Le Fédéraliste/Tome 1/02

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CHAPITRE II.


Sur les dangers qui peuvent réſulter des forces
ou de l'influence étrangères.



Les habitans de l'Amérique, appellés à prononcer ſur une des queſtions les plus importantes qui aient jamais excité leur attention, ne peuvent ſe diſſimuler la néceſſité de l'examiner avec la plus ſérieuſe réflexion.

Rien n'eſt plus certain que l'indiſpenſable néceſſité d'un Gouvernement ; mais ce qui n'eſt pas moins inconteſtable, c'eſt que le peuple doit ſacrifier une partie de ſon indépendance pour le revêtir du pouvoir néceſſaire. D'après ces premiers principes, conſidérons s'il eſt de l'intérêt des Américains de former une ſeule Nation ſous un ſeul Gouvernement fédératif, ou de ſe diviser en Confédérations partielles & de donner au chef de chacun d'elles, le même pouvoir qu'on leur conſeille de donner à un Gouvernement unique.

Il a été reconnu juſqu'ici, ſans conteſtations, que la proſpérité du peuple de l'Amérique dépend de ſon union, & les vœux, les prieres, les efforts des meilleurs & des plus ſages de nos Concitoyens, ont conſtamment été dirigés vers ce but ; mais il eſt aujourd'hui des politiques des aſſurent que cette opinion eſt erronée, & qu'au lieu d'attendre de l'union, notre bonheur & notre ſécurité, nous devons les chercher dans une diviſion des Etats en confédérations ou ſouverainetés partielles. Quelqu'extraordinaire que ſoit cette doctrine, elle a ſes partiſans, & on compte parmi eux pluſieurs de ceux qui y étoient autrefois le plus oppoſés.

Quels que puiſſent être les motifs de ce changement, il ſeroit inſenſé au Peuple d'adopter ces nouveaux principes, ſans s'être bien convaincu qu'ils ſont ſondés ſur la vraie & ſage politique.

J'ai obſervé ſouvent avec plaiſir que l'Amérique indépendante, n'eſt pas compoſée de territoires ſéparés & diſtans les uns des autres. Cette terre de liberté eſt vaſte, fertile, & réunie en un point. La Providence l'a douée avec une prédilection particuliere, d'une étonnante variété de ſols & de productions, arroſée d'innombrables rivières, pour le plaſir autant que pour le besoin de ſes habitants. Une fuite non interrompue de lacs & de mers navigables, forme autour de ſes limites, une chaîne qui lie enſemble les parties qui la compoſent, tandis que dans ſon ſein les plus grands fleuves de l'univers coulent à de convenables diſtances, & ouvrent de vaſtes routes à la communication de ſecours fraternels que ſe prêtent mutuellement ſes habitans, au tranſport & à l'échange de leurs denreés.

J'ai obſervé avec un égal plaiſir, que la Providence s'eſt plue a donner à ce pays, dont toutes les parties ſont ſi bien liées, des habitans unis, des habitans iſſus des mêmes ancêtres, parlant la même langue, profeſſant la même religion, attachés aux mêmes principes de Gouvernement, avec des mœurs & des manieres ſemblables, & qui, par la réunion de leur prudence, de leurs armes & de leurs efforts, en combattant enſemble durant le cours d'une longue & ſanglante guerre, ont glorieuſement conquis leur liberté commune. Ce pays & ce Peuple paroiſſent avoir été faits l'un pour l'autre, & la Providence ſemble avoir voulu empêcher qu'un héritage ſi viſiblement deſtiné à un peuple de freres, pût jamais être diviſé en ſouverainetés iſolées, ſans ſociété, ſans autre rapport qu'une mutuelle jalouſie. Tels ſont les ſentimens qui ont déjà prévalu ici parmi les hommes de toutes les claſſes & de toutes les ſectes. Sous tous les rapports généraux nous n'avons formé qu'un Peuple ; juſqu'ici chaque Citoyen a joui partout des mêmes droits, priviléges & protections. C'eſt comme une ſeule Nation que nous avons fait la paix & la guerre ; c'eſt comme une Nation, que nous avons vaincu nos emmenis communs ; c'eſt comme une Nation, que nous avons contracté des alliances & fait des traités, enfin déterminé nos rapports d'intérêts avec les Nations étrangeres ; puiſſamment frappé des avantages inappréciables de l'union, le peuple ſe détermina, dès le principe, à établir & perpétuer le Gouvernement fédératif, il l'établit preſqu'auſſitôt qu'il eut une exiſtence politique, tandis que nos habitations étoient en feu, lorſque le ſang de nos Concitoyens couloit, & que la guerre étendant par-tout ſes ravages, laiſſoit peu de loiſir pour ces recherches, pour ces réflexions calmes & lentes, ſans leſquelles ne peut ſe former une Constitution bien combinée, bien équilibrée. Ne nous étonnons pas qu'un Gouvernement, fondé dans des temps ſi malheureux, ne ſoutienne pas l'épreuve & ne réponds pas au but de ſon établiſſement.

Nos ſages Concitoyens appercevoient & déploroient ſes défauts. Non moins attachés à l'union que paſſionnés pour la liberté, ils voyoient les dangers qui menaçoient plus immédiatement la premiere, & qui ſe préparoient pour la ſeconde. Perſuadés qu'on ne pouvoit aſſurer l'exiſtence de toutes les deux, que par un Gouvernement National plus ſagement organiſé, ils convoquerent d'une voix unanime la derniere convention à Philadelphie pour s'occuper de cet important objet.

La convention, compoſée d'hommes honorés de la confiance du Peuple, diſtingués preſque tous par leur patriotiſme, leur vertu & leur ſageſſe, dans des temps qui ont mis à l'épreuve l'eſprit & le cœur des hommes, a entrepris ce difficile ouvrage. Au milieu des douceurs de la paix, ſans diſtractions & ſans interruption, ils ont paſſé quelques mois dans de tranquilles & journalieres diſcuſſions. Libres de toute crainte, & ſans avoir éprouvé l'influence d'aucune autre paſſion que l'amour de la Patrie, ils ont préſenté & recommandé au Peuple le réſultat de leurs opinions preſqu'unanimes.

En reconnoiſſant que ce plan n'eſt que recommandé & non preſcrit, ſouvenons-nous qu'il ne doit éprouver ni une approbation aveugle, ni un aveugle refus. Nous lui devons cette tranquille & impartiale attention, qu'exige l'importance du ſujet. Mais, je l'ai déjà dit, j'eſpere moins que je ne ſouhaite, de la lui voir obtenir. L'expérience nous apprend à ne pas nous livrer trop vivement à de telles eſpérances. On ſe ſouvient encore des appréhenſions bien fondées d'un danger imminent qui déterminerent le peuple d'Amérique à convoquer le mémorable Congrès de 1774. Cette aſſemblée recommanda à ſes Commettans certaines démarches, dont le ſuccès juſtifia la prudence. On ſe ſouvient auſſi de la multitude de pamphlets & de feuilles hebdomadaires, qu'enfanta la preſſe pour les décrier. Quelques-uns des membres de l'adminiſtration, guidés par l'intérêt perſonnel ; d'autres par une fauſſe prévoyance, par un attachement trop partial pour l'ancien Gouvernement ; d'autres enfin par leur tendance à un but contraire au bien public, firent d'infatigables efforts pour perſuader au Peuple de rejetter l'avis de ce Congrès patriotique. Quelques Citoyens ſe laiſſerent tromper, mais la grande majorité penſa & décida, conformément à la raiſon. Ils ont recueilli les heureux fruits de leur ſageſſe.

Ils conſidererent que le Congrès renfermoit beaucoup d'hommes ſages & expérimentés ; qu'étant raſſemblés de différentes parties du pays, ils avoient apporté & s'étoient communiqués une grande variété d'utiles renſeignemens ; que dans le cours du temps qu'ils avoient paſſé enſemble à rechercher & diſcuter les vrais intérêts de leur pays, ils devoient avoir encore perfectionné leurs connoiſſances ; qu'ils étoient individuellement intéreſſés à la liberté & à la proſpérité publiques, & qu'en eux le penchant s'uniroit au devoir, pour ne leur dicter que les conſeils dont une mûre délibération leur auroit démontré la prudence & l'utilité. Telles furent les conſidérations qui déterminerent le Peuple à ſe repoſer avec confiance ſur la ſageſſe & l'intégrité du Congrès, malgré les différens artifices mis en uſage pour l'en diſſuader. Mais ſi le Peuple eut raiſon d'accorder ſa confiance aux perſonnes qui compoſoietn ce Congrès, la convention actuelle la mérité par des titres plus puiſſans encore : on ſait u'elle compte parmi ſes membres pluſieurs des plus diſtingués de ceux du Congrès de 1774, qui juſtement célèbres par leur patriotiſme et leurs talens, vieillis dans l'étude de la politique, y ont apporté avec de vaſtes connoiſſances une longue expérience des affaires.

C'eſt une choſe digne d'obſervation que non-ſeulement le premier Congrès, mais tous ceux qui l'ont ſuivi, auſſi bien que la derniere Convention, ſe ſont accordés avec le Peuple pour penſer que la proſpérité de l'Amérique dépend de ſon union. C'est pour la maintenir & la perpétuer, qu'on a aſſemblé cette Convention, & tel eſt auſſi l'objet du plan que la Convention a propoſé. A quels titres, par quels motifs quelques hommes cherchent-ils donc aujourd'hui à déprécier l'importance de l'union ? Pourquoi nous ſuggere-t-on que trois ou quatre Confédérations ſeroient plus avantageuſes qu'une ſeule ? Je ſuis intimement convaincu que le Peuple a toujours eu une opinion ſage à cet égard, & que ſon attachement pour la cauſe de l'union, repoſe ſur de grandes puiſſantes raiſons, que je m'efforcerai de développer dans les Chapitres ſuivans. Ceux qui propoſent l'idée de ſubſtituer des confédérations particulieres au plan de la Convention, ſemblent clairement prévoir que l'union feroit expoſée au plus grand danger par la réjection de ce plan : leur prévoyance ne ſeoit que trop ſûrement juſtifiée.

Quoiqu'il en ſoit, je deſire que tous les Citoyens ſoient bien convaincus de cette vérité : quelle que ſoit l'époque de la diſſolution de l'union, alors l'Amérique pourra dire avec le poëte :

Adieu, adieu pour jamais tout ma grandeur.