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Le Duel du précipice

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Le Duel du précipice
J. Fort (p. 153-157).


PROSE


LE DUEL DU PRÉCIPICE


(Poésie erse[1])


Je t’atteindrai, je te frapperai de mon épée, et ton crâne me servira dans les festins, dit le Danois.

Mes chiens ont faim, répondit le Saxon ; ils demandent du sang, et ce ne sera pas la première fois que mes chiens auront été servis avant le fils de tes aïeux.

Il dit, et il ricane comme un corbeau qui croasse à l’aspect d’un cadavre. Attends-moi seulement, dit le Danois ; et il parcourt le bord de l’abîme, cherchant un passage. La place où je t’attends, tu y attendras les vautours, répond le Saxon, toujours immobile et debout dans ses armes.

Mais l’abîme qui les sépare est large et profond ; il est semé de rochers, et un torrent roule au fond comme un tonnerre. C’est en vain que le Danois cherche un passage : il rugit de fureur. Cependant, à l’aspect du combat des deux barbares, les armées s’arrêtent, les trompettes font silence ; les coursiers frappaient du pied la terre, et le sang ruisselait le long des piques.

Un sapin était là, un vieux sapin qui avait été abattu par les tempêtes. Les esprits de la nuit l’avaient roulé du haut de la montagne, afin qu’il descendît vers les mers, et qu’il conduisît vers les contrées lointaines les héros, leurs enfans ; mais le sapin s’était arrêté sur le bord de l’abîme, sachant qu’il ne verrait jamais de combat plus terrible que celui dont il allait être témoin.

Le Danois s’avance rapidement, plié sous l’horrible fardeau ; le Saxon, son glaive nu à la main, se tient prêt à s’élancer sur le pont que son ennemi lui prépare. Tout à coup le Danois s’arrête, et le sapin tombe en retentissant sur les deux bords.

Ils se sont rencontrés au milieu du pont fragile ; ils se sont saisis ; ils se tiennent, ils se pressent, pied contre pied, poitrine contre poitrine ; tous les deux ils veulent s’enlever et se précipiter dans le gouffre ; tous les deux, ils sont immobiles : on dirait qu’ils ne combattent que des yeux.

Tout à coup un cri se fait entendre, un cri terrible. Le Saxon a enlevé son ennemi et le tient entre ses bras au-dessus de sa tête ; il le balance en rugissant de triomphe ; il va le lancer dans le précipice.

Alors on vit les bergers, qui s’étaient enfuis par crainte de la bataille, s’avancer sur le haut des rochers ; on entendit les loups hurler dans la solitude des forêts, et l’on aperçut distinctement dans les airs les fantômes emportés par les vents qui se penchaient sur le bord des nuages.

Mais le Danois, d’une main, a saisi son vainqueur par sa rouge chevelure ; de l’autre il le frappe au visage de son poignard. Les cris de joie se changent en cris de détresse. La tête du Saxon se rejette en arrière ; il chancelle, le pied lui manque, ils vont tomber.

Épargne-moi, crie-t-il au vaincu. Regagne la terre, répond le Danois. Et le Saxon s’avance, aveuglé par le sang ; il marche à pas lents, suspendu sur l’abîme, tenant toujours entre ses bras son ennemi, qui le guide.

Enfin il a franchi l’abîme ; il a mis le pied sur la terre, ils sont sauvés. Tout à coup, emporté par la douleur, il se retourne et veut lancer son ennemi dans le gouffre. Meurs, s’écrie le Danois. Il le frappe ; le Saxon frappé chancelle ; il tombe et il entraîne le Danois avec lui.

Ils roulent, ils roulent de roc en roc. Bardes, chefs, soldats, tout est accouru sur le bord du précipice. On les voit se saisir, se frapper, se combattre encore. Tout-à-coup ils arrivent à un endroit où le roc est à pic, ils disparaissent, et on entend leurs corps se briser sur un rocher qui s’avance en esplanade au-dessus du torrent.

Ils restent quelque temps sans mouvement ; peu à peu on voit les cadavres se ranimer et se chercher encore à coups de poignard. Arrêtez ! criaient les Senécions, les Senécions dont l’aspect doit être assez puissant pour faire rentrer au fourreau les glaives déjà tirés ; vaines clameurs : ils se roulent. Tout à coup, chose horrible ! un ours énorme sort de dessous les glaces ; il se jette sur les deux guerriers, et, aux cris de toute l’armée, il les entraîne en rugissant dans sa caverne.

E.[2]
  1. « Ce morceau, spécifie une note d’Eugène Hugo, est traduit d’un ouvrage peu connu en France, publié à Stockholm en 1805, par le savant professeur P. Merner, et intitulé : Exquisitiones philosophicæ. » Malgré sa précision apparente, cette référence, dont je ne trouvais pas trace à la Bibliothèque nationale, n’était point sans m’inspirer quelques doutes ; je flairais une de ces supercheries que ne détestait pas le romantisme, dont le Théâtre de Clara Gaful offre un exemple connu de tous. Pour en avoir le cœur net, j’écrivis au directeur de la Bibliothèque royale de Stockholm, qui, avec une bonne grâce parfaite, dont j’aime à le remercier, a confirmé mes soupçons : l’ouvrage publié à Stockholm en 1805, et cité par Eugène Hugo, n’existe pas. Le nom de Merner est d’ailleurs totalement inconnu dans la littérature suédoise. Il existe bien une famille illustre du nom de Mœrner « qui prend une des premières places dans notre vieille noblesse, mais, parmi les membres de cette famille, on ne trouve pas de philosophes, mais seulement des hommes d’État, des militaires, etc., etc. »

    Rudyard Kipling a, au surplus, récemment réédité cette mystification attribuant au poète Stagnelius un poème lyrique dont on chercherait vainement le texte dans son œuvre. La poésie erse d’Eugène Hugo appartient, comme il était présumable, à ce genre de pastiches et il faut rendre au second fils du général Hugo, dans son romantisme échevelé, ce qu’il prêtait à l’imaginaire P. Merner. Les Exquisitiones philosophicæ étaient dignes de figurer dans la bibliothèque du comte de Fortsas.

  2. Conservateur littéraire, t. Ier, 5e livraison, pp. 165-167.