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Le Féminisme/1

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LE FÉMINISME




CHAPITRE I

La Femme à travers les âges
Son rôle dans les sociétés primitives
L’influence du Catholicisme
Le Moyen Age et la Féodalité
Les femmes dans les arts, les sciences et la politique, du XVIe au XVIIIe siècle




Parmi les questions qui se posent à l’heure actuelle, parmi les idées qui fermentent et rendent particulièrement douloureuse notre époque, époque de transition où les lois en désaccord avec les mœurs, avec les nécessités économiques, ne subsistent que pour être violées ou hypocritement tournées ; où le vieux monde incapable de résister craque de toutes parts, le mouvement féministe, — manifestation moderne de la prise de conscience de l’individualité féminine par elle-même — est certainement un des plus intéressants, des plus dignes d’attirer l’attention du penseur.

Longtemps ridiculisé, secondé seulement, comme toute idée nouvelle, par une infime minorité, l’effort des femmes vers plus de justice, vers plus d’indépendance, semble aujourd’hui, après un siècle de lutte, assez près d’aboutir. Le féminisme, ordinairement, ne provoque plus le sourire.

Ce ne sont plus d’ailleurs, comme autrefois, quelques audacieuses, rares unités perdues au milieu de la masse indifférente des autres femmes, qui seules réclament leur droit à la vie intégrale. Partout, au nord comme au midi, au ponant comme à l’orient, on voit les femmes devenues attentives aux transformations qui se produisent autour d’elles, se lever, protester contre l’état d’infériorité dans lequel elles ont été tenues jusqu’ici.

Qu’on y applaudisse ou qu’on le regrette, la marche en avant du féminisme est un fait que nul ne peut nier, un mouvement qu’aucune force ne pourra enrayer désormais.

La femme, dédaignée et inutilisée dans le passé en tant qu’élément social et politique, devient, par sa volonté d’être, un facteur avec lequel il faudra compter et dont la puissance morale ira grandissant au fur et à mesure que se développera en elle, par l’instruction, le sentiment de sa personnalité.

Vouloir prétendre que jusqu’au jour où les premières revendicatrices firent entendre leur voix, les femmes n’eurent aucune influence dans la famille ou sur la destinée des peuples, serait faire preuve d’une étrange ignorance. Dès la plus haute antiquité, on voit certaines d’entre elles jouer un rôle marquant dans l’histoire ; et, si l’on remonte plus loin encore, si l’on considère la situation de la femme chez les peuplades primitives, on la trouve souvent, en tenant compte des différences de milieux, supérieure à celle de la femme dans la société actuelle.

Mais, ces constatations faites, on est bien obligé, lorsque l’on veut écrire l’histoire du féminisme, c’est-à-dire l’histoire de l’éveil de la femme à la vie sociale et politique, de reconnaître que ce sont là des faits qui, s’ils peuvent servir d’arguments à la thèse de l’égalité des sexes, n’ont rien de commun avec les revendications féministes.

Les prérogatives dont jouirent les femmes dans la horde, le clan ou la famille, l’influence que purent avoir plus tard telles d’entre elles, supérieures par leur intelligence ou simplement leur beauté, ne furent jamais le fait de leur volonté, d’un droit reconnu, mais bien, dès les temps les plus anciens, le résultat de nécessités passagères pour le mâle de concéder à la femme, en vue de ses besoins ou de son plaisir à lui, plus de liberté ou de puissance, puissance et liberté par lui toujours révocables.

Le féminisme, dont l’histoire est encore à écrire, — je ne veux tracer ici qu’une esquisse, — date seulement, en réalité, de la fin du xviiie siècle. Jusque-là, si des femmes de haute valeur morale ou de grande intelligence laissent dans l’histoire, dans la science, dans l’art, une trace lumineuse, ce ne sont, pour ceux-là même qui les admirent, que des « phénomènes ». Personne, — ou presque, — ne cherche à tirer de ces faits des conclusions générales en faveur de l’émancipation ou de l’intellect féminins. Et sans que les gynécocraties qui existèrent en Asie mineure[1], le matriarcat conjectural des civilisations gréco-romaines, ou, plus près de nous, la situation prépondérante de la femme constatée par des voyageurs aux xvii- siècle, xviii- siècle,xix- siècle dans certaines tribus d’Amérique[2] puissent être évoqués comme une preuve du contraire, on peut affirmer que la femme fut, dès les temps les plus reculés, mise en état d’infériorité et assujettie à la volonté de l’homme.

Lorsque l’humanité, à peine sortie de la sauvagerie, essaie de s’organiser, le mâle, habitué à ne respecter que la force brutale, regarde avec dédain celle que, à cause de sa faiblesse, des fonctions même de son sexe, ses ancêtres avaient déjà méprisée, et le rang qu’il lui assigne est celui d’une esclave. Ensuite, quand, réunis en tribus, les hommes élaborent la conception primitive de la famille, la femme toujours envisagée comme une inférieure, perd en liberté le peu qu’elle gagne en respect. Les mots : père, époux, synthétisent la toute-puissance ; enfant, femme sont synonymes d’esclave.

Plus tard encore, lorsqu’apparaît la notion des pouvoirs publics, le droit consacre la subordination de la femme. Sauf l’Égypte, qui lui accorde les mêmes droits civils qu’à l’homme, tous les pays l’oppriment. L’Inde ne lui laisse aucune personnalité ; elle y est absolument la chose de l’homme, « l’ombre de son ombre » et s’il meurt le premier, il faut qu’elle disparaisse également. Des milliers de femmes à peine formées ou à la fleur de l’âge, périssent ainsi chaque année sur le bûcher ou dans les flots du Gange. La Grèce, si éprise de beauté, si sensible aux choses de l’art et de l’intelligence, la Grèce qui connut Aspasie de Milet, l’inspiratrice de Périclès, la Grèce relègue la femme au gynécée. Si Sparte lui accorde quelques droits, ce n’est qu’à condition qu’elle reste libre de tout lien conjugal : mariée, elle est, comme ailleurs, condamnée à la réclusion, au silence de la vie privée. Être appelé femme pour un Grec constitue une injure. Toute l’utilité sociale de la femme consiste dans son rôle de génitrice : jamais la question de sa personnalité en tant qu’individu ne se pose ; jamais il n’est tenu compte de ses aspirations, de ses goûts. Partant du principe du droit de propriété de l’époux sur l’épouse, principe qui a persisté à travers les transformations sociales jusqu’à nos jours, le mari en cas d’adultère a droit de vie et de mort sur sa femme. Seule, au milieu de l’asservissement général de son sexe, la courtisane garde un semblant d’indépendance.

L’ancienne Rome n’estime pas la femme davantage. Elle est une mineure envers laquelle on renforce encore l’auctoritas tutoris en la mettant sous la dépendance de son propre fils.

Et, plus tard, l’Église, oublieuse des paroles du Christ qui avait dit : « Il n’y a plus ni maîtres ni esclaves, ni hommes ni femmes, ni juifs ni gentils, mais vous êtes tous frères », l’Église oublie de relever sa condition.

Les Pères de l’Église s’élèvent contre le vice effréné qui s’étale partout. Mais, n’osant s’attaquer directement à l’homme, maître du pouvoir, c’est à la femme qu’ils s’en prennent. Elle est pour eux la bête de luxure ; ils la dénoncent au mépris public, et, dépassant le but, ils enseignent, par horreur d’elle, le renoncement aux plaisirs légitimes.

Par une étrange aberration, ces hommes, qui avaient pour la plupart abusé des plaisirs de l’amour, et que remplissait le souvenir d’une jeunesse orageuse, c’est à la femme qu’ils font porter tout le poids de l’infamie qu’ils croient inhérente aux instincts naturels.

Pour l’Église, elle devient le suppôt de Satan ; elle est l’Impure, celle qui a perdu l’humanité. Le droit canonique déclare que l’homme seul a été créé à l’image de Dieu et « qu’en conséquence, la femme doit être la subordonnée de l’homme, presque son esclave ». Développant ce principe, l’Église va plus loin encore : au Concile de Mâcon en 581, la question est posée de savoir si la femme a une âme et fait partie de l’humanité.

Empressons-nous d’ajouter, à l’honneur des membres de la docte assemblée, que la question, après un long et tumultueux débat, fut résolue par l’affirmative, — à une faible majorité il est vrai.

Combien, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, la brutalité à l’égard de la femme était chose normale. Saint-Augustin en témoigne dans ses Confessions : lorsque des amies de sa mère venaient se plaindre à elle des coups reçus de leurs époux, Sainte-Monique, au lieu de s’indigner et de les plaindre, trouvait cela tout naturel et jugeait qu’elles avaient dû mériter cette correction en répondant à leurs maris ou en leur manquant de respect.

Après les philosophes qui avaient traité la femme « de fléau pire que la vipère », le catholicisme tout-puissant l’appelle la source du mal, l’auteur du péché, la pierre du tombeau, la porte de l’enfer, la fatalité des misères, et Tertullien s’écrie : « Femme, tu devrais toujours être couverte de deuil et de haillons, n’offrant aux regards qu’une pénitente noyée dans les larmes. »

La société barbare qui succède au monde gréco-romain la veut soumise également.

Ce ne sera que sous le régime féodal, en même temps qu’apparaîtra le culte de Marie, la Vierge Mère, qu’elle jouira de quelques privilèges.

Lorsque les croisades s’organisent, la châtelaine restée seule au logis pendant que son époux guerroie au loin, doit remplacer l’absent, et souvent, au besoin, défendre les droits et biens de son seigneur et maître. De cette situation découle pour elle un semblant d’indépendance.

La femme n’est plus seulement la femelle que l’on conquiert par la violence ; elle devient la dame que l’on gagne par « doux parler » ou « hauts failts d’armes ». Le temps de la chevalerie est arrivé : on part en guerre au cri de : Pour Dieu, pour le Roi, pour « Madame ». Des femmes obtiennent de gouverner des fiefs et l’on voit certaines d’entre elles marcher en tête des régiments exigés par le Roi. Déjà, même au ixe siècle, l’influence de certaines femmes était assez grande pour que le Synode de Nantes tenu en 845 s’élevât violemment contre leurs prétentions et dît « qu’il est étonnant que plusieurs femmes, au mépris des lois divines et humaines, aient la prétention de se montrer le front haut dans les assemblées de justice et de se mêler des affaires politiques où elles portent le trouble sous prétexte de gouverner »[3].

Le pape Innocent III est amené à reconnaître le droit de suzeraineté d’Eléonore de Guyenne.

À une assemblée tenue à Marcheville près de Patay, le 15 février 1394, devant le tabellion de Chartres, le peuple apportait ses réclamations par l’entremise de trente-trois habitants dont quatre veuves ; ces dernières, dit assez drôlement le manifeste, « comme la plus grande et la plus saine portion des habitants et manants de Marcheville. »

À Metz, en 1409, un abbé de Gorge cède son droit politique d’élection à une femme ou du moins s’oblige politiquement vis-à-vis d’elle[4].

En 1576, trente-deux veuves siégeaient aux États de Franche-Comté.

Chacun sait également, d’après les lettres de Mme de Sévigné, qu’elle siégeait aux États de Bretagne, et Mlle Daubié[5] nous raconte comment les abbesses de Remiremont et leur doyenne jugeaient dans le district étendu de l’abbaye, et, jusqu’en 1789, votaient avec leurs chanoinesses, pour les députés aux États de Lorraine.

Mais ce ne sont là que de rares exceptions, des privilèges accordés aux femmes de la noblesse ; et, bien que les poètes la chantent, louent sa beauté souvent, ses vertus parfois, la femme en général reste asservie, opprimée, privée de toute instruction. Au xviie siècle, Molière rend bien encore l’esprit de son époque lorsqu’il dit :

…Une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.

Enfin, le xviiiee siècle, si novateur pourtant, reste souvent hostile à la femme. Voltaire et Diderot la persiflent, et J.-J. Rousseau s’il l’exalte, ce n’est guère que comme reproductrice ou instrument de plaisir.

Pourtant, combien nombreuses avaient été les femmes qui, jusque-là, s’étaient, à travers les siècles, distinguées par leur intelligence, leur savoir.

Sans vouloir remonter jusqu’à la légendaire Sémiramis ou à Hypatie, la célèbre mathématicienne d’Alexandrie, ne trouvons-nous pas, assez près de ces hommes et capables de leur inspirer une véritable, une profonde estime : dans le domaine de la science : Marie Agnesi[6] qui parlait couramment six langues, pour qui l’algèbre n’avait aucun secret et qui remplaça son père, le célèbre mathématicien, à l’université de Bologne ; Laure Bassi[7], savante de haute valeur autant que mère admirable, qui laissa des écrits remarquables et fit partie de plusieurs académies ; Marie Lepaute[8], la célèbre astronome ; Cornélie Lamarck la dévouée et savante collaboratrice de son père aveugle, et combien d’autres.

Dans le domaine de la politique, en dehors de Jeanne d’Arc, dont la radieuse figure vaut d’être mise à part, quel rôle ne jouèrent pas en leur pays, — en bien comme en mal, — Blanche de Castille, Elisabeth de Hongrie, Elisabeth d’Angleterre, la célèbre rivale de Marie Stuart ; l’impératrice Catherine de Russie, Marie-Thérèse d’Autriche, Mme de Maintenon, etc.

Dans l’art et dans la littérature, quelle influence heureuse eurent Vittoria Colonna, l’inspiratrice de Michel-Ange ; Marguerite de Navarre, le charmant auteur de l’Heptaméron et la protectrice des Poètes ; Christine de Suède, Mme de Sévigné, la marquise de Pompadour, la grande artiste Mme Vigée-Lebrun, Mme du Châtelet, l’amie de Voltaire ; la reine Christine de Suède, etc.

Ces femmes, dont la forte individualité serait un argument contre la thèse de l’infériorité féminime, sont trop souvent traitées par les hommes en « quantité négligeable ».

  1. Kabdjak. Post-Sludium zur Entwickelung Geschichte der Familiemrecht.
  2. Paul de Rouzeri. Les Hurons et les Iroquois. « Science Sociale », 5e année, tome X.
  3. Le Roux de Lincy. Les Femmes célèbres de l’ancienne France, page 381.
  4. Histoire de Metz, t. IV, p. 661-750.
  5. La Femme pauvre au XIXe siècle.
    Avril de Ste Croix.
  6. Savante italienne (1718-1789).
  7. Savante italienne (1711-1778).
  8. Mathématicienne française (1723-1788).