Le Faux Frère/19

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 151-160).


XIX


À dater de ce jour, il n’y eut plus de repos pour Céline. Sous le poids d’un secret qui alarmait sa conscience, elle se faisait des scrupules des moindres actions auxquelles l’obligeait sa feinte parenté, et plus d’une fois son extrême retenue faillit la trahir. M. de Rosac fut le premier à s’apercevoir de l’embarras qui régnait entre le frère et la sœur, et comme ses remarques étaient à peine faites qu’il les confiait ordinairement à tout le monde, il dit :

— Eh bien, que se passe-t-il donc ici ? l’on se boude, la sœur baisse les yeux, le frère ne dit mot, et ni l’un ni l’autre ne nous écoute ! il ne faut pas souffrir cela, et si madame de Lormoy le permet, je vais m’emparer de son autorité pour mettre fin à cette brouille.

En disant ces mots, M. de Rosac saisit la main de Céline qui, s’étonnant de cette liberté, lui en demande la raison.

— Laissez-moi faire, reprend-il, il faut bien vous prêter un peu à la réconciliation.

— Mais, monsieur, je ne suis brouillée avec personne.

— Sans doute on dit toujours ainsi ; lorsqu’on veut garder rancune, le plus sûr moyen est de la nier. Mais nous sommes venus à bout de conciliations plus difficiles ; d’abord la galanterie avant tout ; les hommes ont toujours les premiers torts, c’est contenu. Léon ne voudra pas aller contre l’usage, il va confesser à genoux sa faute, la jolie main de sa sœur va l’absoudre, et puis ils s’embrasseront le plus cordialement du monde.

Pendant ce discours, M. de Rosac forçait Théobald à se prosterner devant Céline, à prendre la main de sa sœur, et il s’étonnait de son peu d’empressement à profiter de tous les avantages de la réconciliation. Mais Théobald, craignant d’offenser Céline, lui baisa respectueusement la main et certifia avec tant d’assurance qu’il n’y avait pas eu la moindre querelle entre Céline et lui, que M. de Rosac fut à la fin obligé de le croire.

La contrainte qui régnait entre Céline et Théobald n’avait point échappé à M. de Melvas, mais il l’attribuait à la différence de leurs opinions sur M. de Rosac ; car il était assez visible que Théobald ne le trouvait pas aimable, et le baron supposait que Céline était blessée de voir son frère témoigner si peu d’estime à l’homme qu’elle devait épouser. Malgré les représentations de sa nièce, et sa volonté expresse de ne point entendre parler de mariage avant le rétablissement de sa mère, le projet de cette union était fixé dans l’esprit de M. de Melvas, et il n’admettait point l’idée que rien pût s’y opposer.

Cependant l’état de madame de Lormoy devenant chaque jour plus inquiétant, le docteur eut recours au moyen usité par la médecine lorsque tous les autres ont échoué. Il ordonna les eaux thermales, et Théobald fut chargé de conduire la malade et sa fille à Bagnères, où M. de Melvas viendrait les rejoindre, après avoir terminé quelques affaires indispensables.

À la nouvelle de leur prochaine absence, M. de Rosac se récria sur l’impossibilité de vivre loin de ces dames, et sollicita vivement la faveur de les accompagner. M. de Melvas la lui accorda aussitôt sans consulter personne ; on fixa le départ au surlendemain, et M. de Rosac se fit garant des plaisirs du voyage.

Théobald, qui redoutait de fâcheuses rencontres, essaya de prouver à ces dames qu’il leur était inutile dans ce voyage, puisqu’elles avaient pour défenseur un chevalier si accompli. Mais madame de Lormoy déclara qu’elle croyait avoir trop peu de temps à vivre pour sacrifier un seul des moments qu’elle pouvait encore passer avec ses enfants. Céline, après avoir entendu ces tristes mots, avait dit à Théobald :

— Ne l’affligez pas, venez avec nous.

Cet ordre n’était-il pas irrésistible ?

La veille du départ, Théobald écrivit à Marcel de venir l’attendre à Bordeaux, où il comptait se rendre incessamment. Sans l’instruire de sa situation présente, il lui manda qu’une affaire imprévue l’ayant contraint à garder quelque temps l’incognito, il le priait de ne pas prononcer son nom aux gens qu’il pourrait rencontrer à Bordeaux, se réservant de lui expliquer plus tard la cause de ce mystère.

En écrivant cette lettre, Théobald s’étonna de l’espèce de honte qu’il éprouvait à n’oser convenir du titre qu’il usurpait, malgré lui, auprès de madame de Lormoy. Il lui semblait entendre Marcel dire avec son ton brusque et sa vieille franchise : Un brave officier comme vous peut-il s’abaisser à passer pour un autre ; doit-il usurper un titre sacré, et profiter d’une tendresse qui se changerait en haine, en mépris, si on venait à découvrir la vérité ? C’est risquer de se déshonorer que de continuer plus longtemps un rôle semblable, et vous avez beau y chercher des excuses, mon capitaine, la vie d’une vieille femme ne vaut pas l’honneur d’un brave officier.

Mais la volonté de Céline, l’intérêt de sa mère l’emportèrent sur toutes ses réflexions, et Théobald partit sans oser s’avouer l’étendue du sacrifice qu’il faisait à sa propre faiblesse.

Le changement d’air, et la distraction du voyage ranimèrent d’abord les forces de madame de Lormoy. Ce premier succès de l’ordonnance du docteur en fit espérer un plus grand ; cette idée dissipa un moment la tristesse de Céline, et donna un libre cours à la gaieté de l’élégant Bordelais. L’intimité était avantageuse à M. de Rosac, elle autorise ordinairement moins de retenue dans les manières, et la familiarité des siennes n’y paraissait pas si choquante. Théobald fit cette remarque avec peine ; mais il se consola en pensant que pour peu que M. de Rosac rencontrât aux eaux quelques élégants de sa province, il ne manquerait pas à reprendre les airs dégagés qui le rendaient si ridicule. En attendant, il remarquait ses soins empressés pour Céline, et Théobald, qui était sans cesse contraint à lui céder le plaisir de lui donner le bras à la promenade, et à le voir jouir du droit de se consacrer à elle sans qu’on pût le blâmer, en ressentait un dépit difficile à cacher. Céline s’en aperçut, et tout en accusant Théobald d’injustice, elle chercha un moyen de le rassurer. Mais, dans la crainte de se laisser aller à quelques reproches amers, il fuyait les occasions de parler à Céline, sans penser que sa tristesse et son regard courroucé lui disaient tout ce qu’il voulait taire.

Enfin, au dernier relais, avant d’arriver à Bagnères, Céline profita d’un moment où sa mère causait avec M. de Rosac pour engager Théobald à l’accompagner jusqu’au sommet de la montagne où la voiture viendrait les joindre. Alors prenant son bras sans attendre sa réponse, elle l’entraîna vers la route et lui dit :

— J’étais reconnaissante de votre résignation à nous suivre, mais si vous montrez tant d’humeur, vous me ferez repentir d’avoir exigé de vous ce nouveau sacrifice.

— Résignation, sacrifice, pouvez-vous employer ces mots, répondit Théobald, quand il s’agit du bonheur de vous suivre ? Ne savez-vous plus tout ce que votre présence est pour moi ? mais vous voir sans cesse l’objet des soins d’un homme qui se croit déjà des droits à votre main, être témoin de votre préférence pour lui, voilà ce qui est au-dessus de mon courage.

— Et voilà pourtant ce qu’il vous faut supporter, reprit Céline d’un ton absolu. Je ne puis excuser à mes propres yeux les rapports où nous sommes qu’en les sanctifiant par un grand sacrifice. J’ai juré de m’y soumettre, et c’est de vous que j’attends la force de l’accomplir. C’est le seul moyen de n’avoir point à rougir lorsqu’il faudra détromper ma mère.

» Certaine que vous n’avez agi que dans son intérêt, et non dans le nôtre, elle vous pardonnera d’avoir prolongé son erreur. Je n’aurai point de honte à convenir de tout ce que j’ai fait pour vous empêcher de confier notre secret à mon oncle. Votre séjour à Melvas ayant contribué à sauver sa sœur, sans nuire à aucun de ses projets sur moi, je ne doute pas que ses préventions ne cèdent à la reconnaissance qui vous sera due, et cette certitude m’a fait prendre la résolution…

— D’épouser M. de Rosac, interrompit Théobald avec amertume : le moyen est ingénieux, j’en conviens, et je voudrais pouvoir l’adopter aussi facilement que vous ; mais c’est assez de renoncer au seul bien qui m’attache à la vie, je ne saurais le voir possédé par un autre. Là, ma soumission expire.

— Eh bien dit Céline en pleurant, plongez-nous donc dans le désespoir, car je puis tout supporter plutôt qu’un soupçon déshonorant. Songez que vous n’êtes point mon frère, que je le sais, et que si l’on pouvait me supposer capable d’avoir secondé cette ruse pour encourager votre amour, je serais déshonorée à jamais ; car je n’ignore pas que cet amour ne peut être approuvé de ma famille. Ah ! puisque vous oubliez la promesse que vous m’avez faite, puisque ma réputation, mon repos, vous sont indifférents, je ne vous demande plus rien, partez : ma mère ne me pardonnerait point d’avoir compromis mon honneur pour sa vie.

Ces derniers mots, dits avec toute la fierté qu’inspire une résolution courageuse, ne laissèrent plus d’espoir à Théobald. Cependant il essaya de prouver à Céline que son mariage avec M. de Rosac n’était pas absolument nécessaire à leur justification ; mais elle persista dans le dessein de paraître consentir à cette union ; seulement elle s’engagea à ne point en fixer l’époque, avant que Théobald l’eût quittée pour toujours.

Cet entretien ne paraissait pas devoir dissiper le chagrin de Théobald, et pourtant, lorsqu’il remonta en voiture, sa poitrine était moins oppressée, son visage avait pris une expression plus douce, et son esprit, plus libre, se mêlait avec grâce à la conversation. Où donc avait-il puisé tant de courage ? Était-ce dans l’ordre qu’il avait reçu de sacrifier son amour au bonheur de M. de Rosac ? Était-ce dans l’arrêt irrévocable qui le condamnait à se séparer bientôt de Céline ? Non ; mais la rigueur même de cet ordre prouverait quel sentiment l’avait dicté. On ne craint autant que l’amour qu’on partage, et cette pensée entraînait à sa suite tant de douces réflexions, qu’elle triomphait de toutes les autres.

Ainsi l’on sort quelquefois du plus triste entretien le cœur soulagé, comme l’on revient d’une fête accablé de tristesse. Ces différentes impressions semblent incompréhensibles, et cependant l’événement prouve bientôt qu’elles étaient fondées. Ce mystère de l’âme ferait supposer que ce qu’on sent trompe moins que ce qu’on voit, et qu’il existe, pour ainsi dire, en nous un instinct du vrai que rien ne peut abuser. Sans cela, comment expliquer la sécurité dans le péril, la persévérance dans l’amour malheureux, l’obstination dans un projet ambitieux, dont le succès semble impossible, et tant de sentiments invincibles ? Oui, tout porte à croire que si l’on était de bonne foi avec soi-même, les impressions guideraient mieux que tous les calculs.