Le Duel de Marie de Medicis et de Richelieu
Marie de Médicis était fille de François Ier de Toscane, et de Jeanne, la fille de l’empereur Ferdinand Ier. Michelet l’appelle une « lourde bête allemande, » ailleurs une « Italienne au sang allemand et aux mœurs espagnoles. »
Sa mère Jeanne était morte de chagrin par suite de la passion que son mari éprouvait pour la belle Vénitienne Bianca Capello. La petite princesse eut pour belle-mère l’ennemie mortelle de sa mère ; son père même la prit en haine. On lui donna pour l’élever une dame romaine, instruite et cultivée, Francesca Orsini. Son père mort, son oncle Ferdinand devint duc de Toscane. Marie fut un peu plus heureuse, mais continua à vivre solitaire et occupée de ses études. Elle devint naturellement timide, réservée, hypocrite, silencieuse, gauche : la dévotion lui fut de bonne heure une distraction nécessaire.
Elle ressentit, dit-on, les mouvemens d’une froide passion pour son cousin, le beau Virginio Orsini, comte de Bracciano ; celui-ci n’y répondit point et se maria ailleurs. Marie avait déjà vingt-sept ans qu’elle était encore fille : la fleur de la beauté tombe vite aux pays chauds ; elle avait pris de l’embonpoint, ses traits, sans être flétris, n’avaient plus rien de virginal. C’est à ce moment qu’elle fut tirée de la solitude pour épouser le plus grand roi de la terre. Ce roi, il est vrai, était un barbon, il ne promettait pas d’être un mari fidèle, le bruit de ses amours remplissait le monde presque autant que le bruit de ses victoires. Qui serait la véritable reine ? Marie de Médicis ou la marquise de Verneuil ? Marie put se le demander pendant son long et fatigant voyage en France, et pendant les cérémonies du mariage. Un mois après la noce, Henri IV retourna à Mme de Verneuil ; il avait déjà assez de sa Florentine.
L’Italienne sans esprit se voyait le centre d’une cour où l’esprit dévorait tout, où ses chagrins étaient un objet de risée, où sa tristesse était insultée par l’universelle gaîté. Elle se défiait de tout le monde et ne se sentait à l’aise qu’avec sa femme de chambre, Leonora Galigai, et avec le cavalier de la Galigai, Concino Concini. Ce couple devint tout son univers : elle se fit de ces amitiés basses, cupides et intéressées, comme un asile et un oratoire. Elle s’ensevelit dans les cabinets, se donna, comme il arrive souvent, à ceux qui lui appartenaient, et qui sans elle n’étaient rien.
Nous ne raconterons pas ici les tristes épisodes d’une union malheureuse : les Mémoires de Sully, les dépêches des ambassadeurs espagnols, des envoyés belges, de l’Anglais Winwood, ont fait assez connaître ce ménage royal, ou les brouilles étaient continuelles. Henriette d’Entragues, infidèle, alliée à l’Espagne, avait encore plus d’empire sur le roi que l’épouse légitime. Celle-ci dut subir, l’une après l’autre, Jacqueline de Beuil, comtesse de Moret, — Charlotte des Essarts, faite comtesse de Romorantin, — la sœur de la marquise de Verneuil, la belle Marie d’Entragues, — enfin elle vit le roi s’enflammer pour la princesse de Condé. Nous ne nous appesantirons pas davantage sur les années qui suivirent la mort d’Henri IV ; il était, pour ainsi dire, naturel que la régente répudiât toute la politique d’Henri IV, qu’elle la contrecarrât, autant du moins qu’elle avait pu la comprendre. Étrangère, nourrie d’humiliations en France, elle ne pouvait guère avoir une politique française. Henri IV avait opposé la France à la maison d’Autriche ; elle se laissa tomber dans les filets de la politique espagnole. Elle fit dévier pendant quelques années notre histoire, jusqu’au moment où un grand ministre reprit les desseins d’Henri IV et remit la politique française dans son assiette naturelle.
Nous arriverons du coup à ce duel d’une femme et d’un prêtre, qui représentaient, la première humblement et en quelque sorte à son insu, le second avec la vision claire du génie, les deux grandes forces rivales qui se disputaient la prépondérance en Europe. Marie de Médicis mettait ses instincts de femme au service des héritiers de Charles-Quint ; Richelieu mit son intelligence profonde et sa volonté de fer au service d’une politique noble, libérale, libératrice de l’Europe. Il fit lever la moisson dont Henri IV avait semé la graine. Il empêcha l’empire d’étouffer le monde ; il fut le sauveur non-seulement de son pays, de tous les petits états, de tout ce que la tyrannie de l’empire menaçait de ruine et de léthargie.
Par un caprice étrange du sort, les deux adversaires étaient condamnés tous deux à lutter l’un contre l’autre par des moyens lâches et féminins : le sort du monde fut décidé dans des alcôves ; la ruse, l’hypocrisie, la délation, eurent autant de part à l’issue des grandes crises que les armées et les batailles. Le roi de France, âme débile et timorée, oscilla sans cesse entre l’aimant du respect filial et la terreur du ministre. L’histoire devint comme un drame, découpé en tableaux ; la pâle figure du roi y revient comme l’image de cette fatalité qui conduit les nations à leur destinée, à travers les larmes, le sang et les murmures des peuples.
Nous nous arrêterons seulement à ces années critiques de la brouille de Marie de Médicis et de Richelieu, qui furent des années décisives de notre histoire. M, Paul Henrard, mettant à profit les archives de Bruxelles, a publié sur l’exil de Marie de Médicis un ouvrage riche en documens et en renseignemens curieux. Il a parfaitement compris que la fuite de la reine mère et de Gaston d’Orléans dans les Pays-Bas, les conspirations qui y furent ourdies avec l’aide de l’Espagne, furent parmi les causes déterminantes qui amenèrent plus tard en Belgique et en Hollande les armées françaises : « Si ces deux puissances continentales, rivales depuis plus d’un siècle, et qui, pendant tant d’années, avaient en quelque sorte choisi l’Italie pour y vider en champ-clos leurs différends, finirent par prendre pour théâtre de leurs luttes la terre hospitalière, asile de l’ennemie irréconciliable du cardinal de Richelieu, c’est que cette terre était devenue le foyer où se concentraient toutes les haines soulevées par cet illustre homme d’état, et d’où partaient toutes les entreprises hostiles à son autorité et tous les attentats contre sa personne. »
Les haines sont plus vives pour succéder aux longues amitiés. On sait qu’avant d’être l’ennemi de Marie de Médicis, Richelieu avait été son protégé, nous dirions presque sa créature, si ce mot injurieux pouvait s’appliquer aux hommes de sa sorte. Contraint de quitter le ministère après l’assassinat du maréchal d’Ancre, Richelieu continua à entretenir des rapports avec la reine mère, dont les disgrâces avaient commencé. Il fut exilé à Avignon, mais dans son exil il n’était pas uniquement occupé d’écrire son Instruction du chrétien. La reine mère, prisonnière au château de Blois, s’évada dans la nuit du 21 au 22 février 1619, par les soins de duc d’Epernon. La cour employa l’évêque de Luçon pour la ramener ; Richelieu profita des circonstances pour relever l’édifice de sa fortune, il s’efforça de rendre à la reine mère la première place pour la partager avec elle. D’Épernon, qui avait traité avec son roi de puissance à puissance, n’obtint ni l’héritage du connétable de Luynes ni même la reconnaissance de la reine mère. Elle ne donna qu’un diamant à celui qui l’avait fait sortir de prison. « Elle a ouï dire, dit le Gascon, que les princes sont ingrats et veut faire croire que ses ancestres ne sont point des mercadans. » La reine justifia bientôt ce nom de « balourde » qu’on lui donnait volontiers ; elle ne se défia point de Richelieu, elle le fit cardinal et lui ouvrit l’entrée du conseil. Richelieu en fit sortir le surintendant des finances, La Vieuville, qui l’y avait appelé ; le 12 août 1624, il était premier ministre. Tant que le connétable de Luynes avait été vivant, Richelieu avait défendu la reine mère pour s’en faire un appui contre le favori : Luynes disparu, il n’eut plus besoin de la reine, et il le lui fit vite comprendre.
La reine ne fut pas longtemps à se plaindre à son fils que Richelieu avait voulu faire d’elle une marote ; Richelieu, se défendant contre elle, lui écrivait : « Quand vous considérerez l’estât auquel est une personne à qui on donne le timon d’un vaisseau à tenir dans une mer orageuse et pleine d’escueils, sans qu’il puisse en aucune façon le tourner, qu’il ne déplaise à ceux mesmes par le commandement et pour le salut desquels il veille perpétuellement, vous jugerez que je ne suis pas sans peine, l’expérience vous faisant cognoistre que, comme je suis maintenant mal avec vous, je suis quelquefois brouillé avec le roy et toujours avec Monsieur, et ce pour nul autre subjet que pour vous servir tous avec sincérité, courage et franchise. » (30 avril 1628.)
Richelieu avait une politique, Marie de Médicis n’avait que des passions ; elle tenait pour l’alliance espagnole, parce que Henri IV était l’ennemi de l’Espagne. Le mariage de Louis XIII avait été pour elle une sorte de vengeance ; dès qu’elle devina dans Richelieu un continuateur d’Henri IV, ses haines eurent comme un rajeunissement et se portèrent sur celui dont elle avait si longtemps espéré faire un instrument docile. On voit dans la correspondance de Richelieu que celui-ci fit de grands efforts pour conserver les bonnes grâces de la reine mère ; il lui écrit sans cesse, il la prend pour confidente et s’efforce de l’intéresser à tous ses desseins, mais il ne la réduit pas moins par degrés du rôle de régente au simple rôle de mère : il ne lui enlevait pas seulement le gouvernement, il lui enlevait son fils ; plus dissimulée que rusée, elle cacha longtemps les sentimens nouveaux avec lesquels elle regardait celui qui s’emparait de la confiance de Louis XIII ; les rapports s’aigrirent par degrés, la mésintelligence n’éclata que pendant l’année 1630, durant la campagne de Savoie. En vain Richelieu l’invite à venir voir le roi ; elle boude, elle médite sa ruine, pendant qu’il termine, à la gloire de la France, la guerre de la succession de Mantoue. Le moment devait venir où le roi serait obligé de choisir entre sa mère et le ministre ; cette crise inévitable est connue dans l’histoire sous le nom de la journée des dupes, bien qu’elle ait duré en réalité plusieurs jours. Nous ne raconterons point la scène fameuse du Luxembourg, quand la reine mère éclata enfin contre Richelieu, le voyage de Richelieu à Versailles, son explication avec Louis XIII, l’espèce de pacte qui fut conclu entre le cardinal et le roi. Ce moment est solennel dans l’histoire de France, car le cardinal avait des desseins qui ne pouvaient réussir si on ne l’armait d’une autorité incontestée ; pour obliger ses sujets à la fidélité, le roi dut promettre fidélité au plus grand de ses sujets. Il fut en somme esclave de sa parole ; il eut des murmures et des révoltes, souvent il se cabra, se déroba ; il tendit l’oreille aux calomnies, aux injures, aux moqueries des courtisans ; il eut des favoris comme pour se venger d’avoir un maître, mais je ne sais quel instinct droit et véritablement royal l’arrêta toujours à temps et lui rendit la vision claire de ses devoirs. Il voulait bien faire souffrir Richelieu, l’alarmer, l’inquiéter, il ne put jamais se résoudre à le perdre.
Jamais amant ne dépensa plus de temps et de ferveur auprès d’une maîtresse que Richelieu ne fut contraint de faire pour arracher son jeune roi à ceux qui le lui disputaient sans cesse. Après la journée des dupes, il lui écrit : « Je suis la plus fidèle créature, le plus passionné sujet et le plus zélé serviteur que jamais roy et maistre ait eu au monde. » Il ne mentait pas ; il aimait son roi d’une amour violente, il détestait tout ce qui pouvait le lui ravir. Après le coup d’état de la journée des dupes, il chercha pourtant d’abord à adoucir la reine mère ; il y employa le père Suffren, son confesseur, Bullion, ancien serviteur d’Henri IV, Rancé, longtemps secrétaire des commandemens de la reine ; il acheta bien cher et bien inutilement Le Goigneux et Puylaurens, les favoris de Gaston d’Orléans, dans l’espoir de tenir Monsieur tranquille. « Mon dict Monsieur aymera et affectionnera sincèrement ledict sieur cardinal, et ne consentira ny adhérera jamais en rien qui luy soit préjudiciable, mais l’assistera en toutes occasions, mesme auprès de la reine sa mère. » (Accord de Monsieur avec le roy, après la boutade de la reyne.) Monsieur, qui au lendemain de la journée des dupes avait promis « d’aimer, assister et protéger, selon les intentions du roy, M. le cardinal de Richelieu en tous temps, » alla, vers la fin de janvier 1631, trouver le cardinal et lui dit qu’il venait retirer la parole qu’il avait donnée d’être de ses amis, qu’il avait résolu de monter à cheval et de se rendre à Orléans, ce qu’il fit en effet.
Richelieu était inquiet dans son triomphe ; il croyait ou affectait de croire qu’il n’y avait pas de sûreté pour sa personne à hanter dans la maison de la reine mère ; « on me fera périr quand on voudra, sans que je puisse l’éviter, » disait-il à Vautier, le médecin de la reine, qui cherchait à s’entremettre entre sa maîtresse et le cardinal. Il savait qu’après la journée des dupes Marie de Médicis s’était enfermée secrètement au Val-de-Grâce avec le marquis de Mirabel, ambassadeur d’Espagne, que ce dernier avait offert de l’argent à Monsieur pour lever des troupes. Le roi, sur le conseil de son ministre, alla à Compiègne, où sa mère le suivit ; puis il partit précipitamment, en donnant ordre au maréchal d’Estrées de garder toutes les issues du château et de la ville, et de convier Marie de Médicis à prendre la route de Moulins. Le roi, en quittant Compiègne, s’arrêta à Senlis, et de cette ville écrivit à sa mère pour lui faire connaître ses volontés. Voici dans quels termes Richelieu annonçait cet événement au cardinal de Lyon : « C’est avec un sanglant et indicible regret que je vous donne avis du conseil que le roy s’est trouvé obligé de prendre à Compiègne, de supplier la reyne sa mère d’aller pour quelque temps demeurer à Moulins. Je voudrais avoir peu racheter de mon sang la nécessité de ce conseil… » Richelieu explique longuement que la reine mère n’a pas voulu s’associer aux résolutions qu’on voulait prendre contre Monsieur, et que sa présence, n’étant plus utile à la cour, ne pouvait qu’être préjudiciable. Dans une note écrite de la main même du cardinal, on lit : « On soupçonne non sans grand raison que la reyne est grosse. Si ce bonheur arrive à la France, elle le devra recueillir comme un fruict de la bénédiction de Dieu, et de la bonne intelligence entre le roy et la reyne sa femme depuis certain temps que personne n’y met plus d’obstacles et que les Espagnols n’ont plus tant de fréquentation en sa maison qu’ils avoyent auparavant, » insinuation qui est visiblement dirigée contre Marie de Médicis. Celle-ci avait refusé de quitter Compiègne ; elle y était en réalité captive, bien qu’on lui permît de sortir et de se promener. Monsieur, retiré à la cour de Lorraine, écrivait à son frère des lettres où il l’accablait de reproches. Louis XIII ne pouvait vaincre l’entêtement de Marie de Médicis ; celle-ci tenait à paraître prisonnière, elle ne voulait pas être trop loin de Paris ; on lui envoyait ambassadeur sur ambassadeur : elle refusa le séjour de Nevers comme celui de Moulins, elle refusa le gouvernement d’Anjou et le château d’Angers. Pour la calmer, on fit retirer les troupes qui étaient dans Compiègne ; elle pleurait, elle se plaignait à son fils qu’on ne fit rien que a pour surprendre une pauvre femme destituée de tout conseil, excepté de celui de Dieu. » Les libelles, répandus à profusion, représentaient le roi tantôt comme un fils dénaturé, tantôt comme la victime et la dupe d’un nouveau Concini. La reine mère écrivait au roi en parlant du cardinal : « Il sçait bien que j’ay trop de courage pour souffrir cette honte publique en cent ou six vingt lieues de chemin qu’il me veult faire faire contre ma volonté, sans y trouver la fin de ma vie qu’il veult sacrifier à la sûreté de la sienne et de ses ambitieux desseins que vous connaîtrez un jour, mais trop tard. » Elle déclara enfin que, si son fils voulait la voir, il ne la verrait qu’à Compiègne, d’où elle ne sortirait que par la violence.
Monsieur, pendant qu’il était en Bourgogne, avait écrit à l’infante Isabelle, gouvernante des Pays-Bas : elle lui avait envoyé un ambassadeur et l’avait invité à passer en Lorraine à la cour de Charles IV ; elle avait en même temps demandé ses ordres à son neveu Philippe IV ; celui-ci avait fait savoir à sa tante qu’il négociait une ligue entre les gendres de Marie de Médicis pour réclamer sa délivrance, mais que pour le moment il ne voulait pas s’engager plus avant. Le duc de Lorraine, qui se voyait déjà le beau-frère de Monsieur (celui-ci venait de lui demander la main de Marguerite de Vaudemont), qui levait des troupes et était prêt à entrer en campagne, fut peu satisfait de la prudente réserve de Philippe IV. Il chercha un moyen de compromettre et d’engager l’Espagne et n’en trouva pas de meilleur que de faire passer Marie de Médicis dans les Pays-Bas. Il n’y avait à cela qu’une difficulté, il fallait obtenir le consentement de l’infante Isabelle. Celle-ci demanda des instructions à Madrid ; mais la réponse devant être lente à venir, elle fit dire, après avoir pris l’avis de ses conseillers espagnols, qu’elle ferait à la reine mère dans les Pays-Bas l’accueil qui lui était dû.
Marie de Médicis hésitait : elle sentait bien qu’elle se perdrait en se jetant dans les bras de l’Espagne ; mais on parvint à lui persuader de chercher un asile dans une place forte du royaume. On détermina le chevalier de Vardes à lui ouvrir les portes de la Capelle. La reine mère, à minuit, couverte d’un voile, quitta ses appartemens, avec deux gentilshommes, une dame d’honneur et un aumônier. On raconta au concierge que la dame voilée était une fille d’honneur qui allait se marier secrètement dans un ermitage voisin. On trouva un carrosse, et l’on prit la route de la Capelle. A deux lieues de la ville, on rencontra le chevalier de Vardes tout en émoi, qui expliqua que son père le marquis de Vardes était arrivé à la Capelle le jour précédent, qu’il avait su que la place devait être livrée, qu’il s’était fait reconnaître de la garnison et avait fermé les portes. La reine mère n’avait plus que le choix entre le retour à Compiègne et le passage de la frontière. Elle continua sa route, et entra le 20 juillet à quatre heures à Avesnes. Elle envoya sur-le-champ un gentilhomme à l’infante pour lui annoncer son arrivée, un autre en Lorraine pour avertir le duc Charles et Monsieur. Le troisième alla porter à Louis XIII une lettre embarrassée où elle accusait Richelieu de lui avoir fait fermer les portes de la Capelle et de l’avoir contrainte à sortir du royaume, « tout ce qu’il désirait de moy et ce que je craignais le plus » (Mercure français), Richelieu dicta la réponse de Louis XIII : « Les appréhensions que vous témoignez avoir eues à Compiègne de vostre vie n’ont pas plus de fondement que la poursuite que vous mettez en avant vous avoir esté faite dans vostre retraite et l’intelligence que vous escrivez que l’on a eue avec le fils aîné du sieur de Vardes. » Le cardinal fît en même temps écrire par Balzac, qui était à sa dévotion, un « discours d’un vieil courtisan désintéressé sur la lettre que la reine mère du roy a escrite à sa majesté après estre sortie du royaume. » M. Cousin a cité, dans sa biographie de Mme de Hautefort, une deuxième lettre que la reine mère écrivit au roi ; elle y répète que sa vie était en danger, qu’elle a voulu se couvrir de la persécution du cardinal : « Je ne lui puis relâcher l’intérêt de mon honneur ; il faut auparavant, s’il vous plaît, qu’il soit juridiquement condamné ; et lors, si vous lui donnez la vie, je lui rendrai aussi volontiers tous mes ressentimens. » Loin de faire juger le cardinal, comme le lui proposait sa mère, le roi avait pris hautement son parti, il avait même convoqué le parlement au Louvre pour lui donner une marque publique de confiance. « Quiconque l’aymera, m’aimera et je le sauray bien maintenir. »
La petite cour de la reine s’était grossie à Avesnes ; elle y attendit ses carrosses, ses litières et ses mulets, « et bientôt, dit M. Henrard, on la vit, comme au Luxembourg, manger en public, entourée de ses gardes le pistolet au poing. » Elle y reçut le marquis d’Aytona, venu pour la complimenter. Marie de Médicis ne voulut pas tout de suite elle-même parler politique, elle dit finement à d’Aytona qu’elle était au pouvoir du roi d’Espagne, qui pourrait faire d’elle ce qu’il voudrait ; elle attendait encore un retour de son fils : elle désigna cependant M. de La Vieuville, le surintendant des finances disgracié par Richelieu, qui était venu la rejoindre pour entrer en pourparlers avec le gouvernement espagnol. L’infante de son côté désigna Rubens, que Marie de Médicis avait connu familièrement quand il décorait les salles de son palais du Luxembourg. Rubens s’enflamma pour la reine malheureuse, et bâtit de grands projets où il mettait, outre les Pays-Bas, les ducs de Guise et d’Épernon, le duc de Bouillon, maître de Sedan, le duc de Candale, les huguenots français ; il demanda à Olivarès la permission pour les émigrés français de lever des troupes dans les Flandres. « A cette époque, dit avec raison M. Henrard, ces pratiques n’étaient pas considérées comme aussi contraires au droit des gens qu’elles le seraient de nos jours, et depuis de longues années déjà, la France, en paix avec l’Espagne, entretenait cependant de ses subsides et même de ses propres soldats, enrôlés sous les drapeaux des Provinces-Unies, la guerre que celles-ci faisaient aux Pays-Bas espagnols. » Et l’Espagne pouvait, sans déclarer la guerre à la France, encourager et aider les émigrés français. « Jamais, écrivait d’Aytona à Philippe IV, il ne s’est présenté une occasion comme celle-ci d’humilier vos plus grands ennemis : votre majesté, ni aucun de ses royaux prédécesseurs, n’a jamais eu comme maintenant entre les mains une reine qui, après avoir longtemps gouverné la France, a obligé tant de gens, et un frère du roi, le seul héritier de la couronne. » Philippe IV, qui avait disputé à Henri IV la primauté politique en Europe, put savourer le plaisir de tenir engagés dans ses liens la veuve et un fils de son grand rival : il comprit toutefois que, pour trop triompher, on perd quelquefois le prix du triomphe ; le scandale qui réjouissait les ennemis de la France assurait la toute-puissance de Richelieu ; de plus petits ennemis du cardinal eussent été plus commodes à l’Espagne. Embrasser ouvertement la cause de la reine mère, c’était déclarer la guerre à la France. « Dès qu’elle sera chez nous, écrivait Olivarès en apprenant que le duc de Lorraine voulait la faire passer dans les Pays-Bas, nous ne pourrons traiter que sur les bases d’une restitution intégrale de tous les honneurs dont elle jouissait… Il pourra même arriver que nous nous trouvions engagés si loin que nous soyons obligés de recourir aux armes. » (5 août 1631.) Quand Philippe IV apprend l’arrivée de la reine mère, il écrit lui-même à l’infante : « Personne ne manquera de croire et ils se persuaderont en France et partout que cette fuite a été exécutée avec mon consentement et mon concours : donner la reine mère comme Espagnole sera un excellent moyen de la discréditer… La France, qui cherche un prétexte pour nous attaquer, pourra s’emparer de celui-là, et ceux qui sont autant que moi intéressés à soutenir la cause de la reine s’en retireront en la voyant dans mes états et donneront à entendre qu’en l’y recevant j’ai assumé l’obligation de la secourir. » (13 août 1631. Archives espagnoles.) Le roi n’a plus qu’une idée : faire sortir Marie de Médicis de ses états ; mais sa fierté ne lui permet pas de donner ouvertement ce conseil, il cherche à le faire venir d’ailleurs, d’Angleterre, de la Lorraine, de Florence, de la Savoie ; tout au moins ne veut-il rien entreprendre sans ses alliés, et sans que l’on trouve un corps aux projets de la reine mère et de Monsieur. On ne se fait pas beaucoup d’illusions à Madrid sur les projets des émigrés. Philippe IV, fidèle, en dépit de tout, à son titre de roi catholique, ne voulut pas entendre parler de livrer Calais à l’Angleterre, comme le méditaient quelques-uns des ennemis de Richelieu. « Le roi d’Angleterre étant hérétique et cette place catholique, je pense qu’il ne convient pas de la lui livrer. » Ses conseillers rappelèrent les embarras autrefois causés dans les Pays-Bas par le duc d’Alençon, par la reine Marguerite de Navarre ; l’armée du roi de France, ses vieux régimens, sa garde avaient-ils beaucoup à craindre d’une petite armée de mécontens, sans forteresses, qui fondrait comme la neige et serait perdue après une défaite ? Il leur parut qu’on ne pouvait s’embarquer dans l’affaire de la reine mère sans avoir avec soi l’empereur, le roi d’Angleterre, les ducs de Savoie et de Lorraine ; si cette ligue n’était formée, la plupart des conseillers exprimèrent le désir que la reine mère fût internée dans quelque ville et, si c’était possible, envoyée à Aix-la-Chapelle.
Ces résolutions furent communiquées à la gouvernante des Pays-Bas au moment même où elle épuisait pour Marie de Médicis tout le faste et toutes les délicatesses de la plus généreuse hospitalité. La reine mère s’était rendue d’Avesnes à Mons, où elle avait été reçue avec le cérémonial en usage pour les souverains ; elle y passa quinze jours, visitant les églises, et assistant à des bals. De La Serre, historiographe de France, a laissé une Histoire curieuse de tout ce qui s’est passé à l’entrée de la reine mère du roi très chrestien dans les villes des Pays-Bas. Il raconte comment Marie de Médicis alla au-devant, de l’infante, qui venait de Mariemont pour la saluer, comment les deux princesses se rencontrèrent à mi-chemin de Mariemont et de Mons. Le frontispice du livre les montre s’embrassant au milieu de la route, l’infante, vieille, amaigrie, vêtue de la robe des Pauvres-Claires, comme on la voit dans le beau portrait de Van-Dyck conservé au musée de Berlin, avec son œil noir, ses grands traits qui rappelaient les Valois plutôt que Charles-Quint. L’infante rentra à Mons avec la reine mère, puis la conduisit par Mariemont à Bruxelles. Elle la mena ensuite à Anvers, lui donnant partout des « entrées » royales. Les deux princesses assistèrent dans cette ville à la procession de la kermesse, elles se rendirent à la maison de Rubens, à l’atelier de Van-Dyck, et visitèrent l’imprimerie de Balthasar Moretus, le petit-fils de l’illustre Plantin. Les princesses allèrent ensuite passer en revue la flottille de Jean de Nassau.
Ces stériles honneurs servaient de couvert à la froideur de l’Espagne. Philippe IV ne songeait qu’à faire la paix avec la Hollande, loin de chercher à commencer des luttes nouvelles contre la France. L’infante, bien qu’elle eût déjà soixante-cinq ans, était plus ardente, plus désireuse de soutenir la reine mère ; elle ne voulait pas prendre sur elle de la renvoyer à Aix-la-Chapelle : « Il ne me paraît pas convenable, écrivait-elle à son neveu, que la reine y aille résider, ni dans aucune autre cité impériale ; ce n’est ni sûr, ni décent… Et quelle honte ne serait-ce pas pour nous ! Les Français ne manqueraient pas de publier partout que nous avons eu peur, et la reine, au lieu de reconnaissance, n’éprouverait que du ressentiment contre ceux qui, après l’avoir reçue, l’obligeraient à se retirer dans une ville étrangère où elle ne trouverait ni commodité, ni protection. Cette semaine, en parlant à la marquise de Mirabel, elle lui disait que, si la chrétienté lui refusait du secours, elle irait en demander au Turc. » (30 septembre 1631.)
L’infatuation de Marie de Médicis nous semble, à la distance de plus de deux siècles, quelque chose d’inexplicable ; elle croyait sincèrement à son bon droit, elle prétendait soustraire le roi de France, son fils, à la tyrannie d’un ministre exécrable. Monsieur, de même, dans les patentes distribuées à ceux qui faisaient des levées en son nom dans le comté de Montbéliard, dans le pays de Liège, ne parle que de « l’ambition prodigieuse et l’audace effroyable du cardinal de Richelieu » et de « l’estât auquel il a réduit la personne du roy. » Sous ne parlerons ici des entreprises de Monsieur que dans ce qui touche Marie de Médicis et le gouvernement des Pays-Bas. Le maréchal de La Force dut livrer un combat contre un régiment liégeois sur le territoire des Pays-Bas ; l’agent français à Bruxelles apporta à l’infante les excuses de son gouvernement, et les conseillers de la princesse la décidèrent à s’en contenter. De tels incidens pouvaient faire éclater la guerre, que Philippe IV redoutait. L’infante avait trop encouragé les levées de Monsieur, et ces maigres levées étaient devenues une gêne pour tout le monde. Personne ne bougeait en France : l’empereur n’était occupé que des progrès du roi de Suède ; Charles Ier se débattait contre son parlement, le duc de Savoie ne faisait rien pour Marie de Médicis, sa belle-mère. Celle-ci en était réduite à faire imprimer les lettres que son fils ne voulait plus recevoir[1]. Au moment où sa présence dans les Pays-Bas pouvait à tout moment faire éclater la guerre Avec l’Espagne, elle accusait Richelieu de chercher à rompre la paix avec la maison d’Autriche. Elle écrit au parlement : « Vous estes les seuls qui avez donné en ces occasions des preuves de courage et d’amour de vostre patrie ; vous avez la gloire d’avoir porté pour le public des souffrances mémorables à la postérité… Dieu vous fera la grâce de sauver le roy et l’estat, » Étrange langage ! cette patrie qu’elle invoquait dans son exil, savait-elle seulement ce que c’était ? Ce parlement qu’elle implorait aurait-il, en d’autres temps, eu autre chose d’elle que des mépris ? Quand elle parlait pour l’état, parlait-elle pour autre chose que pour soi ? Quand plus tard son petit-fils osa dire : « L’état, c’est moi ! » ce n’est pas seulement l’orgueil qui lui soufflait cette parole : il avait compris qu’il n’appartenait à personne, hormis au roi, de se donner comme le représentant de la France. Après que Louis XIII eut forcé le duc de Lorraine à signer le traité de vie, le duc d’Orléans fut contraint d’entrer dans les Pays-Bas. Il fut reçu à Bruxelles avec les mêmes honneurs que l’avait été sa mère. L’Espagne était tirée par degrés de sa neutralité, Richelieu avait avoué hautement son alliance avec le roi de Suède, et il n’était plus besoin de le ménager. Le marquis de Mirabel était allé de sa personne au-devant de Monsieur : Olivarès s’était enfin décidé à sortir de l’inaction. Richelieu tenta de faire un accord avec la reine, mais l’arrivée de Monsieur avait rendu celle-ci plus intraitable. Les intrigues de Marie commençaient à porter des fruits en France : Félicie des Ursins, sa parente, ébranlait le duc de Montmorency, son mari ; elle était secondée par les d’Elbène, et surtout par l’évêque d’Alby, originaires de Florence. Richelieu, pour terrifier ses ennemis, fit trancher la tête du maréchal de Marillac, qu’il tenait emprisonné depuis un an, malgré les protestations de la reine mère, qui écrivait aux juges de Marillac « qu’ils en répondraient de leurs biens et de leurs personnes, et qu’elle les prendrait à partie en leurs propres et privés noms, comme complices du cardinal de Richelieu et adhérens au parti qu’il avait formé contre le roi et contre l’état. » On sait comment Monsieur, avec 3,000 chevaux, quitta Bruxelles, comment il passa en Bourgogne, et rejoignit Montmorency dans le Languedoc, enfin comment la bataille de Castelnaudary mit fin à une lutte inégale. Richelieu avait répondu aux encouragemens donnés par le gouvernement des Pays-Bas aux mécontens français en cherchant à soulever les nobles belges ; mais le comte Henri de Bergh ne réussit point à soulever les peuples contre l’infante Isabelle, et ses menées restèrent sans résultat. Les Belges désiraient la paix, ils étaient las des guerres inutiles que l’Espagne soutenait depuis un demi-siècle pour remettre la Hollande sous le joug ; mais le doux gouvernement de l’infante leur donnait une sorte d’indépendance qui leur était chère.
Richelieu cherchait toutes les occasions qui pouvaient lui permettre de brouiller l’infante avec les états ; il demanda l’extradition de deux prêtres attachés à la reine mère, de l’abbé de Morgues de Saint-Germain et du père Chanteloube, prêtre de l’Oratoire, qu’il accusait d’avoir écrit un libelle intitulé Question d’état, où l’on conseillait l’assassinat du cardinal. L’infante répondit qu’elle ne pouvait disposer de personnes qui étaient à la reine mère ; là-dessus, l’envoyé français demanda une audience aux états, et l’infante fit signifier aux états qu’ils eussent à refuser de le recevoir. Les députés belges tinrent pour l’infante et ne voulurent pas même recevoir une lettre de l’envoyé français. « C’était bien moins, dit M. Henrard, le caractère des Belges que celui de leurs institutions qui les rendait réfractaires aux dangereuses insinuations de ceux qui voulaient les soulever contre le gouvernement établi ; malgré tout ce qu’on a dit de l’intolérance et du despotisme de l’Espagne, les vieilles libertés communales et provinciales qui manquaient à la France étaient encore presque toutes debout dans les Pays-Bas, et, sauf quelques ambitieux dont les visées étaient plus hautes, chacun trouvait, malgré l’absorption du gouvernement central par l’élément étranger, dans la sphère plus étroite de la province ou de la cité, de quoi satisfaire son activité et ses goûts de domination. Une autre cause d’insuccès pour les fauteurs de rébellion était la persistance des vieilles rivalités qui jadis avaient soulevé l’un contre l’autre l’habitant des Flandres et du Brabant, l’habitant du Hainaut et de l’Artois, bien que depuis deux siècles ils vécussent sous le même sceptre. »
La reine mère avait fait tout ce qui dépendait d’elle pour aider aux projets de son second fils, elle avait essayé d’intéresser en sa faveur Ferdinand II, l’empereur d’Allemagne, elle avait appris avec une vive douleur que son nom n’avait pas même été prononcé, non plus que celui d’aucune des personnes qui lui étaient restées fidèles, dans le traité de Béziers qui avait suivi la défaite de Castelnaudary. Un de ceux qui l’avaient rejointe aux Pays-Bas, le baron de Guesprez, capitaine de ses gardes, fatigué d’un exil dont il ne voyait plus la fin, fut soupçonné d’être entré secrètement en rapports avec le cardinal. La reine le fit arrêter dans son logis et enfermer au château de vilvorde. Guesprez adressa une requête aux états-généraux. On fit des remontrances à Marie de Médicis, et on la supplia de faire élargir le prisonnier. La reine repoussa avec hauteur les observations qui lui furent faites : Guesprez était à elle, et il lui était loisible de le châtier, « vu qu’elle n’avait pas moins de juridiction sur ses domestiques que les ambassadeurs des souverains. » Le conseil d’état fit interroger Guesprez : l’enquête démontra qu’il n’avait point trahi sa maîtresse, et l’infante le fit relâcher.
A Bruxelles et à Madrid, on désirait que la reine mère fît sa paix avec le roi de France : elle était devenue une gêne ; seule l’infante continuait à la combler de ses égards ; la reine commençait aussi à songer au retour en France, quand Monsieur reparut subitement à Bruxelles. Il n’avait signé le traité de Béziers que le couteau sur la gorge. Peu d’heures avant de mourir, Montmorency avait révélé le secret du mariage de Gaston et de Marguerite de Lorraine. Louis XIII n’avait jamais aimé son frère, il avait à grand regret consenti au premier mariage du duc d’Orléans avec Mlle de Montpensier. Gaston n’était-il pas son héritier ? ne pouvait-il pas avoir des enfans ? sa jeune femme était morte après dix mois de mariage, donnant le jour à celle qui fut depuis nommée la grande Mademoiselle. Marie de Médicis songea tout de suite à le remarier ; elle eut de la peine à décider Louis XIII à lui permettre de négocier un mariage avec la cour de Florence. Louis ne vit pas sans plaisir emprisonner Marie de Mantoue, dont son frère s’était un moment épris ; quand il apprit le mariage lorrain, il en conçut un vif ressentiment. Ce n’est pas que la maison de Lorraine fût indigne de s’allier à la maison de France, mais le duc d’Orléans, héritier de la couronne, ne pouvait se marier sans la permission du souverain. Dès que Monsieur apprit que son secret était connu, il quitta furtivement Tours avec Puylaurens, qui redoutait particulièrement et à bon droit la colère du roi, et parvint à passer dans les Pays-Bas. Il arriva à Bruxelles le 21 novembre 1632. Sa mère avait quitté cette ville pour se rendre à Malines ; elle reçut son fils avec froideur et ne consentit pas à retourner avec lui à Bruxelles. Avant la fin de l’année, elle fixa sa résidence à Gand.
La reine y tomba malade d’une fièvre tierce qui résista à toutes les saignées, et l’infante avertit le roi de France de l’état de sa mère. Louis XIII lui envoya un gentilhomme porteur d’une lettre affectueuse que Richelieu avait dictée : la reine remercia ce gentilhomme, nommé Des Roches ; mais sitôt que celui-ci tenta de lui offrir les complimens du cardinal, elle l’arrêta court, ne voulant point, dit-elle, recevoir de ses nouvelles ni de ses complimens. Elle envoya elle-même un gentilhomme au roi, avec ordre de ne point visiter le cardinal. Monsieur, pendant ce temps, tout en cherchant à se rendre dangereux, permettait à ses affidés, à Puylaurens, au marquis du Fargis, de négocier avec le cardinal. L’infante le savait, comme le marquis d’Aytona, comme Marie de Médicis elle-même, qui sentait s’élargir la blessure que lui avait faite le traité de Béziers. Le cardinal touchait à ses fins, et sa vengeance était complète : après avoir séparé la reine de Louis XIII, il allait la séparer de son second fils, de celui qui avait été jusque-là le favori de son amour maternel, l’objet de ses ambitions et de ses espérances. Les amis de Gaston commençaient à regarder du côté de Richelieu bien plus que du côté de la reine mère ; ils vivaient à Bruxelles dans les plaisirs, étonnant plutôt que charmant la noblesse belge par leur impertinence, leur belle humeur et leur légèreté.
Richelieu voyait ses ennemis divisés ou bien près de l’être ; il tira du duc de Lorraine une vengeance éclatante et sommaire. Il fit entrer une armée française en Lorraine sans déclaration de guerre. Nancy fut étroitement investie ; le roi de France demanda que la jeune femme de Monsieur lui fût livrée. La princesse réussit à s’évader sous un costume d’homme, en compagnie du cardinal Nicolas François, frère de Charles IV, qui conduisait des négociations avec le roi. Elle suivit à cheval la route de Thionville, ou elle arriva si fatiguée, que, roulée dans son manteau, elle s’endormit sur le glacis pendant qu’on parlementait pour lui faire ouvrir les portes. Elle écrivit de Thionville à l’infante et à Puylaurens. Marie de Médicis éprouva, en apprenant son arrivée, « la plus grande satisfaction qu’elle eût reçue en sa vie. » Monsieur permit à sa femme de venir le rejoindre, il ne savait plus ce qu’il avait à espérer de Richelieu ; Louis XIII était entré en maître dans Nancy, et le cardinal ne semblait pas plus enclin que de coutume à la générosité. Il redoutait sur toute chose de voir les Provinces-Unies faire la paix avec l’Espagne ; il leur faisait les offres les plus séduisantes, pour les engager à continuer la guerre, il harcelait partout l’Espagne et ne négligeait aucun moyen de l’affaiblir.
L’infante Isabelle mourut le 1er décembre 1633 ; ses dernières paroles furent adressées à Monsieur : elle lui tint « de bons et saints propos sur l’amour qu’il est obligé de porter à sa mère, lui recommandant assez fort la pitié ; enfin elle luy dit que, si en ce monde elle ne luy a peu faire tout ce qu’elle voulait et eût désiré, qu’allant maintenant vers Dieu, elle le supplierait particulièrement de l’ayder et consoler madame sa mère,[2]. » Philippe IV avait nommé d’avance un conseil de régence, mais la mort de l’infante fut véritablement un jour de deuil pour les réfugiés français. Marie de Médicis perdait l’amie la plus constante, la plus délicate et la plus généreuse, la petite-fille de Charles-Quint avait toujours eu la main ouverte ; pour payer ses dettes, ses pensions et ses legs, il fallut vendre les joyaux du trésor qu’elle avait mis en gage pour le paiement de l’armée.
Dès qu’il faut prêcher l’union, on peut dire qu’il n’y a plus d’union : rien ne séparait plus au fond la reine mère de Richelieu que la haine ; l’âge, le froid de l’exil, avaient glacé son ambition, elle n’aspirait plus à régner, son fils aîné n’était plus un enfant, il avait montré de vraies capacités militaires ; Monsieur avait des visées trop personnelles, la reine se sentait plus abandonnée chaque jour. On a souvent vu d’ailleurs l’exil creuser des abîmes entre ceux qu’il a d’abord rapprochés ; les riens y grossissent et prennent des proportions monstrueuses. L’ennui, la vie fermée, l’espèce d’autophagie de ceux qui sont jetés loin de leur pays, entretiennent des sentimens dont les natures les plus hautes et les plus généreuses peuvent seules se défendre.
Richelieu, qui excellait à diviser les hommes, avait offert au duc de Lorraine de lui rendre Nancy si Gaston lui livrait la princesse Marguerite. Monsieur repoussa cette proposition avec indignation ; mais le cardinal ne demandait souvent le plus que pour avoir le moins. Monsieur eut l’offre de la Champagne, de la Bourgogne, avec ses apanages, ses pensions : le cardinal allait très loin pour le détacher de sa mère et le ramener seul en France.
Dans ces conjonctures, Marie de Médicis prit une grande résolution : son orgueil plia enfin, elle se décida à négociée pour son propre compte ; elle espérait qu’il y avait au fond du cœur de Louis XIII quelque remords à son endroit ; elle envoya au roi un gentilhomme, M. de Villiers Saint-Genest. On ne sait au juste ce qui se passa dans les deux, audiences données à Saint-Genest. Richelieu s’était promis de ne pas laisser rentrer la reine mère ; il la représentait sans cesse au roi comme complice de toutes les tentatives de meurtre, vraies ou supposées, qu’on faisait contre sa personne ; s’il faut en croire les Mémoires de Richelieu, le roi se serait rendu l’écho de ces accusations ; il était notamment convaincu de la culpabilité du père Chanteloube, qui avait été condamné par le parlement de Metz comme complice d’un certain Alfeston, accusé de complot contre la vie de Richelieu ; il aurait même remarqué qu’Alfeston, quand on l’avait arrêté, était monté sur un cheval nommé « le grand hongre, » qui sortait de l’écurie de la reine mère ; il aurait enfin déclaré « qu’il ne pouvait s’accommoder avec sa mère, tant qu’elle aurait auprès d’elle des gens comme le père Chanteloube et Mme du Fargis. » Saint-Genest, revenu à Bruxelles, fit un récit qui corrobore à peu près le récit de Richelieu ; le roi, troublé par ces entretiens, où il avait laissé percer plus de tendresse, de curiosité, de tristesse que n’eût voulu Richelieu, demanda au conseil, si, oui ou non, il devait laisser rentrer sa mère. Richelieu fit contre Marie de Médicis un réquisitoire en règle, et le conseil décida que, si la reine voulait livrer les complices des tentatives d’assassinat dirigées contre le cardinal, elle devait être reçue dans le royaume, et vivre dans une de ses maisons, loin, de la cour. Cette première tentative de la reine mère avait échoué, parce qu’elle avait voulu tout obtenir du roi et rien du cardinal.
Il ne faut pas s’étonner si les dissentimens entre la reine mère et le duc d’Orléans s’accentuèrent après que tous deux eurent médité de faire une paix séparée. Ceux que Saint-Simon devait plus tard appeler dans sa langue énergique les « valets intérieurs » faisaient tout ce qui dépendait d’eux pour les aggraver : le marquis du Fargis s’était rendu odieux à la reine mère ; Monsieur nomma la marquise du Fargis dame d’honneur de la duchesse d’Orléans, malgré les protestations de celle-ci. Marie de Médicis, dégoûtée et enfin vaincue, comprenant qu’elle n’obtiendrait rien du roi si elle ne s’adressait au cardinal, se décida enfin à une démarche que son orgueil avait jusque-là obstinément repoussée. Résolue à traiter, elle ne fit pas les choses à demi, elle avertit loyalement le roi d’Espagne, elle avertit aussi ses deux gendres, le roi d’Angleterre et le duc de Savoie ; elle envoya à Paris un gentilhomme, M. de La Leu, avec des lettres pour le cardinal. Le père Suffren, qui avait l’estime de Richelieu, lui écrivit de son côté ; Chanteloube, haï du cardinal, consentait à être exclu du traité. La reine ne faisait aucune condition, elle capitulait, tirant encore quelque grandeur de l’excès même de son humiliation.
Richelieu ne se laissa point fléchir : eut-il tort ? eut-il raison ? L’exil semblait peut-être un châtiment trop doux à celui qui avait fait tomber tant de têtes illustres ; il était de ceux qui expriment de la victoire tout ce qu’elle contient et qui ne fournissent jamais d’armes contre eux-mêmes. « Il connaissait trop bien la reine, dit M. Henrard, pour supposer qu’elle renonçait à jamais à la lutte, et à l’espoir de regagner un jour l’influence qu’elle avait un moment possédée. Il se souvenait d’avoir assisté, après la mort du connétable de Luynes, à ses patiens et persévérans efforts pour ressaisir, le pouvoir et pour se rendre maître de l’esprit du roi ; il avait été alors son complice, il avait lu jusqu’au fond de cette âme italienne, il savait ce dont elle était capable. Il prévoyait que, rentrée en France, désarmée et vaincue, elle était bien plus à craindre qu’elle ne l’avait jamais été à Paris, révoltée et violente ; si éloignée de la cour qu’elle fût, qu’un rapprochement était toujours possible entre elle et le roi, et que, dans toute entrevue entre le fils et la mère, l’émotion d’une telle rencontre, le souvenir d’une mutuelle et ancienne affection, ouvraient la porte à l’inconnu. » Richelieu ne voulut rien modifier au programme qu’il avait eu l’habileté de faire tracer par le conseil ; Louis XIII déclara à M. de La Leu que sa mère recevrait tous les contentemens qu’elle pouvait désirer, sitôt qu’elle aurait livré à la justice royale Chanteloube, Saint-Germain, il nomma aussi le Florentin Fabroni, astrologue, qui, « par de vaines prédictions, avait mis sa vie en compromis dans l’opinion publique. » Richelieu osa même écrire à la reine et au père Suffren des lettres où il faisait clairement comprendre qu’il ne croyait pas à la sincérité de son ancienne protectrice. Son esprit, froid comme un poignard, son cœur, fermé à la pitié, ne servaient point sans doute une haine vulgaire ; il ne fut point touché du plaisir qu’un autre aurait pu éprouver en faisant grâce à la mère de son roi ; il ne voyait en elle qu’un péril pour sa toute-puissance, qu’il avait mise, comme sa force, sa santé, sa vie, au service de la France. Peut-être cependant exagérait-il ce péril : la reine mère n’était plus ce qu’elle avait été ; elle était pareille à un ressort brisé. Nous la voyons désormais plus isolée, vivant avec quelques intimes et presque résignée à un sort qu’elle n’a plus la force de changer. Elle assiste sans émotion aux plus grands événemens. Pour les émigrés français, bien qu’engagés avec l’Espagne, ils ne sont pas insensibles aux grands coups de la fortune qui peuvent tomber sur leur pays ; ils comprennent que la politique de Richelieu, liée à la ligue protestante, a subi une sensible défaite à Nordlingen, et ils se sentent battus avec les Suédois.
Le courrier qui apporta la nouvelle de Nordlingen à Monsieur le trouva sur l’Escaut, jouant aux cartes sur une galère avec ses gentilshommes. Dans son saisissement, il jeta à la rivière les cartes et l’argent qui étaient devant lui : mouvement de colère dont il faut savoir gré à ce jeune prince, que de méchans courtisans avaient promené dans un dédale de fautes. Il jura devant sa mère et devant le père Suflren qu’il ne tirerait pas un coup de pistolet contre son pays avec les gens qu’on levait pour lui. (Lettre du marquis d’Aytona à Philippe IV ; Bruxelles, le 11 octobre 1634.) Les Espagnols pensèrent un moment à l’arrêter : les Français tenaient des propos imprudens, et le peuple de Bruxelles commençait à les regarder de très mauvais œil. Monsieur était plus désireux qu’il ne l’avait jamais été de rentrer en France. Richelieu, de son côté, comprit après Nordlingen qu’il ne fallait pas laisser un fils de France aux mains de l’Espagne. Autant il avait été implacable contre la reine mère, qui n’était rien hors de France, étrangère comme elle était, sans droits à la couronne, autant il se montra conciliant avec Monsieur. Il lui envoya le traité d’Écouen, que Monsieur pouvait très bien accepter et qu’il accepta en effet. Gaston, pour échapper aux Espagnols, dut garder le secret à tout le monde, même à sa mère et à sa femme ; il partit avec quelques gentilshommes pour la chasse au renard ; la petite bande sema sa route de chevaux fourbus et réussit à entrer à la Capelle.
La fuite de Monsieur faisait à la reine mère une situation plus difficile ; on l’en crut complice, la mauvaise humeur des Espagnols et des Belges dut naturellement se tourner sur sa petite cour : elle ne fit rien paraître de ses sentimens ; au fond de son cœur, elle approuva peut-être son fils. Ce n’était plus sa propre volonté qui la tenait hors de France, c’était l’inexorable volonté de Richelieu.
Elle vit arriver dans les Pays-Bas l’un des vainqueurs de Nordlingen, le jeune cardinal-infant don Fernando, qui fit son entrée à Bruxelles à cheval et vêtu en soldat, avec l’épée que Charles-Quint avait portée à la bataille de l’Elbe. L’infant traversa la ville avec ses gardes tudesques, entouré des gildes ; après avoir été à Sainte-Gudule, il se rendit au palais de la reine mère, qui vint le recevoir jusque dans l’antichambre. Elle le complimenta sur « sa singulière et si grande victoire, » et se félicita de ce qu’il venait lui rendre tout ce qu’elle avait perdu par la mort de l’infante Isabelle. Le cardinal-infant n’était pas homme à se préoccuper outre mesure des querelles du parti français et du parti lorrain, car la sœur de la duchesse d’Orléans, la charmante princesse de Phalsbourg, était à la tête d’un parti d’émigrés hostile à la reine mère : il se préparait à la guerre contre la France, qui devenait imminente. Richelieu se décida enfin à jeter le gant à l’Espagne ; un héraut d’armes, vêtu d’une cotte violette semée de fleurs de lis, et portant les armes de France et de Navarre, vint à cheval à Bruxelles avec un trompette, et apporta la déclaration de guerre : peu de jours après, tous les Français reçurent ordre de quitter Bruxelles, excepté la reine, la duchesse d’Orléans et leurs suites. On pria bientôt Marie de Médicis de retourner à Anvers, à l’abbaye Saint-Michel, sous prétexte que ses gens n’étaient plus en sûreté dans la capitale. Pendant la guerre, la reine resta tranquillement à Anvers, protégée par les fortifications de cette place ; elle y fut reprise des accès de la fièvre intermittente qui l’avait tourmentée à Gand, mais cette fois le roi de France ne dépêcha pas auprès d’elle, bien qu’après la malheureuse campagne de Flandre elle eût écrit à Louis XIII pour s’offrir comme médiatrice. Ayant appris que le pape avait offert sa médiation et envoyé dans cette intention Jules Mazarin comme nonce à Paris, elle écrivit au saint-père la lettre suivante : « Le principal dessein que le cardinal de Richelieu a eu dans la révolte, qu’il tenait infaillible, des Pays-Bas a esté de nous perdre ; ce qui fust arrivé, si Dieu ne nous eust préservé de ce péril en favorisant les armes du roy d’Espagne, notre beau-fils, sous le commandement de notre neveu, l’infant-cardinal, qui, s’estant porté avec tout le courage et la résolution que l’on se pouvait promettre d’un prince si généreux, a forcé ceste armée victorieuse de cinquante mille hommes à se retirer des portes de Bruxelles, et dans sa retraite ayant assiégé Louvain, l’a aussi contraincte de lever le siège, tellement qu’elle est maintenant réduite à un si petit nombre qu’il est impossible qu’elle puisse seurement sortir de ce pays que par mer. Ce succès, si éloigné des attentes du cardinal de Richelieu, nous donne lieu de respirer. Et nous pouvons assurer votre sainteté que, nonobstant toutes ces précautions que nous avons souffertes, jusques à cette heure, nous n’avons point diminué l’affection que nous avons pour le roy, notre honore seigneur et fils. Car la connaissance que nous avons du fond de son âme nous fait croyre que, si l’on ne luy déguisait point l’estat des affaires, il eust plus tôt consenti à sa mort qu’à une guerre si injuste et qui est au détriment de la religion[3]. » Cette lettre fut portée à Rome par l’abbé Fabroni, Ne recevant point de réponse de la cour de Rome, la reine chargea Mazarin de faire parvenir une autre lettre qu’elle écrivait à Louis XIII. On possède cette étrange missive où Marie de Médicis évoque sans cesse Henri IV et supplie son fils de conclure la paix. Mazarin eut soin de montrer cette lettre au cardinal avant de l’expédier au roi, qui était alors en Champagne. Le roi, peu après, vit Mazarin à Saint-Germain et lui dit que la lettre de sa mère ressemblait beaucoup à un manifeste contre la France, qu’il ne pouvait s’en étonner, parce que la reine mère était encore occupée à chercher des ennemis contre la France et venait précisément, sans y réussir, de tenter de détourner de son devoir le duc de Rohan, occupé dans la Valteline.
L’accusation n’était pas sans fondement ; chaque fois que la reine tentait de se rapprocher de son fils, elle fournissait maladroitement à Richelieu quelque moyen de détruire tout l’effet de ses discours. Au reste elle n’avait pas eu plus de succès dans sa tentative de médiation auprès de l’Espagne et de l’empereur qu’auprès du pape et du roi de France.
La campagne de 1636 commença de la manière la plus fâcheuse pour la France. La puissante armée du cardinal-infant envahit tout le nord et fit tomber nombre de places ; le comte de Soissons, appelé à la hâte, prit le commandement, mais il dut quitter la Somme et se replier sur Compiègne pour couvrir Paris. Nos affaires furent rétablies à la fin de l’année, et le cardinal-infant se vit arracher Corbie par une armée commandée par le duc d’Orléans, ayant sous ses ordres le comte de Soissons, les maréchaux de Châtillon et La Force. C’est pendant le siège de Corbie qu’une nouvelle conspiration fut ourdie contre le cardinal. Le complot ayant avorté, Monsieur et le comte de Soissons prirent la fuite. Cette fois Monsieur resta en France et prit le chemin de la Guyenne ; le comte de Soissons fit sa retraite à Bruxelles. Monsieur ne tarda pas à faire son accommodement ; la reine mère s’accrocha au comte de Soissons, elle lui envoya Fabroni à Sedan, où il s’était enfermé ; elle fit pour lui un traité avec l’Espagne, que ce prince refusa de ratifier, car il lui arriva au moment où il venait de se réconcilier avec le roi de France. La méfiance contre les Français était devenue si profonde dans les Pays-Bas, que Marie de Médicis ne sortait plus de ses appartemens à Bruxelles ; elle ne fréquentait même plus l’église voisine de son hôtel, et faisait dire la messe dans son oratoire. Elle prit enfin le parti de demander l’hospitalité à son gendre Charles Ier ; le cardinal-infant, qu’elle avertit de cette résolution, dissimula la joie qu’il en ressentit ; les Belges soupçonnaient toujours la reine de vouloir se réconcilier avec son fils, et l’imagination populaire la voyait parcourir la forêt de Soignies pour rencontrer des émissaires du cardinal. Le cardinal-infant se défiait à bon droit des serviteurs de Marie de Médicis, presque tous vendus au cardinal.
Sans attendre la réponse de Charles Ier, Marie de Médicis se décida subitement à quitter les Pays-Bas. Elle fit mine d’aller à Spa ; partant de Bruxelles le 10 août, elle prit, par Louvain et Tirlemont, la route de Liège ; elle rencontra les magistrats de Liège qui venaient la saluer, puis, changeant tout à coup de direction, elle alla coucher à Hasselt, et se dirigea ensuite sur Bois-le-Duc, où était le prince d’Orange. Le prince monta à cheval et, accompagné de sa femme et d’un nombreux état-major, il alla la recevoir à une lieue de la ville. Frédéric-Henri lui rendit tous les honneurs dus à une souveraine ; tout le monde remarqua l’air altier avec lequel Marie de Médicis aborda la princesse d’Orange. Que voulait-elle, en sortant d’une province espagnole et en entrant chez les ennemis de l’Espagne ? Est-il vrai, du moins quelques-uns l’ont cru, qu’à l’approche de la naissance d’un dauphin, elle ne voulût plus rester chez les ennemis de la France et se préparât par cette sortie à une nouvelle régence, sachant le roi de France de très chétive santé ? Était-elle seulement fatiguée de sa solitude de Bruxelles et irritée des traitemens dont elle commençait à souffrir ? Avait-elle des raisons de se séparer de la duchesse d’Orléans ? le séjour de Spa offrait-il quelque péril ? Le choix des Pays-Bas n’était pas si malhabile, car dans ces provinces, le peuple ne vit dans Marie de Médicis que la veuve d’Henri IV et elle fut reçue avec un enthousiasme naïf et reconnaissant. Ces effusions furent telles que Richelieu en fut irrité, et quand les états s’avisèrent de faire une démarche auprès de lui pour demander le retour en grâce de la reine mère, il les trouva fort impertinens : « Ces bonnes gens parlent de ce qu’ils ne savent pas. »
La reine partit pour l’Angleterre ; elle y fut reçue par Charles Ier et s’installa au château de Saint-James. M. de Bellièvre, l’ambassadeur de France, eut défense d’aller la voir plus d’une fois et de recevoir aucun de ses serviteurs. Charles Ier envoya solennellement lord Jermyn à Paris pour demander au roi de France « qu’il lui plût de permettre le retour de la reine sa mère dans le royaume et de lui laisser la libre jouissance de tout, le bien dont elle jouissait avant sa sortie, ou au moins lui envoyer à Londres de quoi vivre et s’entretenir en sa qualité. » Lord Jermyn portait deux lettres au cardinal, l’une de la reine Henriette, l’autre de Marie de Médicis, très humble, trop humble ; elle promettait d’oublier le passé : « Je veux vous aimer dorénavant et je serai même bien aise de vous devoir un service aussi grand que celui de mon retour auprès du roi. »
Le conseil fut réuni, et, sur son avis, Louis XIII écrivit à Charles Ier une lettre assez sèche ; il refusait de prendre aucune résolution jusqu’au rétablissement d’une bonne paix. Il ne faisait pas même allusion à la demande d’argent faite par lord Jermyn. Charles Ier était embarrassé dans ses finances ; la reine mère tomba dans un tel dénûment qu’elle dut prier le cardinal de faire payer ses dettes. Il lui envoya cent mille francs et lui promit que le triple de cette somme lui serait payé annuellement à Florence, si elle s’y rendait ; il lui traçait en même temps un itinéraire pour aller en Italie.
Le vicomte Fabroni travaillait à faire partir la reine mère pour son pays natal ; cet aigrefin garda pour lui presque tout l’argent envoyé par le cardinal, et, voulant tirer de France de plus fortes sommes, il s’avisa de réclamer les arrérages des biens que possédait Marie de Médicis en France. Le cardinal reçut fort mai ces ouvertures, et répondit qu’on avait dépensé les revenus de la reine à mettre en état de défense les places frontières pour les protéger contre les entreprises des ennemis du roi. Charles Ier fut bientôt contraint de renvoyer sa belle-mère : la populace de Londres menaçait le palais de Saint-James, qui était ouvert aux catholiques ; la chambre des communes, le 11 mai 1641, demanda au roi l’éloignement de Marie de Médicis, et vota 9,000 livres sterling pour ses frais de voyage. La reine mère vit mourir en arrivante Flessingue le vertueux père Suffren, âgé de soixante-seize ans, son confesseur depuis vingt-six ans ; elle s’embarqua à Rotterdam pour Cologne, où elle s’arrêta dans l’espoir sans doute d’obtenir quelque chose des plénipotentiaires qui s’y trouvaient réunis pour répondre à l’appel du pape Urbain. Elle y tomba gravement malade, et mourut le 3 juillet, âgée de soixante-neuf ans. La veuve d’Henri IV fut assistée à ses derniers momens par l’archevêque électeur et par les deux nonces, qui représentaient le pape au congrès : pendant sa maladie, elle ne vit d’autres figures que celles de l’avide Fabroni, de son neveu Jules de Médicis, qui depuis peu l’avait rejointe, de l’abbé de Saint-Germain, de Le Coigneux et de Monsigot, anciens serviteurs de Monsieur, qu’elle avait pris à son service. Ainsi finit, entre quelques familiers infimes, loin du Louvre, loin de son Luxembourg, pauvre et délaissée, celle qui avait épousé le plus grand roi de son temps. Ses enfans ne recueillirent pas ses derniers soupirs. Richelieu lui avait tout pris, le prêtre avait vaincu la femme.
AUGUSTE LAUGEL.
- ↑ Lettre escritte au roy par la reyne mère de sa majesté. Bruxelles, 20 décembre 1631.
- ↑ Le secrétaire Della Faille à M. Beuvis. Bruxelles.
- ↑ Marie de Médicis au pape Urbain VIII, Anvers, 23 Juillet 1635. — De la collection de M. Rogemans, publiée dans les Annales de l’Académie d’archéologie de Belgique.