Le Faux Frère/06

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 33-39).


VI


De retour dans leur chambre, les deux amis s’entretinrent du singulier repas qu’ils venaient de faire.

— As-tu remarqué la vanité de ce vieux Phédor, dit Léon, et l’empressement des deux paysans à te servir ? C’est dans ce village comme partout ; les honneurs que chez nous on accorde au plus riche, ici se rendent au moins pauvre, mais tous deux ont la même sottise.

— Et le même nombre de flatteurs, reprit Théobald ; aussi les grands airs du centenier envers ses pauvres parents, m’ont-ils bien moins frappé que le sentiment qui se peignait dans les yeux de sa fille. Il ne faut pas s’abuser, cette expression n’avait rien de tendre.

— En effet, dit Léon, ils exprimaient plutôt l’effroi que la bienveillance.

En ce moment Marcel, qui rangeait quelque chose, laissa son ouvrage, et se mit à rire de manière à exciter la curiosité de ses maîtres.

À cette gaieté subite, il était facile de deviner que Marcel en savait plus qu’eux sur le compte de la jeune Bosse, et Théobald lui dit de leur confier la cause de cette singulière terreur.

— Vraiment on en aurait à moins, répondit Marcel, cette vieille sorcière qui a élevé Nadège, ne lui a-t-elle pas fait accroire que les Français étaient des monstres de cruauté, de perfidie, et qu’il valait mieux, pour une jeune fille, rencontrer, dix ours de Sibérie, qu’un seul renard de France, c’est ainsi qu’elle nous appelle. Vous pensez bien, mon capitaine, qu’en arrivant ici j’ai voulu savoir à quoi on pourrait s’occuper ; j’ai vu une petite Tartare, bien gentille, et je me suis dit : « Allons, Marcel, mon ami, voilà le moment de mettre en usage ton talent pour les langues étrangères. » Alors j’ai lancé hardiment la douzaine de mots qui m’ont déjà servi dans plus d’une occasion ; j’en attendais le succès ordinaire, lorsque Nadège s’est enfuie comme si elle avait entendu les hurlements d’une bête féroce. J’ai voulu savoir ce qui me valait un accueil si étrange, et c’est le pope qui m’en a expliqué la cause ; ma foi je suis charmé que vous n’ayez pas été mieux reçu que moi.

— Quoi, c’est l’ouvrage de cette vieille servante, dit Léon ; ah ! je lui apprendrai à nous calomnier ainsi !

— La pauvre femme n’est pas si coupable qu’elle le paraît, reprit Marcel : le père Phédor l’a menacée de la livrer à la misère, si Nadège écoutait la moindre fleurette avant d’entrer au service de son seigneur, et la pauvre vieille ne sait qu’imaginer pour garder sa place et la vertu de sa petite sauvage.

— Elle pouvait inventer un meilleur moyen, dit Théobald, car le jour où la peur s’affaiblira, la vertu sera bien malade.

— Voilà justement pourquoi Alexa a jeté les hauts cris lorsque Phédor lui a dit que vous alliez donner des leçons à Nadège ; d’abord elle l’a vite emmenée à l’église, pour l’asperger d’eau bénite, pendant qu’elle priait le ciel de la mettre à l’abri de vos sortilèges.

— Je ne m’étonne plus, dit Léon, de ses regards farouches, elle me prend pour le diable.

— Ah ! l’excellente aventure, s’écria Théobald : nous, faire peur à des Tartares ! Crois-moi, il faut apprivoiser celle-ci ; il y va de l’honneur français.

— Vous aurez de la peine, dit Marcel ; s’il n’y avait qu’un dragon de vertu à combattre, on en a vu plus d’un se rendre à discrétion ; mais il vous faut triompher des prédictions d’un sorcier, et, dans ce pays-ci, on croit à la magie autant qu’à l’évangile.

— Et le coquin lui a prédit qu’elle serait victime de l’amour ? dit en riant Théobald, voilà un grand sorcier !

— Tel qu’il est, je voudrais en savoir autant que lui ; les roubles pleuvent sur son grimoire ; on ne perd rien ici qu’on n’aille aussitôt le consulter pour savoir comment le retrouver. C’est lui qui prédit aux jeunes filles les maris qu’elles auront, et cela est d’autant plus facile, qu’on les fiance presqu’en naissant. Dès qu’un Tartare a seize ans, on le marie à une fille qui a souvent dix ans de plus que lui, le tout pour peupler sans perdre de temps ce charmant pays.

— Sais-tu bien que tu voyages avec fruit, dit Théobald, comment fais-tu pour être si vite au fait des mœurs de toute une contrée ?

— J’écoute, je regarde et je questionne ; je ne retiens quelquefois qu’un mot de toute une soirée passée avec des paysans russes ; mais si ce mot revient à chaque minute, j’en conclus qu’il est le plus important de la conversation et je m’applique à le deviner. C’est ainsi qu’en entendant répéter sans cesse le nom de Schamane, j’ai fini par découvrir que ce nom voulait dire sorcier, et qu’à l’aide de quelque autre renseignement, j’ai su à n’en pas douter, que le Schamane avait prédit à Nadège qu’elle n’épouserait pas le mari qu’on lui élève, et qu’elle deviendrait une grande dame si elle parvenait jusqu’à vingt ans sans entendre parler d’amour.

— Eh mais ! rien n’est si facile à respecter que cet oracle, dit Léon, et je voudrais qu’il ne m’en coûtât pas davantage à satisfaire aux désirs de son père. N’importe je l’ai promis, je me rendrai demain auprès de Nadège ; si elle s’enfuit à mon approche, je la laisserai courir, et ma bonne volonté m’acquittera de ma parole.

Léon voulait que Théobald assistât à la leçon ; mais celui-ci, craignant de s’exposer à l’humeur de Phédor, dit à son ami qu’il emploierait le temps donné à Nadège d’une manière aussi profitable pour lui ; car, si nous trouvons moyen de nous échapper, ajouta-t-il, j’apprends, par l’exemple de Marcel, qu’il serait fort utile de savoir la langue du pays, et je vais de ce pas trouver notre curé tartare. Tout savant qu’il est, il ne sera pas fâché de prendre un peu de mon français que l’on parle dans toute l’Europe, pour quelques mots de son russe que l’on n’entend qu’ici.

Alors Léon se rendit seul dans la salle où Nadège l’attendait, placée auprès d’une table sur laquelle on voyait une grosse Bible. En l’apercevant, Phédor et le pope vinrent au-devant de lui, et la vieille Alexa ayant profité de ce moment pour dire quelques mots tout bas à Nadège, Léon vit celle-ci faire le signe de la croix. Il sourit malgré lui de cette précaution injurieuse ; mais quand il remarqua la pâleur, le tremblement de Nadège à son approche, il se sentit lui-même fort péniblement ému, et dit en s’adressant au pope :

— Elle est souffrante, je crois, laissons-là, je reviendrai un autre jour.

Et Léon se disposait à se retirer, lorsqu’un mouvement de Nadège le rendit immobile de surprise. À la joie qui se répandit tout à coup sur son visage, il ne douta pas qu’elle n’eût compris ce qu’il venait de dire.

— Nadège entend le français, dit-il ?

— Quelques mots seulement, répondit le pope, mais elle ne sait pas le lire.

Alors, se tournant vers Nadège, il lui prêcha sans doute la soumission envers son père, et lui dit que le jeune prisonnier, mécontent de son accueil, voulait s’en aller ; car, après avoir écouté ces reproches, elle invita d’un geste Léon à s’approcher de la table, et se mit à ouvrir la Bible. Il y avait tant de charme dans sa résignation, tant de grâce dans le mouvement qu’elle fit pour rappeler Léon, qu’il accourut près d’elle, ravi de lui obéir.

Il lui proposa d’abord de lire avec lui un verset ; et cette prière fut faite si doucement, qu’il n’y avait pas moyen de s’effrayer d’une voix si timide. Nadège se rassurait peu à peu, et Léon fit compliment au pope des premiers principes qu’il avait donnés à son élève. Ensuite, il loua l’intelligence de Nadège, la bonne éducation que lui donnait son père, il était en train de flatter tout le monde.

Le moindre succès obtenu contre des préventions défavorables, est le garant certain d’une bienveillance prochaine. En cela seulement, le talent de détruire l’emporte de beaucoup sur celui de créer, d’inventer : aussi Léon revint-il très-fier de cette première victoire.