de s’enrichir de deux chefs-d’œuvre : Le secret du roi et Marie-Thérèse et Frédéric II.

À cette époque, dans toutes les fractions de l’opposition, le prince de Broglie ne comptait que des admirateurs ardents à l’applaudir. Depuis, la politique a refroidi l’enthousiasme de quelques-uns d’entre eux. Dans l’homme éminent dont ils célébraient à l’envi le mérite, ils n’ont plus vu que l’adversaire de leurs opinions, tour à tour ministre au 24 mai et au 16 mai. Mais les incidents qui ont éteint sur leurs lèvres les paroles élogieuses dont ils se montraient prodigues dans le passé ne sauraient altérer la sincérité des jugements qu’ils formulaient alors et qui n’ont pas peu contribué à créer au prince de Broglie la grande situation que, vers la fin de l’empire, il occupait dans le parti libéral.

La fin de l’empire ! avons-nous dit. Le duc de Broglie — la mort de son père avait fait passer sur sa tête le titre ducal qui appartient aux aînés de sa maison — avait appelé de ses vœux la chute du gouvernement personnel. Mais il aurait préféré en perdre à jamais l’espérance plutôt que d’en devoir la réalisation aux désastres de la patrie et à l’invasion étrangère. La lettre suivante, qui nous a été communiquée, révèle d’une manière saisissante, à ce qu’il nous semble, les angoisses de son cœur durant cette journée du 4 septembre qui vit s’abîmer dans les ruines le pouvoir impérial. À ce titre, nous croyons devoir la reproduire, ainsi qu’un document historique, comme le tableau pris sur le vif du désarroi qui régnait ce jour-là dans Paris et de l’émotion douloureuse d’un témoin. Elle est datée du dimanche 4 septembre, cinq heures du soir. Elle fut adressée par le duc de Broglie à son frère, l’abbé de Broglie. La voici dans sa forme éloquente et concise :

« Tout est fini, mon cher ami, nous aurons à la fois le 24 février et 1815. La Chambre a été envahie pendant qu’elle s’était retirée dans ses bureaux ; envahie on ne sait trop par qui, par des gens du peuple, des gardes nationaux, le premier venu. Il n’y a pas eu de séance révolutionnaire, encore moins de résistance armée. Les députés de la gauche sont venus parler aux envahisseurs, et sont partis bras dessus, bras dessous avec eux pour l’Hôtel de ville. On y a, dit-on, proclamé un gouvernement provisoire de noms assez modérés : Jules Favre, Ferry, Picard et Trochu à la tête, qui a conservé toute sa popularité. Qu’en fera-t-il ? Et où est-il en ce moment ? Je n’en sais rien, et viens de le chercher en vain de lieu en lieu. Il est six heures et je n’ai que le temps de fermer cette lettre. La foule est paisible. L’impératrice est partie. Tout le monde a l’air content. Mais demain ! Et les Prussiens ! Ah ! quel abîme ! »

L’empire renversé, quel gouvernement allait lui succéder ? Celui qu’on venait de proclamer ne pouvait être considéré que comme passager et accidentel, devant avoir la même durée que les périls en vue desquels il avait été créé, mais non une durée plus longue. Il l’avait compris lui-même puisqu’il s’était qualifié de Gouvernement de la défense nationale. Tout espoir était donc permis aux partis, et si devant l’ennemi victorieux ils devaient faire trève à leurs ambitions pour ne songer qu’à combattre, du moins chacun d’eux pouvait croire qu’il avait des chances, et qu’au delà de la guerre l’avenir lui appartenait. Il n’est pas téméraire de supposer qu’en ce moment, alors que tous les patriotes se demandaient quel régime était le plus propre, la paix conclue, à réparer les maux de l’invasion, le duc de Broglie, fidèle aux convictions de toute sa vie, songeait avec complaisance à une monarchie libérale, représentée par l’héritier légitime de la maison de Bourbon, réconcilié avec les membres de sa famille. Contrairement à ce que pourrait faire croire la volonté manifestée depuis par la majorité des électeurs, l’idée de monarchie souriait en ce moment à un grand nombre de Français. M. Thiers lui-même ne la repoussait pas. Dans les entrevues qui eurent lieu à Bordeaux entre lui et les membres de la droite et qui précédèrent ou suivirent son élévation à la présidence du pouvoir exécutif, il s’était exprimé à cet égard en des termes dont ses auditeurs demeuraient frappés. Plusieurs d’entre eux ont conservé le procès-verbal d’une de ces entrevues, qui révèle de sa part presque un engagement de préparer la France à la monarchie. Il fallait rappeler ce souvenir pour faire comprendre comment, en arrivant à Bordeaux comme député du département de l’Eure, le duc de Broglie, rapproché de M. Thiers par des relations déjà anciennes, se trouva dès le premier moment en confiance avec lui et fut l’objet de ses préférences pour un poste diplomatique.

— Je vous ai nommé ambassadeur à Londres, lui dit, en le voyant, le nouveau chef de l’État.

Le duc de Broglie commença par résister. Mais M. Thiers ne considéra pas sa résistance comme définitive. Désireux de travailler à rétablir l’influence diplomatique de la France au dehors, il voulait envoyer dans toutes les ambassades des hommes éminents, appartenant aux classes sociales les plus élevées et pourvus de relations en Europe. À cet égard, les choix qu’il fit en prenant le pouvoir ne laissent pas d’être curieux. Mais le duc de Broglie ne se résignait pas aisément, et, se retirant avant d’avoir donné son consentement, sous le prétexte qu’il avait besoin de quelques heures de réflexion, il laissait entendre qu’il redoutait de n’être pas, en toutes les circonstances, d’accord avec M. Thiers sur les questions extérieures ou intérieures. — Et qu’importe ! s’écria M. Thiers. Le service que je vous demande n’entravera en rien votre rôle de représentant, je vous le promets.

Le même jour, il envoyait au duc de Broglie un billet qui confirmait cette promesse et qui décida ce dernier à accepter l’ambassade offerte. À Londres, le duc de Broglie se trouvait sur un terrain familier, autant à cause de ses relations avec la société anglaise qu’en raison de ses études sur la vie politique dans ce grand pays. En tout temps, le crédit personnel d’un ambassadeur contribue singulièrement à avancer les affaires du gouvernement qu’il représente, mais cela était vrai surtout au lendemain de nos revers. Le gouvernement que M. Thiers essayait d’établir en France, et dont l’avenir semblait terriblement sombre, ne se constituait qu’au milieu de difficultés peu faites pour relever le prestige extérieur de la nation vaincue. La Commune régnait triomphante dans Paris. Aux catastrophes qui signalèrent sa chute succédaient bientôt les redoutables embarras créés par l’occupation du territoire, par la nécessité de payer la rançon qu’exigeait le vainqueur, par les divisions des partis. Dans ces circonstances, les diplomates choisis par M. Thiers pour représenter au dehors son pouvoir naissant lui apportèrent le plus utile appui. On ne saurait trop le répéter notamment en ce qui touche le duc de Broglie, qui eut à suivre les négociations relatives au traité de commerce de 1872 et les mena à bonne fin.

Cependant, entre M. Thiers et le parti auquel appartenait le duc de Broglie dans l’assemblée nationale, des dissidences naissaient chaque jour, s’accentuaient, s’aggravaient. C’est alors que l’ambassadeur offrit sa démission au président, à qui il fit dire par M. Barthélemy Saint-Hilaire qu’il la tenait à sa disposition pour le jour où elle lui causerait le moins d’embarras, ne voulant ni rester malgré lui ni lui imposer la nécessité de révoquer un député déjà considéré dans l’Assemblée et qui portait un nom célèbre dans les fastes du parti libéral. M. Thiers ne voulut pas profiter de cette offre. Il ne l’a jamais rappelée au duc de Broglie, lequel quitta son poste un peu plus tard, quand ses convictions le contraignirent à combattre avec énergie la politique de M. Thiers, au renversement duquel il contribua si puissamment le 24 mai 1873. À dater de ce jour, la vie du duc de Broglie est étroitement liée à l’histoire de la troisième république, et quelque opinion qu’on professe, on est obligé de reconnaître qu’au cours de ces années agitées il ne cessa de se conduire en honnête homme, en citoyen peu préoccupé de son intérêt personnel et uniquement préoccupé de l’intérêt du pays. Le 24 mai l’avait fait vice-président du conseil et ministre des affaires étrangères ; bientôt, cédant son portefeuille au duc Decazes, il prit celui de l’intérieur, d’où pendant plusieurs mois il gouverna la France avec sagesse et désintéressement. Le but que, d’accord avec ses amis, il poursuivait, c’était l’organisation du septennat, de ce pouvoir qui venait d’être confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon. C’était là l’objet de ses constants efforts, trop souvent paralysés par l’extrême droite, qui déclarait que vouloir donner au nouveau gouvernement, par le vote de lois constitutionnelles, des chances de durée, c’était « faire faire antichambre au roi ». On devine bien que ce n’est pas là ce que voulait le duc de Broglie. Mais avec sa haute raison politique, éclairé par l’expérience du mois d’octobre 1873, qui venait d’aboutir à l’échec des tentatives royalistes, il avait compris que la France n’était pas suffisamment préparée à la monarchie et qu’il importait, en gagnant du temps, de l’y disposer par un ensemble de lois représentant l’équivalent d’une constitution monarchique, dont la défense confiée au maréchal de Mac-Mahon passerait ensuite sans difficultés aux mains de l’héritier des Bourbons. Ce programme ne fut pas compris par ceux qui avaient le plus d’intérêt à s’y rallier. La crise du 16 mai 1874, qui emporta le ministère de Broglie, naquit de ces divergences. Ce jour-là, le duc de Broglie fut renversé en apparence sur une question de procédure parlementaire, en réalité sur le dissentiment qui régnait entre l’extrême droite et lui. L’extrême droite ne pouvait à elle seule former une majorité, mais elle trouva des adhérents dans la gauche et parmi les bonapartistes ; le cabinet succomba. Le duc de Broglie, à qui il eût été facile de conserver le pouvoir au prix de quelques concessions, n’en voulut point faire et eut raison de s’y refuser. Vaincu, il se retira simplement, sans dépit, sans colère, sans récrimination, et, après avoir été chef du gouvernement, il redevint un des plus vaillants soldats de l’armée conservatrice, poursuivant dans le rang la tâche qu’il avait poursuivie à la tête de cette armée, préoccupé uniquement d’apporter son concours à ses successeurs pénétrés comme lui de la nécessité d’organiser les pouvoirs du maréchal. Quelques mois plus tard, les lois constitutionnelles présentées par le duc de Broglie étaient votées malgré l’extrême droite. Mais, cette fois, ce n’est plus seulement le septennat que ces lois organisaient. Sous leur forme nouvelle, résultat des amendements dont elles avaient été l’objet, c’est la république elle-même qu’elles créaient difinitivement. Aussi, quelque part qu’il eût prise à un résultat qu’il considérait comme nécessaire au bien de l’État et au repos du pays, le duc de Broglie hésita-t-il à voter. C’était à Versailles, le 25 février 1875. Quand le scrutin fut ouvert, il quitta la salle des séances, et s’accoudant contre le mur, dans un couloir, il resta là, plongé dans ses méditations.

— J’espère que vous allez voter, mon cher duc, lui dit un de ses amis, en s’approchant de lui.

— Le puis-je ? répondit-il ; et ne croyez-vous pas que mon vote sera interprété comme un trait d’ambition ?

L’ami s’efforça de vaincre ses scrupules ; puis, le voyant toujours hésitant, il alla trouver le duc Decazes auquel il dit :

— Le duc de Broglie hésite à voter.

Le duc Decazes s’approcha :

— Allons, Albert, fit-il, il le faut pour le bien du pays… Le maréchal vous en saura gré.

Le duc de Broglie alla voter.

Plus de deux années s’écoulèrent sans lui rendre le rôle prépondérant qu’il avait précédemment rempli. Pour le rappeler aux affaires, il fallut une crise nouvelle. Le 16 mai 1874 l’en avait éloigné, le 16 mai 1877 l’y ramena. Le maréchal, sous l’empire de l’irritation que lui causait l’attitude de la majorité, venait de renvoyer avec éclat le ministère Jules Simon, dans des circonstances racontées ailleurs et sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir. Contrairement à ce qui a été dit souvent, il l’avait fait sans consulter personne, et le duc de Broglie moins que personne. Celui-ci se trouvait alors dans ses terres en Normandie. Si le maréchal, avant d’agir, lui eût demandé son avis, il n’aurait certes pas conseillé cet acte de vivacité, accompli en violation de tous les usages parlementaires, et qui offrait ce grave péril, ainsi que le prouva l’événement, de provoquer une coalition dans laquelle trouvèrent place des hommes que, la veille encore, le maréchal comptait parmi ses amis. Non, le duc de Broglie n’eût pas approuvé la lettre à M. Jules Simon, ni cette rupture du chef de l’État avec la majorité de la Chambre des députés. Mais, nous le répétons, il ne fut pas consulté. C’est en arrivant à Paris, où l’avait mandé un message présidentiel, qu’il connut l’aventure que venait d’ouvrir un coup de tête.

— Qui eût cru cela du maréchal ! s’écria-t-il tout d’abord. Puis il ajouta, avec le sentiment très net de la responsabilité que, dès ce moment, il était disposé à accepter : — Mais enfin, à quoi bon gémir ? On nous a jetés maladroitement à l’eau ; il faut nager.

Le maréchal lui offrit la direction du pouvoir dans ces circonstances difficiles, et il l’accepta. Eut-il raison ? Eut-il tort ? Il n’y a pas lieu de répondre à cette question, et la vérité oblige à reconnaître que ce qu’il fit, il ne pouvait pas ne pas le faire. Personne ne lui eût su gré de refuser le gouvernement. Quand on appartient à un grand parti, quand on y tient la première place, on se doit à ses amis, alors même qu’ils se trompent. Il ne faut pas qu’ils puissent vous accuser un jour d’avoir, par un refus de concours, fait avorter leur tentative, et c’est surtout en politique que sera éternellement vrai ce mot de Casimir Perier, qu’au 16 mai, le maréchal pouvait s’approprier : « Ce n’est pas quand j’ai raison que j’ai besoin de mes amis ; c’est quand j’ai tort. »

Redevenu premier ministre, le duc de Broglie joua cette grave partie comme s’il avait eu foi dans le succès. Les polémiques du moment se plurent à le comparer à M. de Polignac et à chercher des ressemblances entre 1877 et 1830. Les partisans du 16 mai ont conservé le droit de dire que ces ressemblances n’existaient pas, et que si M. de Polignac s’était mis en révolte ouverte contre le corps électoral, le duc de Broglie, après les élections qui avaient condamné la politique dont il s’était fait l’instrument, se retira. Il se retira, non sans avoir donné des preuves nouvelles de son merveilleux talent d’orateur, qui ne s’est jamais élevé plus haut que durant les luttes de tribune qui eurent lieu à cette époque.

C’est peut-être le cas d’apprécier ici ce talent viril auquel, depuis dix ans, les nombreux incidents de la vie publique du duc de Broglie ont apporté des forces nouvelles. Le duc de Broglie est né orateur. Cela est si vrai qu’il est même parvenu à surmonter des difficultés propres à éteindre une inspiration moins sûre d’elle-même que la sienne. L’organe est mauvais, la voix mal posée, facilement étranglée dans la gorge ; la prononciation défectueuse, parfois embarrassée. Mais ces défauts de nature n’enlèvent rien à la puissance de l’inspiration, à la sûreté de la pensée, à la solidité des arguments, à la beauté du langage. Quand il monte à la tribune, le duc de Broglie sait ce qu’il veut dire et il le dit bien. Contrairement à la plupart des grands rhéteurs, qui ne réservent de réelles jouissances qu’à leurs auditeurs et dont l’improvisation perd à être lue, le duc de Broglie peut soumettre hardiment ses discours au jugement du lecteur. La forme en est si pure, si châtiée, qu’on goûte à les lire le même plaisir qu’à lire une page de belle littérature. La phrase coule forte, nourrie d’images, toujours élégante et élevée. Plus éloquent en attaquant qu’en se défendant, le duc de Broglie a poussé loin l’art de porter le fer et le feu dans le camp ennemi. Comme un assiégé impatient de franchir les murailles derrière lesquelles l’adversaire cherche à le contenir, il se répand en sorties et ses coups redoutables frappent là où on ne les prévoit pas. Il y a une science réelle dans sa manière de riposter, dans l’agilité avec laquelle il se dégage, dans cette faculté de résistance qui ne s’épuise jamais et qui faisait dire à Gambetta :

— Il y a du plaisir à combattre contre lui, car il a un rude estomac.

Nul ne manie l’ironie ainsi qu’il le fait, et c’est merveille de le voir poursuivre son adversaire de ses railleries impitoyables. Aussi, depuis qu’il siège dans les Chambres, les jours où il doit parler sont des jours de fête pour les amateurs d’éloquence. Les défauts dont nous parlions plus haut sont vite oubliés, et dans cet orateur tour à tour fécond, délicat, puissant, tout auditeur non prévenu, tout auditeur impartial est tenu de saluer un maître écrivain, dont l’improvisation revêt une perfection égale à celle des pages qui sortent de sa plume. Si merveilleuse que soit cette faculté, le duc de Broglie ne l’exerce plus guère aujourd’hui. Quoique demeuré dans le Sénat et empêché ainsi de se désintéresser des luttes quotidiennes de la politique, c’est un vaincu, un vaincu dont l’armée est dispersée, qui ne compte plus autour de lui que de rares soldats, parmi lesquels il ne saurait recruter une majorité et qui a renoncé, quant à présent, à prendre une revanche. Il sait que dans l’Assemblée, où son parti n’existe plus qu’à l’état de minorité, l’attention qu’on lui prête quand il parle est un hommage rendu à son caractère comme à son talent, et non l’expression d’un désir de puiser dans son langage une conviction nouvelle ; il ne croit plus pouvoir convertir qui que ce soit, et, quand il prend la parole, c’est en quelque sorte une satisfaction intime, toute platonique, qu’il se donne. Mais, assurément, personne ne saurait l’entendre sans regretter qu’un homme doué de facultés si éminentes soit perdu pour la politique. Quant à lui, il ne semble pas qu’il ait déploré longtemps les circonstances qui, parmi le personnel nouveau du gouvernement, l’ont condamné à n’être plus rien. Il s’est résigné sans effort à son impuissance, et loin de s’attarder à en gémir, il s’est hâté de reporter sur d’autres études et d’autres sujets l’activité de son esprit. L’histoire avait été son premier aliment ; il est revenu à elle et a entrepris d’importants travaux sur l’histoire de France au xviiie siècle. Ses aïeux ont été mêlés activement aux événements les plus considérables de cette époque. Dans les archives de sa famille, dans celles des affaires étrangères dont, étant ministre, il avait pu apprécier les richesses, il a retrouvé des documents propres à faire la lumière sur ces événements. Il les a réunis, collationnés et interrogés pour avoir la vérité sur des temps non encore éclairés par l’histoire. C’est ainsi que, demandant au passé l’oubli du présent, il a rempli ses loisirs. Pendant tout ce dernier hiver, on a pu le voir dans la salle de travail des Archives des affaires étrangères, consultant les registres des pièces historiques. De ces recherches sont déjà résultés : Le Secret du roi ; \ Marie-Thérèse et Fréderic II, ouvrages admirables au point de vue de la forme comme à celui des révélations qu’ils renferment, qui ont mis en lumière des événements ignorés et restitué ces émouvants souvenirs à l’histoire de notre pays. Telle est aujourd’hui la vie du duc de Broglie, une vie de labeur incessant, qu’il continuera jusqu’au jour où la vieillesse aura ralenti son activité, et à laquelle nous devrons encore sans doute, il nous plaît de l’espérer, de nouveaux travaux qui ne pourront rien ajouter à son légitime renom, mais qui viendront enrichir le trésor historique de notre pays.

Le duc de Broglie a aujourd’hui soixante-deux ans. Resté veuf depuis longtemps de Mlle de Galard de Béarn, il goûte au milieu des cinq fils qu’elle lui a donnés, et dont deux déjà mariés l’ont fait grand-père, toutes les joies de la famille. Quand il est à Paris, le Sénat, l’Académie française, les recherches dans les archives, l’administration de sa fortune, ses devoirs sociaux, qu’il remplit en gentilhomme et en grand seigneur, absorbent son temps. Nulle existence n’est plus laborieuse que la sienne, nous pourrions ajouter ni plus simple. L’été venu, il part pour sa terre de Broglie, en Normandie. Là sont les souvenirs des aïeux, les papiers relatifs à l’histoire de sa maison, la bibliothèque et les manuscrits de son père, parmi lesquels figurent les Notes biographiques écrites par le duc Victor de Broglie, véritables mémoires non encore publiés et où revivent, racontés par un témoin, les grands événements de la Restauration et du règne de Louis-Philippe. Il se plaît au milieu de ces richesses familiales, qui lui rappellent les nobles enseignements du passé, ces enseignements auxquels il a dû de devenir ce qu’il est, un de ces hommes de courage, de science et de travail dont s’honore un grand pays.