Le Fauteuil hanté (Je sais tout)/15

La bibliothèque libre.
Texte établi par Je sais tout, Pierre Lafitte (p. 201-392).

CHAPITRE XV

La cage


La mèche de M. le secrétaire perpétuel s’était dressée toute droite sur son crâne. M. Lalouette s’appuyait au mur, dans un grand état de faiblesse.

— Voilà le cri ! gémit-il… le grand cri déchirant, humain…

M. Patard eut encore la force d’émettre une opinion :

— C’est le cri de quelqu’un à qui il est arrivé un accident… Il faudrait voir…

Mais il ne bougeait pas.

— Non ! Non ! C’est le même cri… je le connais… c’est un cri, fit à voix basse M. Lalouette, un cri qu’il y a comme ça… tout le temps… dans la maison…

M. Hippolyte Patard haussa les épaules.

— Écoutez, dit-il.

— Ça recommence… grelotta M. Lalouette.

On entendait maintenant comme une sorte de grondement douloureux, de gémissement lointain et ininterrompu.

— Je vous dis qu’il est arrivé un accident… cela vient d’en bas… du laboratoire… C’est peut-être Loustalot qui se trouve mal…

Et M. Patard fit quelques pas dans le vestibule. Nous avons dit que dans ce vestibule se trouvait l’escalier conduisant aux étages supérieurs ; mais, sous cet escalier-là, il y en avait un autre qui descendait au laboratoire.

M. Patard se pencha au-dessus des degrés. Le gémissement arrivait là presque distinctement, mêlé de paroles incompréhensibles mais qui semblaient devoir exprimer une grande douleur.

— Je vous dis qu’il est arrivé un accident à Loustalot.

Et bravement M. Hippolyte Patard descendit l’escalier.

M. Lalouette, qui se fit honte de son instant de faiblesse, suivit. Il dit tout haut :

— Après tout, nous sommes deux !

Plus ils descendaient, plus ils entendaient gémir et pleurer. Enfin, comme ils arrivaient dans le laboratoire, ils n’entendirent plus rien.

Le laboratoire était vide.

Ils regardèrent partout autour d’eux.

Un ordre parfait régnait dans cette pièce. Tout était à sa place. Les cornues, les alambics, les fourneaux de terre dans la grande cheminée qui servait aux expériences, les instruments de physique sur les tables, tout cela était propre et net et méthodiquement rangé. Ce n’était point là, de toute évidence, le laboratoire d’un homme qui est en plein travail. M. Patard en fut étonné.

Mais ce qui l’étonnait le plus était, comme je l’ai dit, de ne plus rien entendre… et de ne rien voir qui l’eût mis sur la trace de cette grande douleur qui leur avait «  retourné les sangs » à tous les deux, M. Lalouette et lui.

— C’est bizarre ! fit M. Lalouette, il n’y a personne.

— Non, personne !…

Et tout à coup, le grand cri les secoua à nouveau, leur déchirant le cœur et les entrailles.

Cela les avait comme soulevés de terre : cela venait même de sous la terre.

— On crie dans la terre ! murmura M. Lalouette.

Mais M. Patard lui montrait déjà du doigt une trappe ouverte dans le plancher.

— Ça vient d’ici… fit-il.

Il y courut…

— C’est quelqu’un qui sera tombé par cette trappe et qui se sera brisé les jambes…

M. Patard se pencha au-dessus de la trappe : les gémissements à nouveau s’étaient tus.

— C’est incroyable ! dit M. le secrétaire perpétuel… Il y a là une pièce que je ne connaissais pas… comme un second laboratoire sous le premier…

Et il descendit encore des marches, en examinant toutes choses prudemment, autour de lui.

Le laboratoire du dessous, comme celui du dessus, était éclairé par des papillons de gaz. M. Patard descendait avec précaution. M. Lalouette, qui regrettait décidément sa visite au grand Loustalot, arrivait.

Dans ce laboratoire souterrain, il y avait la même disposition que dans la pièce de dessus, pour toutes choses. Seulement toutes ces choses étaient dans un grand désordre, et en plein service, en cours d’expérience…

M. Patard cherchait. M. Lalouette ouvrait de grands yeux…

Ils n’apercevaient toujours personne…

Soudain, comme ils s’étaient retournés vers un coin de muraille, ils reculèrent en poussant un cri d’horreur.

Ce coin de muraille était ouvert et garni de barreaux. Et derrière ces barreaux, comme une bête fauve enfermée dans sa cage, un homme… oui, un homme aux grands yeux ardents les fixait en silence…

Comme ils ne disaient rien et qu’ils restaient là comme des statues, l’homme, derrière ses barreaux, dit :

Êtes-vous venus pour me délivrer ?… En ce cas dépêchez-vous… car je les entends qui reviennent… et ils vous tueraient comme des mouches…

Ni Patard ni Lalouette ne remuaient encore. Comprenaient-ils ?

L’homme encore hurla :

— Êtes-vous sourds ?… Je vous dis qu’ils vous tueraient comme des mouches !… s’ils savent jamais que vous m’avez vu !… comme des mouches !… sauvez-vous !… sauvez-vous !… Les voilà !… je les entends !… Le géant fait craquer la terre !… Ah ! malheur !… ils vont vous faire manger par les chiens !…

Et on entendit en effet des aboiements furieux, tout là-haut, sur la terre. Les deux visiteurs avaient compris cette fois !…

Ils tournèrent autour d’eux-mêmes comme s’ils étaient ivres… cherchant une issue. Et l’autre dans sa cage répétait en secouant les barreaux comme s’il voulait les arracher…

— Par les chiens !… S’ils savent que vous avez surpris le secret !… le secret du grand Loustalot… Ah ! Ah ! Ah !… comme des mouches… par les chiens !…

Patard et Lalouette, incapables d’en entendre davantage, affolés d’épouvante, s’étaient rués sur l’escalier qui conduisait à la trappe…

— Pas par là !… hurla l’homme, derrière les barreaux… vous ne les entendez donc pas qui descendent !… Ah ! les voilà !… les voilà !… avec les chiens !…

Ajax et Achille avaient dû maintenant pénétrer dans la maison… car celle-ci retentissait de leurs coups de gueule formidables comme un enfer plein de l’aboiement des démons…

Patard et Lalouette étaient retombés au bas de l’escalier, hurlant leur effroi, comme des insensés et criant : « Par où ?… par où ?… par où ?… » tandis que l’autre les couvrait d’injures, en leur ordonnant de se taire…

— Vous allez encore vous faire pincer comme les autres !… Et il vous tuera comme des mouches !… Taisez-vous donc… écoutez !… Ah ! si les chiens s’en mêlent, le compte est bon !… Voulez-vous vous taire !…

Patard et Lalouette, croyant déjà voir apparaître les crocs terribles d’Ajax et d’Achille en haut de l’escalier de la trappe, s’étaient rués à l’autre extrémité de cette cave, contre les barreaux mêmes de la cage où l’homme était enfermé ; et c’étaient eux maintenant qui suppliaient le malheureux de les sauver. Ils l’imploraient avec des mots sans suite, avec des râles… Ah ! ils enviaient l’homme dans sa cage…

Mais celui-ci leur avait pris à tous deux ce qui leur restait de cheveux, à travers les barreaux, et leur secouait la tête affreusement pour les faire taire :

— Taisez-vous !… Nous nous sauverons tous les trois !… Écoutez donc !… Les chiens ! La brute les emporte !… Ils les font taire !… Le géant fait craquer la terre, mais il ne se doute de rien ! la brute !… Ah ! quel idiot !… Vous avez de la chance…

Et il les lâcha.

— Tenez ! vite !… vite !… dans le tiroir de la table là-bas, une clef…

Lalouette et Patard tiraient le tiroir en même temps et le fouillaient fébrilement de leurs mains tremblantes.

— Une clef, continua l’autre… qui ouvre le passage… les chiens sont enchaînés… Il faut en profiter…

— Mais la clef !… la clef ?… réclamaient les deux malheureux qui fouillaient en vain dans le tiroir…

— Eh bien, mais la clef de l’escalier qui monte dans la cour !… Vite… cherchez !… Il la met là tous les jours… après m’avoir donné à manger…

— Mais il n’y a pas de clef !…

— Alors, c’est que le géant l’a gardée, la brute !… Silence !… Mais ne remuez donc plus !

— Ah ! Les voilà !… les voilà !… ils descendent… Maintenant le géant fait craquer l’escalier !…

Lalouette et Patard tournaient… tournaient encore… prêts à se jeter sous les meubles, à se cacher dans les armoires…

— Ah ! ne perdez donc pas la tête comme ça ! souffla le prisonnier… ou nous sommes fichus !… Tenez, dans le recoin de la cheminée, là… oui, là, bien sûr… de chaque côté !… bougez pas !… ou je ne réponds plus de rien !… Tout à l’heure il ira dîner… Mais s’il vous voit… comme des mouches… mes pauvres chers messieurs… comme des mouches !