Le Faux Frère/10

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 63-72).


X


Théobald devait être ce jour-là d’une partie de chasse ordonnée par le centenier pour détruire les loups qui dévastaient les champs ; mais inquiet de la santé de son ami, il avait laissé partir son hôte, et il attendait patiemment l’heure où Léon viendrait déjeuner avec lui ; cette heure étant passée depuis longtemps, Théobald prit le parti d’aller savoir lui-même ce qui retenait Léon. Il ne le vit point dans sa chambre, et supposa qu’il était chez le pope du village, où il se rendait presque chaque matin pour obtenir de lui divers renseignements sur le pays. Comme il appelait Marcel pour l’envoyer chez le pope, Théobald s’aperçut que la fenêtre était entr’ouverte ; au même instant une corde attachée au barreau de la croisée frappa ses yeux, et il s’écria saisi d’effroi :

— Il est parti !

À cette exclamation douloureuse, Marcel accourut vers Théobald qui se soutenait à peine. Tous deux restèrent quelques instants sans pouvoir proférer une parole. Mais Marcel, qui doutait encore du départ de son maître, s’obstinait à le chercher dans une espèce de grenier attenant à sa chambre ; tandis que Théobald, accablé de surprise et de douleur, s’efforçait de rassembler ses idées pour trouver un moyen de rejoindre Léon sans dénoncer sa fuite.

Absorbé dans ses réflexions, Théobald en fut tiré tout à coup par ces mots dits d’un ton lamentable :

— Une lettre, monsieur, il vous a écrit ses dernières volontés. Ah ! c’est fait de lui ; il s’est tué !

À ces mots qui glaçaient d’effroi le malheureux Théobald, il s’empare de la lettre que Marcel vient de prendre sur la table, et il lit ce qui suit :

« Ne m’accuse pas, Théobald ; non, ce n’est point pour t’épargner que je m’expose seul à des périls que tu aurais partagés avec joie ; mais t’associer à ma fuite, c’était nous perdre tous deux, et j’ai préféré te confier mon salut. Songe qu’il dépend de toi, de ton courage à dissimuler la peine que notre séparation te cause. Si je puis dépasser la ligne des troupes qui nous gardent avant que ma fuite soit connue, je gagnerai facilement les plaines de Bordinskoi, et une fois sorti du gouvernement d’Oriembourg, je puis continuer ma route sans danger à la faveur d’un déguisement. Ainsi donc, sois sans inquiétude, et ne pense qu’à me soustraire le plus longtemps possible aux recherches de nos surveillants. Phédor m’a vu souffrant ; dis-lui que je garde le lit ; dis à Nadège… mais à ce nom la force m’abandonne, et des pleurs ! Ah ! mon ami, prends pitié d’elle ; cache lui, s’il se peut, que c’est pour la fuir que je m’arrache à toi ; oui, malgré le devoir qui me condamne d’aller secourir ma mère, je sens que je n’obéis qu’à mon respect, à mon culte pour Nadège ; il fallait m’en séparer ou profaner l’amour le plus pur, ou trahir tous les droits de la reconnaissance : je n’ai pas hésité. Prépare cette âme si tendre aux regrets qui vont l’accabler ; et, s’il le faut, pour calmer sa douleur, combat l’amour qui va me survivre.

« Adieu, toi, mon seul ami, si le ciel permet que j’embrasse ma mère, tu nous reverras bientôt ; je te jure, la mort seule empêchera Léon de rendre Théobald à sa patrie. »

À ce noble serment, le visage de Théobald se couvrit de larmes, et Marcel, ému d’une peine profonde, vint lui prendre la main, et dit :

— Allons courage, mon capitaine, sauvons-le d’abord ; nous le regretterons après. Je ne suis qu’un pauvre soldat ; mais commandé par vous, je puis dérouter l’ennemi comme un autre ; pourtant, si vous voulez que je paraisse devant notre hôte avec l’air calme qu’il nous convient d’avoir, morbleu, ne pleurez pas ainsi, ou je ne réponds pas de moi.

— Tu as raison, reprit Théobald en essuyant ses yeux, ne pensons qu’à protéger sa fuite ; une fois hors d’inquiétude, je pourrai disposer de moi et…

— Nous courrons après lui, interrompit vivement Marcel, comme pour ranimer Théobald par une lueur d’espérance ; oui, nous le reverrons, nous reverrons cette chère France, et c’est pour la servir encore qu’il faut nous conserver, et braver courageusement le mauvais sort. Il vous sépare aujourd’hui d’un compagnon, d’un frère ; mais il vous laisse un brave garçon, un soldat dévoué, et dans le malheur un serviteur fidèle vaut un ami.

— Tu seras le mien, dit Théobald, en serrant à son tour la main du brave Marcel, et si tu m’aides à le sauver, son amitié aussi sera ta récompense.

Après s’être concertés sur les moyens de faire croire aux gens de la maison que Léon était retenu dans son lit par un peu de fièvre, Théobald détacha la corde suspendue à la croisée, ferma les rideaux, s’assit auprès du lit comme s’il veillait un malade ; et Marcel descendit vers Alexa pour la prier d’ordonner aux paysans qui travaillaient dans la maison, de faire moins de bruit.

Nadège avait entendu la recommandation, et, dans son inquiétude, elle appela Marcel pour le questionner sur son maître ; l’air embarrassé qui accompagnait chacune de ses réponses, augmenta si bien les craintes de Nadège, qu’elle se leva dans la plus vive agitation, et dit :

— Je veux parler à Théobald, il m’apprendra la vérité.

Alors s’élançant vers l’escalier, elle allait entrer dans la chambre de Léon, si Théobald n’en était sorti tout à coup pour venir la rassurer.

Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à lui persuader que son ami n’était nullement en danger. Les yeux fixés sur le visage de Théobald, elle y cherchait le calme qui devait dissiper ses soupçons, et n’écoutait rien de ce qu’il lui adressait pour l’engager à se tranquilliser. Cependant elle lui promit de ne pas alarmer son père sur l’état de Léon, et de l’empêcher d’avertir le médecin du régiment qui demeurait à peu de distance de K… De son côté, Théobald s’engagea à donner à Nadège des nouvelles de son ami toutes les fois qu’elle en désirerait.

Grâce à toutes ces précautions, le départ de Léon était resté secret pendant deux jours. Mais le troisième, Nadège ne pouvant pas supporter l’idée de le savoir ni près d’elle, sans le voir ou lui parler, imagina de lui écrire, et lorsqu’elle vint confier sa lettre à Théobald, elle remarqua l’émotion douloureuse qu’il ressentit en prenant cette lettre ; en effet, l’idée que les expressions d’un amour dévoué ne parviendraient peut-être jamais à son ami, avait triomphé un instant de la fermeté de Théobald. Son trouble ne pouvait échapper à Nadège ; elle l’interpréta comme la preuve du danger où se trouvait Léon, et son anxiété devint telle, que Théobald perdant tout espoir de la rassurer, et de l’empêcher de les trahir par quelque imprudence, se vit forcé de lui révéler la vérité.

Malgré ses soins à la préparer à cette triste nouvelle, la malheureuse Nadège en fut frappée comme de la foudre. Le nom seul de Léon la rendit à la vie.

— Il vous aime, s’écria Théobald ; vous le reverrez, sauvez-le, imitez mon courage ; depuis deux jours je vous parle de lui sans pleurer, je me refuse la douceur de le regretter avec vous. Ah ! ne faites pas moins pour lui que mon amitié ne peut faire. Songez qu’en montrant ce désespoir, vous révélez sa fuite, et que la mort en est le châtiment.

— Sa mort, répéta Nadège, les yeux égarés, sa mort…

Et elle resta anéantie sous le poids de cette horrible pensée.

Théobald, après l’avoir glacée d’effroi, chercha à la rassurer en lui donnant une espérance qu’il était loin de partager ; mais ce don de changer les pleurs amers en douces larmes, les regrets en espoir, n’appartient qu’à celui qu’on aime. Hors de sa puissance, il n’est pas d’illusion possible, et Nadège, en promettant de se soumettre à tout ce que lui imposait l’intérêt de Léon, savait trop bien n’agir que pour lui.

Cependant elle s’efforça de paraître calme devant son père. Pour être plus sûre de maintenir sa résolution courageuse, elle avait exigé de Théobald qu’il viendrait dîner avec Phédor, et tâcherait de l’occuper assez pour l’empêcher de remarquer l’abattement qu’elle ne pouvait dissimuler. En cédant à la prière de Nadège, Théobald n’avait pas prévu tout ce qu’il aurait à souffrir de la sollicitude de Phédor et de celle du pope, qui tous deux, l’accablèrent de questions sur l’état de Léon. Il fallut répondre qu’il allait beaucoup mieux, et, que lui-même avait exigé que son ami vînt se distraire quelques moments de ses soins, en se rendant à l’invitation du brave Phédor.

— Puisqu’il va mieux, dit le pope, il pourra bien me recevoir, et je monterai chez lui tout à l’heure.

Théobald le supplia de respecter le sommeil de son ami, et le pope n’insista pas davantage ; mais il ajouta qu’il reviendrait le lendemain avec l’officier chargé de faire le recensement des prisonniers, et qu’il profiterait de l’obligation où serait Léon de recevoir l’inspecteur, pour lui faire sa visite.

Malgré le trouble où cette nouvelle jeta Théobald, il eut la présence d’esprit de laisser croire au pope que Léon serait en état de les recevoir tous le lendemain ; car c’était beaucoup que de gagner un jour de plus, et d’ailleurs Théobald se flattait de pouvoir trouver un moyen d’éloigner ou de tromper l’inspecteur.

Pendant cette conversation la malheureuse Nadège respirait à peine. En la voyant ainsi lutter contre la douleur, Théobald sentit redoubler la sienne ; mais ce fut bien plus vivement encore, lorsque Phédor, ravi d’avoir à trinquer avec quelqu’un, proposa à ses convives de boire à la santé de Léon. Au tremblement qui saisit Nadège, à sa pâleur subite, Théobald frémit, et s’empressa de dire :

— Oui, buvons à sa santé, et que Nadège aussi fasse des vœux pour Léon : cela lui portera bonheur.

Et ces mots étaient soutenus d’un regard qui ordonnait le courage. Nadège l’entendit, et rassemblant ses forces, elle sourit à son père qui lui versait à boire ; puis, s’adressant au pope, elle lui recommanda de chanter à l’office du soir le cantique consacré aux malheureux qui se trouvent en danger sur mer ou sur terre. Alors, avançant le bras et levant les yeux sur Théobald, elle semblait lui dire :

— Ne craignez rien pour lui, je ne mourrai qu’après l’avoir sauvé.

Théobald contemplait avec admiration cet effort sublime, et cherchait des expressions qu’elle seule pût comprendre pour la remercier de si bien aimer. Mais tout à coup, il se tait, il pâlit, la terreur se peint sur son front, il reste immobile, glacé, Nadège veut savoir ce qui cause son effroi, elle se retourne, voit Marcel, jette un cri, et tombe évanouie dans les bras de son père.