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Le Féminisme au temps de Molière/Un Jésuite féministe

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La Renaissance du Livre (p. 125-145).

8o — UN JÉSUITE FÉMINISTE

Les revendications des précieuses soulèvent une question d’histoire sociale : à les voir se résigner facilement, en somme, au mariage et, parfois, glisser presque à la galanterie, on serait tenté de penser qu’il n’y eut dans leur répulsion pour le mariage ou pour l’amour que grimaces et affectation ridicule. Du moins, si on les supposait sincères, serait-on enclin à supposer que leurs critiques et leurs prétentions réformatrices ne furent que divagations écloses en des cerveaux chimériques.

Pourtant, la virulence même des satires qui accueillirent leurs utopies suffirait à nous induire en soupçon que leurs plaintes, aussi bien que leurs réclamations, devaient reposer sur quelque fondement et, peut-être, avoir quelque répercussion pratique sur les mœurs de l’époque.

En fait, l’histoire pourrait donner à ces suppositions une force singulière.

La jeune fiancée de l’abbé de Pure, affolée et désespérée par l’annonce seule de son mariage, n’est pas une fiction inventée à plaisir par un abbé railleur. Guéridée, dans la chronique du temps, s’appelle Mlle de Bauveau : quand on lui annonce qu’on va la marier dans le mois, elle est prise d’une crise de nerfs « qui la secoue plusieurs jours ». Guéridée s’appelle Mlle de La Rochejacquelin, qui devient « folle pendant plusieurs mois » après avoir connu à quel mari on la destine. Guéridée est cette jeune personne qui, apprenant ses fiançailles imprévues, en reste « hébétée » pendant le reste de sa vie. D’autres encore, — qui dira combien ? — languirent dans la solitude d’un lointain château. Prématurément flétries à l’ombre de vieux murs et de parcs broussailleux, elles s’éteignirent jour à jour et moururent sans se plaindre, — n’ayant aucun regret d’une jeunesse sans joie, — heureuses plutôt d’une délivrance trop longtemps implorée. Et comme l’on comprend le refus de Célimène, lorsqu’on sait ce qu’évoquait ce mot : le désert, à l’esprit d’une femme de ce temps !

La vérité c’est que le XVIIe siècle tout entier s’est élevé contre une conception illogique et périmée du mariage qui imposait à la jeune fille un mari détesté. La protestation des précieuses contre les abus de l’autorité paternelle a été entendue. Tous les « honnêtes gens » ont réclamé pour les filles à marier le droit de dire, au moins, leur mot, quand il s’agissait de disposer d’elles pour la vie.

Toute la littérature du XVIIe siècle témoigne que les femmes, un peu partout, organisaient la résistance contre la tyrannie des pères, des tuteurs et des maris. Si les pièces de Molière ont une valeur documentaire, ses Léonore, ses Isabelle, ses Agnès et ses Angélique ne sont pas de purs symboles. Elles ont vécu aussi. Avec moins d’ingénuité, mais souvent plus d’audace, Agnès était légion. Elle se faisait enlever de son couvent par de hardis cavaliers. Ou si le sort lui était bienveillant, on la voyait, dans quelque monastère de mœurs faciles, tel le fameux cloître de Longchamp, tisser la trame d’agréables romans. Les parloirs s’y ouvraient largement aux galants ; Agnès pouvait, avec la complicité des tourières, se confesser des heures durant à son Horace, déguisé, pour l’occasion, en sémillant abbé.

On peut dire que sur ce point, la cause féministe était gagnée en théorie ; elle ne l’était pas en fait, car les pères étaient nombreux qui continuaient à décider du sort de leurs enfants sans songer même à les consulter. Sans doute, les jeunes désespérées, une fois mariées, se résignaient le plus souvent. Mais le mari, d’ordinaire, prenait toutes ses précautions. Tel ce vieux duc d’Arpajon, qui, ayant épousé une jeune fille de vingt ans, l’emmenait en Auvergne dans un pays sauvage. Et Mme d’Arpajon, qui ne voyait plus aucune figure humaine, hormis celle de son barbon, ne fut plus désignée que sous le nom de « duchesse des Bruyères ». Il se peut que le mari ait ainsi réussi à protéger son front. Molière, pourtant, avise ses contemporains que ce moyen même n’était pas d’une efficacité certaine.

On est frappé surtout de la verve cruelle avec laquelle le comique a raillé les précieuses et les pédantes ; c’est qu’on va entendre ses pièces pour s’y amuser ; son intention, aussi, était de faire rire le public aux dépens de ses victimes. Mais la lecture des pièces même les plus comiques suggère souvent les plus sérieuses réflexions. Molière, ardemment et constamment, plaide, en faveur des femmes, le droit élémentaire à disposer d’elles-mêmes. Et, s’il revient sans se lasser sur le problème du mariage, lui directeur de troupe supérieurement avisé, attentif à plaire à son public et à l’intéresser, c’est que le sujet est d’une actualité immédiate et pressante. Cela est si vrai que nous voyons traiter la question dans la chaire chrétienne par l’un des prédicateurs les plus recherchés de ce temps, et qui passe justement pour s’être préoccupé avant tout de prêcher pour son temps, de corriger les vices propres à la société de son temps et qui, pour tout dire, se piqua d’être un moraliste beaucoup plus qu’un dogmatique. Je veux parler du P. Bourdaloue.

On s’est quelquefois demandé pourquoi, entre les prédicateurs du temps, Bourdaloue fut le plus apprécié par les précieuses, comme Mme de Sévigné. Ceux qui se sont étonnés de cette préférence n’avaient pas médité comme il convient le sermon pour le premier dimanche après l’Épiphanie « sur le devoir des pères par rapport à la vocation de leurs enfants ».

Ni les héroïnes de l’abbé de Pure, ni celles de Mlle de Scudéry n’ont jamais élevé de protestation plus vive, ni surtout raisonné, touchant les abus de la tyrannie paternelle, aussi fortement que l’a fait l’austère Jésuite, du haut de la chaire sacrée.

« Je dis, affirme-t-il, qu’il ne vous appartient pas de disposer de vos enfants en ce qui regarde leur vocation, et le choix qu’ils ont à faire d’un état… Un père ne peut se rendre maître de la vocation de ses enfants sans commettre deux injustices évidentes : la première contre le droit de Dieu, la seconde au préjudice de ses enfants mêmes…

« Vous destinez l’un pour l’église et l’autre pour le monde : celle-ci pour une telle alliance, et celle-là pour la religion ; il faut, dites-vous, que cela soit, parce que les mesures en sont prises, mais avec quelle justice parlez-vous ainsi ?

« Un père, sur la terre, peut disposer de l’éducation de ses enfants, il peut disposer de leurs biens et de leurs partages ; mais de leurs personnes, il n’y a que vous, ô mon Dieu, disait le plus sage des hommes, Salomon, il n’y a que vous qui en soyez l’arbitre.

« … Car il s’agit de pourvoir des âmes chrétiennes, et de les établir dans la voie qui les doit conduire au salut ; et eux (les parents) n’y procèdent que par des vues basses et charnelles, que par de vils intérêts, que par je ne sais quelles maximes du monde corrompu et réprouvé : se souciant peu que cet enfant soit dans la condition qui lui est propre, pourvu qu’il soit dans celle qui leur plaît, dans celle qui se trouve plus conforme à leurs fins et à leur ambition ; ayant égard à tout, hors à la personne dont ils disposent ; et, par un désordre criminel et très commun, accommodant le choix de l’état non pas aux qualités de celui qu’ils y engagent, mais aux désirs de celui qui l’y engage. »

Ainsi parlait le moraliste. Le théologien ne manquait pas non plus d’arguments :

« Car, disait-il, si tous les états du monde sont des vocations du ciel, s’il y a une grâce attachée à tous ces états pour nous y attirer, selon l’ordre de Dieu, s’il est un danger extrême pour le salut de prendre un état sans cette grâce, ce n’est donc pas à un Père d’y porter ses enfants, beaucoup moins de les y engager ; et ce serait le dernier abus de leur faire pour cela violence et de les forcer… Il ne dépend point de lui que cette fille soit appelée à l’état religieux ou à celui du mariage ; et la destination qu’il en fait est un attentat contre le souverain domaine de Dieu. »

Ayant ainsi posé les principes, le prédicateur entre dans les détails. « Je soutiens, dit-il, que cette conduite est également injurieuse à Dieu, soit qu’un père dispose de ses enfants pour une vocation sainte d’elle-même, soit qu’il en dispose pour le monde. »

Le P. Bourdaloue, très énergiquement, proteste alors contre la façon dont on destine à l’autel, « dès le ventre de leur mère, » par une vocation tout humaine, les cadets de famille ou même les aînés qui n’ont pas été favorisés de la nature et qui manquent de certaines qualités pour soutenir la gloire de leur nom.

Le passage relatif aux filles contraintes abusivement d’entrer en religion vaut d’être cité textuellement :

« L’établissement de cette fille coûterait : sans autre motif, c’est assez pour la dévouer à la religion. Mais elle n’est pas appelée à ce genre de vie : il faut bien qu’elle le soit, puisqu’il n’y a point d’autre parti à prendre pour elle. Mais Dieu ne la veut pas dans cet état : il faut supposer qu’il l’y veut, et faire comme s’il l’y voulait. Mais elle n’a aucune marque de vocation : c’en est une assez grande que la conjoncture présente des affaires et de la nécessité. Mais elle avoue elle-même qu’elle n’a pas cette grâce d’attrait : cette grâce lui viendra avec le temps, et lorsqu’elle sera dans un lieu propre à la recevoir. Cependant on conduit cette victime dans le temple les pieds et les mains liés, je veux dire dans la disposition d’une volonté contrainte, la bouche muette par la crainte et le respect d’un père qu’elle a toujours honoré. Au milieu d’une cérémonie, brillante pour les spectateurs qui y assistent, mais funèbre pour la personne qui en est le sujet, on la présente au prêtre, et l’on en fait un sacrifice qui, bien loin de glorifier Dieu et de lui plaire, devient exécrable à ses yeux et provoque sa vengeance.

« Ah ! chrétiens, continue Bourdaloue, quelle abomination ! Et faut-il s’étonner, après cela, si des familles entières sont frappées de la malédiction divine ? Non, non, disait Salvien, par une sainte ironie, nous ne sommes plus au temps d’Abraham, où les sacrifices des enfants par les pères étaient des actions rares. Rien maintenant de plus commun que les imitateurs du saint patriarche. On le surpasse même tous les jours ; car, au lieu d’attendre comme lui l’ordre du ciel, on le prévient. On immole un enfant à Dieu, et on l’immole sans peine, même avec joie ; et on l’immole sans que Dieu le commande, ni même qu’il l’agrée ; et on l’immole lors même que Dieu le défend et qu’il ne cesse point de dire : Non extendas manum super puerum. Ainsi parlait l’éloquent évêque de Marseille dans l’ardeur de son zèle. Mais bientôt, corrigeant sa pensée : Je me trompe, mes frères, reprenait-il ; ces pères meurtriers ne sont rien moins que les imitateurs d’Abraham : car ce saint homme voulut sacrifier son fils à Dieu ; mais ils ne sacrifient leurs enfants qu’à leur propre fortune et qu’à leur avare cupidité. »

L’indignation du P. Bourdaloue contre de telles pratiques devait être ressentie avec d’autant plus de conviction par les disciples de Sapho que le prédicateur établissait la fréquence quotidienne des abus d’autorité paternelle. « Ce n’est plus seulement, disait-il, la pratique de quelques pères, c’est une coutume dans toutes les familles, c’est une espèce de Loi. Loi dictée par l’esprit du monde, c’est-à-dire par un esprit ou ambitieux ou intéressé »… « Loi, ajoutait-il, aveuglément suivie par les enfants, qui n’en connaissent pas encore les pernicieuses conséquences, qui n’ont pas encore assez de résolution pour s’opposer aux volontés paternelles. »

Paroles véritablement révolutionnaires à l’époque. Un prédicateur pouvait se les permettre dans la chaire, comme il pouvait se permettre de critiquer les excès du libertinage et des libéralités royales ; un auteur comique, Molière par exemple, osait à peine les mettre dans la bouche de ses personnages ; il avait soin de toujours atténuer de quelque réserve la brutalité des propos de ses filles révoltées.

Le P. Boudaloue, lui, n’hésite pas à opposer formellement le droit des enfants à celui des parents. « Voilà, Chrétien, dit-il, ce qui regarde l’intérêt de Dieu. Que serait-ce si je m’étendais sur celui de vos enfants et sur l’injustice que vous leur faites, quand vous disposez d’eux au préjudice de leur liberté, et communément au préjudice de leur salut ? »

Les enfants, pour lui, ont « un droit inviolable à disposer d’eux-mêmes avec Dieu, sur ce qui concerne leur âme et leur éternités ». Ce droit est autorisé par toutes les lois, « les unes favorisant par toutes sortes de voies la liberté des enfants, je dis une liberté raisonnable ; les autres réprimant par les plus grièves censures les fausses prétentions des pères et des mères qui voudraient attenter à cette liberté ». Ce droit est « approuvé par toutes les coutumes, appuyé de toutes les raisons, tiré de tous les principes de la nature, fondé sur toutes les maximes de la religion ».

Or ce droit des enfants ne les autorise pas seulement à résister aux parents qui voudraient les contraindre à entrer en religion malgré eux. Il va beaucoup plus loin dans ses conséquences, car « il est du droit naturel et du droit divin, que celui-là choisisse lui-même son état, qui en doit porter les charges et accomplir les obligations… ». En vertu donc de ce droit, nul père n’est fondé à imposer à sa fille une alliance qui lui répugne.

Et voici précisément les sortes de raisonnements qui durent faire de Bourdaloue le prédicateur préféré des précieuses : « Quand, disait-il, vous faites accepter à cette fille une alliance dont elle a de l’éloignement, vous ne lui garantissez pas les humeurs de ce mari bizarre et chagrin, qui la tiendra peut-être dans l’esclavage ; vous ne l’acquittez pas des soins infinis que demandera l’éducation d’une famille, et qui seront pour elle autant d’obligations indispensables. C’est donc une iniquité de vouloir ainsi disposer d’elle ; car, si elle doit être liée, n’est-il pas juste que vous lui laissiez au moins le pouvoir de choisir elle-même sa chaîne ? »

Ne sont-ce pas tout justement les raisonnements que nous avons vu tenir aux révoltées du roman de l’abbé de Pure ? Combien celles-ci devaient être enthousiastes, entendant Bourdaloue conclure cette partie de son sermon par ces paroles dont la modération voulue ne fait que mieux ressortir la hardiesse.

« Dans la conduite de vos familles, respectez toujours les droits de Dieu, et jamais ne donnez la moindre atteinte à ceux de vos enfants. Laissez-leur la même liberté que vous avez souhaitée, et dont peut-être vous avez été si jaloux. Faites pour eux ce que vous avez voulu qu’on fît pour vous ; et, si vous avez sur cela reçu quelque injustice, ne vous en vengez pas sur des âmes innocentes qui n’y ont nulle part et qui, d’ailleurs, vous sont si chères… Ne vous exposez pas à être un jour l’objet de leur malédiction, après avoir été la source de leur malheur. Car leur malédiction serait efficace et attirerait sur vous celle de Dieu. Si vous ne pouvez leur donner d’amples héritages, et s’ils n’ont pas de grands biens à posséder, ne leur ôtez pas au moins, si je l’ose dire, la possession d’eux-mêmes. Dieu ne vous oblige point à les faire riches, mais il vous ordonne de les laisser libres. »

Qui lit ce sermon, sachant l’histoire du mariage de Mme de Sévigné, par exemple, comprend pourquoi la mère de Mme de Grignan « allait en Bourdaloue » délicieusement et joyeusement. Ce Jésuite savait parler au cœur des femmes plus ou moins délaissées de leur mari, et à celui des filles plus ou moins opprimées dans leur famille.