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Le Feint astrologue

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LE FEINT ASTROLOGUE

Thomas Corneille



PERSONNAGES

léonard, père de Lucrèce.

Don juan, amant de lucrèce, et aimé de léonor.

Don fernand.

Don lope, amoureux de Léonor.

Don Louis, ami de Don Fernand et de Don Lope.

lucrèce, maîtresse de Don Juan.

léonor, amoureuse de Don Juan et aimée de Don Lope.

béatrix, servante de Lucrèce.

jacinte, suivante de Léonor.

Mendoce, vieux domestique de Léonard.

Philipin, valet de Don Fernand.


La scène est à Madrid.


ACTE I




Scène I


Don Fernand
,
Philipin
.
don fernand

Que ce que tu me dis m'embarrasse l'esprit !
Est-il vrai, Philipin?

philipin

Beatrix me l'a dit.

don fernand

Que Lucrèce en effet...

philipin

Oui, que votre Lucrèce
N'aurait jamais pitié de l'ardeur qui vous presse,
Que vous faisiez en vain de l'amoureux transi, [5]
Et qu'elle avait sujet de vous traiter ainsi.

don fernand

Enfin de ses mépris je devine la cause,
Sans doute elle aime ailleurs.

philipin

Je crois la même chose,
Au discours de tantôt je l'ai trop reconnu ;
Et si le bon vieillard ne fut point survenu, [10]
J'allais savoir, Monsieur, tout au long le mystère,
Être fille suffit pour ne se pouvoir taire,
Puisqu'il n'en fut jamais qui dans l'occasion
Peut garder un secret sans indigestion.

don fernand

Si bien que Beatrix...

philipin

Cessez d'être en cervelle, [15]
J'en saurai tout, vous dis-je, et je vous répons d'elle ;
Car soit pour me trouver l'esprit un peu gaillard,
Soit pour me voir comme elle assez grand babillard,
J'ai le don de lui plaire, et sur tout la méthode
Dont nous traitons l'amour n'est pas fort incommode, [20]
Elle n'engage à rien : Mais, Monsieur, franchement ?
Ne vous lassez-vous point d'aimer si constamment ?
Autrefois en tous lieux vous disiez, Je vous aime,
À peine un demi-jour vous étiez à la même,
Et cependant Lucrece avec tous ses mépris [25]
Vous tient depuis un mois de ses beautés épris !
C'est être bien changé.

don fernand

Philipin, je confesse
Que je romps ma coutume en faveur de Lucrèce:
Mais écoute, c'est trop te laisser alarmé
De ce qu'un même objet soit si long-temps aimé. [30]
Si l'amour m'engagea d'abord à son service,
Aujourd'hui cet amour n'est plus rien qu'un caprice,
Son peu de complaisance à flatter mon espoir
Est l'unique raison qui m'oblige à la voir ;
Non pas que sa personne en effet me soit chère, [35]
Mais parce que je prends plaisir à lui déplaire,

Et me venger sur elle, en la persécutant,
De la honte que j'ai qu'on m'estime constant.

philipin

Quel tort je vous faisais faute de bien l'entendre !
Ainsi donc les devoirs que vous semblez lui rendre [40]
Ne sont plus un effet de votre passion ?

don fernand

Je la sers seulement par obstination,
Et si quand je lui dis le secret de mon âme
Avec moins de rigueur elle eut traité ma flamme,
Dans ma façon de vivre et suivant mon humeur [45]
Une autre eut eu bientôt le présent de mon coeur :
Mais voir qu'à contre-temps on prenne un front sévère,
Qu'un soupir, qu'un regard fasse entrer en colère,
C'est lors que je m'obstine à faire les yeux doux.

philipin

Qu'il fait mauvais, Monsieur, avoir affaire à vous ! [50]
Quoi ? quand de vous aimer on se trouve incapable
On n'ose l'avouer sans se rendre coupable !
Ah, Lucrece a grand tort avec tous ses refus.
Mais quand prétendez-vous enfin n'y penser plus ?

don fernand

Lorsque par ton adresse et par ton entremise [55]
Je connaîtrai celui pour qui l'on me méprise.

philipin

C'est peut-être Don Juan.

don fernand

Don Juan ?

philipin

Oui, ce Don Juan
Qui, comme vous savez, la sert depuis un an.
Vous riez !

don fernand

Le parti serait pour elle honnête,
Et ne m'a point encor donné martel en tête. [60]

philipin

Quoi que pauvre, il peut plaire.

don fernand

Ah, ne présume pas
Que jamais tant d'orgueil jette les yeux si bas.
Elle a le coeur trop haut pour souffrir un tel maître,
Et chacun sait ici ce que Don Juan peut être ;
Outre qu'il n'en reçut jamais que des mépris. [65]

philipin

C'est quelquefois par là que les plus fins sont pris,
Ce peut être une feinte.

don fernand

Et la peux-tu comprendre ?
Il a quitté la ville et doit passer en Flandre,
Et malgré tout cela tu veux qu'ils soient d'accord ?

philipin

On voit assez souvent...

don fernand

Tais-toi, Beatrix sort, [70]
Tâche à t'en éclaircir, fais qu'elle se déclare,
J'attends à ce détour l'heure qui t'en sépare .

philipin

Je sais quel est mon rôle, et je le jouerai bien.


Scène II


Philipin
,
Béatrix
.
béatrix

À quoi donc penses-tu ?

philipin

Moi ? je ne pense à rien.

béatrix

Rêver en me voyant, en voyant ce qu'on aime ! [75]

philipin

Mon maître n'aime plus, je n'aime plus de même.

béatrix

Tout de bon, Philipin ?

philipin

Tout de bon, Beatrix.

béatrix

Tu veux m'abandonner, toi ?

philipin

Moi-même.

béatrix

Tu ris,
Et peut-être demain...

philipin

Cela va sans peut-être,
Un valet suit toujours la fortune d'un maître : [80]
Fais qu'on aime le mien, et tu verras qu'après,
S'il faut mourir pour toi, je mourrai tout exprès.

béatrix

Ne me demande point une chose impossible.

philipin

Ta maîtresse à l'amour est donc bien insensible ?

béatrix

Non pas tant, mais...

philipin

Quoi, mais ? [85]

béatrix

Mon pauvre Philipin, [85]
Tu m'avais tant promis...

philipin

Venons au mais enfin,
Poursuis.

béatrix

Que te dirai-je ?

philipin

À quel dessein Lucrece
Traite ainsi Don Fernand avec tant de rudesse,
Et si l'aimer encore est pour lui temps perdu.

béatrix

Je te le dirais bien, mais il m'est défendu : [90]
Si pourtant tu jurais de garder le silence...
{{Personnage|phi

lipin|c}}
Va, dis-moi ton secret avec toute assurance,
Je suis fort taciturne, et tel que tu me vois
Je ne conte jamais qu'une chose à la fois,
Avec peu de raison ta crainte me soupçonne. [95]

béatrix

Tu n'en diras donc mot ?

philipin

Mot du tout.

béatrix

À personne ?

philipin

Non.

béatrix

Tu me le promets ?

philipin

Est-ce fait ?

béatrix

Jure tôt.

philipin

Oui, foi de Philipin, jurai-je comme il faut ?

béatrix

Non pas même à ton maître ?

philipin

Est-ce à dessein de rire ?
Dis-le moi tout d'un coup si tu me le veux dire, [100]
Pourquoi tant de façons ? vois-tu, sans te flatter
Si je meurs pour l'ouïr, tu meurs pour le conter,
Tant de précaution est ici ridicule.

béatrix

Tu sauras donc enfin...

philipin

Parle sans préambule.

béatrix

Que si tu vois toujours ton maître mal-traité, [105]
C'est parce que Lucrece...

philipin

Aime d'autre côté ?
{{Personnage|béatrix

|c}}
Tu devines !

philipin

Et bien ? Le nom du personnage ?
Achève.

béatrix

Tu veux donc en savoir davantage ?

philipin

Ah, d'un homme d'honneur c'est trop se défier,
Tu le nommes ?

béatrix

Don Juan. [110]

philipin

Ce pauvre cavalier ? [110]

béatrix

Lui-même ; il est galant, noble, de bonne mine.

philipin

Et la galanterie échauffe la cuisine !

béatrix

Elle l'adore enfin.

philipin

Ma foi, tu m'interdis.
Mais s'il en est aimé comme tu me le dis,
Pourquoi l'abandonner pour s'en aller en Flandre ? [115]

béatrix

Chacun le croit ici comme il l'a fait entendre,
Mais dans un tel voyage, à te parler sans fard,
S'il était pris des Turcs nous courrions grand hasard.

philipin

À ce compte, il est donc en pays d'assurance ?

béatrix

Entre nous deux il l'est, et plus qu'on ne le pense, [120]
Dans Madrid.

philipin

Dans Madrid !

béatrix

Et n'en a point sorti.

philipin

Qui diable eut jamais crû qu'il eut si bien menti,
Et que pour mieux tromper tout autre que Lucrece,
Il eut fait ses Adieux avecque tant d'adresse !

béatrix

Ainsi depuis huit jours que tu le crois absent [125]
Il voit de nuit Lucrece, et Lucrece y consent.
Juge que peut ton maître espérer de sa flamme.

philipin

Mais ne craint-elle point qu'un voisin la diffame?
Car enfin il en est qui pendant tout un mois
Comme des loups garous ne dorment qu'une fois. [130]
Leur curieuse humeur toujours les inquiète,
Et si dans le quartier il est quelque amourette,
Du soir jusqu'au matin ils demeurent au guet
Pour tenir bon papier de tout ce qui s'y fait .

béatrix

Pour s'en mettre à couvert, l'accord est fait de sorte, [135]
Qu'il va droit au jardin par une fausse porte,
Je la laisse entrouverte, et là commodément
Lucrece l'entretient de son appartement,
Sa fenêtre y répond.

philipin

La partie est bien faite ;
Mais quand il l'a quittée, où fait-il sa retraite ? [140]

béatrix

Chez Don Lope, où de jour il garde la maison,
Sans que Don Lope même en sache la raison,
Sous un autre prétexte il le loge, et je pense
Qu'ils ne m'auraient pas mis dedans leur confidence
S'ils avaient eu moyen de se passer de moi, [145]
Mais Adieu, touche .

philipin

Adieu.

béatrix

Tu me promets ta foi,
Philipin ?
{{Personnage|ph

ilipin|c}}
Quelle foi ?

béatrix

Celle de mariage.

philipin

Va, je te la promets quand nous serons en âge.


Scène III


philipin

C'est donc là cet honneur qu'elle nous vantait tant !
Ah combien en est-il de ce sexe inconstant [150]
Qui contrefont de jour une vertu parfaite,
Et la laissent de nuit dormir sous leur toilette !
Donc l'amour à Lucrece a brouillé le cerveau !
Qu'un secret à garder est un pesant fardeau !
J'enrage pour le dire, et je me persuade, [155]
Pour peu que je l'ai tu, que j'en serai malade .
Mais mon maître revient, voici ma guérison.


Scène IV


Don Fernand
,
Philipin
.
don fernand

Et bien ? De ma disgrâce as-tu su la raison ?
Lucrece a-t-elle ailleurs engagé sa franchise ?
Est-ce haine, est-ce orgueil qui fait qu'on me méprise ? [160]
Tu ne me réponds rien, es-tu sourd, ou sans voix ?
Pourquoi grincer les dents, et te serrer les doigts ?
Parle, es-tu possédé ?

philipin

Monsieur, laissez-moi faire.

don fernand

Dis donc ce que tu fais.

philipin

Je tâche de me taire,
On me l'a commandé, mais pour ne rien cacher, [165]
Déjà, loin d'obéir, je suis las de tâcher,
Oyez. Ce cavalier poli, galant, honnête,
Qui ne vous a jamais donné martel en teste,
Ce Don Juan dont tantôt je vous avais parlé,
Qui fait croire par tout qu'en Flandre il est allé, [170]
Par l'ordre de Lucrèce, et sans qu'aucun le sache,
En secret dans Madrid chez Don Lope se cache.

don fernand

Que dis-tu, par son ordre ?

philipin

Il en est adoré.

don fernand

Quoi, Don Juan est ici ?

philipin

Rien n'est plus assuré,
Il a feint ce départ pour vous donner la baille. [175]

don fernand

Si faut-il toutefois qu'un des deux me la paye .

philipin

Et que résolvez-vous ?

don fernand

Le dessein en est pris,
Je veux revoir Lucrece.

philipin

Ah, pauvre Beatrix !
Monsieur, vous parlerez, sa fortune est perdue.

don fernand

Non, crois-moi.

philipin

De quoi donc vous guérira sa vue ? [180]

don fernand

Je veux me rire d'elle, et pour me venger mieux
Lui jurer de nouveau que j'adore ses yeux :
Si j'en suis méprisé, du moins j'aurai la joie
De la payer sur l'heure en la même monnaie,
La railler doucement, et lui faire sentir [185]
Que je n'ai fait l'amant que pour me divertir.
Mais d'un si rare amour achève moi l'histoire,
Don Juan la voit de nuit à ce que je puis croire ?
Après tout, son bonheur me rend un peu jaloux.

philipin

Suffit jusqu'à tantôt. Don Louis vient à vous. [190]

don fernand

Laisse-moi lui parler, et cours avec adresse
T'informer d'un voisin si je puis voir Lucrece,
C'est à dire...

philipin

J'entends. Vous craignez le vieillard ?

don fernand

Va donc.


Scène V


Don Fernand
,
Don Louis
.
don louys

De votre joie, ami, faites-moi part.
Vous me semblez tout gai. Pour moi je m'imagine [195]
Que Lucrece à présent vous fait meilleure mine,
Son coeur est adouci, je le juge à vous voir.

don fernand

Au contraire, jamais je n'eus si peu d'espoir,
Tout est perdu pour moi quelque effort que je fasse.

don louys

Peut-on vous consoler d'une telle disgrâce ? [200]

don fernand

À vous dire le vrai, je la perds sans regret,
Et si vous étiez homme à garder un secret...

don louys

Vous n'en pouvez douter sans me faire une injure.

don fernand

Sachez donc en deux mots quelle est mon aventure.
J'ai découvert pourquoi l'on m'a traité si mal ; [205]
Par ces mépris Lucrece obligeait un rival,
Depuis un an elle aime, on me le vient d'apprendre,
Jugez si j'ai raison de n'y plus rien prétendre.

don louys

Quoi, Lucrece aimerait ?...

don fernand

C'est de quoi s'étonner,
Qu'on ait touché son coeur, qu'elle ait pu le donner, [210]
Elle qui se parant d'une vertu forcée
Du moindre mot d'amour se tenait offensée.

don louys

Mais de grâce, quel est cet heureux qui lui plaît ?

don fernand

Vous serez étonné quand vous saurez qui c'est.
Don Juan.

don louys

Vous me raillez, ou bien on vous abuse. [215]

don fernand

Croyez qu'il est ainsi, son départ n'est que ruse,
Pour la voir sans soupçon il fait courir ce bruit,
Voyez le digne choix, et pour qui l'on me fuit,
Pour un homme sans biens.

don louys

Perdez cette croyance,
Je connais trop Lucrece, et je sais d'assurance [220]
Que Don Juan en secret brûle d'un autre feu.

don fernand

Pour qui ?

don louys

Pour Léonor.

don fernand

Vous la connaissez ?

don louys

Peu,
Et je sais seulement qu'elle est assez galante,
Qu'elle vit chez un Oncle, et que Don Juan la hante;
Ce peut être en effet par obligation [225]
Autant et plus encor que par affection,
Il doit à Léonor beaucoup plus qu'on ne pense,
Son plus intime ami m'en a fait confidence,
Et se tiendrait heureux que l'on vous eut dit vrai.

don fernand

Mais c'est de Beatrix enfin que je le sais. [230]
J'en puis parler sans doute, et je me désespère
D'être pour l'amour d'elle obligé de me taire :
Mais pour ne vous pas dire un secret à demi,
Il se tient tout le jour caché chez votre ami,
Chez Don Lope.

don louys

Le Ciel à propos me l'envoie, [235]
Je vais savoir de lui ce qu'il faut que j'en crois,
Il m'avouera le tout si je ne suis déçu.
Adieu, je vous dirai ce que j'en aurai su.


Scène VI


{
Don Lope
,
Don Louis
.
don louys

Et quoi ? Toujours rêveur.

don lope

Et toujours misérable.

don louys

Don Lope, quel malheur de nouveau vous accable ? [240]

don lope

Pourquoi m'obligez-vous à vous redire encore
Que depuis si longtemps j'adore Léo

nor,
Et qu'un ami l'aimant, je suis dans la contrainte
De n'oser seulement me permettre la plainte ?
Il n'est point de tourments qui puissent égaler [245]
Celui d'aimer beaucoup et n'oser en parler.

don louys

Un semblable respect en vain vous embarrasse,
Don Juan par son départ vous a cédé sa place,
L'occasion est belle, allez offrir vos voeux.

don lope

Je n'en suis pas, ami, de beaucoup plus heureux. [250]

don louys

De vrai, mais entre nous, quelqu'un me vient d'apprendre
Qu'il termine en Madrid son voyage de Flandre.

don lope

Qui peut vous l'avoir dit ?

don louys

Bien plus, il court un bruit
Qu'il est caché chez vous, et ne sort que de nuit.
Sans faire le surpris avouez-moi la dette . [255]

don lope

J'avais cru jusqu'ici l'affaire fort secrète.

don louys

Elle l'est en effet, et vous craignez en vain :
Mais que peut-il prétendre, et quel est son dessein ?

don lope

Sans avoir pénétré plus avant dans son âme
J'ai su que cette feinte importait à sa flamme, [260]
Et j'ose présumer à ce qu'il m'en a dit,
Qu'un peu de jalousie embrouille son esprit,
Et que par ce faux bruit d'une si longue absence
Il veut savoir au vrai ce que Léonor pense,
Lui voir mettre pour lui ses sentiments au jour, [265]
Et par son déplaisir juger de son amour.

don louys

Le bruit court toutefois qu'il adore Lucrece.

don lope

C'est d'un peuple grossier l'ordinaire faiblesse.

Parce qu'il est galant, et voit cette beauté,
Quoiqu'il en soit toujours assez mal écouté, [270]
On veut croire son coeur esclave de ses charmes,
Et même Léonor en a versé des larmes ;
Mais il a su toujours s'en défendre si bien,
Qu'elle a trop reconnu qu'il n'en fut jamais rien.

don louys

Est-elle encor la même ?

don lope

Oui, toujours trop fidèle. [275]
C'est peu qu'il soit parti sans prendre congé d'elle,
Elle-même avec soin cherche à l'en excuser,
Et m'ôte chaque jour tout lieu de rien oser.
Cependant, et c'est là que ma peine est extrême,
Je lui rends des devoirs pour lui contre moi-même, [280]
Je la vois pour lui plaire, et pour l'entretenir
D'un feu qui n'est que trop dedans son souvenir,
Au seul nom de Don Juan elle-même ravie,
Pour en parler souvent, à la voir me convie,
Et moi sans perdre espoir j'en attends le succès ; [285]
Ce m'est toujours beaucoup d'avoir chez elle accès,
Et peut-être qu'un jour si par quelque caprice
Le Sort pour les brouiller use de sa malice,
Elle se souviendra que l'on voit rarement
Que qui fut bon ami soit infidèle Amant. [290]

don louys

Je le souhaite ainsi, mais Adieu, je vous quitte,
C'est trop vous empêcher de lui rendre visite.


Scène VII


don lope

En quel fâcheux état me trouvai-je réduit !
Tout le soin que je prends m'est contraire et me nuit,
Ô cruauté du Ciel qui n'eut jamais d'exemple ! [295]
Mais ne la vois-je point qui vient ici du Temple ?
C'est elle, Amour, cessons de craindre son courroux,
Parlant pour un ami, parlons un peu pour nous,
Et s'il faut succomber sous le sort qui nous brave,
Qu'elle apprenne du moins qu'elle a plus d'un esclave. [300]


Scène VIII


Don Lope
,
Léonor
,
Jacinte
.
léonor

C'est un bonheur pour moi de vous avoir trouvé.
Don Juan à Saragosse enfin est arrivé,
Et du moins une lettre apaise ma colère ?

don lope

Madame, j'en attends tantôt par l'ordinaire.

léonor

Si je m'en plains, Don Lope, au moins j'en ai bien lieu. [305]
M'avoir ainsi quittée, et sans me dire Adieu !

don lope

Daignez juger par là de l'excès de sa flamme,
L'eut-il pu prononcer, et ne pas rendre l'âme,
Voir un si grand mérite et des charmes si doux,
Et dire sans mourir, Je prends congé de vous ? [310]

léonor

Don Lope, en sa faveur j'aime que l'on m'abuse,
Aussi bien mon amour fait assez son excuse,
Mais par quelque motif qu'il ait pu s'éloigner,
S'il m'aimait, il a su fort mal le témoigner.

don lope

Je ne l'excuse point, Madame, il est coupable, [315]
Je sais de quels bienfaits il vous est redevable,
Qu'à pleines-mains sur lui vous les avez versés,
Que toujours...

léonor

Brisons-là, Don Lope, c'est assez,
Un bienfait perd sa grâce alors qu'on le publie,
Qui peut s'en souvenir mérite qu'on l'oublie, [320]
Et pour moi, si je l'ose avouer aujourd'hui,
Je m'obligeais moi-même en m'employant pour lui,
Je rendais seulement justice à son mérite ;
Je veux bien toutefois ne le pas tenir quitte,
En juger comme vous avec plus de rigueur, [325]
Mais s'il m'est obligé, c'est du don de mon coeur,
Et c'est de ce don seul qu'il faut qu'il se souvienne,
Si son affection est égale à la mienne.

don lope

C'est de ce don aussi qu'il fait le plus d'état,
Et pour n'en être pas entièrement ingrat, [330]
Dans la nécessité de quitter ce qu'il aime
Il tâche à vous laisser la moitié de soi-même,
Il vous laisse en partant Don Lope auprès de vous,
Et comme l'amitié ne fait plus qu'un de nous,
Si son éloignement vous tient lieu de disgrâce, [335]
Je ferai mon possible à bien remplir sa place,
Des soupirs continus vous peindront ses ennuis,
Pour mieux être Don Juan, j'oublierai qui je suis,
Le beau feu qui l'anime échauffera mon âme,
Et par le doux effort de cette vive flamme... [340]

léonor

Il me suffit, je crains que sous cette couleur
Vous ne parliez enfin avec trop de chaleur,

Pour n'ouïr rien de plus, Adieu, je me retire,
L'amitié vous surprend et vous en fait trop dire,
Don Lope, une autre fois soyez plus modéré. [345]

don lope

Suivons le triste Sort qui nous est préparé.


ACTE II





Scène I


Lucrèce
,
Béatrix
.
béatrix

Madame, de nouveau je jure de me taire,
Mais encore après tout que prétendez-vous faire ?

lucrèce

Que te puis-je répondre, et que demandes-tu ?
De cent soucis divers mon coeur est combattu, [350]
En l'état où je suis moi-même je l'ignore.

béatrix

Mais vous aimés Don Juan ?

lucrèce

Dis plus, que je l'adore.

béatrix

Voir en vous un amour et si prompt et si grand,
Madame, à dire vrai, c'est ce qui me surprend ;
Don Juan plus de cent fois vous a fait voir sa peine [355]
Sans mériter de vous que mépris et que haine,
Ce n'étaient que froideurs, ce n'étaient que refus,
Cependant en huit jours votre coeur n'en peut plus !

lucrèce

Ah, si pour moi Don Juan depuis un an soupire,
Que n'ai-je point souffert sans oser t'en rien dire ! [360]
Car pourquoi plus tenir ce secret enfermé ?
Dés l'instant qu'il me vit, s'il m'aima, je l'aimai,
Mais jugeant que mon père en ayant connaissance,
Pour un homme sans biens aurait peu d'indulgence,
J'accusai fort longtemps mes yeux de trahison, [365]
Cent fois à mon secours j'appelai ma raison.
Hélas, combien en vain me suis-je défendue
Avant qu'aimer en lui la vertu toute nue !

Quels efforts n'ai-je faits, jusqu'à forcer mon coeur
D'affecter des mépris et s'armer de rigueur ! [370]
Peut-on plus maltraiter jamais ce que l'on aime ?
Tu l'as vu, tu le sais, et que Don Juan lui-même
Lassé de voir son feu récompensé si mal
Fit dessein de quitter un séjour si fatal,
Et qu'ennuyé d'aimer sans voir rien à prétendre, [375]
Il prit congé de moi pour s'en aller en Flandre.
Ce fut lors que ce coeur n'osant se démentir
Fit ses derniers efforts pour le laisser partir,
Mais il n'était plus temps de s'armer de courage,
Don Juan par sa présence avait trop d'avantage, [380]
Et dans un tel rencontre en sut user si bien...
Mais à quoi m'arrêter, tu vis notre entretien,
Et que son bon destin pour braver mes caprices
Me fit en ce moment accepter ses services,
Et malgré mon orgueil conclure enfin ce point [385]
Qu'il feindrait de partir, et ne partirait point.

béatrix

Vous avez mérité sans doute d'être plainte ;
Mais que peut à tous deux importer cette feinte ?

lucrèce

Ce prétendu voyage avait trop éclaté
Pour l'oser ainsi rompre avec légèreté, [390]
À force d'en chercher la véritable cause
Peut-être en eut-on pu deviner quelque chose,
Quitte ainsi pour un temps à se cacher de jour,
Et sous quelque couleur feindre après son retour.
Mais voici Don Fernand. Ô la vue importune ! [395]
{{scène|

II}}

Don Fernand
,
Lucrèce
,
Béatrix
,
Philipin
.
don fernand

J'accuse avec raison ma mauvaise fortune.
On ne vous saurait voir ! Toujours seule chez vous !
De vous même à la fin je deviendrai jaloux.

lucrèce

La retraite me plaît, et chez moi solitaire
Du moins je ne vois rien qui me puisse déplaire. [400]
Qui vous porte à troubler le repos où je suis ?

don fernand

Vous n'aurez donc jamais pitié de mes ennuis ?

lucrèce

Plaignez-vous-en ailleurs, pour moi je les ignore.

don fernand

L'amour...

lucrèce

Ne parlez point d'un tyran que j'abhorre.

don fernand

Mais un amant qui souffre...

lucrèce

Ôtez ce nom d'amant, [405]
Il me choque, il me blesse.

don fernand

Ah, c'est injustement,
Puisqu'avec moins d'appas le Ciel vous eut formée,
S'il n'avait pas voulu que vous fussiez aimée.

lucrèce

Ne finirez-vous point cet importun discours ?

don fernand

Voulez-vous être aimable et cruelle toujours ? [410]
Que j'ai de passion pour de si grands mérites !

lucrèce

Que j'ai d'aversion pour ce que vous me dites !

don fernand

Que j'aime ces beaux yeux ! qu'ils ont d'attraits pour moi !

lucrèce

Que je hais le soleil qui fait que je vous vois !

don fernand

Oui la lune en effet vous est plus favorable, [415]
Et vous fait voir sans doute un objet plus aimable.

lucrèce

Que me voulez-vous dire ?

don fernand

Ah, de grâce, il suffit,
À qui m'entend assez je n'en ai que trop dit.

lucrèce

Par ce discours obscur vous voulez qu'on vous craigne.

don fernand

Je pourrai l'éclaircir s'il faut qu'on m'y contraigne. [420]

lucrèce

Je me retire donc après un tel avis,
Vous êtes en colère, et je crains de voir pis.

don fernand

Sans ouïr mes raisons ?

lucrèce

Je ne puis les entendre.

don fernand

Malgré vous toutefois je vous les veux apprendre.
C'est un procès d'amour où j'ai quelque intérêt, [425]
Je vous en fais le Juge, et j'attends votre arrêt ;
Mais ayant à loisir écouté ma partie,
Et peut-être du fait étant mal avertie,
J'ose vous demander audience à mon tour,
Puisqu'il l'a bien de nuit, je puis l'avoir de jour. [430]
Je ne dis pas pourtant que de la même sorte
On me fasse couler par une fausse porte,
Qu'on la laisse le soir entrouverte, et qu'enfin
Tout bas par la fenestre on me parle au jardin,

Que Béatrix au guet rompe toute surprise, [435]
Qu'un galant quoi qu'absent vienne à l'heure promise,
Qu'un voyage à dessein soit longtemps publié.

philipin

Il a bonne mémoire, il n'a rien oublié ;
Au diable soit le maître avecque sa harangue.
Où me suis-je adressé pour jouer de la langue ? [440]

lucrèce

Est-il vrai, l'ai-je ouï ?

philipin

à Don Fernand.
Monsieur, qu'avez-vous fait ?

don fernand

D'un injuste mépris tu vois le juste effet.

lucrèce

Qu'on m'ait ainsi trahie ! Hélas, je suis perdue.
Ah, Béatrix.

béatrix

Croyez...

lucrèce

Tais-toi, tu m'as vendue.
Malheur à qui se fie à de pareils esprits. [445]

philipin

à Don Fernand
Voyez, on va chasser la pauvre Béatrix.

beatrix

à Lucrèce
Plut au Ciel que vous-même avec votre colère
N'eussiez pas avoué ce que j'avais su taire,
Et que par ce reproche...

lucrèce

Encore un coup, tais-toi.

philipin

à Don Fernand
Je puis avoir bon dos, tout va tomber sur moi. [450]

don fernand

à Philipin
Que veux-tu, c'en est fait, mais pour moi, pour toi-même,
Tâche à remédier à ce désordre extrême,
Tu n'es que trop adroit pour en venir à bout,
Invente, fourbe, mens, jure, j'avouerai tout.

lucrece

{{didascalie|à

Béatrix}}
C'est un point résolu, n'en dis pas davantage. [455]

beatrix

à Lucrèce
Et bien, vous le voulez, il faut plier bagage,
Mais je puisse à vos yeux si j'ai parlé de rien...

lucrèce

Ah, l'innocence même ! Ô la fille de bien!

philipin

à Don Fernand
Monsieur, j'ai grande peine à bien mentir pour l'heure,
Celle-ci passera faute d'une meilleure. [460]

don fernand

Bonne ou mauvaise enfin, parle, je t'aiderai.

philipin

tout haut.
Dussiez-vous me chasser, Monsieur, je le dirai.
Madame, écoutez-moi, que ce courroux s'apaise.
Vous me faites en vain signe que je me taise.
Jamais de votre amour Béatrix n'a parlé, [465]
Et le Ciel, oui, le Ciel lui seul l'a révélé.

lucrèce

Que dit cet importun ?

philipin

Vous en doutez peut-être ?
Mais sachez en deux mots que Don Fernand mon maître,
Celui qu'ici présent vous voyez interdit,
Pour l'esprit qu'il possède a le corps trop petit. [470]
Dedans l'astrologie il n'a point son semblable,
Enfin c'est un prodige, ou plutôt un vrai diable,
Rien pour lui n'est secret, et sans de grands efforts,
Je pense qu'il ferait même parler les morts.

béatrix

Ton maître est astrologue !

philipin

Astrologogissime. [475]

don fernand

Sa fourbe va bientôt me mettre en bonne estime.

Quoi, maraud...

philipin

Oui, Monsieur.

béatrix

Plût à Dieu qu'on le crût.

philipin

Vous êtes Astrologue, ou jamais il n'en fut.
Je sais qu'en l'avouant je perds tous mes services,
Mais j'aime Béatrix Reine des Béatrices, [480]
De tout soupçon ici j'ai dû la dégager.
Depuis plus de huit jours il me fait enrager,
Il contemple le ciel même aux nuits plus obscures,
Il feuillette un grand livre, et fait mille figures,
C'est sans doute par là qu'il a su vos amours. [485]

don fernand

Donc, jaseur insolent, tu causeras toujours !
T'a-t-on ici gagé pour conter une fable ?

philipin

Je n'ai rien dit, Monsieur, qui ne soit véritable.
Ne me fîtes-vous pas encore hier au soir
Remarquer un jardin dedans un grand miroir, [490]
Et quelque temps après n'y vis-je pas paraître
Un homme qu'attendait Madame à sa fenestre ?
Je ne le pus entendre alors qu'il vous parla,
Mais parmi plus de cent je dirais, Le voilà,
Tant je me remets bien son air et son visage. [495]

don fernand

à Lucrèce
Il me perdra d'honneur s'il en dit davantage,
Et bientôt à l'ouïr vous me croirez Sorcier :
Mais puisque je voudrais en vain vous le nier,
Madame, j'avouerai qu'en mon voyage en France
Du grand Nostradamus j'acquis la connaissance, [500]
Avec tant de bonheur qu'il m'enseigna son Art,
Et n'eut point de secrets dont il ne me fit part.
Ce fut donc à hanter ce rare et grand Génie
Qu'en assez peu de temps j'appris l'Astrologie :

Mais pour oser ici m'en servir librement [505]
Je connais trop le peuple et son dérèglement,
Il hait cette science, et croit que qui l'exerce
Doit avec les démons avoir quelque commerce ;
Ainsi craignant sa langue et d'en faire l'essai,
J'ai toujours avec soin caché ce que je sais, [510]
Tant que las de souffrir votre rigueur extrême,
J'en ai voulu savoir la cause de moi-même,
J'ai consulté le ciel, et l'ai trouvée enfin,
J'ai trouvé la fenestre avecque le jardin,
Du trop heureux Don Juan j'ai su la feinte absence. [515]
Mais n'appréhendez rien de cette connaissance,
Mon intérêt m'oblige ici d'être discret,
Notre sort est pareil, c'est secret pour secret,
On vous a dit le mien, j'ai découvert le vôtre,
Assurez-moi de l'un, je vous répons de l'autre. [520]

béatrix

Ô l'habile homme !

philipin

à Lucrèce
Et bien, vous avais-je menti ?

béatrix

La vérité, Madame, enfin prend mon parti.
Pour moi j'avais bien su par un confus murmure
Qu'il se mêlait un peu de la Bonne aventure ;
Mais je vous ai vendu, il a tout su de moi. [525]

lucrèce

J'avais assez de peine à soupçonner ta foi,
Mais enfin, Béatrix, sans son Astrologie
Eût-il rien pu savoir à moins qu'on m'eut trahie ?

don fernand

à Philipin
Tout va bien, Philipin, la fourbe a réussi.

philipin

à Don Fernand
La bonne Dame en tient, et n'est pas sans souci, [530]
Vous verrez son orgueil réduit à la prière.

lucrèce

Généreux Don Fernand, esprit plein de lumière,
D'un amant dédaigné je craindrais le courroux
S'il fallait faire excuse à tout autre qu'à vous,

Mais dans le haut degré de science où vous estes [535]
Vous connaissez du Ciel les pratiques secrètes,
Et qu'agissant en nous d'un pouvoir absolu
On ne saurait changer ce qu'il a résolu.

béatrix

Madame, brisez-là, j'aperçois votre père.

don fernand

Ah, que cette rencontre était peu nécessaire ! [540]


Scène III


Léonard
,
Don Fernand
,
Lucrèce
,
Béatrix
,
léonard

Quelle affaire avez-vous avec ce Cavalier ?

lucrèce

C'est curiosité, je ne le puis nier,
Depuis deux ou trois jours j'ai su par une amie
Qu'il était fort expert dedans l'Astrologie,
Et je le consultais pour savoir au certain [545]
À quel époux le Ciel a destiné ma main.

don fernand

à Philipin
Elle veut éprouver si ma science est vraie.

léonard

Souvent un Astrologue en mensonges nous paye,
Et l'effet rarement confirme son rapport,
Mais que vous a-t-il dit qui vous trouble si fort ? [550]

don fernand

Je lui parlais, Monsieur, de certaine disgrâce,
Dont je vois clairement que le Ciel la menace,

Elle s'en fâche un peu, comme vous pouvez voir.

léonard

Mais en si peu de temps qu'avez-vous pu savoir ?

don fernand

Que l'époux trop heureux que le ciel lui destine [555]
Est pauvre, et pour tout bien n'a que sa bonne mine.

léonard

Il ne faut pas ainsi craindre légèrement,
Ma fille.

beatrix

bas
De quel front le bon Cavalier ment !

lucrèce

Cette prédiction me met beaucoup en peine.

léonard

Ne vous alarmez point, je la puis rendre vaine. [560]

lucrèce

Toutefois
Don Fernand
qui me prédit ce point

Est un grand Astrologue, et ne se trompe point,
Bien d'autres en ma place auraient inquiétude.

léonard

Certes, l'Astrologie est une grande étude,
Bien digne d'occuper un esprit curieux, [565]
Et noble d'autant plus qu'elle s'attache aux Cieux.
Si vous la possédez dans le degré suprême
Peu savent les moyens d'y réussir de même,
La spéculation n'est pas bonne pour tous.
Quoi qu'il en soit enfin, Monsieur, je suis à vous. [570]
J'eus toujours grande ardeur pour ceux dont la science
Relève le bon sang qu'ils ont de leur naissance,
Et s'il faut librement vous en faire l'aveu,
Dans mon jeune âge aussi je m'en mêlais un peu,
Mais différents soucis, l'embarras des affaires [575]
M'ont fait prendre depuis des soins plus nécessaires.
Dites-moi cependant. Auriez-vous pour suspect
Saturne regardant Venus d'un trine aspect,
Et peut-on justement tirer un bon augure
De la conjonction d'Hécate avec Mercure ? [580]

don fernand

Il parle hébreu pour moi, je suis pris, c'en est fait.

philipin

à Don Louis
Il aurait besoin d'être Astrologue en effet.

don fernand

bas
N'importe, efforçons-nous, et payons d'impudence.
Pour vous dire en deux mots, Monsieur, ce que j'en pense,
Venus aux amoureux promet beaucoup de biens, [585]
Et Saturne peut tout sur les Saturniens :
Mais la triplicité de cette conjoncture
Ainsi que l'union d'Hécate avec Mercure
Combinant leurs aspects, ou les rétrogradant
Sur l'horizon fatal d'un bizarre ascendant, [590]
Pourrait paralaxer sur un cerveau si tendre...

léonard

Ce discours est si haut que j'ai peine à l'entendre,
De grâce, en ma faveur pour éclaircissement
Expliquez-vous un peu plus populairement .

don fernand

Ce sont termes de l'art.

léonard

Pardonnez à mon âge [595]
Qui n'en conserve plus qu'une confuse image,
Ces termes en mon temps n'étaient pas fort connus,
Mais la science augmente, et ce temps-là n'est plus.

don fernand

Tout s'y voit si changé depuis quelques années,
Qu'en autre caractère on lit les destinées, [600]
Même Nostradamus mon maître en ce grand Art
Avait et son langage et ses règles à part,
C'est pourquoi le discours où mon esprit s'applique,
Tient un peu de l'obscur et de l'énigmatique,
Je dois suivre ses pas comme son écolier. [605]

léonard

Mais si vous vouliez être un peu plus familier ?
{{scène|

IV}}

Léonard
,
Don Fernand
,
Don Louis
,
Lucrèce
,
Béatrix
,
Mendoce
,
Philipin
.
mendoce

à Léonard
Monsieur.

léonard

Que me veux-tu ?

philipin

à Don Ferdnand
Votre esprit s'évertue
Monsieur, c'est tout de bon.

don fernand

Tu vois comme j'en sue.

philipin

Le galimatias ira-t-il encor loin ?

don fernand

Philipin, un ami se connaît au besoin. [610]
Fais-moi quelque message, et par un tour d'adresse
Dans un pas si mauvais...

léonard

à Don Fernand
C'est affaire qui presse,
Monsieur, excusez-moi, je vous quitte à regret,
Et brûlais de savoir ce langage secret,
Mais nous nous reverrons touchant cette science, [615]
Et nous pourrons ensemble en faire expérience.
Adieu.
{{

scène|V}}

Don Fernand
,
Don Louis
,
Philipin
.
don fernand

à Philipin
Sans ton secours le péril est passé.
Que tout à l'heure, ami, j'étais embarrassé !
Mon aventure est rare et digne qu'on l'admire.

don louys

Sachez que Philipin m'en a déjà fait rire, [620]
Et qu'à dix pas d'ici nous écoutions comment
Le vieillard vous parlait astrologiquement.

don fernand

J'ai répondu de même et l'ai fait perdre terre.

don louys

Mais vous ne l'avez pas vaincu de bonne guerre,
Il vous entendait mal.

don fernand

Je m'entendais bien moins. [625]

don louys

Pour vous mieux expliquer, vous prendrez quelques soins,
Et sur ces mots nouveaux vous lui rendrez visite ?

don fernand

Par celle d'aujourd'hui j'en prétends être quitte.

don louys

Mais un grand Astrologue, ou pour tel avoué...

don fernand

Il connaîtra bientôt que je l'aurai joué. [630]
Les belles questions cependant qu'il m'a faites
À moi qui ne connais ni signes ni planètes !

don louys

Oui, mais en récompense un discours si hardi
S'il ne l'a terrassé l'a si bien étourdi,
Que j'oserais gager qu'en ce qui vous regarde [635]
Vous le pourrez longtemps mettre encor hors de garde .
De grâce achevez donc, jouez-le jusqu'au bout,
Faites la pièce entière, il admirera tout ;
Il vous serait honteux qu'elle fût imparfaite,
De votre haut savoir je serai le trompette, [640]
J'en vais semer le bruit, et s'il apprend d'ailleurs
Que vous ayez de l'art les secrets les meilleurs,
Si ce bruit surprenant de vos fausses merveilles
Par la ville épandu vient frapper ses oreilles,
Comme il en a déjà l'esprit préoccupé, [645]
Jamais plus galamment homme ne fut dupé.

don fernand

Non, mais ce passe-temps un peu trop me hasarde,
Au péril qui le suit vous ne prenez pas garde,
Et que c'est engager ma gloire et mon repos.

don louys

Aussi nous connaîtrons combien il est de sots, [650]
Et quand même on saura que ce soit raillerie,
Le tout ne passera que pour galanterie.

don fernand

Mais quelque bon succès que j'en puisse espérer
Ce plaisir après tout ne peut long-temps durer ;
Car si publiquement ce bruit par tout se coule, [655]
On viendra chaque jour me consulter en foule,
Mes réponses bientôt m'acquerront grand renom.

philipin

Qu'importe ? vous direz tantôt oui, tantôt non,
Vous aurez quelque égard à l'âge, à la personne,
Et du reste, Monsieur, Dieu la leur donne bonne, [660]
Jamais un Astrologue est-il garant de rien ?

don louys

Le hasard fait souvent prophétiser fort bien.
Vous devez seulement mettre beaucoup d'étude
À ne rien affirmer avecque certitude,

Du présent, du passé discourir rarement, [665]
Toujours de l'avenir parler obscurément,
Examiner la chose, en peser l'importance.
Mais j'aperçois de loin Don Lope qui s'avance,
Laissez-moi, c'est par lui que je veux commencer.

don fernand

Je m'abandonne à vous.


Scène VI


Don Louis
,
Don Lope
.
don louys

feignant de ne point voir Don Lope
Qui l'aurait pu penser ? [670]
Ô surprenant prodige ! incroyable merveille !
N'est-ce point quelque songe, est-il vrai que je veille ?

don lope

Qu'avez-vous, Don Louis ?

don louys

À peine en sais-je rien,
Et je doute aujourd'hui si je me connais bien.
Effets miraculeux !

don lope

Ne puis-je les apprendre ? [675]

don louys

Je crains...

don lope

Nous sommes seuls, on ne peut vous entendre.

don louys

Mais il faut du secret.

don lope

Fiez-vous sur ma foi.

don louys

Sachez que Don Fernand vient de s'ouvrir à moi.

don lope

Et bien ?

don louys

Et qu'il a fait en suite en ma présence
Des choses que j'avoue être hors de croyance, [680]
J'ai peine à m'en remettre.

don lope

Achevez, qu'a-t-il fait ?

don louys

Je ne connus jamais un esprit si parfait.
Dans un degré si haut il sait l'astrologie
Que je l'accuserais volontiers de magie.
Il a su de ma vie, et presque en un moment, [685]
Ce qu'on n'en peut savoir que par enchantement ;
Et cela, de ma main tirant des conjectures,
Et puis sur du papier traçant quelques figures.
Qui croirait à le voir si galant...

don lope

N'est-ce pas
Cet esprit enjoué, Don Fernand Centellas, [690]
Dont on prise à l'envi les grâces non pareilles ?

don louys

Oui, c'est lui dont je parle, et qui fait ces merveilles.
Certes il faut qu'il aie un secret inconnu.

don lope

Je crois deux ou trois fois l'avoir entretenu,
Mais je remarquais bien, non qu'il eut connaissance [695]
De cette merveilleuse et divine science,
Mais du moins qu'il était homme de grand esprit.

don louys

Vous serez donc encor beaucoup plus interdit
Si vous m'accompagnez un jour chez ce rare homme
Qu'il me doit faire voir une dame de Rome, [700]
Qui pendant que j'y fus me voulut quelque bien.

don lope

Se peut-il qu'en effet...

don louys

Ce n'est encor là rien ;

Car pour vous dire au vrai toute mon aventure,
Il a fait devant moi parler une peinture,
C'est ce qui me confond au point que vous voyez. [705]

don lope

Vous croirai-je, est-il vrai ?

don louys

Si vous ne me croyez,
Vous avez de bons yeux, et les croirez peut-être.

don lope

Je vous en prie, ami, faites-le moi connaître,
Sans doute il m'apprendra si Don Juan est jaloux,
Et par quelle raison...

don louys

J'ai su cela pour vous, [710]
Il trompe Léonor, et voit de nuit Lucrèce.

don lope

Pour certain ?

don louys

Pour certain .

don lope

Ô Ciel, que d'allégresse !

don louys

Adieu, mais prenez garde à ne parler de rien,
On pourrait l'accuser d'être Magicien.
En voici du moins un déjà dedans le piège. [715]


Scène VII


don lope

En quel étonnement aujourd'hui me trouvai-je ?
À peine puis-je encor rassembler mes esprits
Tant mes sens sont ensemble et confus et surpris.
Don Fernand Astrologue, et Don Juan infidèle !
Je te rends grâce, amour, l'occasion est belle. [720]

J'imagine un moyen qui peut me rendre heureux,
Et Don Fernand l'inspire à mon coeur amoureux.
Allons voir Léonor, vantons-lui sa science,
Et de Don Juan en suite examinant l'absence
Faisons naître en son coeur le désir de le voir [725]
Par l'effet merveilleux de son divin pouvoir.
Que si pour s'y résoudre elle est assez hardie,
Elle apprendra de lui toute sa perfidie,
Verra que c'est un fourbe, et qu'il est à Madrid,
Et lors, que ne peut point la honte et le dépit ? [730]
Oui, de sa folle erreur étant désabusée,
Son coeur sera sans doute une conquête aisée,
Et je puis espérer, si je prends bien mon temps,
De voir dans peu de jours tous mes désirs contents.
Ne différons donc plus, et sans perdre courage [735]
Allons quoi qu'il en soit commencer cet ouvrage.


ACTE III




Scène I


Don Fernand
,
Don Louis
,
Philipin
.
don louys

Astrologue excellent, miraculeux esprit,
Vous faites aujourd'hui l'entretien de Madrid,
Comme il ne fut jamais de fourbe mieux conçue,
Jamais avec plus d'heur fourbe ne fut reçue, [740]
Chacun également en est persuadé,
Avec respect déjà vous estes regardé,
Et si quelque incident ne vient troubler la fête,
Vous passerez bientôt pour un nouveau prophète.

don fernand

Aussi pour confirmer ce que l'on croit de moi, [745]
Je ne perds point de temps.

philipin

Ces livres en font foi,
Voyez.

don louys

ouvrant les deux livres.
Un Almanach, un traité de la sphère.

philipin

Il en disputerait s'il était nécessaire,
Vous ne vîtes jamais Astrologue pareil.

don louys

Vous connaissez du moins les maisons du Soleil ? [750]

don fernand

Je connais même encor le zénith, l'écliptique,
Le tropique du Cancre, et le pôle antarc

tique,
Ces termes de Jupin s'opposant à Vénus,
Grâce à mon Almanach, ne m'épouvantent plus,
Et même en un besoin par quelque préambule [755]
Je brouillerais l'esprit d'une femme crédule.
Je n'ai fait toutefois dans ce commencement
Qu'un effort de mémoire, et non de jugement,
Il me faut fuir encor le père de Lurèce.
Avez-vous cependant poussé bien loin la pièce ? [760]

don louys

Assez loin, et peut-être en rirez-vous un peu.
J'ai su trouver d'abord une maison de jeu,
Où j'ai tout débité dans une troupe amie
De ceux qu'on nomme là piliers d'Académie,
De ces prêteurs à poste, et comme tout le jour [765]
Attendant la rencontre ils tiennent là leur cour,
Vous savez que de tout curieux ils s'informent,
Que sur chaque nouvelle ils taillent, ils reforment ;
Jugez si je pouvais m'être mieux adressé.
Chez les Comédiens de là je suis passé, [770]
Où pour mieux faire croire une telle merveille
J'en ai dit à beaucoup le secret à l'oreille,
Et cette confidence a si bien pullulé,
Que d'oreille en oreille il s'est par tout coulé.
Au sortir de ce lieu (souffrez qu'encor j'en rie) [775]
Un ami m'a conté ma propre menterie,
Avec tant de serments que c'était vérité,
Que moi-même à l'ouïr j'en ai presque douté.
Enfin le jour manquant j'ai passé par la place,
Où pour vous un certain mentait de bonne grâce, [780]
Et récitait, tout prêt d'en jurer au besoin,
Cent choses dont lui-même il se disait témoin.
Cinq ou six l'écoutaient, je m'approche, et pour rire
J'ai sur ce qu'il disait voulu le contredire,
Mais lui plein de colère et d'indignation, [785]
M'interrompant soudain avec émotion,
Je dis ce que j'ai vu, m'a-t-il dit, et peut-être
Vous en parlez ainsi faute de le connaître,

Ou vous portez envie aux hommes de vertu ;
Et moi sur ce ton-là craignant d'être battu, [790]
Je me suis retiré pour en rire à mon aise.

don fernand

L'histoire est excellente.

don louys

Elle n'est pas mauvaise.

don fernand

Que l'on trouve à Madrid d'impertinents menteurs !

don louys

Les nouveautés par tout trouvent des sectateurs,
Mais ce qui me surprend dedans cette aventure... [795]

philipin

Une Dame, Monsieur, d'assez belle stature
Demande à vous parler sans témoins un moment.

don fernand

Ami, retirez-vous dans cet appartement,
Ne s'agirait-il point ici d'astrologie ?

don louys

Plût à Dieu, j'en aurais l'âme toute ravie, [800]
Aussi bien vous faut-il par un effort d'esprit
En tromper deux ou trois pour vous mettre en crédit.

don fernand

Quoi que ce soit, d'ici vous le pourrez entendre.


Scène II


Don Fernand
,
Léonor
,
Jacinte
,
Philipin
.
léonor

Une telle visite a droit de vous surprendre.

don fernand

Elle m'honore trop, et j'en suis tout confus. [805]

léonor

Pour vous voir, Don Fernand, j'aurais fait encor plus,

Puisqu'avec passion j'ai souhaité connaître
L'homme le plus savant qu'on ait jamais vu naître.
Ah, Jacinte, je tremble, et n'ose m'expliquer.

don fernand

Madame, à ce discours je ne puis répliquer, [810]
Un éloge si haut m'en met dans l'impuissance :
Je possède en effet quelque faible science,
Mais...

léonor

Non, non, c'est en vain que vous vous ravalez,
Je sais votre mérite et ce que vous valez,
Et que faire parler un corps privé de vie [815]
N'est que le moindre effet de votre astrologie.

don fernand

Ce que vous en croyez m'est trop avantageux,
Mais puis-je vous servir ? Je m'en tiendrais heureux.

léonor

Ah, Don Fernand. D'où vient que votre coeur soupire ?

léonor

Vous pourriez m'épargner la honte de le dire. [820]
Puisque ce haut savoir dont chacun est jaloux
Vous fait connaître assez ce que je veux de vous.

don fernand

Et par cette raison votre raison est vaine,
Car enfin si je sais le sujet qui vous mène,
Ce que vous me direz en cette occasion [825]
Ne saurait augmenter votre confusion.

léonor

Mais que vous servira d'entendre ma faiblesse ?
Vous ne savez que trop le désir qui me presse,
Me montrer à vos yeux, c'est vous ouvrir mon coeur :
Ne me traitez donc point avec tant de rigueur, [830]
Et puisqu'à vous parler je suis si peu hardie
Faites ce que je veux sans que je vous le die.

philipin

à Don Fernand
Elle dit bien, Monsieur, songez à l'obliger.

don fernand

{{didas

calie|à Philipin}}
Je crois qu'elle a dessein de me faire enrager,
Deviner sa pensée ! est-elle raisonnable ? [835]
Et suis-je pour cela Magicien ou Diable.

philipin

Payez encor un coup de galimatias,
Et dites de grands mots qu'elle n'entende pas.

don fernand

à Léonor
Sans vouloir feindre ici, je confesse Madame,
Que je puis pénétrer les secrets de votre âme, [840]
Voir à nu votre coeur, lire dans votre sein,
Mais sachez que pour vous je m'emploierais en vain,
Si vous ne témoigniez par un récit sincère
Votre consentement à ce qu'il faudra faire.
Peut-être tâchez-vous de voir par cet essai [845]
Si je suis ce qu'on dit, et si ce bruit est vrai,
Mais gardez d'empêcher l'effet de ma science,
Car enfin il y faut beaucoup de confiance,
J'ai mes règles à part, et n'agis pas toujours
Selon qu'apparemment les Astres ont leur cours. [850]
La force de mon Art passe un peu l'ordinaire,
Et pour vous en donner une preuve bien claire,
Je vais vous découvrir, si vous le souhaitez,
Quelle est votre pensée, à quoi vous la portez,
Si votre coeur est libre, ou quel objet l'enflamme, [855]
Et ce que vous avez de plus caché dans l'âme :
Mais cela fait aussi, ne me demandez rien,
Je ne puis rien pour vous.

léonor

Quel malheur est le mien,
Qu'il faille me résoudre à vivre infortunée,
Ou rougir d'un récit où je suis condamnée. [860]
J'aime, et le digne objet qui règne sur mon coeur
Par cent et cent devoirs s'en est rendu vainqueur,
Mais encor que pour lui j'eusse une amour fort tendre,
Il m'a quittée enfin pour s'en aller en Flandre,
Avec tant de mépris que sans me dire Adieu [865]
Il a pû se résoudre à partir de ce lieu.

On m'en vient toutefois d'apporter cette lettre
Qui me promet encor ce qu'il m'osa promettre,
Et m'assurant pour lui d'une immuable amour
Me fait avec ardeur souhaiter son retour. [870]
Je brûle de le voir, et quoi qu'en apparence
L'effet de ce désir passe toute puissance,
J'ai su que par votre art de tous si fort vanté
Vous pourriez surmonter cette difficulté,
Et dès ce même soir faire à mes yeux paraître [875]
Celui qui de mon âme a su se rendre maître.
Ainsi, si d'un beau feu jamais la noble ardeur
Pour un objet aimable échauffa votre coeur,
Par l'amour, par ce Dieu que chacun appréhende,
Ne me refusez point ce que je vous demande. [880]

don fernand

à Philipin
Que lui pourrai-je enfin répondre là dessus ?

philipin

à Don Fernand
Appelez au secours le grand Nostradamus.

don fernand

Le vieillard astrologue était moins redoutable.

philipin

Dites qu'il lui faut faire un pacte avec le Diable.

don fernand

à Léonor
Madame, je ne sais pour qui vous me prenez, [885]
Ni ce que de mon art vous vous imaginez,
Car où prétendez-vous que je puisse aller prendre
Un homme que vous même avouez être en Flandre ?

léonor

Ah, vous faites encor des prodiges plus grands,
J'en suis bien informée et j'en ai bons garants. [890]

philipin

J'en eusse osé jurer.

don fernand

Croyez qu'on vous abuse,
L'impossibilité fait seule mon excuse,
Mon Art pour vous servir n'est point assez puissant
S'il faut faire à vos yeux paraître un homme absent,

C'est ce qu'on ne fait point par simple astrologie, [895]
Ces fantômes parlants ne vont que par Magie,
Dont la noire science étant sujette aux lois
D'un courage bien noble est rarement le choix ;
D'ailleurs, la vision est fort mélancolique
D'un esprit enfermé dans un corps fantastique, [900]
Cette apparition pleine d'horreur en soi
Fait pâlir bien souvent les plus hardis d'effroi,
Et vous y manqueriez sans doute de courage.

léonor

Non, non, de mon amant si ce spectre a l'image,
Dans cette vision, dans ce charme trompeur, [905]
J'aurai plus de plaisir que je n'aurai de peur.
Mais vous vous défiez peut-être d'une femme,
Et croyez qu'un secret soit mal sûr...

don fernand

Non, Madame,
Car je confesse enfin puisque vous m'en pressez,
Que pour vous obéir j'en sais peut-être assez, [910]
Et si j'ai dit d'abord qu'il m'était impossible
C'est parce que j'y trouve un obstacle invincible ;
Vous m'avez dit qu'en Flandre est cet amant heureux,
Ainsi je ne puis rien, la mer est entre-deux,
Cet élément sauvage à mes charmes s'oppose, [915]
Et fait de mon refus la vraie et seule cause.

léonor

Cet obstacle de mer est facile à lever,
Car de longtemps en Flandre il ne peut arriver,
Puisque depuis huit jours ayant quitté la ville
À Saragosse encor sa présence est utile, [920]
Un procès l'y retient.

don fernand

à Philipin
À ce coup m'y voici.

philipin

à Don Fernand
Chacun croit depuis peu Don Juan parti d'ici.
Si c'était lui, Monsieur ?

don fernand

à Philipin


Cela pourrait bien être,
Sans nous trop engager tâchons de le connaître.
S'il est ainsi, Madame, il reste seulement [925]
À me faire savoir le nom de votre amant,
C'est une circonstance où vous manquez encore,
J'en dois être informé, non pas que je l'ignore,
Car enfin avouez qu'étant né de bon sang
Il a fort peu de bien à soutenir son rang, [930]
Que nous sommes tous deux environ du même âge.

léonor

Je ne le puis nier.

don fernand

à Philipin
C'est lui-même, courage.
Peut-être croirez-vous qu'avec peu de raison
Puisque je le connais je demande son nom ?
Mais si je ne l'apprends de votre propre bouche [935]
Je ne puis satisfaire au désir qui vous touche,
Notre art de ce tribut se rend un peu jaloux.

léonor

Hélas, qu'à prononcer ce nom me sera doux !
Il s'appelle Don Juan. Que faut-il encore dire
Pour obtenir de vous le bonheur où j'aspire ? [940]

don fernand

Puisque la mer enfin ne m'embarrasse plus,
Madame, il ne me reste aucun lieu de refus.
Regardez-moi l'oeil fixe.

léonor

Ô fille fortunée !

don fernand

Montrez-moi votre main. Quel jour êtes-vous née ?

léonor

L'onzième de Juillet.

don fernand

Cet amant si chéri ? [945]
Enfin vous voulez voir

léonor

S'il se peut dés ce soir.
De ce désir mon âme est si fort possédée...

don fernand

Il me faut faire un pacte avecque son Idée,
Ce charme est innocent, mais pour un tel dessein
J'ai besoin d'un billet écrit de votre main. [950]

léonor

Puis-je rien refuser pour ce que je souhaite ?

don fernand

Je le déchirerai ma figure étant faite.
Dépêche, Philipin, de l'encre et du papier.

léonor

à Jacinte
Et bien, qu'en penses-tu ?

jacinte

Madame, il est sorcier,
Et si vous écrivez, c'est chose indubitable [955]
Qu'il portera soudain votre billet au Diable,
On parlera de vous ce soir dans le Sabbat,
Je l'en refuserais.

léonor

Ton coeur trop tôt s'abat,
Et pour mon intérêt tu te mets trop en peine.

don fernand

Je m'en vais vous dicter, écrivez.

philipin

à Jacinte pendant que Léonor écrit
Et bien, Reine ? [960]

jacinte

Que ton maître est savant !

philipin

Bien plus qu'il ne parait.

jacinte

Je pense qu'avec lui tu peux bien marcher droit,
Puisqu'il lit dans les coeurs en voyant les personnes.

philipin

Quand il en sait le nom, c'est assez.

jacinte

Tu m'étonnes,

Comment se peut cela n'en sachant que le nom ? [965]

philipin

C'est que toujours en poche il a quelque Démon.

jacinte

Un Démon ! Et tu sers un tel maître ?

philipin

Qu'importe ?
Un Diable quelquefois n'est pas mauvaise escorte,
J'entends un familier, ne t'épouvante pas.

don fernand

à Léonor
Votre nom manque encore, il faut le mettre au bas. [970]

léonor

Est-ce assez ?

don fernand

Oui, Madame.

léonor

Adieu, je vous le laisse,
Souvenez-vous de moi.

don fernand

Je tiendrai ma promesse.

jacinte

se cachant le visage
Faut-il qu'il me regarde ! Hélas, je meurs de peur.

don fernand

à Jacinte
Tu te caches les yeux, et je vois dans ton coeur.

jacinte

Si vous savez, Monsieur, le secret où je pense, [975]
Que ma maîtresse au moins n'en ait point connaissance,
Elle ferait chasser Fabrice assurément.
{{scène|

III}}

Don Fernand
,
Don Louis
,
Philipin
.
don fernand

Enfin m'en voilà quitte, et sans enchantement.

don louys

Un si bon tour joué vous va donner la vogue
D'un savant personnage, et d'un grand Astrologue, [980]
Votre renom bientôt s'en accroîtra par tout.

don fernand

J'ai bien encor sué pour en venir à bout,
Je ne souffris jamais un plus cruel martyre.

don louys

J'avais beaucoup de peine à m'empêcher de rire,
Et sur tout mon plaisir ne se peut exprimer [985]
Alors qu'elle a détruit votre obstacle de mer .

don fernand

J'étais lors, je l'avoue, en mauvaise posture.

don louys

Vous aviez fort mal pris aussi votre mesure,
On va par terre en Flandre aussi bien que par eau.

don fernand

Et que sait une fille ? Il serait fort nouveau [990]
Qu'elle fut plus savante en la Cosmographie
Que je ne suis moi-même en mon Astrologie.
J'avais encor de quoi me sauver à demi
Sur ce qu'il faut passer en pays ennemi,
Ce passage eut détruit la force de mes charmes. [995]

don louys

Elle vous a pourtant donné bien des alarmes ?

don fernand

Jusques à me voir presque au bout de mon Latin.

don louys

La plaisante aventure ! Et son billet enfin ?

don fernand

Lisez, ce ne sont pas choses pour vous secrètes.

don louys

lit
Don Juan, je sais bien où vous êtes, [1000]
Venez me voir dés cette nuit.

léonor

L'artifice est assez bien conduit,
Et vous pouvez beaucoup avec que cette lettre.

don fernand

Dans les mains de Don Juan il faudra la remettre,
Qui sans doute croyant qu'on l'a fait épier [1005]
Ira voir Léonor pour se justifier,
Se trahira lui-même ; ainsi par cette adresse
Je me venge, et détruis les plaisirs de Lucrèce.
Si d'ailleurs Léonor trop crédule en ce point
Le prend pour un fantôme et ne l'écoute point, [1010]
On ne peut inventer fourbe plus accomplie
Pour confirmer le bruit de mon Astrologie.
Reste à faire tenir maintenant ce billet .

philipin

De ce souci, Monsieur, chargez votre valet.

don fernand

Mais il le faut donner en main propre.

philipin

À lui-même, [1015]
J'en sais bien les moyens.

don fernand

Et par quel stratagème ?

philipin

Il n'est pas grand, Monsieur, et vous l'allez savoir.
Dans son jardin Lucrece attend Don Juan ce soir,
Voici même à peu prés l'heure qu'il s'y doit rendre,
C'est là que de ce pas je veux l'aller attendre, [1020]
Et si je ne lui fais changer de rendez-vous...

don louys

Cet avis en effet est le meilleur de tous.

don fernand

Va donc vite. Je meurs d'en savoir des nouvelles.

philipin

Vous en saurez bientôt, Monsieur, et des plus belles,
La porte du jardin n'est pas bien loin d'ici. [1025]


Scène IV


philipin

Quel intrigue jamais a valu celui-ci,
Et que j'ai bien de quoi faire aujourd'hui le rogue
D'avoir fait ériger mon maître en astrologue !
Que l'on croit de léger, et qu'à ce que je vois
Il en est à Madrid de plus badauds que moi ! [1030]
Mais j'enrage déjà d'avoir fait mon message,
Don Juan en pestera je crois de bon courage,
Et n'aura pas grand soin de me bien régaler
Lors que de Léonor il m'entendra parler.
Bon, voici le jardin, occupons-en la porte, [1035]
Il ne peut m'échapper soit qu'il entre ou qu'il sorte,
N'en étant point connu, je ne hasarde rien ;
J'entends marcher quelqu'un, si c'est lui, tout va bien.


Scène V


Don Juan
,
Philipin
.
don juan

heurtant
Philipin
comme il va pour entrer.

Qui va là ?

philipin

J'y venais, Monsieur, pour vous attendre.

Léonor
m'a donné ce billet à vous rendre, [1040]

Et vous prie instamment de la voir cette nuit,
Voilà quel est mon ordre.

don juan

Où me vois-je réduit !
Ami, de grâce, écoute.


Scène VI


don juan

Il fuit, il m'abandonne,
Et dans l'obscurité, je ne vois plus personne :
Quel Démon ennemi, quel infidèle esprit [1045]
A pu lui découvrir que je suis à Madrid ?
Ah, je n'en puis douter, la preuve en est trop claire,

Don Lope
m'a trahi pour tâcher de lui plaire,

Il l'adore, et j'ai trop reconnu pour mon mal
Qu'en lui j'avais bien moins un ami qu'un rival. [1050]
Ô disgrâce ! ô malheur à qui tout autre cède !
Mais il faut s'il se peut, y donner prompt remède,
L'aller voir de ce pas, pour détruire l'espoir
Qu'un ami déloyal peut déjà concevoir.
Si ce billet aussi n'était qu'une imposture ? [1055]
Voyons auparavant si c'est son écriture,
Et s'il est de sa main allons au rendez-vous,
Et tâchons dés ce soir d'apaiser son courroux.
Je vois de la lumière, avançons, l'heure presse.


Scène VII


Léonor
,
Jacinte

jacinte

Mais croyez-vous encor qu'il tienne sa promesse, [1060]
Et qu'en si peu de temps Don Fernand au besoin
Puisse obliger Don Juan à venir de si loin ?

léonor

Pauvre esprit ! Esprit faible ! Avec ton ignorance
Voudrais-tu limiter cette haute science,
Qui pourvu que la mer ne fut point entre-deux [1065]
Produirait des effets cent fois plus merveilleux ?
Sans doute qu'il viendra, non lui mais son image,
Un spectre tout pareil de port et de visage.

jacinte

Et quel plaisir, Madame, aurez-vous de le voir ?
Pourquoi le souhaiter ?

léonor

Tu ne le peux savoir [1070]
Si tu ne sais qu'amour, ce charmant adversaire,
Lui-même est la raison de tout ce qu'il fait faire.

jacinte

Et bien, vous le verrez, je veux vous l'accorder.
Mais si c'est un fantôme, un corps qui n'est que d'air,
N'aurez-vous point de peur ?

léonor

Point du tout : mais on frappe. [1075]

jacinte

Vous pâlissez, Madame, un soupir vous échappe !
Vous croyez que c'est lui peut-être ?

léonor

Aucunement,
Mais va voir ce que c'est. D'où vient ce changement ?
Quelle secrète horreur s'empare de mon âme ?
Je tremble, qu'ai-je à craindre !


Scène VIII


Don Juan
,
Léonor
,
Jacinte
.
jacinte

laissant tomber la lumière qu'elle porte.
Ah Madame, ah Madame

, [1080]
C'est lui-même, sinon qu'il est beaucoup plus grand.

léonor

fuyant.
Ah Ciel, Ah !

don juan

Cet accueil,
Léonor
, me surprend.
léonor

Ma curiosité ne sert qu'à me confondre,
C'est la voix de Don Juan, mais je ne puis répondre,
Et quand j'ai pris dessein de le faire appeler [1085]
J'ai souhaité le voir, et non pas lui parler.

jacinte

cachée.
Que je crains que ce spectre, ou bien plutôt ce Diable
Ne me vienne chercher jusques sous cette table.

don juan

Quelle confusion, et quel charme est-ce cy !

Léonor
, c'est donc moi que vous traitez ainsi ? [1090]

Moi qui vient tout exprès vous donner assurance
Que sur mon coeur vous seule avez toute puissance ?

léonor

fuyant toujours.
Je ne veux point de toi, j'abhorre ce pouvoir,
Et c'est le vrai Don Juan que je souhaite voir.

don juan

Je suis toujours le même, et ma foi n'est point fausse. [1095]

léonor

Fantôme, laisse-moi, retourne à Saragosse.

don juan

Et de grâce, écoutez mes raisons de plus prés.

Léonor
. Est-ce feinte, est-ce jeu fait exprès ?

Que fais-tu là, Jacinte ?

Jacinte

se retirant avec violence de dessous la table qu'elle fait tomber avec la lumière qui s'éteint.
À l'aide, je suis morte,
C'en est fait.

don juan

seul

Qui jamais fut reçu de la sorte ? [1100]
Ai-je perdu l'esprit ? Suis-je moi-même encor ?
Jacinte, à m'écouter oblige Léonor.
Léonor. L'une et l'autre est sourde à ma prière,
Personne ne répond, et je suis sans lumière.
Qui la peut obliger à se cacher de moi ? [1105]
Est-ce haine ? est-ce horreur pour mon manque de foi ?
En quels doutes mon âme est-elle ensevelie !
N'importe, laissons-la jouir de sa folie,
Et cependant allons à l'autre rendez-vous
Tâcher d'y recevoir un traitement plus doux. [1110]


ACTE IV




Scène I


Don Juan
,
Lucrèce
,
Béatrix
.
don juan

Un chagrin si profond me surprend et m'afflige,
Madame, à soupirer quel sujet vous oblige ?
Doutez-vous de mon coeur ? doutez-vous de ma foi ?

lucrèce

Je crains tout, je l'avoue, et pour vous et pour moi,
Et ne puis empêcher ma vertu de s'abattre, [1115]
Voyant quels ennemis nous avons à combattre.
Songez-y bien, Don Juan, un amant méprisé
Jamais à sa vengeance a-t-il rien refusé ?
Croyez-vous Don Fernand plus généreux qu'un autre ?
Son intérêt sur lui peut-il moins que le nôtre ? [1120]
Il sait que j'ai de nuit souffert votre entretien,
Jugez si pour nous perdre il épargnera rien,
S'il pourra se dompter jusques à ne point nuire
Au bonheur d'un rival quand il le peut détruire.

don juan

Ses efforts seront vains si vous m'aimez encor. [1125]

lucrèce

Je n'en dis pas autant de ceux de Léonor.

don juan

Ah, Madame ! c'est faire un outrage à ma flamme.

lucrèce

Qu'est-ce qu'un premier feu ne peut point sur une âme ?
Nommez si vous voulez cet amour un devoir,
Enfin elle est aimable, et vous la devez voir, [1130]

Et si vous refusez votre coeur à ses charmes,
Le refuserez-vous à l'effort de ses larmes ?

don juan

Ah, ce doute cruel me touche au dernier point,
Et bien, si vous voulez je ne la verrai point.
Qu'elle menace, tonne, éclate de colère, [1135]
Je mettrai seulement tout mes soins à vous plaire,
Et de quelque malheur que je sente les coups
Je vivrai trop heureux étant aimé de vous.
Mais d'une autre douleur je sens la vive atteinte,
Et si j'ose à mon tour vous expliquer ma crainte, [1140]
Que ne tentera point votre père alarmé
S'il apprend que de vous Don Juan soit estimé ?
Que n'emploiera-t-il point pour chasser de votre âme
Tout ce qui peut nourrir une si belle flamme ?
Il vous menacera, vous craindrez son courroux, [1145]
Et lors peut-être, et lors m'abandonnerez-vous,
Et direz comme lui que c'est une faiblesse
Où le bien a manqué, d'estimer la noblesse,
D'aimer un bon courage...

lucrèce

Ah, jugez mieux de moi,
La vertu suffit seule à soutenir ma foi, [1150]
Et je ne porte point un coeur assez esclave
Pour effacer par crainte un portrait qu'elle y grave,
J'y conserve le vôtre.

don juan

Ô trop heureux amant !

lucrèce

Pour gage de ma foi prenez ce Diamant,
Sûr que je suis à vous, et que quoi qu'il advienne [1155]
Jamais sa fermeté n'égalera la mienne.

don juan

Dans l'excès du plaisir je ne me connais plus,
Et de tant de bontés et surpris et confus
Ne sachant que vous dire, et ne pouvant me taire...

lucrèce

Vous poursuivrez tantôt, voici venir mon père. [1160]
{{scène|

II}}

Léonard
,
Lucrèce
,
Don Juan
,
Béatrix
.
léonard

Ne vois-je pas Don Juan ? Quoi, déjà de retour ?

don juan

Un procès imprévu me renvoie à la Cour,
Et me fait différer mon voyage de Flandre.
Je viens de Saragosse.

léonard

Et que fait-là mon gendre ?

don juan

D'un favorable accueil je lui suis obligé, [1165]
Il vous avait écrit, et m'en avait chargé :
Mais je me suis muni d'un valet si fidèle,
Qu'il m'a volé ma malle et la lettre avec elle.

léonard

Ainsi vous avez fait un retour malheureux.

don juan

Ainsi pour moi le Ciel est toujours rigoureux ; [1170]
Car enfin ce malheur m'est d'autant plus contraire
Qu'il ne vous écrivait que touchant mon affaire,
Vous priant de m'aider en ce dont il s'agit
Et de votre conseil et de votre crédit.

léonard

Je n'ai crédit, amis, ni conseil qu'avec joie, [1175]
Si je puis vous servir, au besoin je n'emploie,
Je m'offre sans réserve, et si vous m'épargnez
Ce sera me montrer que vous me dédaignez.

don juan

C'est faire trop de grâce au peu que je mérite :
Mais vous m'excuserez, Monsieur, si je vous quitte, [1180]

Quiconque a des procès est à soi rarement,
J'ai quelque ordre à donner où je cours promptement,
Pardonnez si j'en use avec tant de franchise.

léonard

Il n'en est point, Don Juan, qu'un procès n'autorise .


Scène III


Léonard
,
Lucrèce
,
Béatrix
.
léonard

Quoi, contre ton humeur tu rêveras toujours ? [1185]
D'où ce pesant chagrin peut-il prendre son cours ?
Tire-moi de souci.

lucrèce

Ce n'est rien.

léonard

Mais encore ?
Ne me le cèle point.

lucrèce

Moi-même je l'ignore,
C'est peut-être un effet de mon tempérament.

léonard

Ah, Lucrèce !

lucrèce

S'il faut l'avouer librement, [1190]
J'ai perdu quelque nippe, et c'est la seule cause
Qui fait en mon humeur cette métamorphose.

léonard

Et bien, qu'as-tu perdu ?

lucrèce

J'en suis toute en courroux.

léonard

Dis donc.

lucrèce

Ce diamant que je tenais de vous.

léonard

Ne t'inquiète point, un peu de patience, [1195]
On le retrouvera.

lucrèce

J'en ai peu d'espérance ;
J'ai fait chercher par tout, sans doute il est perdu.
M'eut-il coûté le double, et me fut-il rendu !

léonard

L'occasion peut-être à quelqu'un s'est offerte,
Mais il est fort aisé d'en réparer la perte, [1200]
Il en est de plus beaux, en travail, en valeur.

lucrèce

Ils me consoleraient fort peu de ce malheur,
Celui-là me plaisait.

léonard

L'attachement étrange !
Pour beau que fut un autre elle perdrait au change.
Va, quitte ce chagrin, je vais tout maintenant [1205]
Sur cet anneau perdu consulter Don Fernand.

béatrix

Pour excuser l'humeur qui vous rend si rêveuse,
Vous avez tout gâté.

lucrèce

Que je suis malheureuse !

béatrix

Taisez-vous, il revient.

léonard

Dis-moi, ce diamant,
De quand est-il perdu ?

lucrèce

D'aujourd'hui seulement. [1210]

léonard

L'heure ?

lucrèce

Entre neuf et dix.
{{scène|

IV}}

Lucrèce
,
Béatrix
.
lucrèce

Quel conseil dois-je prendre ?

béatrix

De ce chien d'astrologue il s'en va tout apprendre,
Pour moi je tiens déjà votre amour découvert.

lucrèce

Ce n'est que Don Fernand en effet qui me perd,
Mais quoi qu'il entreprenne, et quoi qu'il puisse faire, [1215]
Mon amour craindra peu l'autorité d'un père,
Mon coeur est à Don Juan, rien ne le peut forcer,
Et son espoir est vain s'il prétend l'en chasser.

beatrix

seule
Que ne peut une fille ayant l'amour en teste !
Mais il faut divertir l'orage qui s'apprête, [1220]
Instruire Philipin de ce qui s'est passé,
De peur que Don Fernand ne soit embarrassé,
Et que rompant commerce avec l'astrologie
Il n'apprenne au vieillard toute la tromperie.


Scène V


Don Fernand
,
Don Louis
.
don fernand

En quelle extrémité me vois-je ici réduit! [1225]

don louys

Mais c'est par votre aveu que j'ai semé ce bruit.

don fernand

Oui, de l'astrologie, et non pas d'autre chose ;
Cependant de l'enfer on croit que je dispose,
Peu s'en faut qu'en la rue on ne me montre au doigt.

don louys

Un mensonge toujours en moins de rien s'accroît, [1230]
On y change, et chacun le débite à sa mode :
Mais qu'a pour vous encor ce bel art d'incommode ?
De quoi vous plaignez-vous ?

don fernand

De voir petits et grands
Me venir proposer cent doutes différents,
Je ne me vis jamais en pareil exercice ; [1235]
Et comme je répons seulement par caprice,
J'aurai bientôt acquis le renom d'imposteur.

don louys

Le meilleur Astrologue est le plus grand menteur,
Et c'est toujours beaucoup que par ce tour d'adresse
Vous vous estes vengé des mépris de Lucrèce, [1240]
Votre Rival vous craint, vous troublez ses plaisirs,
Et tout semble d'accord avecque vos désirs .

don fernand

Croyez que sans regret je lui cède la place,
Je ne travaille point à causer sa disgrâce,
Et mon amour éteint, il m'importe fort peu [1245]
Que Lucrèce aujourd'hui récompense son feu.

don louys

Que n'avouiez-vous donc le tout avec franchise,
Sans vous faire Astrologue ?

don fernand

Admirez ma sottise ;
Car à dire le vrai je ne me comprends pas,
De m'être mis moi-même en un tel embarras, [1250]
Sans que la pièce ait eu cause plus importante
Que la crainte de voir chasser une servante.
J'avais bien pour ce coup la cervelle à l'envers.

don louys

Cessez d'en murmurer, puisque je vous y sers

J'ai part à l'imposture, et je prends pour mon compte [1255]
En l'osant divulguer la moitié de la honte.
Mais y peut-on trouver rien indigne de nous ?


Scène VI


Don Fernand
,
Don Louis
,
Léonor
,
Jacinte
.
léonor

J'ai bien lieu, Don Fernand, de me plaindre de vous.

don fernand

Voici pour m'achever, l'incommode personne !
Vous, Madame, de moi ! Ce reproche m'étonne. [1260]
En quoi le puis-je avoir depuis hier mérité ?

léonor

Si Don Juan en effet ne s'est point absenté,
S'il était à Madrid, puisque votre science
Des plus obscurs secrets vous donne connaissance,
Dites, à quel dessein me l'avez-vous celé ? [1265]

don fernand

Je l'ignorais encor lors que je vous parlai,
Et ne l'ai découvert qu'en faisant ma figure,
Mais à bien regarder toute cette aventure
Rien n'y saurait tourner à ma confusion ;
Au lieu de son fantôme et d'une illusion, [1270]
Si quoi qu'il se cachât avec un soin extrême,
À vous aller trouver je l'ai contraint lui-même,
Puis-je mieux témoigner la force de mon art,
Et qu'il n'est ni trompeur ni sujet au hasard ?

léonor

Cette raison l'emporte, il faut que je lui cède ; [1275]
Mais à mon déplaisir donnez quelque remède.
Le parjure au mépris de tant de voeux offerts
D'une beauté nouvelle ose porter les fers,

C'est pour elle aujourd'hui qu'à Madrid il s'arrête,
J'ai su tout le détail de cette amour secrète, [1280]
Et que les astres seuls à qui vous commandez
Sont les témoins du feu dont ils sont possédés :
Puisqu'à votre science il n'est rien d'impossible,
Empêchez ce commerce à mon coeur trop sensible,
Rompez les tristes noeuds de cet attachement, [1285]
Aux yeux qui l'ont surpris dérobez mon amant,
Faites qu'il se repente, et que pour ma vengeance
Ma Rivale à son tour pleure son inconstance.

don fernand

Ayez de votre amant des sentiments meilleurs,
On vous trompe sans doute, il n'aime point ailleurs, [1290]
Et quoi qu'il soit un peu blâmable en sa conduite,
Du sujet qui l'arrête on vous a mal instruite,
Vous en estes la cause, et son esprit jaloux
A voulu se guérir en se cachant de vous,
Pour vous faire observer il a feint ce voyage ; [1295]
Mais, Madame, cessez d'en avoir de l'ombrage,
Car enfin il vous aime, et toute sa rigueur
Assure à vos beautés l'empire de son coeur,
D'un faux mépris peut-être il couvrira sa flamme,
Mais quoi qu'il dissimule, il vous adore en l'âme. [1300]

léonor

Agréable assurance ! Hélas, pardonne-moi,
Don Juan, si sans raison j'ai douté de ta foi.
Le Ciel, ô Don Fernand, vous soit toujours propice,
Adieu.


Scène VII


Don Fernand
,
Don Louis
.
don louys

La pauvre Dame est toute sans malice,
Et de votre réponse a grande joie au coeur. [1305]

don fernand

Sa prière à ce coup ne m'a point fait de

peur,
Et je me doutais bien, comme elle est fort crédule,
Que je l'endormirais d'un espoir ridicule.
Me voici libre enfin.

don louys

Non pas trop libre encore,
Et quelqu'un...

don fernand

Ah, c'est là bien pis que Léonor. [1310]


Scène VIII


Léonard
,
Don Fernand
,
Don Louis
.
léonard

Don Fernand.

don fernand

Ah, Monsieur, quel sujet vous amène ?

léonard

Je viens pour vous prier de me tirer de peine.

don fernand

Que sera-ce ?

léonard

Excusez si j'agis librement,
Et commence par là mon premier compliment,
Avecque mes amis c'est ainsi que je traite . [1315]

don fernand

Une telle franchise est ce que je souhaite.

léonard

Un certain diamant qu'on a perdu chez moi
Fait soupçonner mes gens, et douter de leur foi,
Et comme ce désordre y cause grand murmure,
Daignez en ma faveur faire quelque figure, [1320]
Pour découvrir au vrai ce qu'il est devenu.

don louys

à Don Fernand
Ô qu'en bonne saison le vieillard est venu !

don fernand

{{didascalie|à Don

Louis}}
Pour durer plus d'un jour la fourbe est trop grossière,
Je vous l'avais bien dit.

Léonard

à Don Louis voyant rêver Don Fernand
Il rêve à ma prière,
Sans doute il l'examine avec attention. [1325]

don louys

à Léonard
Ce métier a besoin de spéculation,
Et je l'ai vu souvent en rencontre semblable
Dans une rêverie à peine concevable,
Il semble que l'esprit abandonne le corps.

léonard

Aussi faut-il en faire agir tous les ressorts, [1330]
Et que jusques au ciel sa vivacité monte.

don fernand

Oui, le vouloir fourber c'est me couvrir de honte,
Je n'en puis espérer qu'un embarras plus grand.
Léonard
à Don Louis
Voyez pour m'obliger quelles peines il prend.

don louys

À vous rendre content sans doute il se dispose. [1335]

léonard

à Don Fernand
Et bien, m'en allez-vous apprendre quelque chose ?

don fernand

Comme à vous abusez je n'ai point d'intérêt,
Sachez qu'on croit de moi beaucoup plus qu'il n'en est.
Je ne le cèle point, j'ai bien quelque principe
De cette Astrologie où tant de monde pipe, [1340]
Et sur ce fondement mes amis indiscrets
Ont feint d'en avoir vu de merveilleux effets ;
Mais quoi qu'on en publie, et quoi que l'on en pense,
Aucun n'en vit jamais la moindre expérience,
Et si par leur exemple à cette feinte instruit [1345]
Moi-même quelquefois j'ai confirmé ce bruit,
Ce n'a jamais été que quand la raillerie
Loin de passer pour crime était galanterie :

Mais ici qu'il s'agit de vous parler sans fard,
Quel que soit le renom que m'ait acquis cet art, [1350]
La réputation ne m'en est point si chère,
Que pour la conserver je veuille vous rien taire.
Ainsi croyez qu'en vain touchant ce diamant
Vous attendez de moi quelque éclaircissement,
En quelque main qu'il soit, et quoi qu'il en puisse être, [1355]
Par le peu que je sais je n'en puis rien connaître.

léonard

Quand je n'aurais pas su par le rapport d'autrui
Que vous estes l'honneur des savants d'aujourd'hui,
Et que l'on fait de vous par tout un cas extrême,
Cette humilité seule à parler de vous-même [1360]
Me persuaderait de ce que vous savez.

don fernand

Perdez ces sentiments pour moi trop relevés,
Je ne sais rien du tout, et je vous le proteste.

léonard

La preuve du contraire est par là manifeste.
Ainsi les plus savants, ainsi les plus parfaits [1365]
Doivent être toujours modestes et discrets,
Et ne pas obscurcir l'éclat de leur science
Par le faste insolent d'une vaine arrogance.

don louys

Il passe bien son temps.

don fernand

Ô le vieillard maudit !
Si j'étais en effet ce que l'on vous a dit, [1370]
Quand même je voudrais me cacher à tout autre,
Je donnerais ici mon intérêt au vôtre,
Et je vous en dirais la pure vérité.

léonard

Je vous le dis encor que cette humilité
Plus que votre science est en vous estimable, [1375]
Elle est d'un grand esprit la marque indubitable ;
Quiconque sait beaucoup présume peu de soi,
La vanité jamais ne lui donne la loi,

Il descend en soi-même, il tâche à se connaître,
C'est n'être pas savant que s'imaginer l'être, [1380]
Et quelque Art que ce soit, pour en discourir bien,
Qui croit y tout savoir sans doute n'y sait rien.
Mais pour venir enfin à ce qui me regarde...

don fernand

Il me va rendre fou, si je n'y prends bien garde.

léonard

Ce diamant perdu semblait d'autant plus beau [1385]
Qu'il servait de cachet aussi-bien que d'anneau,
Je l'avais fait graver. Et s'il est d'importance
Que vous sachiez encor cette autre circonstance,
C'est entre neuf et dix qu'on croit l'avoir perdu.


Scène IX


Léonard
,
Don Fernand
,
Don Louis
,
Philipin
.
philipin
,

tout haut, présentant un papier à Don Fernand.
Monsieur, l'autre ce soir vous doit être rendu. [1390]
C'est prétexte, écoutez.

léonard

à Don Louis
D'où vient qu'il me refuse ?

don louys

Peut-être de Magie il craint qu'on ne l'accuse,
On est prompt à médire, et le peuple ignorant
Attribue aux Démons tout ce qui le surprend,
C'est par cette raison que vous le voyez feindre. [1395]

léonard

Je sais ce qu'il faut taire, il n'a pas lieu de craindre.

philipin

à Don Fernand
C'est ce que maintenant m'a conté Béatrix.

don fernand

à Philipin
Ton secours vient à temps, et sans toi j'étais pris.

Pardonnez devant vous si j'ai reçu message,
Je sais bien le respect que l'on doit à votre âge, [1400]
Mais l'affaire pressait.

léonard

Vous me rendez confus :
Mais de grâce avec moi ne dissimulez plus.

don fernand

Si j'en savait assez...
L'excuse est inutile,
Une bague perdue, est-il rien plus facile ?

don fernand

Monsieur, encore un coup, je vous le dis sans fard... [1405]

léonard

Monsieur, encore un coup laissons la feinte à part,
Et m'apprenez enfin ce que je veux apprendre.

don fernand

De peur de vous fâcher je voulais m'en défendre,
Mais vous m'y contraignez.

léonard

Rien ne me peut fâcher.

don fernand

Oyez donc ce qu'en vain j'ai voulu vous cacher, [1410]
Et sachez que déjà rêvant à votre affaire
J'ai fait en mon esprit ce qu'il a fallu faire.
Celui qui ce matin vous a fait compliment
En habit de campagne, a votre diamant.

léonard

Qui l'aurait soupçonné d'une si noire tache, [1415]
Et qu'étant si bien fait il eut l'âme si lâche ?
Mais quoi ! c'est un effet de la nécessité
Qui du sang le plus pur rend un sang tout gâté.
Vous voyez, Don Fernand, qu'en vain vous vouliez taire
Ce dont sur votre front je vois le caractère. [1420]
Quand je dis une fois, Cet homme a de l'esprit,
C'est un savant du siècle, il l'est sans contredit,
Adieu.
{{

scène|X}}

Don Fernand
,
Don Louis
,
Philipin
.
don louys

Sans Philipin il vous la baillait belle.

don fernand

Mais rencontrant Don Juan, s'il faut qu'il le querelle,
Comme l'ayant volé, ce sera bien le bon. [1425]

philipin

Qu'importe s'il le prend pour gendre, ou pour larron ?
C'est bien la même chose, et l'un et l'autre en somme
Pour en avoir le bien veut la mort du bonhomme.

don fernand

Quoi que tout jusqu'ici m'ait succédé fort bien
Je suis las d'un métier où je ne connais rien, [1430]
Mais afin d'en sortir avecque plus de gloire,
Puisque je vois le père en humeur de tout croire,
Je veux faire si bien, loin d'en être jaloux,
Que Don Juan de Lucrece aujourd'hui soit l'époux,
Et confesse devoir à ma feinte science [1435]
De son fidèle amour la juste récompense.
Mais quelqu'un entre encor.

don louys

Quel est ce bon vieillard ?

don fernand

Depuis plus de trente ans il sert chez Léonard.
{{scène|

XI}}

Don Fernand
,
Don Louis
,
Mendoce
,
Philipin
.
don fernand

Ah, Mendoce.

mendoce

Ah, Monsieur, en faveur de Lucrèce,

Lucrèce
notre bonne et commune maîtresse, [1440]

Si j'osais vous prier.

don fernand

Parle, achève, de quoi ?

mendoce

De peu de chose.

don fernand

Dis, je ferai tout pour toi.

mendoce

Las de servir toujours, il m'a pris une envie
De revoir mon pays pour y finir ma vie,
J'y porte quelque argent, le fruit de mes sueurs : [1445]
Mais comme les chemins sont remplis de voleurs,
Pour y tenir ma bourse à couvert du pillage,
Et même pour gagner les frais d'un long voyage,
Je voudrais bien, Monsieur, que par enchantement
Vous me fissiez chez moi porter en un moment. [1450]

don fernand
,

à Don Louis
Vous pouvez voir par là ce que l'on me croit être.

philipin
,

à Mendoce
Il suffira de moi sans employer mon maître,
J'en sais trop pour cela, je t'y ferai porter.

don fernand

Mendoce, pour ce soir va toujours t'apprêter,
Philipin aura soin de ce qu'il faudra faire. [1455]

mendoce

Monsieur, je m'en défie.

don fernand

N'en appréhende rien.
Il n'ose me déplaire,

don louys

Il est tout satisfait.

don fernand

Allons en rire un peu dedans mon cabinet ;
Feins que je suis sorti si quelqu'un me demande.


Scène XII


Mendoce
,
Philipin
.
mendoce

Fais pour moi ce qu'il faut, ton maître le commande, [1460]
Mais tu te mêles donc aussi de son métier ?

philipin

Depuis que je le sers, je suis demi Sorcier.

mendoce

Mais est-il si savant ?

philipin

C'est un terrible esprit.
Plus qu'on ne s'imagine,

mendoce

Il en a bien la mine.

philipin

On dirait à l'ouïr quand il parle d'autrui, [1465]
Qu'il lit dedans les coeurs, ou le Diable pour lui.

mendoce

Qu'un valet est à plaindre avec tel personnage !
Ainsi si quelquefois allant faire un message

Un ami par hasard te vient prendre en défaut,
Et t'oblige à tarder un peu plus qu'il ne faut, [1470]
Tu n'oses lui donner cette bourde légère :
Le Courrier est venu plus tard qu'à l'ordinaire,
J'ai long temps attendu que Monsieur eut écrit,
J'ai vu chez le tailleur s'il faisait votre habit,
Et ce que nous fournit en diverse rencontre [1475]
La peur d'être chassés, ou de recevoir monstre .
Pour moi, j'aimerais mieux et gueuser et pâtir,
Que de servir un maître et n'oser lui mentir.

philipin

D'abord ainsi qu'à toi cela m'était bien rude,
Mais on se fait à tout avec un peu d'étude. [1480]

mendoce

Tu n'oserais d'ailleurs, quoi qu'avec gens discrets,
Ny médire de lui, ni conter ses secrets,
Ou s'il arrive enfin quand sa bile le presse
Qu'à bons coups de bâton il te fasse caresse,
Tu n'oserais t'en plaindre, et dire à quelque ami [1485]
Qu'il est fantasque, et plus que Lutin et demi,
Ou si le cas échoit, avecque ses semblables
Le donner de grand coeur à trente mille diables.
Quelques coups dont jamais j'aie été régalé,
Quand j'avais fait cela j'étais tout consolé. [1490]

philipin

Le mien est indulgent.

mendoce

Facile, ou difficile,
En une belle nuit ma foi je ferais gille.

philipin

Ne saurait-il pas bien mon dessein en ce cas ?

mendoce

Autre incommodité que je ne comptais pas.
Mais où je trouve encor de grands désavantages [1495]
S'il voit dedans les coeurs et lit sur les visages,
Le moyen en servant d'amasser un téton ?
Remplit-on le gousset sans le tour du bâton ?

Et pouvons-nous avoir de quoi faire débauche
Sans ces menus profits qui nous viennent à gauche ? [1500]
Tu sais que de l'argent qui tombe en notre main
Selon l'occasion on retient le douzain,
Et que peu de valet en font quelque scrupule.

philipin

C'est à dire en deux mots que tu ferres la mule ?
C'est un bon revenu dont il me faut passer, [1505]
Mon maître hait le vol plus qu'on ne peut penser,
Et je crois pour cinq sols que sans miséricorde
Il me ferait apprendre à danser sous la corde :
Même je te plains fort de l'être venu voir,
Te servant du talent et l'ayant fait valoir, [1510]
Car comme en te voyant il l'aura pu connaître,
Il pourra bien tantôt en avertir ton maître.

mendoce

En avertir mon maître ! Hélas, je suis perdu.

philipin

Pourquoi ? ton pis aller n'est que d'être pendu.

mendoce

Hé de grâce, en faveur d'un compagnon d'office, [1515]
Empêche si tu peux qu'il ne l'en avertisse.

philipin

As-tu bien dérobé ?

mendoce

Peu de chose à la fois.

philipin

Mais souvent ?

mendoce

Environ vingt ou trente par mois.

philipin

À te dire le vrai, je n'y sais qu'un remède.

mendoce

Dis-le-moi promptement afin que je m'en aide. [1520]

philipin

Mon maître a maintenant tant de soins en l'esprit,
Que sans qu'il pense à toi tu peux quitter Madrid :

N'attends donc point ce soir à faire ton voyage,
Cours vite de ce pas dresser ton équipage.
Que ton vieillard après soit de tout averti, [1525]
T'enverra-t-il chercher quand tu seras parti ?

mendoce

Étant en mon pays je ne le craindrais guère,
Mais c'est bien loin d'ici.

philipin

Donne ordre à tes affaires,
Je t'y rends aujourd'hui quelque loin que ce soit,
Mais il te faut munir en l'air contre le froid ; [1530]
Là soufflent certains vents ennemis de nature,
C'est l'incommodité d'une telle voiture,
Mais le voyage est fait en moins d'une heure, ou deux.

mendoce

Et la monture ?

philipin

Douce ainsi que tu la veux.
Va cependant m'attendre au jardin de ton maître, [1535]
Je m'y rendrai bientôt.

mendoce

Que ce soit sans peut-être.

philipin

Soit tout prêt à partir.

mendoce

Aussi, si tu n'y viens ?

philipin

Je m'y rendrai, te dis-je. Ah, vieux loup, je te tiens.


ACTE V




Scène I


don juan

Enfin ma prison cesse, et par cette retraite
En vain j'ai cru tenir ma passion secrète, [1540]
Ma mauvaise fortune a su la révéler ;
J'ai de quoi toutefois encor m'en consoler,
Sous ce prétexte faux de procès et d'affaire
Mon retour à Madrid passe pour nécessaire,
Et malgré mon rival cette feinte me sert [1545]
À trouver chez Lucrèce un accès plus ouvert.
C'est en vain, Léonor, que ton coeur en murmure,
Je ne suis point ingrat, je ne suis point parjure,
Mes sentiments pour toy sont les mêmes encor,
Léonor à mes yeux est toujours Léonor, [1550]
Cent bienfaits dans ton sort font que je m'intéresse,
Tu les versas sur moi toujours avec largesse,
Mais quoi qu'ils n'aient pas mis mon coeur dans tes liens,
Ils ne sont pas perdus puisque je m'en souviens,
N'exige rien de plus, j'ai pour toi grande estime, [1555]
Mais je ne puis t'aimer sans me noircir d'un crime,

Lucrèce
a sur mon âme un absolu pouvoir,

Mes visites en vain ont flatté ton espoir,
Pouvais-je moins te rendre, et par reconnaissance
Ne te devais-je pas un peu de complaisance ? [1560]
{{scène|

II}}

Léonard
,
Don Juan
.
léonard

Je vous cherchais, Don Juan.

don juan

Mes voeux sont satisfaits,
Et l'heur de vous servir fait mes plus grands souhaits,
Que me commandez-vous ?

léonard

bas
Ah, que c'est grand dommage
Que cette lâcheté noircisse un bon courage,
Et qu'un homme sorti d'un sang dont on fait cas [1565]
L'ose déshonorer par un vice si bas !
Qui le prendrait jamais pour voleur à la mine ?

don juan

bas
D'où vient qu'en parlant seul des yeux il m'examine ?
Aurait-il pu déjà découvrir notre amour,
Et que pour l'abuser je feins un faux retour ? [1570]
Ô Destin ! ô Fortune à me nuire trop prompte !

léonard

bas
Je ne puis me résoudre à le couvrir de honte.
Parlons-lui, mais feignons de croire seulement
Que de quelqu'autre main il tient mon diamant.
Pour vous dire en deux mots le sujet qui m'amène, [1575]
C'est pour certain bijou dont je suis fort en peine,
On me vient d'assurer qu'il est entre vos mains.

don juan

bas
Qu'en peu de temps le Sort renverse mes desseins !

léonard

bas
Le voilà tout confus.

don juan

bas

Que je suis misérable !

léonard

Je ne dis pas, Don Juan, que vous soyez coupable, [1580]
Mais la main seulement de qui vous le tenez.

don juan

bas
Qu'à me persécuter les Cieux sont obstinez !

léonard

Non, je ne doute point, quoi qu'on m'ait voulu taire,
Que qui vous l'a donné n'ait eu droit de le faire,
Cessez de prendre soin de vous justifier, [1585]
Vous l'êtes avec moi.

don juan

Je ne le puis nier,
J'ai votre diamant, et veux bien vous le rendre :
Mais sans doute, Monsieur, on tâche à vous surprendre,
Et si la vérité doit ici s'exprimer,
Je suis le seul coupable et le seul à blâmer. [1590]
Plutôt mourir cent fois que d'accuser Lucrèce.

léonard

bas
Plus je cache son crime, et plus il le confesse.

don juan

Oui, de ce procédé moi seul j'ai tout le tort,
Et vous dire autre chose est faire un faux rapport.

léonard

bas
À quel point son erreur le séduit et l'abuse ! [1595]
Je tâche à l'excuser, et lui-même s'accuse.

don juan

Je vous le dis encor, quand je pris ce dessein...

léonard

Contre la vérité vous disputez en vain,
Elle ne vous peut nuire encor que je la sache.

don juan

Puisque vous la savez, en vain je vous la cache, [1600]
Et veux dissimuler en cette occasion.
Je le confesse donc à ma confusion,

Mon vol est trop hardi, je suis un téméraire,
Mais si mon crime est tel qu'il puisse vous déplaire,
Pour ma défense au moins sachez que malgré moi [1605]
D'un Astre dominant j'ai reconnu la loi,
Dont la nécessité m'a mis dans la contrainte
De vous donner enfin juste sujet de plainte.
Si le peu que je vaux me défend d'espérer,
Par vos bontés, Monsieur, j'ose vous conjurer... [1610]

léonard

Non, non, je ne suis point un juge inexorable,
Je connais trop de quoi la jeunesse est capable,
Et que l'occasion force la volonté.

don juan

Puisque vous l'excusez avec tant de bonté,
Pour me justifier autorisez mon crime, [1615]
Rendez de mes erreurs la cause légitime,

Et daignez consentir qu'à
Lucrèce
demain

En qualité d'époux Don Juan donne la main.

léonard

À ma fille ? À quel droit ose-t-il y prétendre ?

don juan

Faites-moi grâce entière en m'acceptant pour gendre, [1620]
J'ai le coeur franc et noble, et si j'ai peu de bien,
Au moins suis-je d'un sang qui ne redoute rien,
Mon mal sans ce remède ira jusqu'à l'extrême.

léonard

bas
Est-il dans son bon sens, ou suis-je fou moi-même ?
Rêvai-je, ou se peut-il qu'il parle tout de bon ? [1625]
Trouvant trop de péril au métier de larron,
Aux dépens de mon bien il veut se rendre sage,
Et m'ose demander ma fille en mariage.
Ô le plus plaisant fou qui jamais se verra !
Qu'il vole, qu'il dérobe autant qu'il lui plaira, [1630]
Sans me désobliger il peut se faire pendre,
Mais qu'il n'espère pas être jamais mon gendre.
Don Juan, je vous promets, quoi que vous m'ayez dit...

don juan

Votre fille, Monsieur ?

léonard

Le secret, il suffit,
Adieu.

don juan

seul
Vit-on jamais une telle surprise ? [1635]
À lui confesser tout lui-même il m'autorise,
Et quand il sait le feu dont je me sens brûler,
Il promet de se taire, et de n'en point parler ;
Ô trop bizarre effet de ma triste fortune !
Mais que mal à propos je vois cette importune ! [1640]
Tâchons de l'éviter.


Scène III


Don Juan
,
Léonor
,
Jacinte
.
léonor

Arrêtez un moment,
Don Juan, et recevez du moins mon compliment,
La civilité seule à cela vous convie.
Une autre sous ses lois tient votre âme asservie,
Et ce coeur si longtemps captif de ma beauté, [1645]
Trouve enfin des appas dans l'infidélité :
Et bien, ce changement est assez ordinaire,
Je le vois sans regret puisqu'il a pu vous plaire,
Mais fuir à ma rencontre, et faire le surpris,
C'est de l'indifférence aller jusqu'au mépris, [1650]

Souvenez-vous du moins que vous m'avez aimée.

don juan

Dites mieux, que de moi vous fûtes estimée.
Oui, Madame, si j'ose enfin parler sans fard,
L'amour dans mes devoirs n'eut jamais grande part :
Je vous devais beaucoup, et faisais mon possible [1655]
Pour vous montrer un coeur à vos bienfaits sensible,
Mais il n'est plus saison de vous rien déguiser,
Cessez d'être crédule et de vous abuser,
D'un si charmant objet je reconnais l'empire
Qu'avant que de changer il faudra que j'expire . [1660]

léonor

à Jacinte
Avec combien d'adresse il feint pour m'éprouver !

don juan

Par vos commandements je fus hier vous trouver,
Vous ne voulûtes lors ni me voir, ni m'entendre,
Après ce traitement rien ne vous doit surprendre,
Ne vous étonnez point de ce que je vous fuis, [1665]
C'est votre ordre, Madame, et je vous obéis.


Scène IV


Léonor
,
Jacinte
.
jacinte

Il meurt d'amour pour vous, vous le croyez encore ?

léonor

Lorsqu'il me traite mal c'est alors qu'il m'adore.

jacinte

D'un autre feu lui-même il se confesse épris.

léonor

C'est exprès qu'il affecte un si cruel mépris, [1670]
Il feint, et ne me donne un peu de jalousie
Que pour mieux voir l'amour dont mon âme est saisie.

Je vois ce qu'il prétend, et j'en crois
Don Fernand
.
jacinte

Si j'ose avec franchise en parler maintenant,
Ce n'est qu'un imposteur, à fourber il est maître, [1675]
Et par son procédé vous le pouvez connaître,
Ne vous y fiez plus, quoi qu'il vous en ait dit,
Il vous trompe, Madame, et Don Juan vous trahit :
En doutez-vous encore, et sans trop de faiblesse
Pouvez-vous ignorer qu'il adore Lucrèce? [1680]
Don Lope vous l'a dit.

léonor

Don Lope m'est suspect,
Tu sais pour son ami qu'il n'a plus de respect,
Qu'il me parle d'amour sans craindre ma colère,
Le rapport d'un rival est rarement sincère,
Et quoi que de Don Juan il puisse me conter, [1685]
J'ai toujours lieu de craindre et sujet de douter.


Scène V


Don Lope
,
Léonor
,
Jacinte
.
don lope

Ne doutez plus, Madame, et croyez qu'au contraire
Le rapport de Don Lope est un rapport sincère.
Mon amour quoi qu'extrême écoute la raison,
Je ne vous prétends point par une trahison, [1690]
Je n'ai ni le coeur bas, ni l'âme intéressée,
Et bien loin d'avoir eu jamais cette pensée,
Tant que j'ai crû Don Juan à vos charmes soumis,
Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je dit ? que me suis-je permis ?
D'un silence obstiné j'ai subi la contrainte, [1695]
Je me suis défendu même jusqu'à la plainte,
Et si quelque soupir m'échappait quelquefois,
Comme un enfant mal né je le désavouais.

Mais puisque d'un ami le change illégitime
Me permet aujourd'hui de soupirer sans crime, [1700]
Souffrez que je découvre aux yeux qui m'ont charmé
Le beau feu qu'en mon âme ils avaient allumé,
Et qu'un fâcheux respect me contraignait de taire
Jusqu'à m'être moi-même à moi-même contraire,
Vous parler pour un autre, et faire mon effort [1705]
Pour hâter un Hymen dont j'attendais la mort.

léonor

Mais me dites-vous vrai ? Don Juan n'est-il qu'un traître ?

don lope

Un violent amour de son coeur est le maître.

léonor

Il me quitte ?

don lope

Peut-être il vous quitte à regret,
Mais par son propre aveu je trahis son secret. [1710]

léonor

Et pour Lucrèce enfin l'ingrat m'est infidèle ?

don lope

Encor tout maintenant il vient d'entrer chez elle.

léonor

Puis-je m'en assurer ?

don lope

Je l'ai vu de mes yeux.

léonor

Ô le plus lâche amant qui soit dessous les Cieux !
Ne nous aveuglons plus, punissons son offense, [1715]
Qu'il ne soit plus pour moi qu'un objet de vengeance.
Don Lope, m'aimez-vous ?

don lope

Madame !

léonor

Suivez-moi.

Léonor
est à vous, je vous promets ma foi,

Mais pour servir ma haine, et venger mon injure,
Je ne vous la promets que devant ce parjure, [1720]

Ruinant son amour, et vous donnant la main,
Je veux qu'il se repente, et se repente en vain,
Qu'il me voie à regret entre les bras d'un autre,
Que son bonheur détruit établisse le vôtre,
Et que perdant l'espoir dont il s'ose flatter [1725]
Il regrette ce coeur qu'il n'a su mériter.


Scène VI


mendoce

en équipage de voyageur, dans le jardin de Léonard.
Adieu, Madrid, Adieu, sans regret je te quitte,
Le désir du repos enfin m'en sollicite,
Je préfère le chaume à tes plus beaux Palais,
Et te dis derechef un Adieu pour jamais. [1730]
J'abandonne tes murs, on n'y vit qu'avec trouble,
À peine bien souvent y gagne-t-on le double.
Quoique j'ai toujours servi par intérêt,
Ma bourse est si légère...


Scène VII


Philipin
,
Mendoce
.
philipin

Et bien, es-tu tout prêt ?

mendoce

Tu vois, la grosse cape avec de bonnes bottes. [1735]

philipin

Mets-toi dedans ce rond.

mendoce

Qu'est-ce que tu marmotes ?

philipin

C'est déjà fait, il reste à te bander les yeux.

mendoce

Pourquoi !

philipin

Laisse-moi faire.

mendoce

En volerai-je mieux ?

philipin

Tu pourrais t'éblouir, et tomber cul sur tête.

mendoce

Bande donc, mais dis-moi, la monture ?

philipin

Elle est prête, [1740]
Je n'ai rien qu'à siffler, on me l'amènera.

mendoce

Une mule ?

philipin

Une mule.

mendoce

Et qui me conduira ?
Si j'allais m'égarer ?

philipin

Ô la vision bleue !
Quelque Diable follet suivra ta mule en queue.

mendoce

Il est donc, Philipin, des Diables muletiers ? [1745]

philipin

Doutes-tu qu'il n'en soit presque de tous métiers ?
Il en est de sergents, il en est de Notaires,
Il en est de barbiers comme d'apothicaires,
Il en est de greffiers, il en est de voleurs,
Il en est de dévots et de monopoleurs, [1750]
Il en est de tout poil, il en est de tous âges,
Il en est d'usuriers et de prêteurs sur gages,
De souffleurs d'alchimie et de rogneurs d'écus,
Il en est de jaloux, et même de cocus.
{{Personnage|m

endoce|c}}
De cocus ?

philipin

Sans cela d'où leur viendraient les cornes ? [1755]
Il en est de lourdauds, de hargneux, et de mornes,
Il en est d'enjoués, il en est de grondants,
De danseurs sur la corde et d'arracheurs de dents,
Il en est de village, il en est du grand monde,
Il en est à la mode, il en est à la fronde, [1760]
Enfin, que te dirai-je ? il en est de galants,
De bretteurs, de filous, et de passe-volants,
Il en est de mutins, il en est d'amiables,
Il en est de méchants ainsi que tous les diables.
Mais c'est trop s'arrêter, voici le mien venu, [1765]
Monte.

mendoce

Débande-moi, pour voir s'il est cornu,
J'ai curiosité de voir un Diable en face.

philipin

Il t'épouvanterait, il fait laide grimace,
Suffit qu'il te conduise.

mendoce

monte pendant que Philipin le lie
Ah, Monsieur le Lutin,
Ne m'abandonne pas au milieu du chemin, [1770]
Tu me ferais donner bientôt du nez en terre.

philipin

Tout ira comme il faut.

mendoce

Au Diable comme il serre,
Relâche tant soit peu .

philipin

Te voilà bien ainsi.

mendoce

Qui me détachera ?

philipin

N'en sois point en

souci,
Et sache seulement qu'alors que l'on arrive [1775]
L'on entend une voix et dolente et plaintive,
En suite de grands cris, mais va, quitte ce lieu,
Adieu, marche. Ah Mendoce, Adieu Mendoce, Adieu.
Ô comme tu fends l'air !

mendoce

Je sens bien que je vole,
Car à peine j'entends le son de sa parole. [1780]
Quel bonheur ! je verrai mon pays aujourd'hui.

philipin

S'il est volé, je m'offre à répondre pour lui.

mendoce

Cette Mule endiablée est sans mentir bien douce,
Elle va toute seule et sans que je la pousse,
Elle n'ébranle point, j'y suis comme en mon lit. [1785]
Je crois que l'on acquiert en l'air grand appétit.
Mais il m'en avait bien averti, le maroufle,
Diable, qu'il fait de froid, et quel vilain vent souffle !
J'en ai la barbe prise et le nez tout gelé.

philipin

On vient dans le jardin, et quelqu'un a parlé. [1790]
Médaille du vieux temps, on te la sauve belle.


Scène VIII


Don Juan
,
Lucrèce
,
Béatrix
,
Mendoce
,
Philipin
.
lucrèce

Quoi, sitôt découverts ! Ô la triste nouvelle !
Cessons de nous flatter, tout espoir est perdu.

don juan

Il me l'a demandé, je l'ai soudain rendu

Ce gage précieux d'une amour toute pure : [1795]
Mais à ce déplaisir donnez quelque mesure,
Je ne saurais me plaindre encor de sa rigueur,
Il m'a parlé toujours avec grande douceur,
Et peut-être, Madame, il sera moins farouche,
Quand il saura de vous que mon amour vous touche. [1800]

lucrèce

S'il ne tient qu'à cela, Don Juan, soyez certain
Que Lucrece est à vous peut-être dés demain.

don juan

Ô charmante parole !

lucrèce

Enfin je vous la donne
D'être à vous pour jamais, ou de n'être à personne.

don juan

Que je me tiens heureux de vivre sous vos lois ! [1805]

mendoce

Je discerne avec peine un bruit confus de voix,
Je passe assurément sur quelque grande ville.

don juan

Ainsi le Ciel pour vous en miracles fertile...

béatrix

Madame.

lucrèce

Que veux-tu ? Quelqu'un vient-il ici ?

béatrix

Oui, notre bon vieillard, et l'Astrologue aussi, [1810]
Ils entrent au jardin.

lucrèce

Quel obstacle à ma joie !

don juan

Ne puis-je m'échapper ?

lucrèce

Non pas sans qu'on vous vois,
Cachez-vous promptement, et croyez qu'en tout cas,
S'il faut parler pour vous, je ne me tairai pas.


Scène IX


Léonard
,
Don Fernand
,
Lucrèce
,
Béatrix
,
Mendoce
,
Philipin
.
don fernand

Que ce jardin est beau!

léonard

C'est l'amour du bonhomme, [1815]
Et comme je m'y plais, tout mon soin s'y consomme.

don fernand

Sur tout de ce ruisseau le murmure est charmant.

léonard

Ma fille, approche-toi, voici ton diamant.

lucrèce

à Béatrix
Faut-il souffrir ici cet objet de ma haine ?

léonard

lui rendant sa bague
Rends grâce à Don Fernand qui nous tire de peine. [1820]

don fernand

Madame, si le Ciel répond à mes souhaits,
Vous connaîtrez mon zèle à de plus grands effets .

lucrèce

Vous m'obligez, Monsieur, plus que je ne mérite.

léonard

voyant entrer Léonor
Que nous veut cette Dame ?

mendoce

Ô que je vole vite !
Je passe sur un lieu de l'autre différend, [1825]
Et le bruit qu'on y fait est de beaucoup plus grand.


Scène X


Léonard
,
Don Fernand
,
Don Lope
,
Léonor
,
Lucrèce
,
Béatrix
,
Mendoce
,
Philipin
.
léonor

Ne vous étonnez point si j'ose ici paraître,
Je n'y viens, Léonard, que pour chercher un traître,
Et pour vous avertir qu'au mépris de ses feux
Un parjure insolent nous affronte tous deux. [1830]
S'il aime votre fille, il est adoré d'elle,
Ce réciproque amour me le rend infidèle,
Il est caché céans ce lâche suborneur,
Faites-m'en la raison et vengez votre honneur.

lucèce

bas
Ô malheur imprévu !

mendoce

J'entends la voix plaintive, [1835]
Sans doute à mon pays c'est signe que j'arrive.

léonard

regardant Lucrèce.
Un homme ici caché !

lucrèce

De quoi m'accusez-vous ?

léonard

Sois sans crime, autrement redoute mon courroux.
Mais je veux me purger de ce soupçon infâme,
Il faut chercher partout, allons, venez, Madame. [1840]
Voyons tout le jardin.

léonor

Serait-il point ici ?


Scène XI


Léonard
,
Don Fernand
,
Don Juan
,
Don Lope
,
Léonor
,
Lucrèce
,
Béatrix
,
Jacinte
,
Philipin
,
Mendoce
.
don juan

{{didascalie|se

montrant}}
Ne cherchez plus Don Juan, Madame, le voici.

léonor

Ingrat, traître.

don juan

Ah, cessez de me faire une injure
En me donnant les noms d'ingrat et de parjure.

léonard

Le destin de ma fille agit bizarrement, [1845]
Je rencontre un voleur en cherchant son amant.
Vous prétendiez encor jouer un tour de maître,
Et pour nous dérober vous vous cachiez peut-être ?

léonor

On perd ici l'esprit, ou je n'y connais rien.
Pour qui le prenez-vous ?

léonard

Madame, il m'entend bien. [1850]

don juan

Si je vous entends bien, certes au moins j'ignore
Pourquoi j'ai mérité que l'on me déshonore.
Je ne suis point voleur, et j'ai le coeur trop haut
Pour souffrir qu'on m'impute un si lâche défaut,
Pour me justifier d'une telle bassesse [1855]
Il faut qu'aux yeux de tous la vérité paraisse.
Oui, j'aime votre fille, et cet objet vainqueur
Depuis un an entier dispose de mon coeur,

Cette bague tantôt que je vous ai rendue,
C'est de sa propre main que je l'avais reçue, [1860]
Et si vous lui donnez liberté de parler,
Elle m'estime assez pour ne le pas celer.

léonard

à Lucrèce
Dit-il vrai ? L'aimes-tu ? parle sans craindre un père.

lucrèce

Puisque vous m'ordonnez de ne vous plus rien taire,
J'avouerai ma faiblesse, et que depuis un an [1865]
J'ai donné mon estime aux vertus de Don Juan.

léonard

tirant Don Fernand à part.
De grâce, Don Fernand.

léonor

Il ne le faut pas croire,
Il ne fait que fourber.

léonard

Pour conserver ma gloire
Que faut-il que je fasse ?

don fernand

Ouvrez enfin les yeux,
Et ne résistez plus aux volontés des Cieux. [1870]
Je vous en ai tantôt déjà dit ma pensée,
Que d'un semblable hymen elle était menacée :
Puisqu'un homme sans biens doit être son époux,
Pour faire un meilleur choix, où le chercherez-vous ?
Don Juan est de sang noble et d'illustre famille, [1875]
Puisqu'avec tant d'ardeur il aime votre fille,
D'un mot de votre bouche autorisant son feu
Donnez à cet Hymen un généreux aveu.

léonard

Suivant l'ordre du Ciel on ne se peut méprendre.
Embrassez-moi, Don Juan, je vous reçois pour gendre. [1880]

don juan

Ô joie inespérée ! Ô suprême bonheur !

léonor

Est-ce ainsi, Léonard, qu'on venge mon honneur ?

léonard

Le mien intéressé demandait ce remède.

léonor

{{didascalie|à Don

Juan}}
Écoute aveuglément l'ardeur qui te possède,
Va, traître, rends hommage à l'infidélité, [1885]
Le Ciel me vengera de ta déloyauté.
Allons, Don Lope, allons, je vous tiendrai parole.


Scène XII


Léonard
,
Don Fernand
,
Don Juan
,
Béatrix
,
Philipin
,
Mendoce
.
don juan

D'une femme en courroux la menace est frivole.

mendoce

Ah je suis arrivé, de ce coup je le crois,
J'entends force grands cris, Lutin, débande-moi. [1890]

léonard

détournant la tête et apercevant Mendoce.
Quel spectacle est-ce ci ?

philipin

à Don Fernand.
La tromperie est bonne.
C'est notre voyageur, que rien ne vous étonne,
Il se croit déjà loin.

don fernand

Ô qu'il est ingénu !
Il faut le délier.

mendoce

descendu de la palissade.
Enfin je suis venu,
Et je ne fis jamais voyage tant à l'aise. [1895]
Ô ma terre natale, il faut que je te baise.

léonard

C'est Mendoce, est-il fou ?

mendoce

Que mes yeux sont ravis !
Vous êtes donc aussi, Monsieur, en mon pays !

Mais pour vous y porter, ôtez-moi de scrupule,
Le Diable vous a-t-il aussi fourni de mule ? [1900]

léonard

As-tu l'esprit troublé, c'est ici mon jardin,
Ne le connais-tu pas ?

mendoce

Ah, traître Philipin.

philipin

Le charme t'a manqué.

léonard

Sont-ils fous l'un et l'autre ?

don fernand

Excusez un valet qui s'est joué du vôtre.

léonard

Tout s'excuse aisément vous ayant pour ami. [1905]

don fernand

Vous ne me connaissez encore qu'à demi.

léonard

Votre art si merveilleux...

don fernand

Brisons-là je vous prie,
Je vous entretiendrai de mon Astrologie,
Mais il faut que ce soit avec plus de loisir.

léonard

Je vous écouterai toujours avec plaisir. [1910]
Tandis pour dégager ma parole donnée,
Il faut de nos amants terminer l'hyménée,
Allons-y donner ordre, et d'un esprit content
Assurer à Don Juan le bonheur qu'il attend.