Le Fédéraliste/Tome 1/06
es trois derniers Chapitres ont été conſacrés à l'énumération des dangers auxquels, dans un état de déſunion, nous ſerions expoſés par les armes & les artifices des Nations étrangères. Je vais indiquer les dangers plus allarmans peut-être, & non moins vraiſemblables,
des diſſentions entre les Etats, des factions & des convulſions intérieures. Nous en avons dits quelques mots ; mais ils méritent des réflexions plus particulieres & plus étendues.
On ne peut, ſans ſe livrer à des ſpéculations dignes de l'Utopie, ſérieuſement douter qu'il ne s'éleve de fréquentes & de violentes conteſtations entre nos Etats, s'ils ſe déſuniſſent ou forment des Confédérations partielles. Nier la poſſibilité de ces conteſtations, faute de motifs pour les faire naître, ce ſeroit oublier qu eles hommes ſont ambitieux, vindicatifs & avides. Se flatter de maintenir de l'harmonie parmi un certain nombre de ſouverainetés indépendantes & voiſines, ce ſeroit perdre de vue le cours uniforme des évenemens & contre l'expérience des ſiecles.
Les cauſes d'hoſtilités entre le Nations ſont innombrables : il en eſt qui ont un effet général & preſque inévitable ſur les hommes raſſemblés. De ce nombre ſont l'amour du pouvoir, ou le deſir de la prééminence ; la jalousie du pouvoir, ou le deſir de l'égalité & de la ſûreté. Il en eſt d'autres qui ont une influence moins générale, mais auſſi puiſſante dans leur ſphere : telle ſont les concurrences & les rivalités de commerce, parmi les Nations commerçantes. Il en eſt d'auſſi nombreuſes que les premieres, qui prennent leur ſource dans des paſſions particulieres, dans les attachemens, les inimitiés, les intérêts, les eſpérances & les craintes des individus qui gouvernent les ſociétés.
Les hommes de cette claſſe, élevés par la faveur d'un Peuple ou d'un Roi, ont trop ſouvent abuſé de la confiance qu'ils avoient obtenue ; ils ont trop ſouvent, ſous des prétextes d'interêt public, ſacrifié ſans ſcrupule la paix d'une Nation à leurs paſſions ou à leurs avantages perſonnels. Ce fut pour ſervir le reſſentiment d'une proſtituée, que Périclès attaqua, vainquit & détruiſit la République de Samos, au prix du ſang de ſes Concitoyens. Il ne ſuivoit encore que des vues perſonnelles, il vouloit éviter d'être pourſuivi comme complice du vol attribué à Phidias, ou détourner l'accuſation d'avoir diſſipé les deniers publics pour acquérir de la popularité, ou enfin ſatisfaire ſa haine contre les Mégariens, quand il entraîna ſon pays dans cette guerre fameuſe & fatale, connue ſous le nom de guerre du Péloponèſe, qui, après pluſieurs viciſſitudes, treves & repriſes, ne peut ſe terminer que par la ruine d'Athênes.
L'ambitieux Wolſey, premier Miniſtre de Henri VIII, aſpiroit à la thiare : il ſe flattoit de réuſſir à cette brillante conquête, par l'influence de Charles-Quint. Pour s'aſſurer la ſaveur & la protection de ce puiſſant Monarque, il engagea l'Angleterre dans une guerre avec la France, contraire aux premiers principes de la politique, & mit en danger la sûreté & l'indépendance, non-ſeulement du Royaume qu'il gouvernoit par ſes conſeils, mais de l'Europe entiere. En effet, ſi jamais un Souverain s'eſt vu près de réaliſer le projet de la Monarchie univerſelle, c'eſt aſſurément Charles V, des intrigues de qui Wolſey fut à la fois l'inſtrument & le jouet.
L'influence que la bigoterie de Madame de Maintenon, la turbulence de la Ducheſſe de Marlborough, & les intrigues de Madame de Pompadour ont eue ſur la Politique de nos jours, ſur les mouvemens & ls pacifications d'une partie de l'Europe, a été trop ſouvent le ſujet des converſations, pour n'être pas généralement connue.
Il ſeroit inutile de multiplier les exemples de l'influence qu'ont eue des conſidérations perſonelles ſur les plus grands événemens qui aient jamais intéreſſé les Nations au-dedans ou au-dehors. Il ne faut qu'une inſtruction ſuperficielle pour s'en rappeller une multitude ; & une connoiſſance médiocre de la nature humaine, ſans le ſecours de l'inſtruction, ſuffit pour faire juger de la réalité & de l'étendue de cette influence. Peut-être cependant pourrons-nous donner un nouveau degré d'évidence à ce principe général par ſon application, à un fait arrivé depuis peu de temps parmi nous. Si Shays n'eût pas été perdu de dettes, Maſſachuſetts n'eût peut-être pas été plongé dans les horreurs de la guerre civile.
Mais malgré le témoignage de l'expérience parfaitement uniforme à cet égard, on trouve toujours des viſionnaires ou des hommes mal-intentionnés, prêts à ſoutenir le paradoxe de la paix perpétuelle entre les Etats, après le démembrement & la ſéparation qu'ils propoſent. Le génie des Républiques, diſent-ils, eſt pacifique. L'eſprit du commerce tend à adoucir le caractere des hommes, & à éteindre en eux cette violence qui a ſi ſouvent cauſé la guerre. Les Républiques commençantes, comme la nôtre, ne ſeront jamais diſpoſées à s'entre-détruire par de ruineuſes diſſentions. Elles ſeront gouvernées par leur mutuel intérêt, & entretiendront entr'elles une concorde & une affection mutuelle.
Mais n'eſt-il pas de l'intérêt de toutes les Nations (demanderons-nous à tous ces profonds Politiques) d'entretenir le même eſprit bienveillant & philoſophique ? Si c'eſt leur véritable intérêt, ont-elles ſu le diſtinguer ? N'eſt-il pas reconnu qu'au contraire des paſſions & des intérêts du moment ont toujours eu un effet plus actif & plus impérieux ſur la conduite des hommes, que les conſidérations générales & éloignées de la politique, de l'utilité & de la juſtice ? Les Républiques, dans le fait, ne ſe ſont-elles pas livrées à la guerre comme les Monarchies ? Ne ſont-elles pas de même gouvernées par des hommes ? Les Nations ſont-elles plus exemptes que les Rois, des averſions, des prédilections, des rivalités, des projets de conquête contraires à la juſtice ? Les Aſſemblées populaires n'obéiſſent-elles pas ſouvent aux impulſions de la colère, du reſſentiment, de la jalouſie, de la cupidité, & d'autres paſſions irrégulieres & violentes ? Ne fait-on pas que leurs déterminations ſont ſouvent l'ouvrage d'un petit nombre d'individus dans leſquels elles placent leur confiance ; & qu'ainſi elles ſont ſujettes à prendre la teinte des paſſions & des vues des particuliers ? Qu'a fait le commerce, autre choſe que de changer les cauſes des guerres ? La paſſion des richeſſes n'eſt-elle pas auſſi impérieuſe, auſſi entreprenante que celle de la gloire ou de la puiſſance ? Le commerce n'a-t-il pas cauſé autant de guerres, depuis qu'il eſt la baſe du ſyſtême politique des Nations, que la fureur des conquêtes ou de la domination en cauſoit autrefois ? L'intérêt du commerce n'a-t-il pas fourni de nouveaux ſtimulants à ces paſſions ? L'expérience, le plus infaillible guide des opinions humaines, répondra à ces queſtions.
Sparte, Athènes, Rome & Carthage étoient des Républiques. Deux d'entr'elles, Athènes & Carthage, étoient commençantes : on les vit auſſi ſouvent en guerre que les Monarchies voiſines & contemporaines. Sparte n'étoit gueres qu'un camp bien diſcipliné. Rome étoit inſatiable de conquêtes & de carnage. Les Carthaginois, quoique Républicains & commerçans, furent les agreſſeurs dans la guerre qui ſe termina par la ruine de leur Patrie. Annibal avoit porté ſes armes dans le cœur de l'Italie, aux portes de Rome, avant la victoire que Scipion remporta ſur lui dans les champs de Carthage, & qui fut ſuivie de la conquête de cette République.
Dans des temps plus modernes, on a vu Veniſe figurer plus d'une fois dans les guerres cauſés par ſon ambition, juſqu'au jour où devenant un objet de terreur pour les autres Etats de l'Italie, le Pape Jules II parvint à former cette redoutable ligue, qui porta un coup mortel au pouvoir & à l'orgueil de cette République.
Les provinces de Hollandes, avant d'être accablées de dettes & d'impôts, jouerent un grand rôle dans les guerres de l'Europe. Elles diſputerent avec fureur aux Anglais l'empire de la mer, & Louis XIV n'eut pas de plus conſtans & de plus implacables ennemis.
Dans le Gouvernement de l'Angleterre, les Repréſentans du Peuple exercent une partie du Pouvoir légiſlatif. Le commerce eſt, depuis des ſiecles, le principal objet de ſon ambition. Peu de Nations cependant ont plus ſouvent fait la gerre ; la plupart des guerres où ce Royaume s'eſt trouvé engagé, ont été déterminées par le Peuple. Il a eu à ſoutenir, s'il eſt permis de s'exprimer ainſi, autant de guerres populaires que royales. Les cris de la Nation, les importunités de ſes Repréſentans ont ſouvent obligé ſes Rois à faire la guerre ou à la continuer, contre leur inclination, & quelquefois contre le véritable intérêt de l'Etat. Pendant la fameuſe rivalité des Maiſons d'Autriche & de Bourbon pour la prééminence, rivalité qui mit ſi long-temps l'Europe en feu, on ſati que l'antipathie des Anglais contre les Français, favorable à l'ambition, ou plutôt à l'avarice du Général idolâtré, prolongea la guerre au-delà des bornes marquées par une ſaine politique.
Les guerres de ces deux dernieres Nations ont eu le plus ſouvent pour cauſes les intérêts de leur commerce. Le deſir de ſupplanter ou la crainte d'être ſupplanté, ſoit dans des branches particulieres de trafic, ſoit dans les avantages généraux du commerce & de la navigation, & quelquefois le deſir plus coupable de s'approprier une partie du commerce des autres Nations, ſans leur conſentement. La derniere guerre entre l'Angleterre & l'Eſpagne fut cauſée par les tentatives des Marchands Anglais, pour établir un commerce illicite ſur les mers qui entourent l'Amérique Eſpagnole. Cet inexcuſable procédé excite les Eſpagnols à des violences contre les ſujets de la Grande Bretagne, tout auſſi inexcuſables, parce qu'elles excédoient les bornes d'une juſte vengeance, & portoient le caractere de l'inhumanité & de la cruauté.
Ils envoyerent quelques Anglais pris ſur la côte de la nouvelle Eſpagne, travailler dans les mines du Potoſe. Bientôt, par les progrès ordinaires du reſſentiment des Peuples, les innoncens furent livrés indiſtinctement avec les coupables à des punitions égales. Les plaintes des Négocians Anglais exciterent dans la Nation une violente fermentation, qui éclata bientôt après dans la Chambre des Communes, & fut communiquée par elle au Miniſtere. Des lettres de marque furent données, & il en réſulta une guerre, qui détruiſit toutes les alliances formées vingt ans auparavant, & qui promettoient de ſi heureux fruits.
D'après ce coup-d'œil rapide ſur l'hiſtoire des autres pays, dont la ſituation avoit les plus grands rapports avec la nôtre, quelle confiance pourrions-nous accorder aux rêveries dont on nous berce, ſur la poſſibilité d'entretenir la paix & l'amitié entre les membres de la Confédération actuelle, après leur déſunion ? N'avons-nous pas aſſez reconnu l'illuſion & l'extravagance de ces oiſeuſes théories, qui nous flattent de l'eſpoir d'être exempts des imperfections, des foibleſſes communes à toutes les ſociétés, ſous les les forces de Gouvernement ? N'eſt-il pas temps de s'éveiller du rêve trompeur Page:Le Fédéraliste T. 1.pdf/91 blique fédérative, & que leur Conſtitution ne prévienne les différens qu'occaſionne le voiſinage, & n'étouffe cette jalouſie ſecrette qui porte tous les Etats à s'accroître aux dépens de leurs voiſins ». Ce paſſage indique à la fois le mal & le remede.