Le Féminisme au temps de Molière/La conquête de la liberté

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La Renaissance du Livre (p. 21-34).

2o — LA CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ

En 1656, l’abbé de Pure commençait la publication d’un roman intitulé : La Prétieuse ou le Mystère des ruelles. Le quatrième et dernier volume vit le jour alors que Molière amusait tout Paris en jouant Les Précieuses ridicules. Le roman et la comédie eurent un égal succès ; c’est donc qu’ils répondaient également aux préoccupations du moment.

L’œuvre de l’abbé de Pure est singulière. En certaines pages, le tour burlesque souligne l’évidence de l’intention combative. D’autres, surtout celles où sont racontées les discussions philosophiques des ruelles, sont écrites d’un style souvent ferme et précis, parfois presque élégant. On y relèverait d’ingénieuses observations, d’une psychologie un peu subtile mais juste, des phrases sentencieuses, des saillies finement aiguisées, qui rappellent, — de loin, — la manière de La Rochefoucauld ; tandis que des chapitres entiers sont encombrés de développements prolixes, de propositions obscures, de tournures alambiquées. Ici, la satire grotesque et le comique de farce ; là, la plaisanterie spirituelle et la fine ironie.

L’abbé de Pure a raillé, sans doute, la préciosité ; mais il l’a aimée aussi. Il l’a fréquentée : il en trace un tableau fidèle, du moins il l’affirme. Nul doute qu’on ne doive l’en croire dans une certaine mesure.

Il se met lui-même fréquemment en scène avec son ami Ménage. Sous le nom de Gélasire, il donne la réplique à de subtiles philosophes en jupon. Agathonte, Mélanire, Aracie, Eulalie et autres noms harmonieux pour les oreilles d’alors, tous ces pseudonymes, il nous en avise, étaient parfaitement transparents pour les contemporains, comme l’est pour nous celui de Géname, dont l’abbé nous prévient que ce n’est là qu’un anagramme (Ménage). On ne suppose pas que l’auteur ait voulu se ridiculiser lui-même !

Sans doute, ainsi qu’on le verra, plus d’un discours qu’il cite, — ou qu’il invente, — est destiné à constituer, contre la préciosité ridicule, une sorte de preuve par l’absurde ; mais enfin, qu’il ait, au fond, admiré ce qu’il considérait comme la vraie préciosité, cela ne fait pas de doute. Il n’est que de lire les éloges enthousiastes par lui décernés à Mlle de Scudéry. « Sapho, s’écrie la sage Aracie, Sapho est la muse de notre siècle et le prodige de notre sexe. » Visiblement, l’abbé de Pure souscrivait à ce jugement. Il y avait donc pour lui des précieuses qui n’étaient pas ridicules, et il a rendu compte, parfois, de leurs conversations, en fidèle secrétaire.

L’esprit de l’abbé lui-même n’était pas d’une qualité très relevée ; les pages qui terminent le second volume, par exemple, justifient à souhait la sévérité des jugements qui furent portés sur son talent. Mais, aussi bien, certains passages de son livre semblent n’être pas de son style : on y sent la collaboration de précieuses distinguées. On est tenté de croire, en les lisant, que le galant abbé composait son roman, comme La Rochefoucauld ses Maximes, en s’aidant de notes qu’il prenait au sein même des ruelles. Ce sont les meilleures pages littérairement parlant, ou les moins médiocres ; elles ont, semble-t-il, une valeur documentaire qu’on aurait tort de dédaigner.

L’une des héroïnes du Mystère des ruelles explique comment, par une stratégie toute féminine, les précieuses avaient su déjà conquérir, sur leurs tyrans de maris, un certain degré d’indépendance.

« La plus grande des douceurs de notre France, explique Aracie à ses interlocutrices, est celle de la liberté des femmes ; elle est si grande dans tout le royaume que les maris y sont presque sans pouvoir et que les femmes y sont les souveraines. La jalousie n’est pas moins honteuse au mari que le désordre de sa femme ; et soit par mode ou par habitude, c’est la première leçon qu’on fait à ceux qui se marient, de se défendre du soupçon et de la jalousie [1]. Il est vrai que la vertu des femmes et la pudeur de leur éducation rendent les soins des surveillants superflus et leurs craintes ridicules ; mais néanmoins, quand bien même il y aurait fondement de craindre, il s’est formé parmi nous un principe, et une philosophie qui dispensent le mari de ce tendre ressentiment qu’il pourrait avoir des libertés de sa femme et qu’il est cru plus sage quand il sait souffrir que s’il avait trouvé moyen de se venger. C’est tout ce qui est de bon en vertu au mauvais siècle, et le seul bien dont nous sommes redevables à la corruption des temps. Nous vivons sans contrainte, même devant les maris, et les intéressons en notre faveur, sans qu’ils osent nous exclure ou nous rebuter. Il faut qu’un mari supporte les visages les plus haïs, approuve les désirs et les desseins de sa femme, et sache fléchir à ses débauches et ses divertissements, et s’incommode plutôt ou interrompe ses affaires que d’empêcher les parties de sa femme et troubler ses promenades ou ses conversations, ni même trouver à dire à ses excès et à ses dépenses [2]. »

Cette liberté est acquise dès le début du siècle pour beaucoup de femmes de l’aristocratie. Elle devient l’un des traits distinctifs par quoi la civilisation française s’oppose à celle du reste de l’Europe, surtout à l’espagnole et à l’italienne.

George de Scudéry le note dans son Illustre Bassa (1645) :

« En Italie, les dames ne sont aperçues que lorsqu’elles haussent la jalousie, et c’est une grâce qu’elles font rarement.

« Cependant, à Gênes, la liberté est plus grande que par toute l’Italie : apparemment à cause du voisinage de la France, qui y fait passer une partie de ses coutumes. »

Mme de Sévigné ne manquera pas de faire connaître à une de ses commensales de Bretagne que « le Bel-Air de la Cour, c’est la liberté ».

Ce qui est remarquable, c’est que les femmes de l’aristocratie se sont arrogé ces avantages sans grande lutte et presque sans heurt, l’indépendance leur étant venue tout naturellement, par le seul jeu de la vie de société.

À l’étranger, ces mœurs féminines faisaient scandale, si nous en croyons les Mémoires apocryphes de Marie Mancini Colonna (1676).

« Ce qui donnait une mine enragée contre moi, écrit la pseudo-princesse, était la liberté avec laquelle je vivais dans Rome, qui, à mon égard, était comme un Paris ; car, en ce pays-là, les fenêtres et les jalousies sont les bornes où s’arrêtent les divertissements des femmes, toute sorte de compagnie, quelque innocente qu’elle soit, leur étant interdite. »

Lorsque, après la Fronde, les effets de la liberté des femmes se firent davantage sentir dans les mœurs de la nouvelle Cour, lorsque, surtout, la femme de la bourgeoisie se mit à donner dans la préciosité, ouvrit salon, s’accorda les divins plaisirs des ruelles et se crut ainsi autorisée à jouir de la même indépendance qu’avaient conquise les premières précieuses, il y eut des résistances de la part des maris et des pères ; il y en eut aussi, et surtout, de la part des dévots[3]. La préciosité prit une allure combative, soit qu’elle se défendît, soit qu’elle attaquât, et l’on peut s’en apercevoir au ton que l’abbé de Pure prête à ses héroïnes. Celles-ci parlent en militantes, elles revendiquent des droits, elles flétrissent « ces grossières lois de jadis qui obligeaient les femmes à cette horrible servitude à l’égard de leurs maris » ; elles se félicitent de ce que « la politesse du temps, prenant force de celle des esprits, ait voulu pénétrer le ministère des mariages ». Madeleine de Scudéry elle-même, malgré sa réelle distinction, ne put s’empêcher de revendiquer contre la tyrannie maritale. On soupçonne à quel degré de ridicule purent tomber les habituées des ruelles de second ordre, une fois engagées dans la voie périlleuse des récriminations et des programmes d’action.

Or, le moment où Louis XIV prend en mains le gouvernement de la France, le moment où Molière apparaît sur la scène comique de Paris, est le moment précis où la bourgeoisie féminine revendique le droit de devenir aristocratique, et où la bourgeoisie masculine s’apprête à revendiquer celui de singer la cour et la noblesse.

À ce moment-là, donc, par le seul jeu de la vie de société, la femme française, au moins dans l’aristocratie, s’était déjà affranchie, jusqu’à un certain point, de la surveillance jalouse du mari, et déjà on lui reconnaissait généralement le droit de s’acquitter, en toute liberté, des obligations que lui imposait la politesse, le droit de vaquer aux occupations mondaines, de fréquenter les salons et les ruelles sans être flanquée d’un chaperon, ni subir les reproches d’un maître grincheux. Le temps était passé où l’on tenait filles et femmes « enfermées à la clef ou menées avec soi », comme l’aurait voulu le Sganarelle de L’École de Maris. Quiconque, enfin, se livrait aux éclats d’un Arnolphe ne pouvait, dès ce moment, que paraître pleinement ridicule et quelque peu odieux. La connaissance de ce fait social est essentielle à l’intelligence de l’œuvre de Molière.



  1. Cette question de la jalousie fut le sujet de discussions inépuisables dans les ruelles, et l’abbé de Pure en a recueilli plus d’une fois les échos. Molière, jusqu’en 1668, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où il a fait jouer son George Dandin, n’a guère écrit de pièce où il n’y fit au moins quelque allusion. Le sujet était « d’actualité », et tellement à la mode que le comique a introduit dans sa galerie de « Fâcheux » deux précieuses, Orante et Climène, qui font Éraste juge de leur querelle touchant les rapports de l’amour et de la jalousie.
  2. La faute d’Alceste sera de ne pas être disposé à se plier à ces préceptes. Le problème du Misanthrope, se trouve donc posé ici, et, de plus, le canevas en est peut-être tiré, comme Brunetière l’a noté, d’un passage du Grand Cyrus de Mlle de Scudéry.
  3. Notez que Molière mentionne formellement ce fait dès la première pièce où il aborde la question des droits de la femme (Cocu imaginaire, sc. i).