Le Feu-Follet/Chapitre XX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 270-283).


CHAPITRE XX.


« La dernière étincelle d’espoir qui s’offre aux yeux d’un infortuné, brille comme la voile blanche qu’on voit sur la mer, quand l’horizon est moitié couvert de nuages, moitié éclairé par l’astre du jour, et qu’elle est déployée entre les vagues sombres et le firmament. »
L’Île.



Le point du jour, le lendemain, fut un moment de grand intérêt pour les trois bâtiments anglais qui étaient alors à la hauteur du golfe de Salerne. Cuff et Lyon furent appelés suivant les ordres positifs qu’ils en avaient donnés, et sir Frédéric Dashwood lui-même avait permis que l’officier de quart vînt l’éveiller pour lui faire son rapport. Cuff était debout une bonne demi-heure avant le crépuscule. Il monta même sur-le-champ à la grande hune, afin de pouvoir inspecter l’horizon d’aussi bonne heure et à une aussi grande distance que la chose serait possible. Griffin l’y suivit, et tous deux y restèrent, surveillant l’arrivée lente des premiers rayons de la lumière, qui se répandit graduellement sur la totalité d’un panorama aussi enchanteur que puissent en offrir aux yeux les beaux paysages de l’Italie, et l’heure qui en relève encore la beauté.

— Je ne vois rien du côté de la terre, dit Cuff d’un ton de désappointement, quand il fit assez clair pour distinguer passablement la côte. S’il est au large de nous, notre besogne n’est qu’à demi faite.

— Je vois un point noir près de la terre, capitaine, dit Griffin ; là-bas ; en ligne droite avec ces ruines, dont nos jeunes gens qui ont été les voir en canot disent tant de merveilles. Je crois pourtant que ce n’est qu’une felouque ou un speronare. J’aperçois à la voile une corne qui n’appartient pas au gréement d’un lougre.

— Mais qu’avons-nous là au nord-ouest, Griffin ? Cela paraît trop grand pour être le Fiou-Folly.

— Ce doit être la Terpsichore, capitaine. C’est précisément l’endroit où elle doit être, si je comprends bien les ordres donnés à sir Frédéric. Mais voici une voile courant au nord qui pourrait bien être le lougre. Il est en dedans de Campanella, et pas bien loin de la côte nord de la baie.

— Par saint George ! il faut que ce soit le lougre. M. Yvard l’a tenu tout ce temps caché dans les environs d’Amalfi. — Descendons, et faisons établir jusqu’à notre dernière voile.

En deux minutes, Griffin fut sur le pont, faisant brasser les vergues, et se disposant à faire de la voile. Suivant l’usage, la brise était légère et était retournée vers le sud, de sorte que la frégate avait à faire route presque vent arrière. Il fit donc pousser les boute-hors de bonnettes ; les bonnettes furent hissées, et l’on fit route au nord, gouvernant un peu au large du bâtiment poursuivi. En ce moment, la Proserpine avait la pointe de Piane et le petit village d’Abaté presque par le travers. Elle pouvait avoir filé quatre nœuds par heure, et la distance pour traverser l’entrée de la baie de Salerne était d’environ trente milles. Elle mettrait donc huit heures à faire cette traversée si le vent continuait, ce qui n’était pas probable en cette saison. Une semaine plus tard, on aurait pu attendre de forts vents du sud ; mais une semaine était comme un siècle pour l’objet dont il s’agissait.

Une demi-heure d’épreuve convainquit tous ceux qui se trouvaient sur le pont de la Proserpine que le bâtiment qu’elle chassait gouvernait comme elle de manière à s’éloigner de la côte. Sa vitesse paraissait à peu près égale à celle de la Proserpine ; car, en marchant vent arrière, ce bâtiment n’était qu’un bon voilier ordinaire, sa grande supériorité ne commençant que lorsqu’il avait le vent un peu sur l’avant du travers, c’est-à dire largue. On avait supposé que ce bâtiment à l’instant où on l’avait aperçu, était à environ quinze milles de distance, sa voilure ne paraissant que comme un point blanc à l’horizon ; mais on commença enfin à concevoir des doutes sur son gréement, sur son port, et sur la distance à laquelle il se trouvait. Si c’était un grand bâtiment, il devait être plus éloigné, et, dans ce cas, ce ne pouvait être le Feu-Follet.

L’autre frégate suivit l’exemple de la Proserpine, et gouverna vers la côte nord du golfe ; preuve certaine que, du haut de ses mâts, on ne voyait rien qui dût la faire gouverner d’un autre côté. Cependant, au bout de deux heures, chacun fut convaincu à bord de la Proserpine qu’on suivait une fausse piste, et que le bâtiment qu’on voyait sous le vent était le Ringdove ; Lyon, dans son empressement de capturer le lougre avant qu’aucune des frégates pût l’avoir vu, ayant fait avancer sa corvette jusque dans la baie, et offert ainsi un faux appât à Cuff et à sir Frédéric.

— Il ne peut plus y avoir aucun doute, s’écria le capitaine Cuff, baissant sa longue-vue avec un dépit trop marqué pour qu’on pût s’y méprendre, c’est un grand bâtiment, et, comme vous le dites, Winchester, ce ne peut être que le Ringdove. Mais que diable fait-il là ? c’est ce que je ne saurais dire, à moins que Lyon n’ait aperçu quelque chose près du rivage. Comme il est évident qu’il n’y a rien par ici, nous porterons vers ce côté, et nous reconnaîtrons nous-mêmes quel y est l’état des choses.

Ces mots firent presque disparaître tout espoir de succès. Les officiers commencèrent à croire que l’homme en vigie qui avait annoncé qu’il voyait le lougre s’était trompé, et que ce qu’il avait pris pour un lougre était dans le fait une felouque, ou un chebec, bâtiment qui, à une distance de quelques lieues, pouvait ressembler à un lougre. C’était pourtant à bord de la frégate que l’erreur avait été commise. L’officier envoyé sur les hauteurs était le premier aide du master, homme habile et expérimenté, connaissant parfaitement tout ce qui appartenait à sa profession, mais ne sachant guère autre chose. Sans l’habitude qu’il avait de boire, il aurait été lieutenant depuis longtemps, car il avait l’ancienneté sur Winchester ; mais connaissant lui-même son faible, et sorti d’une classe dans laquelle on est habitué à regarder l’avancement comme une faveur du ciel, plutôt que comme un droit, il s’était depuis longtemps résigné à vivre et à mourir dans le grade qu’il occupait, perdant même à peu près tout désir de s’élever plus haut. Par suite de l’expérience qu’il avait acquise dans le cercle de ses devoirs, ses officiers supérieurs avaient du respect pour son opinion quand il n’était pas gris ; et comme il était assez prudent pour ne jamais se griser quand il était de service ou qu’il avait quelque devoir à remplir, son malheureux penchant l’entraînait rarement dans quelque embarras sérieux. Comme dernière espérance, Cuff l’avait envoyé sur les hauteurs de Campanella, avec une conviction intime que si quelque bâtiment était en vue, il ne manquerait pas de l’apercevoir. Toute cette confiance avait enfin fait place au désappointement, et quand, une demi-heure plus tard, on lui annonça que M. Clinch arrivait dans le canot qu’il avait pris pour aller à Campanella, il ne put, se défendre d’un mouvement de colère contre un homme qui était un de ses favoris. Suivant sa coutume quand il avait de l’humeur, il descendit dans sa chambre lorsqu’il vit le canot s’approcher, et donna ordre qu’on lui enyoyât M. Clinch dès qu’il serait à bord. Cinq minutes après, M. Clinch montra son visage couperosé et ses traits basanés, mais beaux et réguliers, à la porte de la chambre du capitaine.

— Eh bien, Monsieur, s’écria Cuff d’une voix aigre et retentissante, à quel diable de chasse nous avez-vous donc envoyés tous dans cette baie ? Le vent du sud nous manque déjà ; dans une demi-heure nous verrons se fondre le goudron sur nos ponts, sans que nous ayons un souffle d’air ; quand la brise reviendra, ce sera de l’ouest, et elle nous portera tous à quatre ou cinq lieues sous le vent.

L’expérience de Clinch lui avait donné une leçon utile à bord d’un bâtiment de guerre, celle de céder à la tempête et de ne pas chercher à la braver. Toutes les fois qu’il essuyait une rafale, comme il l’appelait, il avait l’habitude de donner à sa physionomie à une expression de surprise mêlée d’un air de contrition qui avait quelque chose de comique, et qui semblait dire : Qu’ai-je donc fait ? Si j’ai fait quelque chose de mal, vous voyez comme j’en suis fâché. Telle fut la réponse muette qu’il fit en ce moment à son commandant courroucé, et elle produisit son effet ordinaire, celui de l’adoucir un peu.

— Hé bien, Monsieur, expliquez-moi cette affaire, s’il vous plaît, continua Cuff après un moment d’hésitation.

— Voulez-vous avoir la bonté de me dire, capitaine, ce que vous désirez que je vous explique ? répondit Clinch avec une expression de surprise plus prononcée.

— C’est une question extraordinaire, Monsieur. Je désire que vous m’expliquiez le signal que vous nous avez fait du haut du promontoire où vous étiez en vigie. — N’avez-vous pas fait un signal pour dire que vous aviez vu le Fiou-Folly, ici, du côté du sud ?

— Je suis charmé de voir qu’il n’y a pas eu de méprise, capitaine, répondit Clinch d’un air rassuré et plein de confiance ; je craignais d’abord que mon signal n’eût été mal compris.

— Mal compris ! Comment cela se pouvait-il ? — Vous avez hissé une boule noire pour dire : « le lougre est en vue. » — Je suppose que vous ne nierez pas cela.

— Non certainement, capitaine. — Une boule noire pour dire : le lougre est en vue. — C’est précisément le premier signal que j’ai fait.

— Puis vous avez hissé trois boules noires en même temps, pour dire : « il nous reste au sud de Capri. » — Que dites-vous à cela ?

— Parfaitement exact capitaine. — Trois boules noires en même temps pour dire : « il nous reste au sud de Capri. » — Je n’ai pu mentionner de distance, parce que M. Winchester ne m’avait pas donné de signaux pour cela.

— Et vous avez continué à hisser ces mêmes signaux toutes les demi-heures, tant qu’il a fait jour, même quand la Proserpine eut mis à la voile.

— Oui, capitaine, comme M. Winchester vous dira qu’il me l’avait ordonné. Je devais répéter mes signaux toutes les demi-heures, tant que le lougre serait en vue et qu’il ferait jour.

— Mais vous n’aviez pas reçu ordre, Monsieur, de nous faire courir tous après un chebec ou quelque autre bâtiment des îles de la Grèce, en le prenant pour un beau et léger lougre français.

— Pardon, capitaine, mais je n’ai rien fait de cela. C’est le Feu-Follet que je vous ai signalé ; vous pouvez en être très-sûr.

Cuff le regarda en face une demi-minute, et sentit sa colère se calmer.

— Vous avez trop d’expérience, Clinch, pour ne pas avoir su ce que vous faisiez. Mais si vous avez vu le corsaire, apprenez nous donc où il est.

— C’est plus que je ne saurais dire, capitaine ; mais j’affirme l’avoir vu, et même assez bien pour pouvoir distinguer son mât de tape-cul. Vous savez qu’un boulet lui avait emporté ce mât dans la chasse que nous lui avons donnée à la hauteur de l’île d’Elbe. Il en avait établi un autre qui incline sur l’avant d’une manière peu commune ; je l’avais remarqué lorsque nous le rencontrâmes dans le canal de Piombino, et en le voyant hier au soir je l’ai reconnu. — Mais quand on a vu une fois le Feu-Follet, capitaine, on ne peut s’y méprendre. Je suis parfaitement sur de l’avoir vu, et il était à environ quatre lieues au sud du cap, quand j’ai fait mon premier signal.

— À quatre lieues ! — Je le supposais au moins à huit ou dix, et j’avais fait mes plans en conséquence pour le prendre dans la nasse. — Pourquoi ne nous avez-vous pas fait connaître la distance ?

— Je n’avais pas de signaux pour cela, capitaine.

— Pourquoi ne pas m’avoir envoyé le canot pour m’en instruire ?

— Je n’en avais pas reçu l’ordre, capitaine. M. Winchester m’avait seulement ordonné de signaler le lougre et son gisement, et vous devez convenir que je l’ai fait assez clairement. — D’ailleurs… je…

— Eh bien, d’ailleurs quoi ? s’écria le capitaine voyant que Clinch hésitait.

— D’ailleurs, capitaine, je ne croyais pas que personne à bord de la Proserpine pût s’imaginer qu’on pouvait voir un lougre à la distance de huit ou dix lieues. — Cela fait une longue nappe d’eau, capitaine, et il faudrait un mât d’une belle hauteur pour que la vue portât si loin.

— Mais vous étiez, Clinch, sur une hauteur bien plus élevée qu’aucun mât de quelque vaisseau que ce soit.

— Sans doute, capitaine, mais pas encore assez élevée pour cela. — Mais je suis aussi sûr d’avoir vu le Feu-Follet, que je le suis d’être dans cette chambre.

— Qu’est-il donc devenu ? Vous voyez qu’il n’est pas dans la baie.

— Je suppose, capitaine, qu’il a fait route vers la baie jusqu’à ce qu’il ait été aussi près de la terre qu’il en avait envie, et qu’il a repris le large lorsque la nuit est tombée. Il avait assez de place pour passer entre les deux frégates, dans l’obscurité, sans être aperçu.

Cette conjecture était assez plausible pour satisfaire Cuff, et cependant les choses s’étaient passées différemment. De son poste élevé, Clinch avait vu le Feu-Follet au sud, comme ses signaux l’avaient annoncé, et il l’avait conservé en vue jusqu’à ce que la nuit cachât ses mouvements. Mais au lieu de sortir de la baie, comme il se le figurait, le lougre avait remonté la côte jusqu’à un quart de lieue de Campanella, doublé cette pointe, longe la côte qui en est au nord, dans la baie même de Naples, et pris le large entre Capri et Ischia, passant précisément par le travers du mouillage que les trois bâtiments anglais venaient de quitter.

Quand Raoul quitta son bâtiment, il donna ordre qu’on portât au large sur-le-champ, tenant en vue Capri et Ischia, et de mettre en panne sous la voile de tape-cul. Cette voile étant basse, et le lougre ayant très-peu de voilure haute, c’était un expédient qu’adoptaient souvent les croiseurs ainsi gréés, quand ils voulaient ne pas être vus. M. Pintardi, premier lieutenant de Raoul, s’attendait à voir un signal de son commandant précisément à l’endroit où Clinch se trouvait placé, mais, n’en voyant aucun, il longea la côte, après la nuit tombée, dans l’espoir que Raoul lui ferait connaître sa position en brûlant un feu de conserve. Rien de semblable ne paraissant, il s’éloigna de nouveau de la terre, afin de gagner le large avant le retour du jour et de profiter du vent. Ce fut la hardiesse de cette manœuvre qui sauva le lougre ; Lyon ayant traversé la passe entre Capri et Campanella environ vingt minutes avant que Pintard filât le long des rochers de la côte sous ses voiles de foc et de tape-cul seulement, attendant avec impatience un signal de son capitaine. Les Français virent distinctement la corvette, à l’aide de leurs longues-vues de nuit, mais ils la prirent pour un autre bâtiment allant à Malte ou en Sicile ; et ils ne furent pas aperçus, grâce au peu de voiles qu’ils portaient, au manque de toute voilure haute, et au voisinage des rochers, qui étaient pour eux un arrière-plan obscur. Une fois la nuit tombée, Clinch n’avait plus rien vu des mouvements du lougre, car dès qu’il avait vu la Proserpine prendre le large, le laissant en arrière avec son canot et son équipage, il s’était retiré au village de Santa-Agata pour y chercher un logement pour la nuit. Le lendemain matin, quand il aperçut la frégate au sud, il reprit son canot et alla la rejoindre, comme nous l’avons déjà dit.

— Où avez-vous passé la nuit, Clinch ? reprit Cuff quand ils eurent suffisamment discuté sur la manière dont le lougre s’était échappé ; j’espère que ce n’est pas sur les hauteurs et sous la voûte du ciel.

— Sur les hauteurs et sous cette grande voûte qui nous a si souvent couverts l’un et l’autre, capitaine, mais avec un bon toit de terre à la napolitaine entre notre tête et cette voûte. Quand il fit nuit et que je vis que vous aviez mis à la voile, je conduisis mes hommes dans un petit village nommé Santa-Agata, qui est sur les hauteurs, juste par le travers de ces rochers qu’on appelle les Sirènes, et nous y fûmes bien logés jusqu’au matin.

— Vous êtes heureux d’avoir ramené tout votre équipage, Clinch. Vous savez que nos eaux sont basses, quant aux hommes, en ce moment, et il ne faut pas se fier indifféremment à tous les matelots pour les conduire à terre dans un pays où il y a des murailles de pierre, de bon vin et de jolies filles.

— J’ai toujours soin de prendre avec moi des hommes d’une conduite régulière, capitaine ; et je n’ai pas perdu un seul canotier depuis cinq ans.

— Il faut donc que vous ayez quelque secret, et il serait bon à savoir ; car les amiraux eux-mêmes perdent quelquefois un homme ou deux de l’équipage de leur barge. Je suppose que vous choisissez des hommes mariés, qui tiennent à leurs femmes comme un bâtiment à son ancre. On dit que cet expédient réussit assez souvent.

— Point du tout, capitaine ; je l’ai essayé, et j’ai reconnu que la moitié de ces drôles cherchent à déserter pour se débarrasser de leurs femmes. Celles qu’on prend à Portsmouth et à Plymouth apportent rarement un bon domaine pour dot, et elles envoient leurs maris à la dérive à la fin de la lune de miel. Ne vous rappelez-vous pas, capitaine, que lorsque nous servions ensemble à bord du Blenheim, nous perdîmes d’un seul coup onze hommes de l’équipage de la chaloupe, et neuf d’entre eux étaient des vagabonds qui abandonnaient leurs femmes et leurs enfants.

— Oui, je me souviens de quelque chose de ce genre, à présent que vous m’en parlez. — Asseyez-vous, Clinch ; approchez-vous de la table et prenez un verre de grog. — Tom, mettez une bouteille de rhum de la Jamaïque devant M. Clinch. — À propos, Clinch, j’ai entendu dire que vous êtes marié vous-même ?

— De par le ciel, capitaine Cuff, c’est un des contes de vos midshipmen. Si l’on croyait la moitié de ce qu’ils disent, toutes les idées morales et religieuses iraient bientôt à la dérive. Nous avons à présent à bord de cette frégate un tas de midshipmen si extravagants que je ne conçois pas comment la patience de M. Winchester peut y tenir.

— Nous autres aussi, Clinch, nous avons été jeunes autrefois, et nous devons avoir de l’indulgence pour les folies de la jeunesse. Mais quelle sorte de logement avez-vous trouvé hier soir sur les rochers ?

— Aussi bon qu’on peut espérer d’en trouver hors de la vieille Angleterre. J’étais bord à bord avec une vieille femme nommée Giuntotardi-felouque italienne régulièrement construite il y a une soixantaine d’années.

— Ah ! mais vous savez sa langue, je crois ?

— J’ai tant couru le monde capitaine, que j’ai appris quelques mots de presque tous les jargons qu’on y parle, vu que cela est commode quand on veut demander quelque chose à boire ou à manger. Eh bien, elle m’a conté une longue histoire, car elle était dans la tribulation. Il paraît qu’elle a en ce moment à Naples un frère et une nièce qu’elle attendait avant-hier soir, et, comme ils ne sont pas arrivés, elle était dans une grande inquiétude, et désirait savoir si nous avions rencontré leur bateau.

— Par saint George ! Clinch, vous étiez sur la piste, et il est dommage que vous ne l’ayez pas su. Notre prisonnier dit qu’il a été dans cette partie du monde ; et nous aurions peut-être trouvé le fil de ses manœuvres en la questionnant adroitement. — J’espère que vous vous êtes quittés bons amis !

— Les meilleurs amis du monde, capitaine. Quiconque me nourrit et m’héberge comme il faut, n’aura jamais à craindre que je sois son ennemi.

— J’en réponds. C’est ce qui fait que vous êtes un sujet si loyal, Clinch.

Les traits de l’honnête marin changèrent un peu, et ses yeux se fixèrent successivement sur tout ce qui était dans la chambre, excepté sur ceux de son commandant. — Il y avait dix ans qu’il aurait dû être lieutenant, car il avait l’ancienneté sur Cuff, sinon en grade, du moins en temps de service ; et sa conscience lui disait distinctement deux choses, — la première, qu’il n’avait pas obtenu l’avancement auquel ses longs services devaient lui donner droit ; — la seconde, que c’était en grande partie de sa propre faute.

— J’aime Sa Majesté, capitaine, dit Clinch après avoir bu un verre de grog, et jamais je ne mettrai à sa charge l’oubli dans lequel j’ai été laissé. Cependant on ne se défait pas facilement de sa mémoire, et, en dépit de tout ce que je puis faire, je me souviens quelquefois de ce que j’aurais pu être et de ce que je suis. Si le roi me nourrit, c’est avec la cuillère d’un aide-master, et s’il m’héberge, c’est dans la cale.

— Nous avons souvent servi sur le même bord, Clinch, et une fois plusieurs années de suite, dit Cuff avec un ton de bonté qui se ressentait pourtant un peu de la supériorité de son rang, et personne ne connaît mieux que moi votre histoire. Ce ne sont pas vos amis qui vous ont manqué au besoin ; mais vous avez été desservi par un ennemi que vous persistez à fréquenter, quoiqu’il nuise le plus à ceux qui ont pour lui le plus d’affection. — Vous me comprenez ?

— Oui, capitaine, oui, et je ne puis le nier. Mais c’est une vie bien dure que celle qui se passe sans espoir.

Ces mots furent prononcés avec un ton de mélancolie plus favorable au caractère de Clinch que tout ce que Cuff en avait vu jusqu’alors, et qui fit revivre en lui des impressions plus avantageuses que le temps avait à demi effacées. Clinch et lui avaient été midshipmen ensemble, et quoique la différence de rang eût placé entre eux depuis longtemps une barrière d’étiquette, Cuff n’avait jamais pu oublier tout à fait cette circonstance.

— Il est sans doute dur, comme vous le dites, de vivre sans espoir, Clinch ; mais l’espoir est la dernière chose qui doive mourir. Vous devriez essayer vos forces encore une fois, avant de renoncer à toute espérance.

— Si je pense à cela, capitaine, c’est moins pour moi que pour d’autres. Mon père était un marchand aussi respectable qu’il en fut jamais à Plymouth, et lorsqu’il eut réussi à me placer sur le gaillard d’arrière comme midshipman, il crut m’avoir mis sur le chemin d’avoir un jour un rang bien au-dessus du sien ; mais il s’est bien trompé, puisque je dois rester toute ma vie dans une situation qu’on peut regarder comme au-dessous de ce qu’était la sienne.

— Vous la ravalez trop, Clinch ; la place d’aide-master sur une des plus belles frégates de Sa Majesté est un grade dont on peut être fier. J’ai été moi-même aide-master, Nelson l’a probablement été aussi, et un des propres fils de Sa Majesté a passé, je crois, par ce grade.

— Oui, y a passé, comme vous le dites, capitaine. C’est sans doute un beau grade pour ceux qui y ont passé, mais c’est la mort pour ceux qui y restent. Une place d’aide-master est une plume attachée au bonnet d’un midshipman, mais ce n’est pas un honneur de l’occuper encore à mon âge.

— Quel est votre âge, Clinch ? Vous ne pouvez être beaucoup plus âgé que moi.

— La différence de notre âge n’est certainement pas aussi grande que celle de notre rang, capitaine ; et cependant je ne reverrai plus ma trente-deuxième année. Mais, après tout, ce n’est pas tant cela qui me pèse sur le cœur que l’idée de ma pauvre mère qui s’est bercée si longtemps de l’espoir de voir dans ma poche une commission de Sa Majesté, et d’une autre personne qui a donné toute son affection à un homme qui n’en était pas digne.

— Voilà du nouveau pour moi, Clinch, dit le capitaine avec un air d’intérêt ; mais il est si rare qu’un aide-master pense au mariage, que l’idée de vous voir vous marier ne s’était jamais présentée à mon imagination, si ce n’est en plaisantant.

— Il y a des aides-masters qui se sont mariés, et qui, s’en sont amèrement repentis, capitaine. Mais Jane et moi, nous avons résolu de vivre dans le célibat, à moins qu’il ne se présente une perspective un peu plus brillante que celle qu’offre ma situation actuelle.

— Est-il tout à fait juste, Clinch, de tenir ainsi une jeune fille à la remorque, sans qu’elle sache où elle va, à un âge où elle pourrait trouver un bon mouillage et y jeter l’ancre pour toute sa vie ?

Les yeux de Clinch se fixèrent sur ceux de son commandant et devinrent humides. Son verre n’avait pas touché à ses lèvres depuis que la conversation avait pris cette tournure, et ses traits, ordinairement impassibles, prirent l’expression que leur donne la nature quand elle cède à une forte émotion.

— Ce n’est pas ma faute, capitaine, repondit-il en baissant la voix ; il y a plus de six ans que je l’ai suppliée de ne plus songer à moi, mais elle n’a jamais voulu en entendre parler. Un procureur très-respectable l’a demandée en mariage, je l’ai pressée moi-même d’y consentir, mais c’est la seule fois de ma vie que je l’ai vue me regarder avec humeur, et elle m’a répondu que ce que je lui disais sonnait à son oreille presque comme une impiété, et qu’elle épouserait un marin, ou qu’elle mourrait fille.

— Elle s’est sans doute fait quelques idées romanesques de notre profession, et c’est pourquoi vous avez trouvé si difficile de la convaincre que vous ne lui parliez que pour son bien.

— Jane Weston ! — Non, non, capitaine. Il n’y a pas plus de romanesque dans son caractère que dans les pages blanches qui précèdent le titre d’un livre de prières. Elle est tout cœur ; comment ai-je pu m’y ancrer si solidement, c’est un vrai mystère pour moi. Je ne mérite pas la moitié de l’affection qu’elle m’a vouée, et je désespère de pouvoir jamais l’indemniser de ce qu’elle m’a sacrifié.

Clinch était encore un bel homme, quoique le vent, le soleil, la fatigue et l’habitude de boire eussent laissé des traces sur sa physionomie, qui était naturellement franche, ouverte et prévenante. Ses traits exprimaient alors l’angoisse dont son cœur était plein dans ce moment, où l’idée de sa situation désespérée se présentait à son esprit. Cuff vit ce qu’il souffrait, et il en fut touché ; car il se rappela le temps où ils étaient tous deux midshipmen sur le même bord, et ou l’avenir leur offrait à l’un comme à l’autre les mêmes chances d’avancement, à l’exception de celles que le hasard de la naissance avait jetées dans la balance en faveur de Cuff. Clinch était excellent marin, et brave comme un lion, qualités qui lui avaient obtenu un degré de respect que son malheureux faible n’avait pu lui faire perdre. Quelques personnes le regardaient même comme le meilleur marin qui fût à bord de la Proserpine, et cela aurait été vrai si la science de la marine ne consistait qu’à savoir gouverner un navire et veiller à sa sûreté dans des circonstances difficiles. Toutes ces considérations portèrent le capitaine à prendre plus de part à la détresse de l’aide-master qu’il ne l’aurait peut-être fait sans cela. Au lieu d’avancer la bouteille de son côté, il la poussa d’un autre, sachant combien de fois le désappointement de ses espérances avait porté Clinch à en faire un usage indiscret ; et, oubliant un instant la différence de rang, il serra la main de son ancien camarade, et lui parla avec un ton de confiance et d’amitié auquel l’oreille de Clinch avait cessé d’être habituée depuis puis bien longtemps.

— Mon brave ami, lui dit-il, il y a encore de l’étoffe en vous, et il ne s’agit que de savoir vous en servir comme il faut. Faites un effort sur vous-même ; ralliez toutes vos forces, et d’ici à quelques mois il peut arriver des événements qui vous permettront d’épouser votre pauvre Jane, et qui réjouiront le cœur de votre vieille mère.

Il y a des instants dans la vie de l’homme où quelques mots de bonté et un ou deux actes d’amitié pourraient arracher à leur perte des milliers d’êtres humains. Telle était la crise qui avait lieu en ce moment dans le destin de Clinch. Il avait presque renoncé à toute espérance, quoiqu’il la sentît se ranimer toutes les fois qu’il recevait une lettre d’encouragement de sa fidèle Jane, qui refusait de croire rien qui fût au préjudice de celui qu’elle aimait, et qui s’abstenait religieusement de jamais lui faire aucun reproche. Mais il est nécessaire de connaître toute l’influence du rang à bord d’un bâtiment de guerre pour bien comprendre l’effet que les discours et les manières du capitaine produisirent sur l’aide-master. Des larmes lui tombèrent des yeux, et il serra la main de son commandant presque convulsivement.

— Que puis-je faire, capitaine ? s’écria-t-il. Jamais je ne néglige mon service ; mais quand je ne suis pas occupé, mon fardeau devient si lourd à supporter, que je suis obligé d’appeler la bouteille à mon aide.

— Quand un homme boit des liqueurs fortes par un tel motif, Clinch, il ferait mieux de s’en abstenir tout à fait ; il ne peut se fier à lui-même, et ce qu’il appelle son soutien le prive de ses forces morales et physiques. Prenez une ferme résolution ; refusez même vos rations. Une semaine, un seul jour, peut vous mettre en état de triompher de votre faiblesse, en vous laissant le libre exercice de votre raison. Votre absence pendant vingt-quatre heures vous a rendu service à cet égard, et le peu que vous venez de boire ne peut vous nuire. Nous sommes occupés en ce moment d’un service très-important, et je vais vous charger d’une mission qui peut avoir des suites avantageuses pour vous. Que votre nom soit honorablement mentionné dans une dépêche, et vous êtes sûr d’obtenir une commission. Nelson aime à donner de l’avancement aux anciens marins ; mettez-moi en état de lui demander le vôtre, et je réponds que ce sera un plaisir pour lui de vous l’accorder. La nuit que vous avez passée sous le toit de cette vieille femme peut avoir un heureux résultat, mais songez à ne pas barrer le chemin à la fortune.

— Que Dieu vous protège, capitaine Cuff ! que Dieu vous récompense ! répondit Clinch d’une voix que son émotion rendait tremblante. Je ferai tous mes efforts pour suivre vos sages conseils.

— Songez à votre mère ; — songez à votre pauvre Jane ! Quand une pareille femme fait dépendre d’un homme tout le bonheur de son existence, cet homme serait un misérable s’il ne faisait que des efforts infructueux.

Clinch poussa un gémissement. Le capitaine avait enfoncé la sonde jusqu’au fond de la blessure, mais c’était dans la vue de la guérir. Après avoir essuyé la sueur qui lui couvrait le front, l’aide-master reprit pourtant quelque empire sur lui-même et parut plus calme.

— Si la main d’un ami, capitaine Cuff, dit-il, voulait seulement me montrer le chemin que je dois suivre pour regagner quelque chose du terrain que j’ai perdu, ma reconnaissance pour lui durerait autant que ma vie.

— Eh bien ! je vous en donnerai un moyen. Nelson attache autant d’importance à la capture de ce lougre qu’il en ait jamais mis à la rencontre d’une escadre ennemie. L’officier qui se rendra utile en cette occasion peut être sûr de ne pas être oublié, et je vous en donnerai tous les moyens qui sont en mon pouvoir. Allez mettre votre plus bel uniforme ; qu’on reconnaisse en vous un gentleman ; comme je sais que vous pouvez l’être, et tenez-vous prêt à partir sans délai sur un canot. J’ai à vous charger d’une mission qui sera pour vous le commencement d’une meilleure fortune, si vous êtes fidèle à votre mère, à Jane et à vous-même.

Ce discours donna une nouvelle vie à Clinch. Depuis bien des années il avait été négligé et oublié, si ce n’est dans les moments où l’on avait besoin des services d’un marin consommé. Il avait obtenu d’être transféré à bord d’un bâtiment commandé par un de ses anciens compagnons, et il semblait n’y avoir rien gagné. Cependant un changement venait d’arriver, et un rayon plus brillant qu’il n’en avait jamais vu se montrait à lui dans les ténèbres de l’avenir. Cuff lui-même fut surpris de l’ardeur qu’il remarqua dans ses traits et de la vivacité de ses mouvements, et il se reprocha d’avoir été si longtemps indifférent aux intérêts d’un homme qui avait certainement quelques droits à son amitié. Il n’y avait pourtant rien de bien extraordinaire dans la situation relative de ces deux anciens compagnons. Cuff, protégé par une famille noble et par des amis en crédit, n’avait jamais eu lieu de se livrer au découragement, et il avait suivi sa carrière avec autant de succès que de zèle. Clinch, au contraire, sans autre appui que celui qu’il pouvait trouver en lui-même, n’avait jamais eu l’occasion de se distinguer d’une manière assez brillante pour obtenir de l’avancement sans protection ; il avait été bien des années avant d’arriver au grade subalterne d’aide-master ; et la funeste habitude qu’il avait contractée par dégoût et par dépit, l’avait ensuite empêché de s’élever plus haut. De pareils exemples ne sont pas rares, même dans une marine où l’avancement est aussi régulier que celle de l’Amérique ; et il est rare qu’un homme regagne le terrain perdu, quand il se trouve dans des circonstances aussi critiques.

Au bout d’une demi-heure, Clinch ayant mis son plus bel uniforme monta sur le gaillard d’arrière. Les officiers qui s’y trouvaient furent surpris de ces préparatifs, car il y avait longtemps que l’aide-master n’avait paru sur cette partie du vaisseau. Mais comme la discipline est un article de foi à bord d’un bâtiment de guerre, personne ne se permit aucune question. Clinch eut un entretien de quelques minutes tête à tête avec le capitaine, reçut ses ordres, et descendit, le visage rayonnant, dans le gig du capitaine, qui était, comme de raison, la meilleure embarcation de la frégate, et que Cuff avait déjà fait mettre à la mer. Dès qu’il y fut assis, le gig partit et se dirigea vers la pointe de Campanella, qui était alors à environ trois lieues. Personne ne savait ce qu’il allait faire ; mais chacun pensait qu’il était chargé d’un service qui avait rapport au lougre, et qui exigeait la présence d’un marin expérimenté. Quant à Cuff, l’air d’inquiétude et d’embarras qu’on avait remarqué en lui toute la matinée fit place à une expression calme et tranquille, quand il vit l’embarcation s’éloigner avec une vitesse qui annonçait qu’elle pourrait être à Naples dans quelques heures, si elle devait aller aussi loin.