Le Festin des Titans

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Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 287-310).

LE

FESTIN DES TITANS



Ce jour-là, lord Angel Sidney avait le spleen un peu plus que de coutume, lorsqu’il passa de sa chambre à coucher dans son boudoir.

C’était pitié de voir ce jeune homme, beau comme un demi-dieu et triste comme un chérubin vaincu. L’implacable Satiété éteignait les flammes de ses yeux et les roses de ses lèvres, et à travers les manchettes de mousseline, ses mains, plus pâles que le marbre, se penchaient comme des lys brisés. — Ô ciel ! murmura-t-il avec un soupir, c’en est donc fait, je m’ennuie à jamais ! J’ai là, de l’autre côté de la mer, de vertes prairies plus immenses que des océans, et assez de châteaux pour donner pendant cent ans l’hospitalité à tous les rois de l’univers. De tous les coins du monde, cent navires m’apportent le duvet de l’eider, l’ivoire de l’Inde et la pourpre de Kashmyr, et mes flottes couvrent toutes les vagues de la mer. Mais le coin de prairie où sourit l’amour, le flot qui apporte le bonheur et l’oubli, je ne le connais pas !

Dites-moi, pâles Euménides, sombres compagnes de Macbeth et d’Oreste, que me reste-t-il à faire pour passer le temps ? Il me semble pourtant que je n’ai rien oublié. J’ai fait courir sur tous les turfs de France et d’Angleterre mille chevaux, nés sans doute d’une flamme et d’une brise, car ils dévoraient l’espace comme des aigles. J’ai été l’amant des six reines occultes de Paris, depuis celle qui porte un nom de bête fauve jusqu’à celle qui s’appelle comme la dame de cœur ; depuis celle qui a un lavabo en argent massif, ciselé et doré, jusqu’à celle qui se vante d’avoir été adorée par tous les contemporains illustres, et je m’ennuie !

Il faut cependant prendre un parti. Vais-je sonner mon valet ou ma maîtresse géorgienne ?… mon valet plutôt !

À peine la sonnette, éveillée en sursaut, avait chanté sa note d’argent, M. Tobie entra.

— Monsieur Tobie, dit Angel, vous qui avez des cheveux blancs, ne savez-vous rien pour chasser l’ennui qui m’obsède ?

— Milord, répondit avec respect le vieux serviteur, il n’y a que Dieu et les poëtes.

— Monsieur Tobie, votre phrase est prétentieuse ; faites-moi le plaisir d’ouvrir cette fenêtre et de me nommer les gens qui passent. Peut-être verrai-je le passant de Fantasio, celui qui a un si bel habit bleu ! Et d’abord, dites-moi quel est ce grand jeune homme coiffé d’un incendie, qui porte à la main un parapluie rouge ?

— Milord, c’est le plus spirituel de nos photographes ; celui-là même qui a photographié en ballon la France cadastrale.

— Et celui qui porte un parapluie vert ?

— C’est un photographe entomologiste, qui a photographié le parasite du parasite de l’abeille.

— Et celui dont le parapluie est marron ?

— C’est un jardinier spécialiste, exclusivement cultivateur de fraises.

— Et ces deux gros messieurs bien vêtus qui passent en calèche avec des dames ?

— L’un est le tailleur de milord avec une actrice des Délassements, et l’autre le bottier de milord avec une actrice des Bouffes-Parisiens.

Lord Angel ferma sa fenêtre avec colère.

— Eh ! quoi ! s’écria-t-il, est-ce donc à ce point-là qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et quand on ouvre la fenêtre par un jour de pluie, est-il donc absolument impossible de voir passer autre chose que des portraitistes, des bottiers et des horticulteurs en cravate blanche ! Monsieur Tobie, d’ici à huit jours, je veux donner un grand festin, un festin magnifique, comme quand Lucullus dîna chez Lucullus ! Il me faut, dussiez-vous égorger madame Chevet, des fruits de l’Inde et de la Guadeloupe. Il me faut un surtout d’or ciselé par Barye, et des bougies à travers lesquelles on puisse regarder à la loupe une miniature d’Isabey. Vous vous arrangerez pour qu’il y ait sur les miroirs et sur les vitres des fleurs peintes par Diaz. Et pour ce jour-là, entendez-vous, monsieur Tobie, vous me trouverez, fût-ce en Chine, des convives qui ne soient ni tailleurs, ni photographes, ni membres de la Société d’horticulture !

Je veux six gaillards au moins ! cherchez-les où vous voudrez, exerçant des professions dont je n’aie jamais entendu parler sous aucun prétexte. Si je connais un seul des états que font ces gens-là, ne comptez plus sur mon amitié.

M. Tobie ne répliqua pas. Il savait que les ordres de son maître étaient absolus comme ceux du Destin. Il se contenta d’aller relire l’Iliade et Le Mariage de Figaro pour se donner de l’imagination ; car il sentait bien que, cette fois, il fallait vaincre ou mourir.

Mais M. Tobie ne mourut pas. On ne meurt jamais quand on remue à pleines mains l’or, qui contient l’essence de la vie.

À quinze jours de là, une des salles à manger de lord Angel Sidney étincelait de lumière, de fleurs, de cristaux, d’orfèvrerie et de tout ce qui donne aux richesses du luxe leurs enivrantes clartés.

Cette salle à manger, tout entière en bois de noyer, les étoffes en cachemire vert, représentait avec d’ingénieux arrangements de bas-reliefs, de cariatides et de figures en ronde bosse, la guerre des Titans. Les deux immenses cheminées, bien reliées à l’ornementation générale, figuraient les gouffres implacables de l’Etna, et luttaient de flammes ardentes et flamboyantes.

Un magnifique groupe de Géants vaincus et terrassés soutenait le plateau de la table à manger ; de telle façon qu’il y avait pour cent mille francs de sculpture à l’endroit où les Anglais passent habituellement l’après-dînée. Les siéges et les consoles étaient à l’avenant ; et, dans chaque embrasure de croisée, il y avait, enfermé dans d’épais rideaux, le mobilier doré d’un petit salon de conversation.

Du reste, rien ne manquait à la fête, et M. Tobie avait suivi le programme en décorateur consciencieux. Sur les vitres, des potées de fleurs tombées de la palette de Diaz éteignaient les vraies fleurs des jardinières et faisaient paraître gris les coquelicots réels. Le portrait en pied et en miniature d’une mouche avait été payé dix mille francs à madame Herbelin, et collé la face contre une bougie. Vue au travers de la bougie, cette mouche semblait si bien vivante, que plusieurs fois les convives voulurent la chasser pendant le mémorable repas que je vais raconter. Isabey ne faisant plus de miniatures, M. Tobie avait dû se contenter de cet à-peu-près.

Mais je ne m’arrêterai pas à raconter les magnificences du festin, des bagatelles qu’on a déjà redites mille fois à propos de Trimalcion et des empereurs romains. Il s’agit des convives, que Callot seul eût décrits, et encore pas avec une plume. Ils étaient sept, cinq hommes et deux femmes, attendant dans un petit salon tendu de soie et éclairé par des lampes. Lord Angel ayant dit : six au moins, M. Tobie en avait mis sept, car il avait dans l’esprit cette admirable logique de Cadet-Roussel, raillé à tort par le chansonnier. Et encore, je ne compte pas un enfant de dix-huit ans, beau comme l’Amour, qui semblait fourvoyé dans cette société étrange, car Dieu sait comment ces messieurs portaient l’habillement noir complet que M. Tobie leur avait fait faire chez Dusautoy ! Quant aux deux femmes, elles étaient mises comme la Mode elle-même, les jours où la Mode a du goût. Cette antithèse vient simplement de ce qu’un homme de génie se met toujours mal, et une femme de génie toujours bien. Or, comme on va le voir, tous les hôtes de lord Angel avaient du génie à revendre, et ils en revendaient.

Lord Angel Sidney, en grande toilette, avec les plaques de tous ses ordres, entra dans le petit salon, précédé de M. Tobie, qui lui présenta les convives en les prenant l’un après l’autre par la main. Après avoir baisé la main aux dames et salué les hommes comme des pairs d’Angleterre, lord Angel invita tout le monde à passer dans la salle à manger, où les cinq hommes, pareils à des tigres déchaînés, dévorèrent en une heure le dîner de vingt banquiers. C’était un spectacle inouï de voir étinceler ces mâchoires qui semblaient décidées à engloutir l’univers, et qui s’agitaient comme si jamais auparavant elles n’eussent rien broyé entre leurs dents terribles.

Quant aux deux dames, elles mangèrent raisonnablement, en femmes qui, à la vérité, n’ont pas lu Byron, mais qui, toutefois, ont fondu de ci et de là dans leurs verres quelques perles de Cléopâtre. Le jeune homme de dix-huit ans ne mangea, lui, qu’un ortolan et une demi-orange de la Chine, et certes, s’il cherchait un moyen de se faire remarquer, il tomba on ne peut mieux, car le moins affamé des autres convives semblait affecter de prendre les faisans dorés pour des mauviettes, et les avalait par douzaines. Un autre qui venait de faire disparaître en se jouant deux pâtés de foie gras, tirait un valet par sa boutonnière en lui disant : — Monsieur, ayez donc l’obligeance de me rapporter quelques-uns de ces petits fours ! Et son voisin, tout en achevant sans emphase un demi-chevreuil, murmurait avec bonhomie : — Je reprendrai volontiers un peu de ce lapin ! Enfin, c’était charmant à voir. Et quant aux vins qui furent bus avant que la conversation s’engageât, je mettrais les sables de la Nubie au défi d’en boire autant sans se changer en lacs !

Lord Angel semblait trouver tout cela fort naturel et faisait les honneurs de sa table avec une grâce parfaite. Quand le carnage commença à se ralentir un peu, non pas faute de combattants ou faute d’appétit, mais parce que quelques-uns des combattants s’étaient décroché la mâchoire, l’amphitryon s’adressa à ses hôtes avec un sourire d’une aménité exquise :

— Mesdames et messieurs, leur dit-il, vous le savez comme moi, ce qui a tué les beaux-arts et l’élégance dans notre société moderne, c’est le lieu commun et le poncif qui, de jour en jour, nous envahissent davantage. De plus, tous les jeunes gens se jettent dans les mêmes professions, avocat, médecin ou économiste, avec une carrière politique au bout, et tout est dit. De là, ces générations entières taillées sur le même patron et qui semblent porter un uniforme. Riche comme je le suis, j’ai pensé qu’il me serait peut-être possible de rendre à mon époque un peu d’originalité en encourageant les professions excentriques, et naturellement, messieurs, j’ai cru pouvoir jeter les yeux sur vous, car je crois que personne ici n’est avocat ni médecin ?

— Personne ! s’écrièrent en chœur les convives.

— Messieurs, reprit vivement lord Sidney, vous êtes artistes en fait d’existence, comme d’autres sont artistes en mélodie, en statuaire ou en ciselure ; vous ne devez pas refuser plus qu’eux les encouragements de la Richesse ; car, vous le savez, en se donnant humblement aux artistes, la Richesse reste l’obligée et la servante des arts et ne fait qu’accomplir un devoir de reconnaissance. J’espère donc que vous ne refuserez pas un prix de dix mille francs.

— Nous ne le refuserons pas, dirent avec un enthousiasme unanime les messieurs en habit noir.

Lord Sidney reprit :

— Un prix de dix mille francs… de rente, que je désire offrir à celui d’entre vous qui exerce la profession la plus excentrique. Pour ce faire, vous aurez l’extrême obligeance de raconter chacun en peu de mots quelle est votre vie.

— Parfait, s’écria un personnage énorme, écarlate et souriant, un Roger-Bontemps taillé sur le modèle de sir John Falstaff. De cette façon-là chacun dira donc la sienne.

— Précisément, dit lord Angel ; et, continua-t-il avec un salut charmant, comme je ne veux rien vous demander que je ne sois moi-même disposé à faire pour vous, je vous raconterai, si cela peut être agréable à ces dames, mon histoire et l’histoire de mes moyens d’existence.

— Milord, interrompit un personnage auquel, par une erreur bizarre, la nature s’était plu à donner le nez historique des Bourbons, vous nous faites honneur !

— Je vous en prie, dit une des dames en se tournant gracieusement vers lord Sidney.

— Mon Dieu, fit-il en souriant tristement, mon histoire est bien simple : je suis né de parents riches.

— Vous êtes bien heureux ! fit un des convives, jeune homme au teint hâlé, mais dont les formes élégantes et sveltes faisaient songer aux Silvandres de Watteau.

— Comment l’entendez-vous ? demanda d’une voix forte un athlète couvert de balafres comme un vieux reître du temps de la Ligue.

— Hélas ! messieurs, reprit lord Sidney, il n’y a aucune manière de l’entendre, car c’est cette circonstance qui fait le malheur de toute ma vie ! Forçat de la richesse, j’ai dépensé sans relâche dans ma vie, plus de ruse, d’énergie, de patience, d’imagination, d’intrigue, de volonté et d’esprit, pour devenir pauvre, que les très-célèbres bohèmes de La Vie de Bohême n’en mirent jamais à gagner, entre cinq et six heures du soir, ce qu’ils appellent la grande bataille. Et encore, ces hommes prodigieux parvenaient quelquefois à dîner, tandis, que moi je n’ai jamais pu arriver un seul jour à la médiocrité dorée dont parle Horace. J’ai toujours été ridiculement riche.

— Bah ! demanda Roger-Bontemps en éclatant de rire, est-ce que vraiment vous trouvez cela ridicule ?

— Très-ridicule. Il m’a toujours semblé absurde qu’un homme possédât dix mille fois plus qu’il ne peut dépenser, même en faisant à chaque seconde de sa vie des folies à faire frissonner d’étonnement l’ombre d’Héliogabale. Aussi, du jour où je me connais, ç’a été un duel à mort entre moi et ma fortune, et c’est elle qui m’a tué ; car, sachez-le, je voulais être artiste ! Oh ! la fortune, elle m’a pris à bras le corps, elle m’a desséché les lèvres sous ses froids baisers, elle m’a fait des yeux couleur d’or, et un horizon d’or qui m’empêche de voir le soleil. Pour moi, grand Dieu ! tous les fleuves sont le Pactole ; ils roulent des paillettes d’or dans leurs vagues étincelantes. Pour moi, la musique c’est le chant de l’or ; la lumière, c’est le reflet de l’or ! L’or me poursuit comme un ennemi implacable ; j’ai, comme le Juif-Errant, mes cinq sous ; seulement, mes cinq sous, c’est cinquante millions. Je jette la richesse dans la rivière, et en me retournant je la trouve couchée dans mon lit ; je la fuis au bout du monde, elle est là qui ricane dans mon portefeuille. Qui diable a donc osé dire qu’il y a des moyens de se ruiner ?

— Ah ! dit la plus âgée des femmes, milord n’a sans doute pas essayé des femmes ?

— Ou, continua l’autre, milord n’aura pas rencontré de ces vraies grandes femmes, comprenant l’héroïsme de la vie moderne, auprès desquelles Sémiramis et Cléopâtre sont de petites pensionnaires à ceintures bleues, bonnes tout au plus à faire l’amour sentimental avec Werther, en mangeant des tartines de confitures. Moi, je connais une femme qui, à quatorze ans, a pris dans le monde, dans le grand monde, un homme de génie, riche, audacieux et bon, et qui en six mois l’a envoyé au bagne.

Ces paroles mutines furent prononcées d’une façon si magistrale et si farouche, que lord Sidney ne put s’empêcher de regarder avec une vive curiosité la belle enfant qui les avait dites.

C’était une jeune fille de seize ans, rousse comme un coucher de soleil, avec la peau mate et dorée, les sourcils presque bruns et les yeux d’un bleu sombre et étoile comme les cieux des belles nuits d’été. La bouche fine, ardente, pareille à une rose rouge trempée de pluie, laissait voir en s’ouvrant une de ces belles mâchoires de bête fauve que la nature donne aux femmes nées pour déchirer et dévorer les forces vives de la cité, l’or, l’amour et la vie. Tout cet ensemble imprégné, pour ainsi dire, d’une volupté amère, le corps agile, les mains et les pieds d’un grand style plébéien, inspirait un effroi plein de charmes et de convoitise. Aussi, mademoiselle Régine ne déparait-elle rien dans la salle des Titans sculptés, et vue d’une certaine façon, elle avait assez l’air d’une femme pour laquelle on met Pélion sur Ossa.

L’autre femme ressemblait à toutes les actrices qui ont joué en province les rôles de mademoiselle George.

— Mesdames, leur dit Sidney, sachez d’abord que le destin a été pour moi un second M. Scribe ; il a abusé pour moi des oncles. Le frère de mon père et les deux frères de ma mère, riches tous trois et chefs de nombreuses familles, sont morts tous trois dans l’Inde, après avoir vu tomber un à un tous leurs fils victimes du choléra, des inflammations et des bêtes féroces, Indiens et serpents, comme si, dès ma plus tendre jeunesse, une monstrueuse fatalité se fût donné la tâche de tout renverser sur mon passage pour me jeter des trésors inutiles.

Ces fortunes, que la faiblesse de mon père m’avait abandonnées dès l’enfance, je les avais dévorées à vingt ans avec tous les débauchés de Londres, sans qu’il m’en fût resté autre chose, à ma connaissance, qu’un petit mouchoir de cou en cotonnade bleue et un portrait de femme peint par Tassaert.

Trois mois plus tard, la mort de mon père me rendait maître d’un patrimoine inépuisable. Je l’épuisai pourtant, ou peu s’en fallut. Mes châteaux des comtés, grands comme des villes, mes maisons, mes palais, mes jardins, mes serres où de froides courtisanes se promenaient dans les moindres allées en calèches à huit chevaux, je donnai tout au Vice, au Luxe, à la Luxure, au Jeu, que je défiais avec la fureur d’un combattant vainqueur sans cesse !

Quand il ne me resta plus qu’un million, je le jetai à l’Industrie tant qu’elle voulut et comme elle voulut. Canaux, chemins de fer, constructions de squares et de fabriques, je m’intéressai à tout, et je me mis à vivre dans une chambre comme un étudiant, après avoir confié mon million à l’Industrie dans l’espoir qu’elle ne me rendrait rien. Elle me rendit cinquante millions !

Je ne me décourageai pourtant pas. L’Industrie m’avait trompé, c’est alors que j’essayai des femmes, continua lord Sidney en se tournant vers Régine. Pour aller droit au but, je m’adressai tout de suite à la femme qui dans toute l’Europe coûtait le plus cher, et je la couvris littéralement de diamants.

Devenue, par l’étrange folie d’un vieillard, femme d’un duc et pair d’Angleterre, cette femme célèbre suivit son mari à Constantinople : deux jours après son départ, je reçus mes diamants changés en un bouquet colossal par un artiste plus grand que le florentin Cellini. Les diamants sont d’un grand prix ; mais aucun roi de l’Europe ne pourrait en payer la monture.

— Ah ! milord, dit Régine, vous êtes le premier homme qui m’inspiriez de la curiosité.

Lord Sidney salua modestement.

— Je ne vous rappellerai pas, reprit-il, l’épisode trop connu de mes amours avec la fille naturelle d’un roi que j’ai aimée jusqu’au désespoir, et qui est morte à vingt-deux ans d’une maladie de langueur, en me faisant l’héritier de tous ses biens. Je me bornerai à vous dire, pour terminer ce trop long récit, qu’une dernière fois, en désespoir de cause, j’éparpillai mon absurde opulence sur les navires de tous les armateurs anglais, avec mission de la risquer dans les entreprises les plus téméraires et sur les mers les plus périlleuses.

Mais la mer ne voulut pas de mes chaînes ; elle me les rendit plus lourdes que jamais. À présent mon parti est pris ; je suis résigné à l’impuissance et à l’ennui.

À la fin de cette histoire, que les convives n’avaient pas osé interrompre autrement que pour boire comme des cordeliers, un éclat de rire homérique ébranla la salle des Titans.

Roger-Bontemps tapait son couteau sur son assiette en ouvrant jusqu’aux oreilles une bouche démesurée, Silvandre gambadait, et le balafré brisait son fauteuil.

Le personnage au nez bourbonien échangeait des bourrades avec son voisin, sorte de rapin ayant un faux air de Rubens. Tous deux se donnaient des coups de poing et se tiraient les cheveux.

Mademoiselle Régine, extasiée, rêvait au bouquet de pierreries, et le jeune homme de dix-huit ans rêvait en regardant mademoiselle Régine avec des cœurs enflammés dans les yeux.

— Maintenant, dit lord Sidney, je vous écoute, messieurs.

Tobie apporta sur le surtout deux plats d’or, contenant, l’un, une inscription de dix mille francs de rente ; l’autre, deux cents billets de mille francs.

— De cette façon, milord, dit le vieux serviteur, le lauréat pourra choisir.

— Allons, s’écria Roger-Bontemps en couvant de l’œil les plats merveilleux, chaud ! chaud ! chacun la sienne !

— Et, reprit M. Tobie, j’ose faire espérer à votre grâce que cela ira de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet !

Le vin dans les verres, les flammes des bougies, la lumière sur les angles du noyer sculpté étincelèrent.

Roger-Bontemps commença en ces termes :

— Vous voyez en moi l’employé au yeux de bouillon !

À ces mots prodigieux, les convives bondirent tous à la fois sur leurs chaises, et les apostrophes les plus hétéroclites se croisèrent, lancées à la fois de tous les coins de la table.

— Mesdames et messieurs, dit Roger-Bontemps, je demande à n’être pas interrompu. Ceci n’est pas une conversation, mais un concours ! — C’est juste, s’écria le faux Rubens, n’oublions pas qu’ici il ne s’agit pas de cinquante centimes !

— Accordé, dit lord Sidney, chacun parlera sans interruption, et souvenez-vous que, pour une heure, nous sommes constitués en ministère des beaux-arts… inconnus !

Roger-Bontemps reprit : — Enfant, je n’ai jamais mangé. Manger, voilà la grande affaire. Il y a deux races d’hommes ; celle qui mange et celle qui ne mange pas. Les pauvres haïssent les riches parce que les riches mangent ; les riches exècrent les pauvres parce que les pauvres voudraient manger. Je vis que tout était là, et que le sort de l’humanité s’agite autour des endroits où l’on fait la cuisine.

Dès lors, je me tins habituellement aux barrières, passant ma vie autour des cabarets et cherchant à me faufiler par quelque joint dans les choses culinaires. À force d’audace, j’usurpai quelques petites fonctions. Tour à tour chien de tournebroche, écorcheur de lapins et laveur de vaisselle, j’exerçais cette dernière profession au cabaret de la Jambe-de-Bois et j’allais peut-être m’enfouir pour toute ma vie dans ces emplois subalternes, lorsque éclata entre la Jambe-de-bois et le Grand-Vainqueur la rivalité à laquelle je dois ma fortune.

Le Grand-Vainqueur et la Jambe-de-bois donnaient tous deux du bouillon à un sou la tasse, mais la Jambe-de-bois avait pour elle la pratique des Auvergnats, et elle regardait en pitié le Grand-Vainqueur, réduit à attendre et solliciter les consommateurs de hasard.

Un matin pourtant, tous les Auvergnats de la Jambe-de-bois émigrèrent pour le Grand-Vainqueur. Quand mon maître leur en demanda en pleurant la raison, ils lui répondirent que son bouillon n’avait pas d’yeux, tandis que celui du Grand-Vainqueur en était inondé comme une queue de paon.

Messieurs, j’eus le courage de passer une nuit entière, caché dans une armoire de cuisine, au Grand-Vainqueur. Le lendemain, à l’heure où l’Aurore profite de ce qu’elle a des doigts de rose pour ouvrir les portes de l’Orient, je surpris le secret de notre rival.

Le misérable fourrait ses doigts dans un vase plein d’huile de poisson et les secouait ensuite sur les bols de bouillon alignés autour de la table. C’est ainsi qu’il y faisait des yeux !

Les yeux étaient nombreux, je ne dis pas, mais quels yeux ! comme c’était fait ! Pas de goût, pas de grâce ! ni vraisemblance, ni idéal ! Dans le trajet du Grand-Vainqueur à la Jambe-de-bois, mille idées jetèrent tour à tour leurs ombres sur mon front, mais enfin une création lumineuse éclaira tout à coup mon cerveau de ses flammes aveuglantes.

La seringue était trouvée !

Tous les matins, armé de cette bienheureuse seringue, je vise les bouillons, et j’y exécute, la main levée, une mosaïque d’yeux à faire pâlir la nature.

Plus tard mon procédé a été surpris et imité ; mais jamais on n’a pu atteindre à ma facture. Je défie tout le monde pour la main et le métier. Mon patron m’a engagé pour six ans, à dix francs par mois, avec cinq sous de feux et deux bénéfices. Les jours de bénéfice, le prix des soixante bouillons est pour moi, car il est inutile de vous dire que dès le lendemain de mon invention, nous avions reconquis les Auvergnats.

Ainsi maître d’une position faite, je brave désormais les destinées, car je suis d’un tempérament sage, je mets de l’argent de côté, et je ne commettrai pas la même faute que mademoiselle Mars et la célèbre George ; je veux me retirer dans tout l’éclat de ma gloire !

L’employé aux yeux de bouillon se tut, au milieu d’un certain étonnement. Tout le monde se récria sur la singularité de cette profession, et les esprits inclinaient visiblement du côté de Roger-Bontemps, quand le faux Rubens prit la parole après avoir passé ses doigts dans ses cheveux et cassé une assiette pour s’emparer de l’attention générale.

— Messieurs, s’écria-t-il, vous voyez en moi le vernisseur des pattes de dindons.

Inutile de décrire ici la vive émotion des auditeurs. Le faux Rubens la domina pourtant en secouant encore une fois sa chevelure qui faisait la nuit dans la salle, et dit avec feu :

— Je ne nie pas l’originalité des yeux de bouillon factices ! Mais que faut-il pour arriver à ce trompe-l’œil ? Un léger sentiment de la ligne et quelque dextérité dans le poignet.

Moi, messieurs, je suis un coloriste !

Quand une volaille n’a pas été vendue en son temps, qu’arrive-t-il ? Les pattes, d’abord si noires et si lustrées, s’affaissent et pâlissent, le ton en devient terne et triste, signe révélateur qui éloigne à jamais l’acheteur, initié aux mystères de la couleur par les admirables créations de Delacroix. Attiré souvent dans le marché aux volailles par cet amour de l’inconnu qui caractérise les artistes, je m’aperçus de cette mélancolie des pattes de dindon, et j’entrevis un nouvel art à créer à côté des anciens.

C’est à moi qu’on doit les vernis à l’aide desquels les marchands dissimulent aujourd’hui la vieillesse des rôtis futurs ! vernis noirs, vernis bruns, vernis gris, roses, écarlates et orangés, une palette plus variée que celle de Véronèse ! Mais posséder les vernis, ce n’est rien ! tout le monde les a aujourd’hui ; le sublime du métier, c’est de savoir saisir les nuances intimes de chaque espèce de pattes, et de les habiller chacune selon son tempérament !

Dans cette science difficile, qui égale, si elle ne le dépasse, l’âpre génie du portraitiste, je suis, sans modestie, le premier et le seul, et je me flatte qu’après moi, il n’y aura pas de vernisseur de pattes de dindon, pas plus qu’il n’y a eu de poëte tragique après Eschyle.

— Eh ! quoi ! dit lord Sidney, il y a vraiment dans le monde tant de choses que nous ne savons pas !

— C’est à ce point, observa mademoiselle Régine, que j’en suis étonnée moi-même. Mais j’aperçois M. Silvandre qui réclame son tour.

— Oh ! moi, dit Silvandre avec la voix mélancolique d’un hautbois sous les feuillages, je suis parvenu à force d’intrigues, à créer dans ma mansarde, rue Pascal, n° 22, au-dessus de l’entre-sol, la porte à gauche, une prairie artificielle ! Là, je possède un petit troupeau, que je garde en jouant de la musette, et je vis du produit de son lait.

Je suis berger en chambre.

— Diable ! dit lord Sidney, berger en chambre, celle-là demande à être expliquée !

— Elle ne s’explique pas, murmura Silvandre en regardant les plafonds d’un air rêveur.

— Alors, puisqu’elle ne s’explique pas, dit d’un ton de courtisan le personnage au nez bourbonien, permettez-moi de prendre la parole, car, après les états merveilleux de ces messieurs, je crains pour l’effet du mien, qui est bien modeste. Il a simplement pour but de protéger la famille contre la Fantaisie.

Dans ces temps où les bases de la morale publique sont sapées à toutes minutes, qui pourrait le nier, hélas ! il se rencontre des bâtards pleins d’énergie et d’imagination, et capables d’arriver aux affaires publiques, voyez Le Fils Naturel ! La société est donc exposée à se voir gouvernée par des hommes qui s’appellent pour tout nom Arthur ou Anatole !

J’ai voulu la sauver de cette position si délicate.

Possesseur d’un grand nom et pauvre comme Job, mais devant hériter d’un bien considérable dans trente ou quarante ans, c’est-à-dire quand je serai mort, j’ai conçu l’idée colossale de rendre un père à tous les infortunés auxquels la Providence a refusé cette seconde Providence.

Je suis reconnaisseur d’enfants !

Je reconnais tous ceux qui le veulent, pourvu, bien entendu, continua avec une adorable impertinence le vieux gentilhomme, pourvu qu’ils puissent faire honneur à leur père. C’est cinq cents francs, prix net… et six cents francs pour les nègres.

— Bah ! s’écria Roger-Bontemps, vous avez reconnu un nègre ?

— Plusieurs nègres et trois Indiens anthropophages. Pour les nains, c’est cinquante francs en plus, et je traite de gré à gré pour les infirmités physiques. La semaine dernière, j’ai eu un bon bossu. Un bossu de quinze cents francs ; il est vrai qu’il portait des lunettes vertes.

Il est juste de dire que, tout en ne pouvant se défendre d’admirer cette profession sauvage, les convives de lord Sidney furent révoltés par le cynisme du personnage au nez aquilin. — Moi, lui dit avec de grands airs la femme qui ressemblait à toutes celles qui ont joué en province les rôles de mademoiselle George, je vis comme vous de ma noblesse. Je suis duchesse d’O***, et ma mère vendait des pommes de terre cuites à l’eau sur le pont Saint-Michel.

Héritière de cette profession philanthropique, j’enviais pour ma vieillesse un fonds de fruitière, lorsque j’eus l’idée de former une société en participation avec une de mes amies marchande au Temple, et dont le fonds se compose d’un lorgnon en chrysocale et d’une robe de velours.

Quand un jeune homme sans protection a besoin d’être recommandé à un financier, il vient me trouver. Grâce à mon nom historique, j’entre tout droit chez le financier ; mon amie me prête la robe de velours, et nous partageons ! c’est vingt francs pour une recommandation ordinaire, et le double quand il faut insister.

— Cet état-là est bien gentil, dit Silvandre. Malheureusement, il n’a pas de nom.

— Le mien non plus, parbleu ! fit mademoiselle Régine. Tous les états de femme sont des états sans nom.

Je suis la maîtresse d’un jeune fou idiot, natif de Weimar ! et je suis payée pour cela par la famille de mon amant.

Ce malheureux, qui compose des sonates et des symphonies à faire geler la chute du Niagara, n’est par bonheur ni assez fou ni assez idiot pour que sa famille puisse le faire enfermer ; mais elle garde ses deux cent mille livres de rente, et elle me donne deux mille francs par mois pour me charger de ce cadavre humain.

Mademoiselle Régine se tut. C’était simple, mais horrible ! Tout le monde frémit.

La jeune fille reprit après un silence :

— Quand Obermann sera mort (il s’appelle Obermann !), ses parents diront simplement : Le malheureux mangeait son bien avec des filles d’Opéra !

C’est moi qui joue les filles d’Opéra.

À ce monstrueux récit, lord Sidney se sentait frémir d’une secrète horreur, et le jeune homme de dix-huit ans ouvrait des yeux grands comme le monde. Il fallut cependant écouter encore l’homme à la balafre ; mais l’effet était produit, et c’était, comme on dit, la petite pièce.

— Moi, dit cet athlète d’une voix formidable, je suis employé au théâtre Saint-Marcel, un théâtre situé rue Censier, dans un quartier de tanneurs.

On m’y appelle le figurant qui remplace le mannequin.

Le théâtre Saint-Marcel est l’enfer de la pauvreté humaine. Les comédiens s’y peignent les pieds avec du noir pour imiter les bottes, et cirent des bottes réelles pendant l’entr’acte à la porte du spectacle. Un procès compliqué contre les quinze derniers directeurs du théâtre Saint-Marcel absorbe le peu d’argent que les artistes gagnent à cette industrie de commissionnaire. À ce théâtre, on ne se souvient pas d’avoir été jamais payé ; et c’est à ce point qu’un maître tanneur ayant laissé tomber dans le foyer des comédiens une pièce de cinq francs, cette pièce est restée là jusqu’à ce que son propriétaire vint la chercher, car personne ne savait ce que c’était !

Le directeur nourrit les artistes chez un marchand de vins dont la boutique est située en face du théâtre ; le matin, ils ont du petit-salé ; le soir, la soupe, le bœuf et un morceau de fromage. Bien entendu, les amendes roulent là-dessus, puisque l’argent n’est pas connu au théâtre Saint-Marcel. Pour les petites amendes on leur ôte le fromage, pour les moyennes le bœuf, et les grosses amendes consistent à ne pas dîner du tout. Le malheureux comédien qui est à l’amende se promène avec désespoir devant la boutique du marchand de vins, en attendant l’heure où il jouera Une passion et Il y a seize ans. Car au théâtre Saint-Marcel, faute d’avoir pu en monter d’autres depuis dix ans, on n’a jamais joué que deux pièces, Il y a seize ans et Une passion.

Dans chacune de ces comédies il y a un mannequin, et le mannequin d’Il y a seize ans est précipité du célèbre pont cassé, haut de douze pieds. Or, comme le costumier, homme intraitable, demandait quarante sous pour déshabiller et rhabiller le mannequin pour le drame, je suis, hélas ! le figurant qui remplace le mannequin ! Pour dîner et déjeuner à la cuisine chez le marchand de vins des artistes, je fais chaque soir ce saut terrible ! Trois fois par semaine régulièrement, je tombe et je me mets le crâne en loques, voyez mes balafres ! j’ai fait vingt ans la guerre sous l’Empire, et je n’en avais rapporté que deux blessures ; mais le rôle du mannequin, ce sont de rudes campagnes ! Seulement, comme je n’ai pas trouvé d’autre état que celui-là pour ne pas mourir de faim, je fais celui-là.

— Milord, s’écria vivement Roger-Bontemps, je demande à présenter une observation. La profession de monsieur n’est pas excentrique, elle est absurde !

— Messieurs, dit lord Sidney, n’attaquez pas vos professions réciproques, toutes ont bien leur mérite, et Paris lui-même serait embarrassé, car vous êtes plus de trois, et je ne sais vraiment comment vous satisfaire tous ! Sachez seulement que je trouverais de très-mauvais goût de votre part de ne pas fourrer l’argenterie dans vos poches, et que moins on en retrouvera sur la table, plus je garderai de vous un agréable souvenir.

À cette apostrophe un peu directe, deux ou trois des convives rougirent d’avoir été deviné, mais ce ne fut qu’un nuage. Ceux qui ne s’étaient pas mis à l’aise jusque-là se rattrapèrent, et mademoiselle Régine en profita pour s’écrier :

— Ah ! mon Dieu ! je m’aperçois que je suis venue sans bouquet, et je vais au bal !

Lord Sidney, qui comprenait à demi-mot, lui fit apporter par Tobie le prestigieux bouquet de diamants et de pierreries, et lui dit avec un sans-façon digne de Richelieu : Excusez-moi si je vous le donne, mais j’ai si peu de temps à moi !

— Maintenant, dit-il en se tournant vers ses convives, remplissez les coupes, M. Tobie, et buvons une dernière fois aux dieux inconnus ! Mademoiselle Régine voudra bien décerner le prix pour moi, car je me sens plein de perplexité entre tant de métiers excellents !

— Pardon, milord, murmura timidement le jeune homme de dix-huit ans, mais je n’ai pas encore parlé.

Les convives regardèrent avec dédain ce faible athlète.

— Eh quoi, lui dit lord Sidney avec un étonnement profond, exerceriez-vous à votre âge une industrie plus extraordinaire que les professions excentriques de ces messieurs ? Mais alors quel démon peut l’avoir inventée ?

— Milord, articula le jeune homme d’une voix douce, mais ferme, je suis poète lyrique et je vis de mon état. À cette révélation foudroyante, tous les convives baissèrent la tête.

— Que ne parliez-vous plus tôt, s’écria lord Sidney, les dix mille livres de rente sont à vous, et bien à vous ! Mais comment ferez-vous pour mourir à l’hôpital ?

— Milord, dit finement Régine, je vais prier monsieur de m’offrir son bras. Et d’un geste de chatte, elle ramassa les deux cent mille francs et les fourra dans la poche du jeune homme.

Le bouquet et les yeux de mademoiselle Régine étincelaient comme des myriades d’étoiles frissonnantes. Elle prit la main de son cavalier improvisé. — Et votre fou ? lui demanda-t-il en tremblant d’amour.

— Bah ! répondit la terrible Parisienne avec un cynisme à effaroucher le marquis de Sade, plus on est de fous, plus on rit !

On se leva pour partir et on choqua les verres une dernière fois. Les bougies se mouraient et éclairaient la salle des Titans de reflets ensanglantés. Lord Sidney, sa coupe élevée dans sa belle main, entonna le refrain désespéré du poëte d’Albertus : Ah ! sans amour s’en aller sur la mer !

Cette grande imprécation fut répétée en chœur, et les convives disparurent comme des ombres par les portes de la boiserie. Comme elles se refermaient, lord Sidney jeta un dernier regard sur ses convives.

— Oh ! murmura-t-il, tandis que ses yeux erraient sur les bas-reliefs de la salle, ceux-là aussi sont des Titans vaincus !

M. Tobie s’avançait en souriant pour parler à son maître, mais celui-ci le congédia d’un geste. Resté seul, il s’écria : Hélas ! il faut donc que de pareilles choses existent ! Mais, sans cela, comment Fortunio aurait-il pu se faire bâtir en plein Paris un Eldorado artificiel !

Et, cachant son front dans ses mains, il pleura amèrement.