Le Feu-Follet/Chapitre XVI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 214-228).


CHAPITRE XVI.


— De quel pays êtes-vous, s’il vous plaît ?
— De Mantoue.
— De Mantoue, monsieur ? Morbleu, à Dieu ne plaise ! Et vous venez à Padoue, sans craindre pour votre vie ?
Shakspeare.



Pendant les cinq minutes que le capitaine employa dans sa chambre à concerter quelques mesures avec Griffin, Raoul affecta de considérer avec une sorte d’étonnement vulgaire les canons, les agrès et les ornements du gaillard d’arrière ; mais rien de ce qui se passait autour de lui n’échappait à sa vigilance et à son attention. La disparition subite du capitaine et du lieutenant lui causa quelque inquiétude, et il commença à regretter sa témérité, tout en se flattant encore que son déguisement le rendait méconnaissable. Comme bien des gens qui s’imaginent bien parler une langue étrangère, il ignorait combien il lui arrivait souvent de se trahir lui-même sans s’en douter, un Anglais, cœleris paribus, prononçant ordinairement l’italien mieux qu’un Français, parce qu’il y a plus d’affinité entre sa langue naturelle et celle de l’Italie, en ce qui concerne les sons et l’emphase. Telle était la situation d’esprit de notre héros, quand on vint l’avertir que le capitaine désirait le voir dans sa chambre. Raoul, en descendant pour se conformer à ce qui avait bien l’air d’un ordre, remarqua que les deux fonctionnaires de l’île d’Elbe le suivaient.

Une lampe était allumée dans la chambre, et dès que Raoul en eut passé la porte, il se trouva exposé à une forte clarté. Cuff et Griffin étaient debout devant une table, et le vice-gouverneur et le podestat se placèrent à leurs côtés, arrangement qui semblait annoncer une sorte d’interrogatoire judiciaire. Dans le premier moment, Raoul aurait préféré se trouver devant un comité de la sainte inquisition plutôt que devant le tribunal auquel il voyait tout à coup qu’il allait avoir à répondre.

— Il faut que vous ayez du sang-froid, dit Griffin à Raoul, tandis que celui-ci s’avançait à pas lents vers la table, conservant à l’extérieur un air de fermeté, mais maudissant au fond du cœur l’épreuve dangereuse à laquelle il allait être soumis. Faites-moi le plaisir de passer ce mouchoir de soie autour de votre cou.

À cette époque, un mouchoir de soie noire était une marque certaine à laquelle on reconnaissait un militaire ou un marin, le col étant passé de mode et n’étant plus porté que par quelques vieillards, et la cravate noire n’ayant été adoptée par les autres classes que quelques années plus tard, par suite de la manie militaire qui s’empara de toute la chrétienté vers la fin de la dernière guerre. Un mouchoir noir autour du cou, relevé par la blancheur du linge, même sans uniforme, était un signe assuré que celui qui le portait appartenait de manière ou d’autre à la profession des armes. Raoul le savait, et il sentait qu’il risquait de se démasquer en obéissant ; mais il pensa qu’un refus serait encore plus dangereux.

— Votre Excellence veut plaisanter, répondit-il ; nous autres bateliers de Capri nous ne nous inquiétons guère de la fraîcheur des nuits ; mais, puisque vous le désirez, j’y consens. Et, tout en ajustant le mouchoir autour de son cou, il ajouta : Votre Excellence fait un prince d’un pauvre batelier, et quand je rentrerai chez moi, ma femme me prendra pour quelque grand général.

— Pour que l’illusion soit complète, l’ami, mettez encore cet habit, dit Griffin, lui présentant un de ses habits de petit uniforme, car sa taille était, à peu de chose près, la même que celle de Raoul.

Le véritable état des choses n’avait presque plus rien d’équivoque ; mais, ne voyant de ressource que dans l’obéissance et la fermeté, il passa l’habit, et resta vêtu en officier de marine par le haut et en batelier par le bas.

— Eh bien, vice-gouverneur, reprit Griffin, il fait clair ici, et vous voyez le costume : que dites-vous à présent ?

— Je dis que monsieur m’a fait l’honneur de me rendre quelques visites à Porto-Ferrajo, et que je ne l’ai jamais vu avec plus de plaisir qu’en ce moment. Vous paraissez aimer beaucoup les mascarades, signor Smit, et le carnaval dure pour vous toute l’année. J’espère que votre illustre compatriote, sir Cicéron, trouvera le moyen de convaincre ces braves Anglais que vous avez agi ainsi par pure plaisanterie et sans aucun crime.

— Monsieur, dit Raoul, jetant par terre ses plumes empruntées, il n’est plus temps de feindre davantage ; mais si je suis Raoul Yvard, comme vous le prétendez, du moins je ne suis pas le Feu-Follet.

— Comme de raison, Monsieur, dit Griffin en français : vous savez que vous êtes maintenant prisonnier de Sa Majesté britannique ?

— Sa Majesté britannique n’a pas obtenu ici un succès égal à la victoire qu’elle a remportée à l’embouchure du Nil, répondit Raoul d’un ton ironique ; quoi qu’il en soit, je suis entre ses mains. Ce n’est pas la première fois que j’ai l’honneur d’être prisonnier de guerre à bord d’un de ses bâtiments.

— Vous ne devez pas supposer que vous êtes aujourd’hui dans cette situation, Monsieur : nous vous arrêtons sous une qualité toute différente.

— Ce n’est pas comme ami, du moins, car je proteste que je n’y ai pas le moindre droit. J’en ai pour preuve une courte entrevue que nous avons eue à la hauteur de Porto-Ferrajo, et un incident intéressant près de l’embouchure du Golo.

— Vous pouvez nous épargner vos sarcasmes, Monsieur ; la fortune vous a favorisé alors, nous en convenons ; mais aujourd’hui nous vous arrêtons comme espion.

— Espion ! répéta Raoul en tressaillant, je n’ai jamais eu dessein de jouer un tel rôle en venant à bord de votre frégate. Vous devez me rendre la justice de reconnaître que ce n’est qu’à votre invitation que je suis monté sur votre bord. Ce serait une infamie de prétendre le contraire.

— Nous sommes disposés à subir l’infamie que pourront mériter nos actions, monsieur Yvard. Personne ne songe à vous accuser d’être venu comme espion à bord de la Proserpine ; mais quand le commandant d’un bâtiment ennemi est trouvé rôdant autour de notre escadre à l’ancre dans une baie, sous un déguisement comme le vôtre, il faudrait avoir une conscience bien scrupuleuse pour hésiter à le déclarer coupable d’espionnage, et ayant encouru la peine prononcée contre tout espion.

Tout cela était si vrai, que le malheureux jeune homme sentit alors l’extrême difficulté de sa situation. En venant dans la baie de Naples, il n’avait certainement eu aucun autre dessein que de trouver Ghita ; mais il ne pouvait s’empêcher de s’avouer à lui-même que, si le hasard eût voulu qu’il y obtînt quelque information qui pût lui être utile comme capitaine d’un bâtiment corsaire, il n’aurait pas hésité à en profiter ; il s’était donc exposé à la peine la plus sévère des lois militaires, en cédant à sa passion pour Ghita, et il ne pouvait trouver aucune excuse à alléguer pour en obtenir l’adoucissement.

— Que dit le pauvre diable, Griffin ? demanda Cuff, qui, malgré son esprit d’hostilité déterminée contre tous les Français, regrettait qu’un homme si brave se trouvât dans une situation si désespérée. — Ne le pressez pas trop fort dès le premier instant. Donne-t-il quelque excuse pour son déguisement ?

— Quelle excuse pourrait-il donner, capitaine ? celle ordinaire, sans doute, — le désir de servir sa république une et indivisible. Si nous voulions croire tout ce que nous disent ces drôles, autant vaudrait retourner chez nous et envoyer des députés à la Convention nationale, si toutefois elle daignait leur faire l’honneur de leur y accorder des places.

— Messieurs, dit Raoul en anglais, il n’est plus besoin d’interprète entre nous ; je parle votre langue assez bien pour me faire comprendre.

— Je suis fâché de vous voir dans une telle situation, monsieur Yvard, dit le capitaine Cuff, je désirerais de tout mon cœur que vous fussiez tombé entre nos mains d’une manière plus régulière.

— Auquel cas, capitaine, le Feu-Follet aurait été aussi en votre pouvoir, répondit Raoul avec un sourire ironique. Mais, Messieurs, ces paroles sont inutiles à présent ; je suis votre prisonnier, et je dois courir ma chance. Cependant il n’est pas juste que d’autres que moi souffrent de mon imprudence, et je regarderai comme une faveur si vous permettez aux bonnes gens qui sont dans mon canot, de se rendre à terre sans être inquiétés. Il se fait tard, et nous devons être à présent presque par le travers de l’endroit où ils désirent débarquer, la Marina-Grande de Sorrento.

— Désirez-vous nous donner à entendre qu’aucun de vos compagnons n’est Français ?

— Oui, capitaine, il n’y a pas un seul Français parmi eux, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Il serait à propos de nous assurer de ce fait en les interrogeant, capitaine, dit Griffin d’un ton sec.

— J’ai fait prier M. Winchester de les faire monter à bord.

— Il y a dans le canot une jeune femme qui n’est pas habituée à monter à bord de grands bâtiments, s’écria Raoul à la hâte, et j’implore votre indulgence pour elle, capitaine. Faites-y monter les hommes, si vous le jugez nécessaire, mais la signorina n’en est pas en état.

— Nous veillerons à cela, monsieur Yvard, et d’autant plus volontiers que vous paraissez prendre beaucoup d’intérêt à cette jeune dame. Maintenant, mon devoir est de vous placer sous la garde d’une sentinelle ; et pour que cela vous soit le moins désagréable possible, cette chambre sera votre prison, du moins pour cette nuit. — Monsieur Griffin, donnez des ordres en conséquence à l’officier des soldats de marine.

Quelques minutes après, un soldat fut introduit dans la chambre, et Raoul fut mis régulièrement sous sa garde, après quoi les deux officiers retournèrent sur le gaillard d’arrière avec les deux Italiens. Pendant tout ce temps, Ithuel, Ghita et son oncle étaient restés dans le canot, livrés à leurs réflexions qui n’étaient rien moins qu’agréables. Toute l’affaire avait été conduite si tranquillement à bord, qu’il leur était impossible de se faire une idée de ce qui pouvait s’y être passé, quoique l’esprit de Ghita fût rempli de craintes et de fâcheux pressentiments. Comme l’avait dit Raoul, la frégate les avait conduits à la remorque par le travers de l’endroit où ils devaient aborder, et à la distance de moins d’une lieue, et cependant rien n’indiquait qu’elle songeât à ralentir sa marche, et personne ne paraissait sur le passe-avant pour leur parler. Enfin une voix rauque se fit entendre sur le pont, et la Proserpine commença à diminuer de voiles. On serra les cacatois ; on cargua la misaine, les perroquets et la brigantine ; et la frégate n’eut plus dehors que ses trois huniers et son foc. Tout cela ne prit que cinq minutes, et les hommes de quart finissaient cette besogne, quand le capitaine remonta sur le pont. Dès qu’on eut ainsi diminué la voilure, on mit la barre à bâbord, la frégate vint au vent sur le tribord amures ; le grand hunier fut mis sur le mât, et le canot se trouva ainsi sous le vent du bâtiment, le long du bord. Dès que cette manœuvre fut exécutée, un matelot se laissa glisser légèrement de la frégate dans le canot. Après avoir examiné en avant et en arrière, il s’écria : Tout est bien, et il repoussa le canot à une petite distance de la frégate. Les palans d’étai et de bouts de vergues furent de suite descendus dans le canot, et accrochés aussitôt aux boucles par le matelot anglais qui s’y trouvait déjà. Le maître de manœuvre donna un coup de sifflet pour avertir d’abraquer le mou des garants, et, après un autre coup de sifflet prolongé, suivi du commandement : « Hissez rapidement ! » le canot fut aussitôt enlevé, avec tous ceux qui étaient dedans, à la hauteur des bastingages du passe-avant, les palans d’étai ayant été embraqués et ceux de bouts de vergues filés. Le canot fut alors déposé sur le passe-avant, avec autant de précaution que s’il eût été de verre, et aussi aisément que s’il n’eût pas pesé plus qu’un hamac. Ghita poussa un léger cri en se voyant enlevée en l’air, et baissant la tête sur ses genoux elle attendit le résultat en tremblant. Le mouvement tira un instant Carlo Giuntotardi de son apathie ordinaire, mais voilà tout. Quant à Ithuel, il songea un instant à se jeter à la mer, pour gagner la terre à la nage, car il se croyait en état de faire une lieue en nageant ; mais il réfléchit qu’un canot mis à sa poursuite l’atteindrait infailliblement, et, ne pouvant éviter d’être pris, il aima mieux l’être sans se fatiguer.

Il n’est pas facile de décrire les sensations qu’éprouva cet Américain quand il se trouva de nouveau sur le pont de son ancienne prison, avec le danger d’être reconnu et traité comme déserteur. Il peut paraître révoltant de supposer qu’un étranger, contraint par la violence d’entrer au service d’une autre nation, puisse se trouver ensuite exposé à être condamné à mort pour avoir usé du droit que lui donnait la nature de mettre fin à cet esclavage par la fuite, quand l’occasion s’en est présentée à lui. Le dernier siècle a pourtant vu bien des scènes d’injustice semblables ; et en dépit de toute la prétendue philanthropie de celui-ci, et des rêves de paix éternelle qu’il est à la mode d’opposer aujourd’hui à toutes les leçons de l’expérience, le siècle prochain en produira de pareilles. À moins que le bon sens de l’Amérique ne répande dans les corps législatifs de la confédération des idées politiques plus justes, des vues plus étendues de leurs devoirs, et des connaissances plus exactes de la situation des diverses nations de la chrétienté, qu’on n’en a remarqué dans leurs lois et leurs discussions depuis quelques mois. En un mot, l’homme exposé à toutes ces tribulations sentait une conviction intime que ses droits, légaux et moraux, lui seraient de fort peu d’utilité dans l’occasion présente. Mais un homme ne commet jamais un acte répréhensible, même pour la défense de ses droits légitimes, sans que sa conscience lui dise tout bas qu’il ne faut jamais faire le mal pour qu’il en résulte un bien, et cette voix secrète rappelait à Ithuel Bolt que, quelque justes que fussent les griefs dont il se plaignait, il avait porté la guerre dans le pays de l’ennemi.

Dès que le canot eut touché le pont de la Proserpine, le maître d’équipage qui, quoique n’étant pas de quart, n’était pas encore couché, et qui était à bord de cette frégate un personnage aussi important que Vito Viti à Porto-Ferrajo, aida ceux qui s’y trouvaient à en sortir, et les examina tour à tour ; mais Ghita fixa son attention au point de lui faire oublier les deux compagnons qu’elle avait. Dans le fait, ses manières et son air de douceur avaient quelque chose de si séduisant au clair de la lune, qui venait de se lever, qu’elle exerça la même influence sur tous ceux qui la voyaient en ce moment, sans en excepter les officiers.

— Eh bien, monsieur Yvard, dit Cuff, si vous êtes venu dans le camp ennemi, c’est du moins en assez bonne société. — Cette jeune fille paraît Italienne, Winchester, et elle a l’air très-modeste.

— C’est la petite Ghita, s’écria Vito Viti, aussi vrai que j’espère être un jour dans le sein du père Abraham ! — Bellissima Ghita, quel motif vous a amenée ici, et en si mauvaise compagnie ?

Ghita était toute en larmes ; mais ne sachant jusqu’à quel point Raoul pouvait être compromis, elle fit un effort pour reprendre son empire sur elle-même, et réussit à supprimer tout signe extérieur d’émotion qui aurait pu rendre plus dangereuse la situation de son amant. S’étant essuyé les yeux, elle fit une révérence au vice-gouverneur et au podestat, et répondit ensuite à la question qui lui avait été faite.

— Signori, dit-elle, c’est un soulagement pour moi de trouver des compatriotes et d’anciennes connaissances à bord de ce bâtiment étranger, et j’implore votre protection. On ne peut accuser d’être en mauvaise compagnie une orpheline qui est sur mer avec un oncle qui lui a servi de père.

— Ah ! elle a raison, vice-gouverneur ; voici son oncle, Carlo Giuntotardi, homme qui est tellement occupé des saints, même sur terre, qu’il parle rarement à un pécheur. — Mais vous devez savoir, Ghita, qu’un de vos bateliers n’est ni plus ni moins que Raoul Yvard, le corsaire le plus redoutable qui soit jamais sorti des ports de France, et qui est la peste et le fléau de toutes les côtes d’Italie ? Si l’église daignait s’occuper de ce républicain impie, ce serait pour ordonner à tous les fidèles d’unir leurs prières pour demander au ciel la destruction de son bâtiment.

— Raoul Yvard ! répéta Ghita d’un air assez surpris pour causer quelque étonnement au magistrat lui-même ; êtes-vous bien sûr de ce que vous dites, signor podestat ?

— Aussi sûr qu’on peut l’être après avoir entendu l’aveu de la partie intéressée.

— Son aveu, Signor !

Si, bella Ghita, son aveu. — Votre batelier, — votre habitant de Capri. — votre lazzarone, a avoué lui-même qu’il n’est ni plus ni moins que le commandant de ce tison d’enfer le Feu-Follet.

Le Feu-Follet fait-il plus de mal que les autres croiseurs de l’ennemi ? demanda Ghita ; mais, sentant qu’elle devait être indiscrète, elle se tut.

— Je crois, Winchester, dit Cuff, que j’ai vu ce matin cette jeune fille et ce vieillard à bord du Foudroyant, dans la chambre de Nelson, à qui ils venaient parler relativement au malheureux prince qui a été exécuté ce matin.

— Que pouvaient avoir de commun de pareilles gens avec l’infortuné Caraccioli ?

— Je n’en sais rien, mais ce sont eux. La reine de l’escadre — notre lady Amiralesse — a causé longtemps avec la jeune fille, mais c’était en italien, que je ne comprends pas plus que le grec, et vous pouvez être bien sûr que la dame ne m’en a pas dit un seul mot : je doute même qu’elle ait instruit Nelson plus que moi.

— Je voudrais pour bien des choses que Nelson coupât la remorque et laissât aller cet esquif en dérive. Je vous assure, capitaine, que l’on commence à en parler tout haut sur toute l’escadre. S’il s’agissait de tout autre, vous entendriez un beau bruit, mais les bouches se ferment quand il s’agit d’un homme comme Nelson.

— Eh bien, en bien, que chacun soit responsable de ses actions ; vous du moins, Winchester, vous devez être tranquille ; car il m’a demandé ce matin des nouvelles de votre blessure, et il voulait vous envoyer je ne sais quoi, qu’il disait bon pour l’estomac. Mais je lui ai dit que vous étiez guéri, et que vous aviez repris votre service. Avec sa tête, et son œil et son bras, il est devenu lui-même une telle carcasse, qu’il regarde en quelque sorte tout homme blessé comme un parent. — Je ne serais pourtant pas très-fâché que la petite-vérole labourât le visage de cette infernale beauté.

— Ce qui s’est passé aujourd’hui en a fait une mauvaise journée pour l’Angleterre, capitaine, soyez-en bien sûr.

— Eh bien, Winchester, le Nil et le cap Saint-Vincent en ont été de bonnes, et cela fait compensation. Monsieur Griffin, demandez à cette jeune fille si je n’ai pas eu le plaisir de la voir aujourd’hui à bord du Foudroyant.

La question fut faite, et Ghita, d’un ton calme et sans hésiter, répondit affirmativement.

— À présent, priez-la de nous expliquer comment il se fait qu’elle se trouve en la compagnie de Raoul Yvard.

— Signori, répondit Ghita du ton le plus naturel, car elle n’avait rien à cacher sur ce point, — nous demeurons sur le mont Argentaro ; où mon oncle est garde des tours du prince. Vous savez que les Barbaresques sont fort à craindre le long de ces côtes, et l’année dernière, quand la paix avec la France tenait les Anglais éloignés, je ne sais comment cela se fait, Signori, mais on dit que les Barbaresques attaquent toujours de préférence les ennemis de l’Angleterre ; — le canot d’un pirate nous avait faits prisonniers, ou plutôt esclaves, mon oncle et moi, et nous emmenait en Afrique, quand M. Yvard arriva avec son lougre et nous rendit la liberté. Un tel service en fit notre ami, et il est venu plusieurs fois nous voir à nos tours. Aujourd’hui nous l’avons trouvé sur un canot près du vaisseau amiral anglais : le bateau qui nous y avait amenés avait disparu, et, en sa qualité d’ancienne connaissance, il se chargea de nous conduire sur la côte de Sorrento, où nous sommes en visite chez une sœur de ma mère.

Ces mots furent prononcés d’un ton si naturel, qu’ils portaient l’empreinte de la vérité, et quand Griffin les eut traduits, il ajouta qu’il répondrait de l’exactitude de cette déclaration.

— Oui, oui, Griffin, répondit Cuff, vous autres jeunes gaillards, vous êtes toujours prêts à faire des serments à une jolie fille, ou en sa faveur. Quoi qu’il en soit, celle-ci a un air de franchise, et ce qui est plus extraordinaire, attendu la compagnie qu’elle voit, elle paraît modeste et honnête. Assurez-la qu’elle n’a rien à craindre, mais dites-lui que nous ne pouvons nous priver sur-le-champ du plaisir de sa société. Elle occupera jusqu’à demain matin la chambre à bâbord de celle du conseil, et j’ose dire que son oncle et elle pourront s’y trouver plus commodément que dans un de leurs pigeonniers du mont Argentaro.

— C’est une pointe sur les confins des états Romains, et les tours n’y manquent pas, car il y en a au moins une demi-douzaine, qui sont parsemées sur à peu près autant de milles. Et qui sait si nous ne pourrons pas un de ces matins y mettre un éteignoir sur ce Jack à la lanterne, en jetant le grappin sur lui dans ces parages ?

— Ce qui peut à peine manquer, capitaine, puisque son commandant est entre nos mains.

Le canot de Raoul fut laissé sur le pont, et l’on donna les ordres nécessaires pour le placement des prisonniers. Raoul fut envoyé dans la batterie, et Winchester prit des mesures pour l’y loger et pour éloigner de lui toute espèce d’armes et même des rasoirs, et une sentinelle fut chargée de veiller sur lui. Dans une telle situation, il était impossible qu’il s’échappât ; et quant à la crainte qu’il n’attentât lui-même à ses jours, Cuff, lorsqu’on discuta cette question, dit avec beaucoup de sang-froid : — Le pauvre diable ! il sera nécessairement pendu ; et s’il voulait être lui-même son exécuteur, il nous épargnerait le désagrément d’avoir une exécution à bord ; car je suppose que Nelson ordonnera qu’il soit pendu à notre vergue de misaine. Je ne vois pas pourquoi il ne pourrait employer pour ce service une des frégates napolitaines ; elles ne sont bonnes qu’à cela.

— Je crois plutôt, capitaine, qu’il sera pendu à bord de son propre lougre, si nous réussissons à le prendre.

— Par saint George ! vous avez raison, Griffin ; et c’est un motif de plus pour que nous cherchions à découvrir ce Fiou-Folly. — Combien n’aurait-il pas mieux valu que nous les eussions brûlés tous ensemble à l’embouchure du Golo !

Nous avons déjà dit que Raoul Yvard fut envoyé dans la batterie, accompagné d’une sentinelle ; Ghita et son oncle furent conduits dans les deux chambres à bâbord et à tribord de celle du conseil. Elles étaient vides, et l’on eut soin de leur donner des matelas pour qu’ils pussent se coucher. Le capitaine et les deux Italiens se retirèrent alors dans la chambre de l’arrière, et Griffin fut invité à les y accompagner. Là, Cuff se souvint qu’il avait un quatrième prisonnier à interroger, et il ordonna qu’on l’amenât en sa présence. Ithuel, voyant toute l’attention des officiers absorbée par Ghita et son oncle, s’était rapproché peu à peu du canot sur lequel il était venu, y était remonté, et s’était étendu dans le fond comme pour y dormir, mais, dans le fait, pour tâcher de se faire oublier en restant hors de vue ; se réservant, in petto, de sauter par-dessus le bord, après le coucher de la lune, si la frégate se trouvait alors assez près de la côte pour qu’il pût espérer de la gagner à la nage. On le trouva dans cette situation, on le fit lever, et on le conduisit devant le capitaine.

Ithuel n’avait pas voulu consentir à se hasarder dans le voisinage de la Proserpine sans être parfaitement déguisé. Raoul, bien pourvu de tout ce qui était nécessaire pour divers déguisements, y avait procédé en couvrant les cheveux roux, longs et raides de l’Américain, d’une perruque à cheveux noirs frisés, et en teignant de la même couleur ses favoris et ses sourcils ; et pour le reste de la métamorphose, il s’était fié au changement que produirait en lui le costume d’un batelier napolitain. Le plus grand obstacle à surmonter avait été une certaine queue, entourée d’une peau d’anguille préparée, qu’il avait apportées d’Amérique, l’une et l’autre, huit ans auparavant, et qu’il conservait comme des souvenirs de jours plus heureux. Une fois par semaine, il dénouait et peignait cette queue ; mais tout le reste du temps, il la portait en masse compacte de plus de deux pieds de longueur et d’un bon pouce d’épaisseur. Cette queue avait reçu son coup de peigne hebdomadaire une heure avant le moment où Raoul lui proposa de l’accompagner dans la baie de Naples, et c’eût été soumettre à une innovation le seul objet qu’il traitât avec respect, que de séparer ses cheveux de la peau d’anguille avant l’expiration d’une autre semaine. Raoul fut donc obligé de replier cette queue sous la perruque, aussi bien que sa forme, sa longueur et son épaisseur le permettaient.

On laissa Ithuel dans la grande chambre, et l’on alla annoncer son arrivée au capitaine anglais.

— C’est sans doute quelque pauvre diable faisant partie de l’équipage du Fiou-Folly, dit Cuff avec une sorte de compassion, et il ne serait pas raisonnable de le faire pendre pour avoir obéi aux ordres de son commandant. Cela serait un peu dur, Griffin ; ainsi donc nous le regarderons simplement comme un prisonnier français, et nous l’enverrons en Angleterre pour être mis en prison à bord d’un ponton, par la première occasion qui se présentera.

À l’instant où il achevait ces mots, le prisonnier fut amené. Comme de raison, Ithuel comprenait parfaitement tout ce qui se disait en anglais ; mais l’idée qu’il allait être interrogé en français lui causa une sueur froide, et le meilleur moyen qui se présenta à son esprit pour se tirer d’embarras fut de feindre d’être muet.

— Écoutez, mon ami, lui dit Griffin, parlant en assez bon français pour un Anglais ; répondez-moi avec franchise et vérité, et vous vous en trouverez bien. — Vous faites partie de l’équipage du Feu-Follet, n’est-ce pas ?

Ithuel secoua la tête d’un air fortement négatif, et s’efforça de produire un son qui put paraître le résultat des efforts que faisait un muet pour prononcer le mot Napoli.

— Que veut dire ce drôle ? demanda Cuff ; est-il possible qu’il n’entende pas le français ? Essayez de lui parler en italien, Griffin, et vous nous direz ce qu’il répondra.

Griffin répéta en italien ce qu’il venait de dire en français, et ne reçut en réponse que des sons semblables à ceux qu’aurait pu faire entendre un homme dont la bouche aurait été bâillonnée. Les deux officiers anglais et les deux fonctionnaires italiens se regardèrent les uns les autres avec un air de surprise. Mais, malheureusement pour le succès du plan imaginé par Ithuel, il avait apporté avec lui de l’État du Granit un penchant invétéré à faire passer par son nez toutes les modulations de sa voix, et les efforts qu’il faisait pour produire les mêmes sons qu’un muet ne servirent qu’à leur donner un ton nasal plus fortement prononcé que jamais. Or, Andréa avait été frappé de cette particularité dans la voix d’Ithuel lors de l’entrevue qu’il avait eue avec lui dans le cabaret de Benedetta ; et la liaison qui existait entre Raoul et ce personnage se présentant à son esprit, la vérité le frappa sur-le-champ. Enhardi par le premier succès qu’il avait déjà obtenu, le digne vice-gouverneur, sans faire aucune remarque, s’avança d’un pas ferme vers lthuel, et lui arrachant sa perruque, on vit aussitôt la queue couverte d’une peau d’anguille reprendre sa place naturelle sur le dos de l’Américain.

— Ah ! comment donc, vitché, s’écria Cuff en riant, vous faites sortir tous les renards de leurs terriers cette nuit. Je veux être pendu, Griffin, si je ne crois pas avoir déjà vu ce drôle. N’est ce pas l’homme qui tenait la barre de la Voltigeuse, quand nous prîmes ce bâtiments à l’abordage ?

— Non, non, capitaine, non. La taille de ce drôle a au moins un pied de plus. — Et pourtant il me semble aussi que ses traits ne me sont pas inconnus. Voulez-vous me permettre de faire venir un de nos midshipmen ? Il n’y a personne comme eux pour se rappeler une physionomie.

La permission fut accordée, et l’on envoya chercher M. Roller, un des plus anciens midshipmen de la Proserpine, qu’on savait être de quart en ce moment.

— Monsieur Roller, dit Griffin dès que ce jeune homme fut arrivé, regardez bien ce drôle, et dites-moi si vous vous souvenez de l’avoir jamais vu.

— Oui, sans doute, Monsieur. C’est le lazyrony qui était dans le canot que nous avons hissé à bord ce soir.

— Sans contredit ; mais le capitaine et moi, nous croyons l’avoir vu auparavant. Ne pourriez-vous vous rappeler ou et quand.

Roller s’approcha de celui qui était le sujet de ces remarques, et qui restait complètement immobile, et il commença à penser aussi que ses traits ne lui étaient pas étrangers. Il tourna autour de lui pour l’examiner sous tous les aspects ; mais dès qu’il aperçut la longue queue qui lui pendait sur le dos, il lui donna un coup sur l’épaule, et s’écria :

— Vous voilà donc de retour, mon garçon ? Vous êtes le bienvenu. J’espère que vous vous trouverez aussi bien ici que par le passé. — C’est Bolt, capitaine, le gabier de misaine qui déserta de notre frégate la dernière fois que nous étions en Angleterre. Il fut arrêté et mis en prison sur un ponton ; mais nous apprîmes ensuite qu’il s’était échappé avec deux ou trois prisonniers français, en volant un des canots du bâtiment. — Ne vous souvenez-vous pas de tout cela, monsieur Griffin ? Vous devez vous rappeler que le drôle voulait se faire passer pour Américain.

Ithuel vit alors qu’il était complètement découvert, et que ce qu’il pouvait faire de mieux était de se soumettre à son sort. La physionomie de Cuff se rembrunit, car sa profession faisait qu’il regardait tout déserteur avec une sorte d’horreur ; et le déserteur qui avait été contraint par la violence de servir un pays qui n’avait d’autre droit à ses services que celui de la force, lui inspirait un ressentiment additionnel causé par une voix secrète qui lui disait qu’il avait commis une grande injustice en retenant cet homme sur son bord. Un tel sentiment n’avait rien d’extraordinaire ; car la ressource la plus commune de l’homme qui en opprime un autre est de chercher dans la conduite de sa victime des circonstances qui puissent lui faire illusion et le justifier à ses propres yeux.

— Avez-vous entendu ce que M. Roller vient de dire, drôle ? demanda le capitaine. Je vous reconnais à présent : vous êtes Bolt, le gabier de misaine, qui avez déserté à Plymouth.

— Si vous aviez été à ma place, capitaine Cuff, vous auriez aussi déserté, quand même votre bâtiment eût été à Jéricho.

— Taisez-vous, Monsieur ; pas d’impudence. — Monsieur Griffin, envoyez chercher le capitaine d’armes, et faites mettre cet homme aux fers. Demain matin nous nous occuperons de son affaire.

Ces ordres furent exécutés, et Ithuel fut emmené dans la partie du bâtiment qui est ordinairement le siège de l’empire du capitaine d’armes. Cuff congédia alors son second lieutenant et les deux Italiens, et se retira dans sa chambre particulière, pour rendre compte à l’amiral de tout ce qui venait de se passer. Plus d’une heure s’écoula avant qu’il eût rédigé une dépêche dont il fût satisfait ; mais enfin il y réussit. Dans ce rapport, il lui mandait que Raoul Yvard était son prisonnier, et lui expliquait de quelle manière et dans quelles circonstances ce corsaire célèbre était tombé entre ses mains, lui demandant ensuite comment il devait en disposer. Après lui avoir fait part de ce fait important, il hasardait quelques suggestions sur la probabilité que le Feu-Follet était dans ces parages, et sur l’espoir qu’il avait d’en découvrir la situation précise par le moyen d’Ithuel Bolt, dont il lui expliquait aussi l’arrestation, lui faisant sentir en même temps qu’il était à propos de mettre les deux prisonniers en jugement le plus promptement possible, afin de tâcher de tirer d’eux les renseignements nécessaires pour s’emparer du Feu-Follet. Il finissait sa lettre par demander avec instance que l’amiral lui envoyât une autre frégate, qu’il désignait, et sur le capitaine de laquelle il avait le rang d’ancienneté, et une corvette bonne voilière qui était à l’ancre dans la baie, pour l’aider à gagner le vent sur le lougre, attendu qu’il craignait que ce bâtiment n’eût de trop bonnes jambes pour que la Proserpine seule pût l’atteindre, surtout par les vents légers qui régnaient.

Quand cette lettre fut écrite, cachetée, et que l’adresse y eut été mise, le capitaine remonta sur le pont. On venait de piquer deux coups, c’est-à-dire qu’il était neuf heures du soir, et Winchester était presque seul sur le gaillard d’arrière. Les hommes de quart, étendus çà et là, sommeillaient pour la plupart, et tout était aussi tranquille qu’on pouvait l’attendre par une belle nuit éclairée par la lune, avec une légère brise et une eau calme, dans une baie comme celle de Naples. Le sommet du Vésuve était couvert de vapeurs, du milieu desquelles on voyait de temps en temps sortir un jet de flamme ; Capri se montrait dans les ténèbres à quelques milles sous le vent, et plus loin, par le bossoir sous le vent, on apercevait Ischia. Un ordre donné par Cuff mit en un instant tout le monde en mouvement. Les palans d’étais et de bouts de vergues furent accrochés sur le canot major ; le maître de manœuvres donna le coup de sifflet, et le canot fut enlevé au-dessus des bastingages et amené à la mer. Le commandement « embarquez, canotiers majors, » avait été donné, et répété dans la batterie ; les canotiers s’embarquèrent de suite et mâtèrent le canot. Roller parut, couvert d’une capote pour se garantir du froid de la nuit, et Cuff lui donna ses instructions.

— Hissez vos voiles, et dirigez-vous le long de la côte au nord, monsieur Roller, dit le capitaine, qui était sur le passe-avant sous le vent pour lui donner ses derniers ordres. Vous irez ainsi jusqu’aux environs du palais de la reine Jeanne, et alors vous ferez mieux de prendre vos avirons et de longer la terre. Souvenez-vous de nous rejoindre par le premier bâtiment qui prendra le large, et s’il ne s’en trouve pas, revenez dans le canot avec la brise du matin.

Roller fit la réponse d’usage : « Oui, oui, capitaine ; » le canot poussa au large, hissa ses voiles et fit route. Au bout d’une demi-heure, il disparut dans l’obscurité. Cuff se promena une heure sur le gaillard d’arrière avec son premier lieutenant, et, voyant que la nuit serait bonne, il descendit dans sa chambre, après avoir donné ordre que la Proserpine restât en panne jusqu’au lendemain matin.

Roller aborda le Foudroyant à l’instant où l’on piquait huit coups sur tous les bâtiments de l’escadre, c’est-à-dire à minuit. Nelson était encore à écrire dans sa chambre. Dès qu’il eut reçu la dépêche, il fit éveiller son secrétaire et un commis, car son esprit actif ne remettait jamais au lendemain rien de ce qu’il avait à faire. Des ordres furent dictés, écrits, copiés, signés, et avant deux heures du matin ils avaient été envoyés aux bâtiments auxquels ils étaient adressés, afin qu’ils pussent profiter de la brise du matin. Ce ne fut qu’alors que les employés eurent la permission d’aller se reposer.

À deux heures du matin, Roller quitta le vaisseau amiral, ayant soupé de bon appétit dans la chambre même de Nelson, et il se rendit sur la Terpsichore, frégate de trente-six canons de 12, dont le capitaine avait ordre de le recevoir sur son bord. Deux heures après, ce bâtiment, accompagné d’une corvette de dix-huit canons, le Ringdove, quitta son mouillage, toutes ses voiles dehors, et descendit la baie, avec les bonnettes des deux bords, ayant une légère brise de nord-ouest, et se dirigeant vers Capri.