Le Fédéraliste/Tome 1/32

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CHAPITRE XXXII.


Continuation du même Sujet.



Je ſuis loin de partager les craintes qu'on ſemble concevoir pour les Etats, du pouvoir accordé à l'Union, d'influer ſur leurs opérations relativement à la perception des impôts ; parce que je ſuis perſuadé que l'opinion publique, l'extrême danger de s'attirer le reſſentiment des Gouvernemens des Etats, la conviction de l'utilité, de la néceſſité des adminiſtrations locales, pour les objets d'un intérêt local, oppoſeroient un ſuffiſant obſtacle à l'abus de ce pouvoir. Mais je veux bien admettre dans toute ſa force le raiſonnement de ceux qui veulent donner aux Etats particuliers une autorité indépendante & ſans réſiſtance, pour percevoir les impôts qui leur ſeront néceſſaires, & en l'admettant, j'affirme que (ſi l'on excepte les droits ſur les importations & les exportations) ils conſerveroient par l'admiſſion du plan de la Convention, cette autorité dans ſa plénitude & ſon intégrité, & qu'une tentative de la part du Gouvernement National, pour en reſtreindre l'exercice, ſeroit une uſurpation violente, dont aucun article, aucune clauſe de la Conſtitution, ne peut fournir le prétexte.

D'une conſolidation abſolue des Etats en un ſeul Gouvernement National ſouverain, réſulteroit une entière ſubordination dans les parties qui la compoſeroient, & quelque pouvoir qu'il leur reſtât, il ſeroit toujours ſubordonné à la volonté générale. Mais comme le plan de la Convention n'établit qu'une union ou conſolidation partielle, il eſt évident que les Gouvernements des Etats conſerveront tous les droits de ſouveraineté qu'ils avoient antérieurement, & qui, par la Conſtitution, n'auront pas été excluſivement délégués aux États-Unis. Cette délégation excluſive n'exiſtera que dans trois cas ; quand la Conſtitution accorde expreſſément une autorité excluſive à l'Union ; quand par une clauſe elle accorde à l'Union une autorité, que par une ſeconde clauſe elle défend aux Etats d'exercer ; enfin quand elle accorde à l'Union une autorité, qu'il ſeroit contradictoire & impoſſible de laiſſer en même tems aux Etats. Je me ſers de ces termes contradictoire & impoſſible, pour diſtinguer ce cas particulier d'un autre avec lequel on pourroit lui trouver de la reſſemblance, mais qui, dans le fait, en diffère eſſentiellement ; je parle de celui où la concurrence de deux autorités égales pourroit produire des chocs mutuels dans les détails de l'adminiſtration, mais n'établiroit pas une contradiction & une incompatibilité abſolue entre les autorités conſtitutionnelles. Les exemples ſuivans pourront donner une idée des trois cas où une autorité excluſive eſt attribuée à l'Union. L'avant-derniere de la huitieme ſection du premier article décide expreſſément que le Congrès exercera une légiſlation excluſive ſur le Diſtrict choiſi pour le ſiège du Gouvernement : cette diſpoſition rentre dans le premier cas. La première clauſe de la même ſection donne au Congrès le pouvoir d'établir & de percevoir des taxes ſur les terres, des droits & des impoſitions ſur les marchandiſes étrangères & ſur les conſommations. Et la ſeconde clauſe de la vingtieme ſection du même article décide qu'aucun Etat ne pourra ſans le conſentement du Congrès, établir aucuns droits ou impôts ſur les importations ou exportations, ſi ce n'eſt pour l'exécution de ſes loix d'inſpection. De là réſultera un pouvoir excluſiſ pour l'Union d'établir des droits ſur les importations & exportations, ſauf l'exception mentionnée dans la clauſe dont il s'agit ; mais ce pouvoir eſt reſtreint par une autre clauſe qui décide que les objets exportés des Etats ne pourront être ſoumis à aucuns droits ou taxes : ainſi d'après cette reſtriction il ſe trouve réduit aux droits ſur les importations. C'eſt le ſecond cas que nous avons prévu. Le troiſième eſt réaliſé dans la clauſe qui décide que le Congrès aura le pouvoir d'établir une règle uniforme de naturaliſation dans tous les Etats-Unis ; ce pouvoir doit être néceſſairement excluſiſ ; car ſi chaque Etat avoit le droit d'établir une différente règle, il n'y auroit plus de règle uniforme. Un cas auquel on trouvera peut-être de la reſſemblance avec le dernier, mais qui dans le fait en diffère eſſentiellement, c'eſt celui qui s'applique à la queſtion qui nous occupe en ce moment : il s'agit du pouvoir d'établir des impôts ſur tous autres objets que les importations & exportations. Je prétens que ce pouvoir appartient également & aux Etats-Unis & aux Etats particuliers. Dans la clauſe qui l'établit il n'y a rien qui en attribue excluſivement la jouiſſance à l'Union ; aucune autre clauſe ou déciſion ne défend aux Etats de l'exercer ; loin de là, la preuve directe & concluante du contraire découle de la reſtriction même apportée au pouvoir des Etats relativement aux importations & exportations ; cette reſtriction renferme une reconnoiſſance tacite du pouvoir que les Etats auroient à cet égard s'il ne leur étoit expreſſément ôté par cette clauſe ; elle renferme encore la reconnoiſſance tacite du pouvoir qu'ils conſervent relativement à tous les autres genres d'impoſitions, autrement elle ſeroit inutile & dangereuſe ; inutile, parce que ſi l'attribution faite à l'Union du pouvoir d'impoſer entraînoit l'excluſion des Etats ou du moins leur ſubordination à cet égard, quel beſoin de reſtreindre un pouvoir qu'ils n'euſſent pas conſervé ? dangereuſe, en ce qu'elle mène directement à la concluſion que nous avons indiquée, & qui, ſi l'on en croit nos adverſaires, eſt contraire à l'intention des Légiſlateurs. En effet n'eſt-il pas naturel d'un conclure que les Etats dans tous les cas auxquels ne s'applique pas la reſtriction, auront le pouvoir d'impoſer concurremment avec l'Union. La reſtriction dont il s'agit reſſemble à ce que les hommes de loi appellent une négative utile, c'eſt-à-dire, la négation d'une choſe & l'affirmation d'une autre ; une négation du pouvoir des Etats pour établir des droits ſur les importations & exportations, & une affirmation de leur autorité pour en établir ſur tous les autres objets. Ce ſeroit un pur ſophiſme de prétendre qu'on a voulu leur ôter tout pouvoir relativement au premier genre d'impoſition & ſur tous les autres, les ſoumettre à la volonté de la Légiſlature Nationale ; la clauſe limitative ou prohibitive dit ſeulement qu'ils n'établiront pas les droits ci-deſſus mentionnés ſans le conſentement des Etats-Unis ; & ſi l'on devoit l'entendre dans le dernier ſens, la Conſtitution auroit admis une diſpoſition claire & préciſe pour le plaiſir d'en faire réſulter une concluſion abſurde, ſavoir, que les Etats avec le conſentement de la Légiſlature Nationale, pourront taxer les importations & exportations, & qu'ils ne pourront taxer tous les autres objets ſans le conſentement du même Corps. Si telle eut été l'intention des Légiſlateurs, & s'il est vrai, comme on le prétend, que cette intention ſoit remplie par la première clauſe qui confère à l'Union un pouvoir général d'impoſer, pourquoi ne s'en ſeroient-ils pas tenus à cette clauſe unique ? Il eſt évident que cette intention n'a pu exiſter, & que la clauſe dont il s'agit ne peut admettre une telle interprétation. Quant à la ſuppoſition d'incompatibilité entre le pouvoir d'impoſer dans les Etats & dans l'Union, on ne peut la ſoutenir dans le ſens qui entraîneroit l'excluſion des Etats. A la vérité il eſt poſſible qu'un Etat perçoive ſur un objet quelconque une taxe qui mette le Congrès dans l'impoſſibilité de mettre ſans inconvénient un nouvel impôt ſur le même objet. La quotité de l'impoſition, les avantages ou les inconvéniens attachés à une augmentation par l'un ou l'autre des deux Pouvoirs, pourront être pour tous les deux des queſtions de prudence ; mais il n'en réſultera entr'eux aucune incompatibilité réelle. L'adminiſtration des finances de l'Union & de celle des Etats pourra de tems en tems ne pas s'accorder dans les détails & néceſſiter des complaiſances réciproques ; mais ce n'eſt pas la ſimple poſſibilité d'un inconvénient quelconque dans l'exercice des pouvoirs, c'eſt une incompatibilité conſtitutionnelle & adſolue qui pourroit entraîner par une conſéquence néceſſaire l'aliénation & l'extinction d'un droit de ſouveraineté antérieurement exiſtant.

La néceſſité de deux autorités rivales dans certains cas réſulte de la diviſion du pouvoir ſouverain, & le principe que tous les droits dont les Etats ne ſont pas expreſſément dépouillés en faveur de l'Union, leur ſont conſervés dans toute leur étendue, n'eſt pas ſeulement une conſéquence théorique de cette diviſion, il eſt clairement reconnu dans toute la teneur de l'Acte Conſtitutionnel. En accordant affirmativement à l'Union des pouvoirs généraux, les Légiſlateurs ont eu le plus grand ſoin, lorſqu'ils voyoient de l'inconvénient à ce que les mêmes droits réſidaſſent en même tems dans les Etats, d'inférer des clauſes négatives pour leur en interdire l'exercice. La dixieme ſection du premier article préſente pluſieurs diſpoſitions de cette nature : cette circonſtance nous indique clairement l'intention des Légiſlateurs & nous fournit une règle d'interpréta tion tirée de l'Acte Conſtitutionnel même, qui juſtifie la propoſition que j'ai avancée, & détruit toute hypothèſe contraire.