Le Feu/20
XX
LE FEU
Réveillé brusquement, j’ouvre les yeux dans le noir.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est ton tour de garde. Il est deux heures du matin, me dit le caporal Bertrand que j’entends, sans le voir, à l’orifice du trou au fond duquel je suis étendu.
Je grogne que je viens, je me secoue, bâille dans l’étroit abri sépulcral ; j’étends les bras et mes mains touchent la glaise molle et froide. Puis je rampe au milieu de l’ombre lourde qui obstrue l’abri, en fendant l’odeur épaisse, entre les corps intensément affalés des dormeurs. Après quelques accrochages et faux pas sur des équipements, des sacs, et des membres étirés dans tous les sens, je mets la main sur mon fusil et je me trouve debout à l’air libre, mal réveillé et mal équilibré, assailli par la bise aiguë et noire.
Je suis, en grelottant, le caporal qui s’enfonce entre de hauts entassements sombres dont le bas se resserre étrangement sur notre marche. Il s’arrête. C’est là. Je perçois une grosse masse se détacher à mi-hauteur de la muraille spectrale, et descendre. Cette masse hennit un bâillement. Je me hisse dans la niche qu’elle occupait.
La lune est cachée dans la brume, mais il y a, répandue sur les choses, une très confuse lueur à laquelle l’œil s’habitue à tâtons. Cet éclairement s’éteint à cause d’un large lambeau de ténèbres qui plane et glisse là-haut. Je distingue à peine, après l’avoir touché, l’encadrement et le trou du créneau devant ma figure, et ma main avertie rencontre, dans un enfoncement aménagé, un fouillis de manches de grenades.
— Ouvre l’œil, hein, mon vieux, me dit Bertrand à voix basse. N’oublie pas qu’il y a notre poste d’écoute, là, en avant, sur la gauche. Allons, à tout à l’heure.
Son pas s’éloigne, suivi du pas ensommeillé du veilleur que je relève.
Les coups de fusil crépitent de tous côtés. Tout à coup, une balle claque net dans la terre du talus où je m’appuie. Je mets la face au créneau. Notre ligne serpente dans le haut du ravin : le terrain est en contre-bas devant moi, et on ne voit rien dans cet abîme de ténèbres où il plonge. Toutefois, les yeux finissent par discerner la file régulière des piquets de notre réseau plantés au seuil des flots d’ombre, et, çà et là, les plaies rondes d’entonnoirs d’obus, petits, moyens ou énormes ; quelques-uns, tout près, peuplés d’encombrements mystérieux. La bise me souffle dans la figure. Rien ne bouge, que le vent qui passe et que l’immense humidité qui s’égoutte. Il fait froid à frissonner sans fin. Je lève les yeux : je regarde ici, là. Un deuil épouvantable écrase tout. J’ai l’impression d’être tout seul, naufragé, au milieu d’un monde bouleversé par un cataclysme.
Rapide illumination de l’air : une fusée. Le décor où je suis perdu s’ébauche et pointe autour de moi. On voit se découper la crête, déchirée, échevelée, de notre tranchée, et j’aperçois, collés sur la paroi d’avant, tous les cinq pas, comme des larves verticales, les ombres des veilleurs. Leur fusil s’indique, à côté d’eux, par quelques gouttes de lumière. La tranchée est étayée de sacs de terre ; elle est élargie de partout et, en maints endroits, éventrée par des éboulements. Les sacs de terre, aplatis les uns sur les autres et disjoints, ont l’air, à la lueur astrale de la fusée, de ces vastes dalles démantelées d’antiques monuments en ruines. Je regarde au créneau. Je distingue, dans la vaporeuse atmosphère blafarde qu’a épandue le météore, les piquets rangés et même les lignes ténues des fils de fer barbelés qui s’entrecroisent d’un piquet à l’autre. C’est, devant ma vue, comme des traits à la plume qui gribouillent et raturent le champ blême et troué. Plus bas, dans l’océan nocturne qui remplit le ravin, le silence et l’immobilité s’accumulent.
Je descends de mon observatoire et me dirige au jugé vers mon voisin de veille. De ma main tendue, je l’atteins.
— C’est toi ? lui dis-je à voix basse, sans le reconnaître.
— Oui, répond-il sans savoir non plus qui je suis, aveugle comme moi.
— C’est calme, à c’t’heure, ajoute-t-il. Tout à l’heure, j’ai cru qu’ils allaient attaquer, ils ont peut-être bien essayé, sur la droite, où ils ont lancé une chiée de grenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrran… vrrran… Mon vieux, je m’disais : « Ces 75-là, c’est possible, i’ sont payés pour tirer ! S’ils sont sortis, les Boches, i’s ont dû prendre quéqu’ chose ! » Tiens, écoute, là-bas les boulettes qui r’biffent ! T’entends ?
Il s’arrête, débouche son bidon, boit un coup, et sa dernière phrase, toujours à voix basse, sent le vin :
— Ah ! là là ! tu parles d’une sale guerre ! Tu crois qu’on s’rait pas mieux chez soi ? Eh bien, quoi ! Qu’est-ce qu’il a, c’ballot ?
Un coup de feu vient de retenir à côté de nous, traçant un court et brusque trait phosphorescent. D’autres partent, çà et là, sur notre ligne : les coups de fusil sont contagieux la nuit.
Nous allons nous enquérir, à tâtons, dans l’ombre épaisse retombée sur nous comme un toit, auprès d’un des tireurs. Trébuchant et jetés parfois l’un sur l’autre, on arrive à l’homme, on le touche.
— Eh bien ! quoi ?
Il a cru voir remuer, puis, plus rien. Nous revenons, mon voisin inconnu et moi, dans l’obscurité dense et sur l’étroit chemin de boue grasse, incertains, avec effort, pliés, comme si nous portions chacun un fardeau écrasant.
À un point de l’horizon, puis à un autre, tout autour de nous, le canon tonne, et son lourd fracas se mêle aux rafales d’une fusillade qui tantôt redouble et tantôt s’éteint, et aux grappes de coups de grenades, plus sonores que les claquements du lebel et du mauser et qui ont à peu près le son des vieux coups de fusil classiques. Le vent s’est encore accru, il est si violent qu’il faut se défendre dans l’ombre contre lui : des chargements de nuages énormes passent devant la lune.
Nous sommes là, tous les deux, cet homme et moi, à nous rapprocher et nous heurter sans nous connaître, montrés puis interceptés l’un à l’autre, en brusques à-coups, par le reflet du canon ; nous sommes là, pressés par l’obscurité, au centre d’un cycle immense d’incendies qui paraissent et disparaissent, dans ce paysage de sabbat.
— On est maudits, dit l’homme.
Nous nous séparons et nous allons chacun à notre créneau nous fatiguer les yeux sur l’immobilité des choses.
Quelle effroyable et lugubre tempête va éclater ?
La tempête n’éclata pas, cette nuit-là. À la fin de ma longue attente, aux premières traînées du jour, il y eut même accalmie.
Tandis que l’aube s’abattait sur nous comme un soir d’orage, je vis encore une fois émerger et se recréer sous l’écharpe de suie des nuages bas, les espèces de rives abruptes, tristes et sales, infiniment sales, bossuées de débris et d’immondices, de la croulante tranchée où nous sommes.
La lividité de la nue blêmit et plombe les sacs de terre aux plans vaguement luisants et bombés, tel un long entassement de viscères et d’entrailles géantes mises à nu sur le monde.
Dans la paroi, derrière moi, se creuse une excavation, et là un entassement de choses horizontales se dresse comme un bûcher.
Des troncs d’arbres ? Non : ce sont les cadavres.
À mesure que les cris d’oiseaux montent des sillons, que les champs vagues recommencent, que la lumière éclôt et fleurit en chaque brin d’herbe, je regarde le ravin. Plus bas que le champ mouvementé avec ses hautes lames de terre et ses entonnoirs brûlés, au-delà du hérissement des piquets, c’est toujours un lac d’ombre qui stagne, et, devant le versant d’en face, c’est toujours un mur de nuit qui s’érige.
Puis je me retourne et je contemple ces morts qui peu à peu s’exhument des ténèbres, exhibant leurs formes raidies et maculées. Ils sont quatre. Ce sont nos compagnons Lamuse, Barque, Biquet et le petit Eudore. Ils se décomposent là, tout près de nous, obstruant à moitié le large sillon tortueux et boueux que les vivants s’intéressent encore à défendre.
On les a posés tant bien que mal ; ils se calent et s’écrasent, l’un sur l’autre. Celui d’en haut est enveloppé d’une toile de tente. On avait mis sur les autres figures des mouchoirs, mais en les frôlant, la nuit, sans voir, ou bien le jour, sans faire attention, on a fait tomber les mouchoirs, et nous vivons face à face avec ces morts, amoncelés là comme un bûcher vivant.
Il y a quatre nuits qu’ils ont été tués ensemble. Je me souviens mal de cette nuit, comme d’un rêve que j’ai eu. Nous étions de patrouille, eux, moi, Mesnil André, et le caporal Bertrand. Il s’agissait de reconnaître un nouveau poste d’écoute allemand signalé par les observateurs d’artillerie. Vers minuit, on est sorti de la tranchée, et on a rampé sur la descente, en ligne, à trois ou quatre pas les uns des autres, et on est descendu ainsi très bas dans le ravin, jusqu’à voir, gisant devant nos yeux, comme l’aplatissement d’une bête échouée, le talus de leur Boyau International. Après avoir constaté qu’il n’y avait pas de poste dans cette tranche de terrain, on a remonté, avec des précautions infinies ; je voyais confusément mon voisin de droite et mon voisin de gauche, comme des sacs d’ombre, se traîner, glisser lentement, onduler, se rouler dans la boue, au fond des ténèbres, poussant devant eux l’aiguille de leur fusil. Des balles sifflaient au-dessus de nous, mais elles nous ignoraient, ne nous cherchaient pas. Arrivés en vue de la bosse de notre ligne, on a soufflé un instant ; l’un de nous a poussé un soupir, un autre a parlé. Un autre s’est retourné, en bloc, et son fourreau de baïonnette a sonné contre une pierre. Aussitôt une fusée a jailli en rugissant du Boyau International. On s’est plaqué par terre, étroitement, éperdument, on a gardé une immobilité absolue, et on a attendu là, avec cette étoile terrible suspendue au-dessus de nous et qui nous baignait d’une clarté de jour, à vingt-cinq ou trente mètres de notre tranchée. Alors une mitrailleuse placée de l’autre côté du ravin a balayé la zone où nous étions. Le caporal Bertrand et moi avons eu la chance de trouver devant nous, au moment où la fusée montait, rouge, avant d’éclater en lumière, un trou d’obus où un chevalet cassé tremblait dans la boue ; on s’est aplatis tous les deux contre le rebord de ce trou, on s’est enfoncés dans la boue autant qu’on a pu et le pauvre squelette de bois pourri nous a cachés. Le jet de la mitrailleuse a repassé plusieurs fois. On entendait un sifflement perçant au milieu de chaque détonation, les coups secs et violents des balles dans la terre, et aussi des claquements sourds et mous suivis de geignements, d’un petit cri et, soudain, d’un gros ronflement de dormeur qui s’est élevé puis a graduellement baissé. Bertrand et moi, frôlés par la grêle horizontale des balles qui, à quelques centimètres au-dessus de nous, traçaient un réseau de mort et écorchaient parfois nos vêtements, nous écrasant de plus en plus, n’osant risquer un mouvement qui aurait haussé un peu une partie de notre corps, nous avons attendu. Enfin, la mitrailleuse s’est tue, dans un énorme silence. Un quart d’heure après, tous les deux, nous nous sommes glissés hors du trou d’obus en rampant sur les coudes et nous sommes enfin tombés, comme des paquets, dans notre poste d’écoute. Il était temps, car, en ce moment, le clair de lune a brillé. On a dû demeurer dans le fond de la tranchée jusqu’au matin, puis jusqu’au soir. Les mitrailleuses en arrosaient sans discontinuer les abords. Par les créneaux du poste, on ne voyait pas les corps étendus, à cause de la déclivité du terrain : sinon, tout à ras du champ visuel, une masse qui paraissait être le dos de l’un d’eux. Le soir, on a creusé une sape pour atteindre l’endroit où ils étaient tombés. Ce travail n’a pu être exécuté en une nuit ; il a été repris la nuit suivante par les pionniers, car, brisés de fatigue, nous ne pouvions plus ne pas nous endormir.
En me réveillant d’un sommeil de plomb, j’ai vu les quatre cadavres que les sapeurs avaient atteints par-dessous, dans la plaine, et qu’ils avaient accrochés et halés avec des cordes dans leur sape. Chacun d’eux contenait plusieurs blessures à côté l’une de l’autre, les trous des balles distants de quelques centimètres : la mitrailleuse avait tiré serré. On n’avait pas retrouvé le corps de Mesnil André. Son frère Joseph a fait des folies pour le chercher ; il est sorti tout seul dans la plaine constamment balayée, en large, en long et en travers par les tirs croisés des mitrailleuses. Le matin, se traînant comme une limace, il a montré une face noire de terre et affreusement défaite, en haut du talus.
On l’a rentré, les joues égratignées aux ronces des fils de fer, les mains sanglantes, avec de lourdes mottes de boue dans les plis de ses vêtements et puant la mort. Il répétait comme un maniaque : « Il n’est nulle part. » Il s’est enfoncé dans un coin avec son fusil, qu’il s’est mis à nettoyer, sans entendre ce qu’on lui disait, et en répétant : « Il n’est nulle part. »
Il y a quatre nuits de cette nuit-là et je vois les corps se dessiner, se montrer, dans l’aube qui vient encore une fois laver l’enfer terrestre.
Barque, raidi, semble démesuré. Ses bras sont collés le long de son corps, sa poitrine est effondrée, son ventre creusé en cuvette. La tête surélevée par un tas de boue, il regarde venir par-dessus ses pieds ceux qui arrivent par la gauche, avec sa face assombrie, souillée de la tache visqueuse des cheveux qui retombent, et où d’épaisses croûtes de sang noir sont sculptées, ses yeux ébouillantés : saignants et comme cuits. Eudore, lui, paraît au contraire tout petit, et sa petite figure est complètement blanche, si blanche qu’on dirait une face enfarinée de Pierrot, et c’est poignant de la voir faire tache comme un rond de papier blanc parmi l’enchevêtrement gris et bleuâtre des cadavres. Le Breton Biquet, trapu, carré comme une dalle, apparaît tendu dans un effort énorme : il a l’air d’essayer de soulever le brouillard ; cet effort profond déborde en grimace sur sa face bossuée par les pommettes et le front saillant, la pétrit hideusement, semble hérisser par places ses cheveux terreux et desséchés, fend sa mâchoire pour un spectre de cri, écarte toutes grandes ses paupières sur ses yeux ternes et troubles, ses yeux de silex ; et ses mains sont contractées d’avoir griffé le vide.
Barque et Biquet sont troués au ventre, Eudore à la gorge. En les traînant et en les transportant, on les a encore abîmés. Le gros Lamuse, vide de sang, avait une figure tuméfiée et plissée dont les yeux s’enfonçaient graduellement dans leurs trous, l’un plus que l’autre. On l’a entouré d’une toile de tente qui se trempe d’une tache noirâtre à la place du cou. Il a eu l’épaule droite hachée par plusieurs balles et le bras ne tient plus que par des lanières d’étoffe de la manche et des ficelles qu’on y a mises. La première nuit qu’on l’a placé là, ce bras pendait hors du tas des morts et sa main jaune, recroquevillée sur une poignée de terre, touchait les figures des passants. On a épinglé le bras à la capote.
Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.
Quand nous les voyons, nous disons : « Ils sont morts tous les quatre. » Mais ils sont trop déformés pour que nous pensions vraiment : « Ce sont eux. » Et il faut se détourner de ces monstres immobiles pour éprouver le vide qu’ils laissent entre nous et les choses communes qui sont déchirées.
Ceux des autres compagnies ou des autres régiments, les étrangers, qui passent ici le jour – (la nuit, on s’appuie inconsciemment sur tout ce qui est à portée de la main, mort ou vivant) – ont un haut-le-corps devant ces cadavres plaqués l’un sur l’autre en pleine tranchée. Parfois, ils se mettent en colère :
— À quoi qu’on pense, de laisser là ces macchabs ?
— C’est t’honteux.
— C’est vrai qu’on ne peut pas les ôter de là.
En attendant, ils ne sont enterrés que dans la nuit.
Le matin est venu. On découvre, en face, l’autre versant du ravin : la cote 119, une colline rasée, pelée, grattée – veinée de boyaux tremblés et striée de tranchées parallèles montrant à vif la glaise et la terre crayeuse. Rien n’y bouge et nos obus qui y déferlent çà et là, avec de larges jets d’écume comme des vagues immenses, semblent frapper leurs coups sonores contre un grand môle ruineux et abandonné.
Mon tour de veille est terminé, et les autres veilleurs, enveloppés de toiles de tente humides et coulantes, avec leurs zébrures et leurs plaquages de boue, et leurs gueules livides, se dégagent de la terre où ils sont encastrés, se meuvent et descendent. Le deuxième peloton vient occuper la banquette de tir et les créneaux. Pour nous, repos jusqu’au soir.
On bâille, on se promène. On voit passer un camarade, puis un autre. Des officiers circulent, munis de périscopes et de longues-vues. On se retrouve ; on se remet à vivre. Les propos habituels se croisent et se choquent. Et n’étaient l’aspect délabré, les lignes défaites du fossé qui nous ensevelit sur la pente du ravin, et aussi la sourdine imposée aux voix, on se croirait dans des lignes d’arrière. De la lassitude pèse pourtant sur tous, les faces sont jaunies, les paupières rougies ; à force de veiller, on a la tête des gens qui ont pleuré. Tous, depuis quelques jours, nous nous courbons et nous avons vieilli.
L’un après l’autre, les hommes de mon escouade ont conflué à un tournant de la tranchée. Ils se tassent à l’endroit où le sol est tout crayeux, et où, au-dessous de la croûte de terre hérissée de racines coupées, le terrassement a mis à jour des couches de pierres blanches qui étaient étendues dans les ténèbres depuis plus de cent mille ans.
C’est là, dans le passage élargi, qu’échoue l’escouade de Bertrand. Elle est bien diminuée à cette heure, puisque, sans parler des morts de l’autre nuit, nous n’avons plus Poterloo, tué dans une relève, ni Cadilhac, blessé à la jambe par un éclat le même soir que Poterloo (comme cela paraît loin, déjà !), ni Tirloir, ni Tulacque qui ont été évacués, l’un pour dysenterie, et l’autre pour une pneumonie qui prend une vilaine tournure – écrit-il dans les cartes postales qu’il nous adresse pour se désennuyer, de l’hôpital du centre où il végète.
Je vois encore une fois se rapprocher et se grouper, salies par le contact de la terre, salies par la fumée grise de l’espace, les physionomies et les poses familières de ceux qui ne se sont pas encore quittés depuis le début – fraternellement rivés et enchaînés les uns aux autres. Moins de disparate, pourtant, qu’au commencement, dans les mises des hommes des cavernes…
Le père Blaire présente dans sa bouche usée une rangée de dents neuves, éclatantes – si bien que, de tout son pauvre visage, on ne voit plus que cette mâchoire endimanchée. L’événement de ses dents étrangères, que peu à peu il apprivoise, et dont il se sert maintenant, parfois, pour manger, a modifié profondément son caractère et ses mœurs : il n’est presque plus barbouillé de noir, il est à peine négligé. Devenu beau, il éprouve le besoin de devenir coquet. Pour l’instant, il est morne, peut-être – ô miracle ! – parce qu’il ne peut pas se laver. Renforcé dans un coin, il entrouvre un œil atone, mâche et rumine sa moustache de grognard, naguère la seule garniture de son visage, et crache de temps en temps un poil.
Fouillade grelotte, enrhumé, ou bâille, déprimé, déplumé. Marthereau n’a point changé : toujours tout barbu, l’œil bleu et rond, avec ses jambes si courtes que son pantalon semble continuellement lui lâcher la ceinture et lui tomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tête sèche et parcheminée, à l’intérieur de laquelle travaillent des chiffres ; mais, depuis une huitaine, une recrudescence de poux, dont on voit les ravages déborder à son cou et à ses poignets, l’isole dans de longues luttes et le rend farouche quand il revient ensuite parmi nous. Paradis garde intégralement la même dose de belle couleur et de bonne humeur ; il est invariable, inusable. On sourit quand il apparaît de loin, placardé sur le fond de sacs de terre comme une affiche neuve. Rien n’a modifié non plus Pépin qu’on entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiers rouges et blancs en toile cirée, de face avec son visage en lame de couteau et son regard gris froid comme le reflet d’un lingue ; ni Volpatte avec ses guêtrons, sa couverture sur les épaules et sa face d’Annamite tatouée de crasse, ni Tirette qui depuis quelque temps, pourtant, est excité – on ne sait par quelle source mystérieuse – des filets sanguinolents dans l’œil. Farfadet se tient à l’écart, pensif, dans l’attente. Aux distributions de lettres, il se réveille de sa rêverie pour y aller, puis il rentre en lui-même. Ses mains de bureaucrate écrivent de multiples cartes postales, soigneusement. Il ne sait pas la fin d’Eudoxie. Lamuse n’a plus parlé à personne de la suprême et terrifiante étreinte dont il a embrassé ce corps. Lamuse – je l’ai compris – regrettait de m’avoir un soir chuchoté cette confidence à l’oreille, et jusqu’à sa mort il a caché l’horrible chose virginale en lui, avec une pudeur tenace. C’est pourquoi on voit Farfadet continuer à vivre vaguement avec la vivante image aux cheveux blonds, qu’il ne quitte que pour prendre contact avec nous par de rares monosyllabes. Autour de nous, le caporal Bertrand a toujours la même attitude martiale et sérieuse, toujours prêt à nous sourire avec tranquillité, à donner sur ce qu’on lui demande des explications claires, à aider chacun à faire son devoir.
On cause comme autrefois, comme naguère. Mais l’obligation de parler à voix contenue raréfie nos propos et y met un calme endeuillé.
Il y a un fait anormal : depuis trois mois, le séjour de chaque unité aux tranchées de première ligne était de quatre jours. Or, voilà cinq jours qu’on est ici, et on ne parle pas de relève. Quelques bruits d’attaque prochaine circulent, apportés par les hommes de liaison et la corvée qui, une nuit sur deux – sans régularité ni garantie – amène le ravitaillement. D’autres indices s’ajoutent à ces rumeurs d’offensive : la suppression des permissions, les lettres qui n’arrivent plus ; les officiers qui, visiblement, ne sont plus les mêmes : sérieux et rapprochés. Mais les conversations sur ce sujet se terminent toujours par un haussement d’épaules : on n’avertit jamais le soldat de ce qu’on va faire de lui ; on lui met sur les yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment. Alors :
— On voira bien.
— Y a qu’à attendre !
On se détache du tragique événement pressenti. Est-ce impossibilité de le comprendre tout entier, découragement de chercher à démêler des arrêts qui sont lettre close pour nous, insouciance résignée, croyance vivace qu’on passera à côté du danger cette fois encore ? Toujours est-il que, malgré les signes précurseurs, et la voix des prophéties qui semblent se réaliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans les préoccupations immédiates : la faim, la soif, les poux dont l’écrasement ensanglante tous les ongles, et la grande fatigue par laquelle nous sommes tous minés.
— T’as vu Joseph, ce matin ? dit Volpatte. I’ n’en mène pas large, le pauvre p’tit gars.
— I’ va faire un coup de tête, c’est sûr. L’est condamné, c’garçon-là, vois-tu. À la première occase, i’ s’foutra dans une balle, comme j’te vois.
— Y a aussi d’quoi vous rendre piqué pour le restant d’tes jours ! I’s étaient six frères, tu sais. Y en a eu quatre de clam’cés : deux en Alsace, un en Champagne, un en Argonne. Si André est tué, c’est l’cinquième.
— S’il avait été tué, on lui aurait trouvé son corps, on l’aurait eu vu d’l’observatoire. Y a pas à tortiller du cul et des fesses. Moi, mon idée, c’est qu’la nuit où euss i’s ont été en patrouille, il s’est égaré pour rentrer. L’a rampé d’travers, le pauv’ bougre – et l’est tombé dans les lignes boches.
— I’ s’est p’t’êt’ bien fait déglinguer sur leurs fils de fer.
— On l’aurait r’trouvé, j’te dis, s’il était crampsé, car tu penses bien que si ça était, les Boches ne l’auraient pas rentré son corps. On a cherché partout, en somme. Pisqu’i’ s’est pas vu r’trouvé, faut bien que, blessé ou pas blessé, i’ s’soye fait faire aux pattes.
Cette hypothèse, qui est si logique, s’accrédite – et maintenant qu’on sait qu’André Mesnil est prisonnier, on s’en désintéresse. Mais son frère continue à faire pitié :
— Pauv’ vieux, il est si jeune !
Et les hommes de l’escouade le regardent à la dérobée.
— J’ai la dent ! dit tout d’un coup Cocon.
Comme l’heure de la soupe est passée, on la réclame. Elle est là, puisque c’est le reste de ce qui a été apporté la veille.
— À quoi que l’caporal pense de nous faire claquer du bec ? Le v’là. J’vais l’agrafer. Eh ! caporal, à quoi qu’tu penses d’pas nous faire croûter ?
— Oui, oui, la croûte ! répète le lot des éternels affamés.
— Je viens, dit Bertrand, affairé, et qui, le jour et la nuit, n’arrête pas.
— Alors quoi ! fait Pépin, toujours mauvaise tête, j’m’en ressens pas pour encore becqueter des clarinettes ; j’vais ouvrir une boîte de singe en moins de deux.
La comédie quotidienne de la soupe recommence, à la surface de ce drame.
— Ne touchez pas à vos vivres de réserve ! dit Bertrand. Aussitôt revenu de voir le capitaine, je vais vous servir.
De retour, il apporte, il distribue et on mange la salade de pommes de terre et d’oignons, et, à mesure qu’on mâche, les traits se détendent, les yeux se calment.
Paradis a arboré pour manger un bonnet de police. Ce n’est guère le lieu ni le moment, mais ce bonnet est tout neuf et le tailleur, qui le lui a promis depuis trois mois, ne le lui a donné que le jour où on est monté. La souple coiffure biscornue de drap colorié en bleu vif, posée sur sa bonne balle florissante, lui donne l’aspect d’un gendarme en carton pâte aux joues enluminées. Cependant, tout en mangeant, Paradis me regarde fixement. Je m’approche de lui.
— Tu as une bonne tête.
— T’occupe pas, répond-il. J’voudrais t’causer. Viens voir par ici.
Il tend la main vers son quart demi-plein, posé près de son couvert et de ses affaires, hésite, puis se décide à mettre en sûreté le vin dans son gosier et le quart dans sa poche. Il s’éloigne.
Je le suis. Il prend en passant son casque qui bée sur la banquette de terre. Au bout d’une dizaine de pas, il se rapproche de moi et me dit tout bas, avec un drôle d’air, sans me regarder, comme il fait quand il est ému :
— Je sais où est Mesnil André. Veux-tu le voir ? Viens.
En disant cela, il ôte son bonnet de police, le plie et l’empoche, met son casque. Il repart. Je le suis sans mot dire.
Il me conduit à une cinquantaine de mètres de là, vers l’endroit où se trouve notre guitoune commune et la passerelle de sacs sous laquelle on se glisse, avec, chaque fois, l’impression que cette arche de boue va vous tomber sur les reins. Après la passerelle, un creux se présente dans le flanc de la tranchée, avec une marche faite d’une claie engluée de glaise. Paradis monte là, et me fait signe de le suivre sur cette étroite plateforme glissante. Il y avait en ce point, naguère, un créneau de veilleur qui a été démoli. On a refait le créneau plus bas avec deux pare-balles. On est obligé de se plier pour ne pas dépasser cet agencement avec la tête.
Paradis me dit, à voix toujours très basse :
— C’est moi qui ai arrangé ces deux boucliers-là, pour voir – parce que j’avais mon idée, et j’ai voulu voir. Mets ton œil au trou de çui-là.
— Je ne vois rien. La vue est bouchée. Qu’est-ce que c’est que ce paquet d’étoffes ?
— C’est lui, dit Paradis.
Ah ! c’était un cadavre, un cadavre assis dans un trou, épouvantablement proche…
Ayant aplati ma figure contre la plaque d’acier, et collé ma paupière au trou de pare-balles, je le vis tout entier. Il était accroupi, la tête pendante en avant entre les jambes, les deux bras posés sur les genoux, les mains demi-fermées, en crochets – et tout près, tout près ! – reconnaissable, malgré ses yeux exorbités et opaques qui louchaient, le bloc de sa barbe vaseuse et sa bouche tordue qui montrait les dents. Il avait l’air, à la fois, de sourire et de grimacer à son fusil, embourbé, debout, devant lui. Ses mains tendues en avant étaient toutes bleues en dessus et écarlates en dessous, empourprées par un humide reflet d’enfer.
C’était lui, lavé de pluie, pétri de boue et d’une espèce d’écume, souillé et horriblement pâle, mort depuis quatre jours, tout contre notre talus, que le trou d’obus où il était terré avait entamé. On ne l’avait pas trouvé parce qu’il était trop près !
Entre ce mort abandonné dans sa solitude surhumaine, et les hommes qui habitent la guitoune, il n’y a qu’une mince cloison de terre, et je me rends compte que l’endroit où je pose la tête pour dormir correspond à celui où ce corps terrible est buté.
Je retire ma figure de l’œilleton.
Paradis et moi nous échangeons un regard.
— Faut pas lui dire encore, souffle mon camarade.
— Non, n’est-ce pas, pas tout de suite…
— J’ai parlé au capitaine pour qu’on le fouille ; et il a dit aussi : « Faut pas le dire tout de suite au petit. »
Un léger souffle de vent a passé.
— On sent l’odeur !
— Tu parles.
On la renifle, elle nous entre dans la pensée, nous chavire l’âme.
— Alors, comme ça, dit Paradis, Joseph reste tout seul sur six frères. Et j’vas t’dire une chose, moi : j’crois qu’i’ rest’ra pas longtemps. C’gars-là s’ménagera pas, i’ s’f’ra zigouiller. I’ faudrait qu’i’ lui tombe du ciel une bonne blessure, autrement, il est foutu. Six frères, c’est trop, ça. Tu trouves pas qu’c’est trop ?
Il ajouta :
— C’est épatant c’qu’il était près de nous.
— Son bras est posé juste contre l’endroit où je mets ma tête.
— Oui, dit Paradis, son bras droit où il y a la montre au poignet.
La montre… Je m’arrête… Est-ce une idée, est-ce un rêve ?… Il me semble, oui, il me semble bien, en ce moment, qu’avant de m’endormir, il y a trois jours, la nuit où on était si fatigués, j’ai entendu comme un tic-tac de montre et que même je me suis demandé d’où cela sortait.
— C’était p’t’êt’ ben tout d’même c’te montre que t’entendais à travers la terre, dit Paradis, à qui j’ai fait part de mes réflexions. Ça continue à réfléchir et à tourner, même quand l’bonhomme s’arrête. Dame, ça vous connaît pas, c’te mécanique ; ça survit tout tranquillement en rond son p’tit temps.
Je demandai :
— Il a du sang aux mains ; mais où a-t-il été touché ?
— Je n’sais pas. Au ventre, je crois, il me semble qu’il y avait du noir au fond d’lui. Ou bien à la figure. T’as pas remarqué une petite tache sur la joue ?
Je me remémore la face glauque et hirsute du mort.
— Oui, en effet, il y a quelque chose sur la joue, là. Oui, peut-être elle est entrée là…
— Attention ! me dit précipitamment Paradis, le voilà ! Il n’aurait pas fallu rester ici.
Mais nous restons quand même, irrésolus, balancés, tandis que Joseph Mesnil s’avance droit sur nous. Jamais il ne nous a paru si frêle. On voit de loin sa pâleur, ses traits serrés, forcés, il se voûte en marchant et va doucement, accablé par la fatigue infinie et l’idée fixe.
— Qu’est-ce que vous avez à la figure ? me demande-t-il.
Il m’a vu montrer à Paradis la place de la balle.
Je feins de ne pas comprendre, puis je lui fais une réponse évasive quelconque.
— Ah ! répond-il d’un air distrait.
À ce moment, j’ai une angoisse : l’odeur. On la sent et on ne peut pas s’y tromper : elle décèle un cadavre. Et peut-être qu’il va se figurer justement…
Il me semble qu’il a tout d’un coup senti le signe, le pauvre appel lamentable du mort.
Mais il ne dit rien, il va, il continue sa marche solitaire, et disparaît au tournant.
— Hier, me dit Paradis, il est venu ici même avec sa gamelle pleine de riz qu’i’ n’voulait plus manger. Comme par un fait exprès, c’couillon-là, il s’est arrêté là et zig !… le v’là qui fait un geste et parle de jeter le reste de son manger par-dessus le talus, juste à l’endroit où était l’autre. C’te chose-là, j’ai pas pu l’encaisser, mon vieux, j’y ai empoigné l’abattis au moment où i’ foutait son riz en l’air et l’riz a dégouliné ici, dans la tranchée. Mon vieux, il s’est r’tourné vers moi, furieux, tout rouge : « Qu’est-ce qui t’prend, t’es pas en rupture, des fois ? » qu’i’ m’dit. J’avais l’air d’un con, et j’y ai bafouillé j’sais pas quoi, que j’l’avais pas fait exprès. Il a haussé les épaules et m’a regardé comme un p’tit coq. Il est parti en ram’nant : « Non, mais tu l’as vu, qu’il a dit à Montreuil qui était là, tu parles d’un gourdé ! » Tu sais qu’i’ n’est pas patient le p’tit client, et j’avais beau grogner : « Ça va, ça va », i’ ram’nait ; et j’étais pas content, tu comprends, parce que dans tout ça, j’avais tort, tout en ayant raison.
Nous remontons ensemble en silence.
Nous rentrons dans la guitoune où les autres sont réunis. C’est un ancien poste de commandement, et elle est spacieuse.
Au moment de s’y enfoncer, Paradis prête l’oreille.
— Nos batteries donnent bougrement depuis une heure, tu trouves pas, hein ?
Je comprends ce qu’il veut dire, j’ai un geste vague :
— On verra, mon vieux, on verra bien !
Dans la guitoune, en face de trois auditeurs, Tirette dévide des histoires de caserne. Dans un coin, Marthereau ronfle ; il est près de l’entrée, et il faut enjamber, pour descendre, ses courtes jambes qui semblent rentrées dans son torse. Un groupe de joueurs à genoux autour d’une couverture pliée joue à la manille.
— À moi d’faire !
— 40, 42 ! – 48 ! – 49 ! – C’est bon !
— En a-t-il de la veine, c’gibier-là. C’est pas possible, t’es cocu trois fois ! J’veux pus y faire avec toi. Tu m’pèles, c’soir, et l’aut’ jour aussi, tu m’as biglé, espèce de tarte aux frites !
— Pourquoi tu t’es pas défaussé, bec de moule ?
— J’n’avais que l’roi, j’avais l’roi sec.
— L’avait l’manillon de pique.
— C’est bien rare, peau d’crachat, qu’i’ l’avait.
— Tout de même, murmure, dans un coin, un être qui mangeait… C’camembert, i’ coûte vingt-cinq sous, mais aussi tu parles d’une saleté : dessus c’est une couche de mastic qui pue, et dedans c’est du plâtre qui s’casse.
Cependant, Tirette raconte les avanies que lui a fait subir, pendant ses vingt et un jours, l’humeur agressive d’un certain commandant-major :
— C’gros cochon, c’était, mon vieux, tout c’qu’y a d’plus carne sur la terre. Tous qu’nous étions n’en m’nait pas large quand i’ croisait c’tas qu’i’ l’voyait au burlingue du doublard, étalé sur une chaise qu’on n’voyait pas d’ssous, avec son bide énorme et son immense képi, encerclé de galons du haut en bas, comme un tonneau. Il était dur pour le griffeton. Il s’appelait Loeb, – un Boche, quoi.
— J’l’ai connu ! s’écria Paradis. Quand la guerre elle s’est produit, il a été déclaré inapte au service armé, naturellement. Pendant que je faisais ma période, i’ savait déjà s’embusquer, mais c’était à tous les coins de rue pour te poisser : un jour d’prison, i’ t’collait par bouton non boutonné, et i’ t’en f’sait par-dessus le marché quinze grammes devant tout le monde si t’avais un p’tit quéqu’chose dans la mise qui bichait pas avec le règlement – et le monde rigolait : lui croyait que c’était d’toi, mais toi tu savais qu’c’était d’lui ; mais t’avais beau l’savoir, t’étais bon jusqu’au trognon pour la tôle.
— Il avait une femme, reprend Tirette. C’te vieille…
— J’m’en rappelle aussi, exclama Paradis, tu parles d’un choléra !
— Y en a qui traînent un roquet, lui, i’ traînait partout c’te poison qu’était jaune, tu sais, comme y a d’ces pommes, avec des hanches de sac à brosse, et l’air mauvais. C’est elle qui excitait c’vieux nœud contre nous : sans elle, il était plus bête que méchant, mais du coup qu’elle était là, i’ d’venait plus méchant qu’bête. Alors, tu parles si ça bardait…
À ce moment, Marthereau qui dormait près de l’entrée se réveille dans un vague gémissement. Il se redresse, assis sur sa paille comme un prisonnier, et on voit sa silhouette barbue se profiler en ombre chinoise et son œil rond qui roule, qui tourne, dans la pénombre. Il regarde ce qu’il vient de rêver.
Puis, il passe sa main sur ses yeux et, comme si cela avait un rapport avec son rêve, il évoque la vision de la nuit où l’on est monté aux tranchées.
— Tout de même, dit-il d’une voix embarrassée de sommeil et de songe, y en avait du vent dans les voiles cette nuit-là ! Ah ! quelle nuit ! Toutes ces troupes, des compagnies, des régiments entiers qui hurlaient et chantaient en montant tout le long de la route ! On voyait dans l’clair de l’ombre le fouillis des poilus qui montaient, qui montaient – t’aurais dit d’l’eau d’la mer – et gesticulaient à travers tous les convois d’artillerie et d’autos d’ambulance qu’on a croisés cette nuit-là. Jamais j’en avais tant vu, d’convois dans la nuit, jamais !
Puis il s’assène un coup de poing sur la poitrine, se rassoit d’aplomb, grogne, et ne dit plus rien.
La voix de Blaire s’élève, traduisant la hantise qui veille au fond des hommes :
— Il est quatre heures. C’est trop tard pour qu’il y ait aujourd’hui quelque chose de notre côté.
Un des joueurs, dans l’autre coin, en interpelle un autre en glapissant :
— Ben quoi ? Tu joues ou tu n’joues-t’i’ pas, face de ver ?
Tirette continue l’histoire de son commandant :
— Voilà-t-i’ pas qu’un jour, on nous avait servi à la caserne de la soupe au suif. Mon vieux, une infestion. Alors un bonhomme demande à parler au capitaine et lui porte sa gamelle sous l’nez.
— Espèce ed’pied, exclame-t-on dans l’autre coin, très en colère, pourquoi qu’t’as pas joué atout, alors ?
— « Ah, zut alors ! que dit l’capiston. Ôtez-moi ça d’mon nez. Ça empeste positivement. »
— C’était pas mon jeu, chevrote une voix mécontente, mais mal assurée.
— Et l’pitaine fait un rapport au commandant. Mais v’là que l’commandant, furieux, i’ s’aboule, en s’couant le rapport dans sa patte : « De quoi, qu’i’ dit, où elle est c’te soupe qui fait cette révolte, que j’y goûte ? » On y en apporte dans une gamelle propre. I’ r’nifle. « Ben quoi, qu’i’ dit, ça sent bon ! On vous en foutra, d’la soupe riche comme ça ! »…
— Pas ton jeu ! Pisqu’il était maître, lui. Sabot ! volaille ! C’est malheureux, t’sais.
— Or, à cinq heures, à la sortie d’la caserne, mes deux phénomènes se raboulent et s’plantent devant les biffins qui sortent, en essayant de voir s’ils n’avaient pas quelque chose qui collochait pas, et i’ disait : « Ah ! mes gaillards, vous avez voulu vous payer ma tête en vous plaignant d’une soupe excellente que j’m’ai régalé, et la commandante aussi, attendez voir un peu si j’vais vous rater… Eh ! là-bas, l’homme aux cheveux longs, l’grand artiste, v’nez donc un peu ici ! » Et pendant que l’rossard i’ parlait comme ça, la rossinante, droite, raide comme un piquet, faisait : oui, oui, de la tête.
— … Ça dépend, pisque lui n’avait pas d’manillon, c’est un cas t’à part.
— Mais, tout d’un coup, on la voit qui d’vient blanc comme linge, elle s’pose sa main sur son magasin, est secouée d’un je ne sais quoi, et, tout d’un coup, au milieu de la place et de tous les fantaboches qui l’emplissent, la v’là qui laisse tomber son parapluie, et elle se met à dégobiller !
— Eh attention ! fait brusquement Paradis. V’là qu’on crie dans la tranchée. Vous entendez pas ? C’est-i’ pas « alerte ! » qu’on crie ?
— Alerte ! T’es pas fou ?
À peine a-t-on dit cela qu’une ombre s’insinue dans l’entrée basse de notre guitoune et crie :
— Alerte, la 22e ! En armes !
Un coup de silence. Puis, quelques exclamations.
— Je l’savais bien, murmure Paradis entre ses dents, et il se traîne sur les genoux, vers l’orifice de la taupinière où nous gisons.
Ensuite, les paroles s’arrêtent. On est devenus muets. À la hâte, on se redresse à demi. On s’agite, pliés ou agenouillés ; on boucle les ceinturons ; des ombres de bras se lancent de côté et d’autre ; on fourre des objets dans les poches. Et on sort pêle-mêle, en tirant derrière soi les sacs par les courroies, les couvertures, les musettes.
Dehors, on est assourdis. Le vacarme de la fusillade a centuplé, et nous enveloppe, sur la gauche, sur la droite et devant nous. Nos batteries tonnent sans discontinuer.
— Tu crois qu’ils attaquent ? hasarde une voix.
— Est-ce que j’sais ! répond une autre voix, brièvement, avec irritation.
Les mâchoires sont serrées. On avale ses réflexions. On se dépêche, on se bouscule, on se cogne, en grognant sans parler.
Un ordre se propage :
— Sac au dos !
— Il y a contre-ordre… crie un officier qui parcourt la tranchée à grandes enjambées, en jouant des coudes.
Le reste de sa phrase disparaît avec lui.
Contre-ordre ! Un frisson visible a parcouru les files, un choc au cœur fait relever les têtes, arrête tout le monde dans une attente extraordinaire.
Mais non : c’est contre-ordre seulement pour les sacs. Pas de sac ; la couverture roulée autour du corps, l’outil à la ceinture.
On déboucle les couvertures, on les arrache, on les roule. Toujours pas de paroles, chacun a l’œil fixe, la bouche comme impétueusement fermée.
Les caporaux et les sergents, un peu fébriles, vont çà et là, bousculant la hâte muette où les hommes se penchent :
— Allons, dépêchez-vous ! Allons, allons, qu’est-ce que vous foutez ! Voulez-vous vous dépêcher, oui ou non ?
Un détachement de soldats portant comme insigne des haches croisées sur la manche, se frayent passage et, rapidement, creusent des trous dans la paroi de la tranchée. On les regarde de côté en achevant de s’équiper.
— Qu’est-ce qu’ils font, ceux-là ?
— C’est pour monter.
On est prêt. Les hommes se rangent, toujours en silence, avec leur couverture en sautoir, la jugulaire du casque au menton, appuyés sur leurs fusils. Je regarde leurs faces crispées, pâlies, profondes.
Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine – bouchers ou bétail. Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu’on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés. Ils sont prêts. Ils attendent le signal de la mort et du meurtre ; mais on voit, en contemplant leurs figures entre les rayons verticaux des baïonnettes, que ce sont simplement des hommes.
Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse – à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas – avant de trouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, et d’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre.
Ils attendent. L’attente s’allonge, s’éternise. De temps en temps, l’un ou l’autre, dans la rangée, tressaille un peu lorsqu’une balle, tirée d’en face, frôlant le talus d’avant qui nous protège, vient s’enfoncer dans la chair flasque du talus d’arrière.
La fin du jour répand une sombre lumière grandiose sur cette masse forte et intacte de vivants dont une partie seulement vivra jusqu’à la nuit. Il pleut – toujours de la pluie qui se colle dans mes souvenirs à toutes les tragédies de la grande guerre. Le soir se prépare, ainsi qu’une vague menace glacée ; il va tendre devant les hommes son piège grand comme le monde.
De nouveaux ordres se colportent de bouche en bouche. On distribue des grenades enfilées dans des cercles de fil de fer. « Que chaque homme prenne deux grenades ! »
Le commandant passe. Il est sobre de gestes, en petite tenue, sanglé, simplifié. On l’entend qui dit :
— Y a du bon, mes enfants. Les Boches foutent le camp. Vous allez bien marcher, hein ?
Des nouvelles passent à travers nous, comme du vent :
— Il y a les Marocains et la 21e Compagnie devant nous. L’attaque est déclenchée à notre droite.
On appelle les caporaux chez le capitaine. Ils reviennent avec des brassées de ferraille. Bertrand me palpe. Il accroche quelque chose à un bouton de ma capote. C’est un couteau de cuisine.
— Je mets ça à ta capote, me dit-il.
Il me regarde, puis s’en va, cherchant d’autres hommes.
— Moi ! dit Pépin.
— Non, dit Bertrand. C’est défendu de prendre des volontaires pour ça.
— Va t’faire fout’ ! grommelle Pépin.
On attend, au fond de l’espace pluvieux, martelé de coups, et sans bornes autres que la lointaine canonnade immense. Bertrand a achevé sa distribution et revient. Quelques soldats se sont assis, et il en est qui bâillent.
Le cycliste Billette se faufile devant nous, en portant sur son bras le caoutchouc d’un officier, et détournant visiblement la tête.
— Ben quoi, tu marches pas, toi ? lui crie Cocon.
— Non, j’marche pas, dit l’autre. J’suis de la 17e. L’cinquième Bâton n’attaque pas !
— Ah ! Il est toujours verni, l’5e Bâton. Jamais i’ n’donne comme nous !
Billette est déjà loin, et les figures grimacent un peu en le regardant disparaître.
Un homme arrive en courant et parle à Bertrand. Bertrand se tourne alors vers nous.
— Allons-y, dit-il, c’est à nous.
Tous s’ébranlent à la fois. On pose le pied sur les degrés préparés par les sapeurs et, coude à coude, on s’élève hors de l’abri de la tranchée et on monte sur le parapet.
Bertrand est debout sur le champ en pente. D’un coup d’œil rapide, il nous embrasse. Quand nous sommes tous là, il dit :
— Allons, en avant !
Les voix ont une drôle de résonance. Ce départ s’est passé très vite, inopinément, on dirait, comme dans un songe. Pas de sifflements dans l’air. Parmi l’énorme rumeur du canon, on distingue très bien ce silence extraordinaire des balles autour de nous…
On descend sur le terrain glissant et inégal, avec des gestes automatiques, en s’aidant parfois du fusil agrandi de la baïonnette. L’œil s’accroche machinalement à quelque détail de la pente, à ses terres détruites qui gisent, à ses rares piquets décharnés qui pointent, à ses épaves dans des trous. C’est incroyable de se trouver debout en plein jour sur cette descente où quelques survivants se rappellent s’être coulés dans l’ombre avec tant de précautions, où les autres n’ont hasardé que des coups d’œil furtifs à travers les créneaux. Non… il n’y a pas de fusillade contre nous. La large sortie du bataillon hors de la terre a l’air de passer inaperçue ! Cette trêve est pleine d’une menace grandissante, grandissante. La clarté pâle nous éblouit.
Le talus, de tous côtés, s’est couvert d’hommes qui se mettent à dévaler en même temps que nous. À droite se dessine la silhouette d’une compagnie qui gagne le ravin par le boyau 97, un ancien ouvrage allemand en ruines.
Nous traversons nos fils de fer par les passages. On ne tire encore pas sur nous. Des maladroits font des faux pas et se relèvent. On se reforme de l’autre côté du réseau, puis on se met à dégringoler la pente un peu plus vite : une accélération instinctive s’est produite dans le mouvement. Quelques balles arrivent alors entre nous. Bertrand nous crie d’économiser nos grenades, d’attendre au dernier moment.
Mais le son de sa voix est emporté : brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, de sombres flammes s’élancent en frappant l’air de détonations épouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du ciel, des explosifs sortent de la terre. C’est un effroyable rideau qui nous sépare du monde, nous sépare du passé et de l’avenir. On s’arrête, plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonne de toutes parts ; puis un effort simultané soulève notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche, on se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond, où nous nous précipitons pêle-mêle, s’ouvrir des cratères, çà et là, à côté les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on ne sait plus où tombent les décharges. Des rafales se déchaînent si monstrueusement retentissantes qu’on se sent annihilé par le seul bruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débris qui se forment en l’air. On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri de fer rouge dans l’eau. À un coup, je lâche mon fusil, tellement le souffle d’une explosion m’a brûlé les mains. Je le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans la tempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglé par des jets de poussier et de suie. Les stridences des éclats qui passent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu’on les subit. On a le cœur soulevé, tordu par l’odeur soufrée. Les souffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent. On bondit ; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent, s’aveuglent et pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par une avalanche fulgurante, qui tient toute la place.
C’est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe. On est passé, au hasard ; j’ai vu, çà et là, des formes tournoyer, s’enlever et se coucher, éclairées d’un brusque reflet d’au-delà. J’ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de cris, qu’on apercevait sans les entendre dans l’anéantissement du vacarme. Un brasier avec d’immenses et furieuses masses rouges et noires tombait autour de moi, creusant la terre, l’ôtant de dessous mes pieds, et me jetant de côté comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre qui brûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillait sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui se déplaçait près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumée. À notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regard attiré et ébloui par une file d’illuminations affreuses, serrées l’une contre l’autre comme des hommes.
— En avant !
Maintenant, on court presque. On en voit qui tombent tout d’une pièce, la face en avant, d’autres qui échouent, humblement, comme s’ils s’asseyaient par terre. On fait de brusques écarts pour éviter les morts allongés, sages et raides, ou bien cabrés, et aussi, pièges plus dangereux, les blessés qui se débattent et qui s’accrochent.
Le Boyau International !
On y est. Les fils de fer ont été déterrés avec leurs longues racines en vrille, jetés ailleurs et enroulés, balayés, poussés en vastes monceaux par le canon. Entre ces grands buissons de fer humides de pluie, la terre est ouverte, libre.
Le boyau n’est pas défendu. Les Allemands l’ont abandonné, ou bien une première vague est déjà passée… L’intérieur est hérissé de fusils posés le long du talus. Au fond, des cadavres éparpillés. Du fouillis de la longue fosse émergent des mains tendues hors de manches grises à parements rouges et des jambes bottées. Par places, le talus est renversé, la boiserie hachée ; tout le flanc de la tranchée crevé, submergé d’un indescriptible mélange. En d’autres endroits, béent des puits ronds. J’ai gardé surtout de ce moment-là la vision d’une tranchée bizarrement en guenilles, recouverte de loques multicolores : pour confectionner leurs sacs de terre, les Allemands s’étaient servis de draps, de cotonnades, de lainages à dessins bariolés, pillés dans quelque magasin de tissus d’ameublement. Tout ce méli-mélo de lambeaux de couleurs, déchiquetés, effilochés, pend, claque, flotte et danse aux yeux.
On s’est répandu dans le boyau. Le lieutenant, qui a sauté de l’autre côté, se penche et nous appelle en criant et en faisant des signes :
— Ne restons pas là. En avant ! Toujours en avant !
On escalade le talus du boyau en s’aidant des sacs, des armes, des dos qui y sont entassés. Dans le fond du ravin, le sol est labouré de coups, comblé d’épaves, fourmillant de corps couchés. Les uns ont l’immobilité des choses ; les autres sont agités de remuements doux ou convulsifs. Le tir de barrage continue à accumuler ses infernales décharges en arrière de nous, à l’endroit où nous l’avons franchi. Mais là où nous sommes, au pied de la butte, c’est un point mort pour l’artillerie.
Vague et brève accalmie. On cesse un peu d’être sourds. On se regarde. Il y a de la fièvre aux yeux, du sang aux pommettes. Les souffles ronflent et les cœurs tapent dans les poitrines.
On se reconnaît confusément, à la hâte, comme si dans un cauchemar on se retrouvait un jour face à face, au fond des rivages de la mort. On se jette, dans cette éclaircie d’enfer, quelques paroles précipitées :
— C’est toi !
— Oh ! là là ! qu’est-ce qu’on prend !
— Où est Cocon ?
— J’sais pas.
— T’as vu l’capitaine ?
— Non…
— Ça va ?
— Oui…
Le fond du ravin est traversé. L’autre versant se dresse. On l’escalade à la file indienne, par un escalier ébauché dans la terre.
— Attention !
C’est un soldat qui, arrivé à la moitié de l’escalier, frappé aux reins par un éclat d’obus venu de là-bas, tombe, comme un nageur, décoiffé, les deux bras en avant. On distingue la silhouette informe de cette masse qui plonge dans le gouffre ; j’entrevois le détail de ses cheveux épars au-dessus du profil noir de sa figure.
On débouche sur la hauteur.
Un grand vide incolore s’étend devant nous. On ne voit rien d’abord qu’une steppe crayeuse et pierreuse, jaune et grise à perte de vue. Aucun flot humain ne précède le nôtre ; en avant de nous, personne de vivant, mais le sol est peuplé de morts : des cadavres récents qui imitent encore la souffrance ou le sommeil, des débris anciens déjà décolorés et dispersés au vent, presque digérés par la terre.
Dès que notre file lancée, cahotée, émerge, je sens que deux hommes près de moi sont frappés, deux ombres sont précipitées à terre, roulent sous nos pieds, l’une avec un cri aigu, l’autre en silence comme un bœuf. Un autre disparaît dans un geste de fou, comme s’il avait été emporté. On se resserre instinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant ; la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. L’adjudant s’arrête, lève son sabre, le lâche, et s’agenouille ; son corps agenouillé se penche en arrière par saccades, son casque lui tombe sur les talons, et il reste là, la tête nue, face au ciel. La file s’est fendue précipitamment dans son élan, pour respecter cette immobilité.
Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus de chefs, alors… Une hésitation retient la vague humaine qui bat le commencement du plateau. On entend dans le piétinement le souffle rauque des poumons.
— En avant ! crie un soldat quelconque.
Alors tous reprennent en avant, avec une hâte croissante, la course à l’abîme.
— Où est Bertrand ? gémit péniblement une des voix qui courent en avant.
— Là ! Ici…
Il s’était, en passant, penché sur un blessé, mais il quitte rapidement cet homme qui lui tend les bras et a l’air de sangloter.
C’est au moment où il nous rejoint qu’on entend devant nous, sortant d’une espèce de bosse, le tac-tac de la mitrailleuse. C’est un moment angoissant, plus grave encore que celui où nous avons traversé le tremblement de terre incendié du barrage. Cette voix bien connue nous parle nettement et effroyablement dans l’espace. Mais on ne s’arrête plus.
— Avancez ! Avancez !
L’essoufflement se traduit en gémissements rauques et on continue à se jeter sur l’horizon.
— Les Boches ! J’les vois ! dit tout à coup un homme.
— Oui… Leurs têtes, là, au-dessus de la tranchée… C’est là qu’est la tranchée, c’te ligne. C’est tout près. Ah ! les vaches !
On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis s’interceptent au ras du sol, à une cinquantaine de mètres, au-delà d’une bande de terre noire sillonnée et bossuée.
Un sursaut soulève ceux qui forment à présent le groupe où je suis. Si près du but, indemnes jusque-là, n’y arrivera-t-on pas ? Si, on y arrivera ! On fait de grandes enjambées. On n’entend plus rien. Chacun se lance devant soi, attiré par le fossé terrible, raidi en avant, presque incapable de tourner la tête à droite ou à gauche.
On a la notion que beaucoup perdent pied et s’affaissent à terre. Je fais un saut de côté pour éviter la baïonnette brusquement érigée d’un fusil qui dégringole. Tout près de moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse, me bouscule, se jette sur Volpatte qui est à côté de moi et se cramponne à lui ; Volpatte plie et, continuant son élan, le traîne quelques pas avec lui, puis il le secoue et s’en débarrasse, sans le regarder, sans savoir qui il est, en lui jetant d’une voix entrecoupée, presque asphyxiée par l’effort :
— Lâche-moi, lâche-moi, nom de Dieu !… Tout à l’heure, on t’ramassera. T’en fais pas.
L’autre s’effondre, et sa figure enduite d’un masque vermillon, d’où toute expression a été arrachée, se tourne de côté et d’autre – tandis que Volpatte, déjà loin, répète machinalement entre ses dents : « T’en fais pas », l’œil fixé en avant, sur la ligne.
Une nuée de balles gicle autour de moi, multipliant les arrêts subits, les chutes retardées, révoltées, gesticulantes, les plongeons faits d’un bloc avec tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses, désespérées ou bien les « han ! » terribles et creux où la vie entière s’exhale d’un coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regardons en avant, nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans toute notre chair.
Les fils de fer. Il y en a une zone intacte. On la tourne. Elle est éventrée d’un large passage profond : c’est un colossal entonnoir formé d’entonnoirs juxtaposés, une fantastique bouche de volcan creusée là par le canon.
Le spectacle de ce bouleversement est stupéfiant. Il semble vraiment que cela est venu du centre de la terre. L’apparition d’une pareille déchirure des couches du sol aiguillonne notre ardeur d’assaillants, et d’aucuns ne peuvent s’empêcher de s’écrier, avec un sombre hochement de tête, en ce moment où les paroles s’arrachent difficilement des gorges :
— Ah ! zut alors, qu’est-ce qu’on leur a foutu là ! ah ! zut !
Poussés comme par le vent, on monte et on descend, au gré des vallonnements et des monceaux terreux, dans cette brèche démesurée du sol qui fut souillé, noirci, cautérisé par les flammes acharnées. La glèbe se colle aux pieds. On s’en arrache avec rage. Les équipements, les étoffes qui tapissent le sol mou, le linge qui s’y est répandu hors des musettes éventrées, empêchent qu’on ne s’embourbe et on a soin de jeter le pied sur ces dépouilles quand on saute dans les trous ou qu’on escalade les monticules.
Derrière nous, des voix nous poussent :
— En avant, les gars, en avant ! Nom de Dieu !
— Tout le régiment est derrière nous, crie-t-on.
On ne se retourne pas pour voir, mais cette assurance électrise encore notre ruée.
Il n’y a plus de casquettes visibles derrière les talus de la tranchée dont on approche. Des cadavres d’Allemands s’égrènent devant – entassés comme des points ou étendus comme des lignes. On arrive. Le talus se précise avec ses formes sournoises, ses détails : les créneaux… On en est prodigieusement, incroyablement près…
Quelque chose tombe devant nous. C’est une grenade. D’un coup de pied, le caporal Bertrand la renvoie si bien qu’elle saute en avant et va éclater juste dans la tranchée.
C’est sur ce coup heureux que l’escouade aborde le fossé.
Pépin s’est précipité à plat ventre. Il évolue autour d’un cadavre. Il atteint le bord, il s’y enfonce. C’est lui qui est entré le premier. Fouillade, qui fait de grands gestes et crie, bondit dans le creux presque au moment où Pépin s’y coule… J’entrevois — le temps d’un éclair — toute une rangée de démons noirs, se baissant et s’accroupissant pour descendre, sur le faîte du talus, au bord du piège noir.
Une salve terrible nous éclate à la figure, à bout portant, jetant devant nous une subite rampe de flammes tout le long de la bordure. Après un coup d’étourdissement, on se secoue et on rit aux éclats, diaboliquement : la décharge a passé trop haut. Et aussitôt, avec des exclamations et des rugissements de délivrance, nous glissons, nous roulons, nous tombons vivants dans le ventre de la tranchée !
Une fumée incompréhensible nous submerge. Dans le gouffre étranglé, je ne vois d’abord que des uniformes bleus. On va dans un sens puis dans l’autre, poussés les uns par les autres, en grondant, en cherchant. On se retourne, et, les mains embarrassées par le couteau, les grenades et le fusil, on ne sait pas d’abord quoi faire.
— I’s sont dans leurs abris, les vaches ! vocifère-t-on.
De sourdes détonations ébranlent le sol : ça se passe sous terre, dans les abris. On est tout à coup séparé par des masses monumentales d’une fumée si épaisse qu’elle vous applique un masque et qu’on ne voit plus rien. On se débat comme des noyés, au travers de cette atmosphère ténébreuse et âcre, dans un morceau de nuit. On bute contre des récifs d’êtres accroupis, pelotonnés, qui saignent et crient, au fond. On entrevoit à peine les parois, toutes droites ici, et faites de sacs de terre en toile blanche – qui est déchirée partout comme du papier. Par moments, la lourde buée tenace se balance et s’allège, et on revoit grouiller la cohue assaillante… Arrachée au poussiéreux tableau, une silhouette de corps à corps se dessine sur le talus, dans une brume, et s’affaisse, s’enfonce. J’entends quelques grêles « Kamerad ! » émanant d’une bande à têtes hâves et à vestes grises acculée dans un coin qu’une déchirure immensifie. Sous le nuage d’encre, l’orage d’hommes reflue, monte dans le même sens, vers la droite, avec des ressauts et des tourbillonnements, le long de la sombre jetée défoncée.
Et soudain, on sent que c’est fini. On voit, on entend, on comprend que notre vague qui a roulé ici à travers les barrages n’a pas rencontré une vague égale, et qu’on s’est replié à notre venue. La bataille humaine a fondu devant nous. Le mince rideau de défenseurs s’est émietté dans les trous où on les prend comme des rats ou bien on les tue. Plus de résistance : du vide, un grand vide. On avance, entassés, comme une file terrible de spectateurs.
Et ici, la tranchée est toute foudroyée. Avec ses murs blancs écroulés, elle semble en cet endroit l’empreinte vaseuse, amollie, d’un fleuve anéanti dans ses berges pierreuses avec, par places, le trou plat et arrondi d’un étang tari aussi ; et au bord, sur le talus et sur le fond, traîne un long glacier de cadavres – et tout cela s’emplit et déborde des flots nouveaux de notre troupe déferlante. Dans la fumée vomie par les abris et l’air ébranlé par les explosions souterraines, je parviens sur une masse compacte d’hommes accrochés les uns aux autres qui tournoient dans un cirque élargi. Au moment où nous arrivons, la masse tout entière s’effondre, ce reste de bataille agonise ; je vois Blaire s’en dégager, le casque pendant au cou par la jugulaire, la figure écorchée, et il pousse un hurlement sauvage. Je heurte un homme qui est cramponné là à l’entrée d’un abri. S’effaçant devant la trappe noire béante et traîtresse, il se retient de la main gauche au montant. De la droite, il balance pendant plusieurs secondes une grenade. Elle va éclater… Elle disparaît dans le trou. L’engin a explosé aussitôt arrivé, et un horrible écho humain lui a répondu dans les entrailles de la terre. L’homme saisit une autre grenade.
Un autre, avec une pioche ramassée là, frappe et fracasse les montants de l’entrée d’un autre abri. Un affaissement de la terre se produit et l’entrée se trouve obstruée. On voit plusieurs ombres qui piétinent et gesticulent sur ce tombeau.
L’un, l’autre… Dans la bande vivante qui jusqu’ici, jusqu’à cette tranchée tant poursuivie, est arrivée en lambeaux, après s’être heurtée aux obus et aux balles invincibles lancées à sa rencontre, je reconnais mal ceux que je connais, comme si tout le reste de la vie était devenu tout d’un coup très lointain. Quelque chose les pétrit et les change. Une frénésie les agite tous et les fait sortir d’eux-mêmes.
— Pourquoi qu’on s’arrête ici ? dit l’un, grinçant des dents.
— Pourquoi qu’on s’en va pas jusqu’à l’autre ? me demande le deuxième plein de fureur. Maintenant qu’on est v’nu, en quelques bonds, on y s’rait !
— Moi aussi, j’veux continuer.
— Moi aussi. Ah ! les vaches !…
Ils se secouent comme des drapeaux, portant comme de la gloire leur chance d’avoir survécu, implacables, débordants, enivrés d’eux-mêmes.
On stagne, on piétine dans l’ouvrage conquis, cette étrange voie en démolition qui serpente dans la plaine et qui va de l’inconnu à l’inconnu.
— Avancez à droite !
Alors on continue à s’écouler dans un sens. Sans doute c’est un mouvement combiné là-haut, là-bas, par les chefs. On foule des corps mous dont quelques-uns remuent et changent lentement de place, et d’où sortent à la hâte des ruisseaux et des cris. Des cadavres sont entassés en long, en travers, comme des poutres et des décombres, sur les blessés, font effort sur eux, les étouffent, les étranglent et leur prennent leur vie. Je pousse, pour passer, un torse égorgé dont le cou est une source de sang gémissant.
On ne rencontre plus, dans le cataclysme des terres effondrées ou dressées et des débris massifs, par-dessus le grouillement des blessés et des morts qui bougent ensemble, à travers la mouvante forêt de fumée implantée dans la tranchée et sur toute la zone environnante, que des faces enflammées, sanglantes de sueur, aux yeux étincelants. Des groupes ont l’air de danser en brandissant leurs couteaux. Ils sont joyeux, immensément rassurés, féroces.
L’action s’éteint insensiblement. Un soldat dit :
— Alors, qu’est-ce qu’on a à faire, maintenant ?
Elle se rallume soudain en un point : à une vingtaine de mètres dans la plaine, vers un circuit que fait le talus gris, un paquet de coups de fusil crépite et jette ses brûlures éparses autour d’une mitrailleuse qui, enterrée, crache par intermittences, et semble se débattre.
Sous l’aile charbonneuse d’une sorte de nimbus bleuâtre et jaune, on voit des hommes qui cernent la fulgurante machine et se resserrent sur elle. Je distingue, près de moi, la silhouette de Mesnil Joseph qui, tout debout, sans chercher à se dissimuler, se dirige sur le point où des suites saccadées d’explosions aboient.
Une détonation jaillit d’un coin de la tranchée, entre nous deux. Joseph s’arrête, oscille, se baisse, et s’abat sur un genou. Je cours à lui, il me regarde venir.
— Ce n’est rien : la cuisse… Je peux ramper tout seul.
Il semble devenu sage, enfantin, docile. Il ondule doucement vers le creux…
J’ai encore dans les yeux, exactement, le point d’où s’est allongé le coup de feu qui l’a atteint. Je me glisse là, par la gauche, en faisant un détour.
Personne. Je ne rencontre qu’un des nôtres qui cherche comme moi. C’est Paradis.
Nous sommes bousculés par des hommes qui portent sur l’épaule ou sous le bras des pièces de fer de toutes formes. Ils encombrent la sape et nous séparent.
— La mitrailleuse est prise par la septième ! crie-t-on. A n’geul’ra plus. Elle était enragée : sale bête ! sale bête !
— Qu’est-c’qu’il y a à faire, maintenant ?
— Rien.
On demeure là, pêle-mêle. On s’assoit. Les vivants ont cessé de haleter, les mourants finissent de râler, environnés de fumées et de lumières, et du fracas du canon, roulant à tous les bouts du monde. On ne sait plus où on en est. Il n’y a plus de terre, ni de ciel, il n’y a toujours qu’une espèce de nuage. Un premier temps d’arrêt se dessine dans le drame du chaos. Il se fait un ralentissement universel des mouvements et des bruits. Et la canonnade diminue, et c’est plus loin, maintenant, qu’elle secoue le ciel comme une toux. L’exaltation s’apaise, il ne reste plus que l’infinie fatigue qui remonte et nous noie, et l’attente infinie qui recommence.Où est l’ennemi ? Il a laissé des corps partout et on a vu des rangées de prisonniers : là-bas, encore, il s’en profile une, monotone, indéfinie et toute fumeuse sur le ciel sale. Mais le gros semble s’être dissipé au loin. Quelques obus nous arrivent ici, là, maladroitement ; on s’en moque. On est délivrés, on est tranquilles, on est seuls, dans cette sorte de désert où des immensités de cadavres aboutissent à une ligne de vivants.
La nuit est venue. La poussière s’est envolée, mais elle a fait place à la pénombre et à l’ombre, sur le désordre de la foule étirée en longueur. Les hommes se rapprochent, s’asseyent, se lèvent, marchent, appuyés ou accrochés les uns aux autres. Entre les abris, bloqués par des mêlées de morts, on se groupe, on s’accroupit. Quelques-uns ont posé leur fusil par terre et vaguent aux abords de la fosse, les bras ballants ; de près, on voit qu’ils sont noircis, brûlés, les yeux rouges, et balafrés de boue. On ne parle guère, mais on commence à chercher.
On aperçoit des brancardiers dont les silhouettes découpées cherchent, s’inclinent, s’avancent, cramponnés deux à deux à leurs longs fardeaux. Là-bas, à notre droite, on entend des coups de pioche et de pelle.
J’erre au milieu de ce sombre tohu-bohu.
Dans un endroit où le talus de la tranchée, écrasé par le bombardement, forme une pente douce, quelqu’un est assis. Un vague éclairement règne encore. La calme attitude de cet homme, qui regarde devant lui et pense, me semble sculpturale et me frappe. Je le reconnais en me penchant. C’est le caporal Bertrand.
Il tourne la figure vers moi et je sens qu’il me sourit dans l’ombre avec son sourire réfléchi.
— J’allais te chercher, me dit-il. On organise la garde de la tranchée, en attendant qu’on ait des nouvelles de ce qu’ont fait les autres et de ce qui se passe en avant. Je vais te mettre en sentinelle double, avec Paradis, dans un trou d’écoute que les sapeurs viennent de creuser.
Nous contemplons les ombres des passants et des immobiles, qui se profilent en taches d’encre, courbés, pliés dans diverses poses, sur la grisaille du ciel, tout le long du parapet en ruines. Ils font un étrange remuement ténébreux, rapetissés comme des insectes et des vers, parmi ces campagnes cachées d’ombre, pacifiées par la mort, où les batailles font, depuis deux ans, errer et stagner des villes de soldats sur des nécropoles démesurées et profondes.
Deux êtres obscurs passent dans l’ombre, à quelques pas de nous ; ils s’entretiennent à demi-voix.
— Tu parles, mon vieux, qu’au lieu de l’écouter, j’y ai foutu ma baïonnette dans l’ventre, que j’pouvais plus la déclouer.
— Moi, i’s étaient quat’ dans l’fond du trou. J’les ai appelés pour les faire sortir : à mesure qu’un sortait, j’y ai crevé la peau. J’avais du rouge qui me descendait jusqu’au coude. J’en ai les manches collées.
— Ah ! reprit le premier, quand on racont’ra ça plus tard, si on r’vient, à eux autres chez nous, près du fourneau et de la chandelle, qui voudra y croire ? C’est-i’ pas malheureux, s’pas ?
— J’m’en fous, pourvu qu’on r’vienne, fit l’autre. Vitement, la fin, et qu’ça.
Bertrand parlait peu, d’ordinaire, et ne parlait jamais de lui-même. Il dit pourtant :
— J’en ai eu trois sur le bras. J’ai frappé comme un fou. Ah ! nous étions tous comme des bêtes quand nous sommes arrivés ici !
Sa voix s’élevait avec un tremblement contenu.
— Il le fallait, dit-il. Il le fallait – pour l’avenir.
Il croisa les bras, hocha la tête.
— L’avenir ! s’écria-t-il tout d’un coup comme un prophète. De quels yeux ceux qui vivront après nous et dont le progrès – qui vient comme la fatalité – aura enfin équilibré les consciences, regarderont-ils ces tueries et ces exploits dont nous ne savons pas même, nous qui les commettons, s’il faut les comparer à ceux des héros de Plutarque et de Corneille, ou à des exploits d’apaches !
« Et pourtant, continua Bertrand, regarde ! Il y a une figure qui s’est élevée au-dessus de la guerre et qui brillera pour la beauté et l’importance de son courage… »
J’écoutais, appuyé sur un bâton, penché sur lui, recueillant cette voix qui sortait, dans le silence du crépuscule, d’une bouche presque toujours silencieuse. Il cria d’une voix claire :
— Liebknecht !
Il se leva, les bras toujours croisés. Sa belle face, aussi profondément grave qu’une face de statue, retomba sur sa poitrine. Mais il sortit encore une fois de son mutisme marmoréen pour répéter :
— L’avenir ! L’avenir ! L’œuvre de l’avenir sera d’effacer ce présent-ci, et de l’effacer plus encore qu’on ne pense, de l’effacer comme quelque chose d’abominable et de honteux. Et pourtant, ce présent, il le fallait, il le fallait ! Honte à la gloire militaire, honte aux armées, honte au métier de soldat, qui change les hommes tour à tour en stupides victimes et en ignobles bourreaux. Oui, honte : c’est vrai, mais c’est trop vrai, c’est vrai dans l’éternité, pas encore pour nous. Attention à ce que nous pensons maintenant ! Ce sera vrai, lorsqu’il y aura toute une vraie bible. Ce sera vrai lorsque ce sera écrit parmi d’autres vérités que l’épuration de l’esprit permettra de comprendre en même temps. Nous sommes encore perdus et exilés loin de ces époques-là. Pendant nos jours actuels, en ces moments-ci, cette vérité n’est presque qu’une erreur, cette parole sainte n’est qu’un blasphème !
Il eut une sorte de rire plein de résonances et de rêves.
— Une fois, je leur ai dit que je croyais aux prophéties – pour les faire marcher !
Je m’assis à côté de Bertrand. Ce soldat qui avait toujours fait plus que son devoir et pourtant survivait encore – revêtait en ce moment à mes yeux l’attitude de ceux qui incarnent une haute idée morale, et ont la force de se dégager de la bousculade des contingences, et qui sont destinés, pour peu qu’ils passent dans un éclat d’événement, à dominer leur époque.
— J’ai toujours pensé toutes ces choses, murmurai-je.
— Ah ! fit Bertrand.
Nous nous regardâmes sans un mot, avec un peu de surprise et de recueillement. Après ce grand silence, il reprit :
— Il est temps de commencer le service. Prends ton fusil et viens.
… De notre trou d’écoute, nous voyons vers l’est une lueur d’incendie se propager, plus bleue, plus triste qu’un incendie. Elle raye le ciel au-dessous d’un long nuage noir qui s’étend, suspendu, comme la fumée d’un grand feu éteint, comme une tache immense sur le monde. C’est le matin qui revient.
Il fait un froid tel qu’on ne peut rester immobile malgré l’enchaînement de la fatigue. On tremble, on frissonne, on claque des dents, on larmoie. Peu à peu, avec une lenteur désespérante, le jour s’échappe du ciel dans la maigre charpente des nuages noirs. Tout est glacé, incolore et vide ; un silence de mort règne partout. Du givre, de la neige, sous un fardeau de brume. Tout est blanc. Paradis remue, c’est un épais fantôme blafard. Nous sommes tout blancs aussi, nous. J’avais placé ma musette sur le revers du parapet de l’écoute, et on la dirait enveloppée dans du papier. Au fond du trou, un peu de neige surnage, rongée, teinte en gris, sur le bain de pieds noir. Hors du trou, sur les entassements, dans les excavations, par-dessus la cohue des morts, une mousseline de neige est posée.
Deux masses baissées s’estompent, mamelonnées, au travers du brouillard : elles se foncent et arrivent à nous, nous hèlent. Ces hommes viennent nous relever. Ils ont la face brun-rouge et humide de froid, les pommettes comme des tuiles émaillées, mais leurs capotes ne sont pas poudrées : ils ont dormi sous la terre.
Paradis se hisse dehors. Je suis dans la plaine son dos de bonhomme Hiver, et la marche de canard de ses souliers qui ramassent de blancs paquets de semelles feutrées. Nous regagnons, pliés en deux, la tranchée : les pas de ceux qui nous ont remplacés sont marqués en noir sur la mince blancheur qui recouvre le sol.
Dans la tranchée au-dessus de laquelle, par endroits, des bâches brochées de velours blanc ou moirées de givre, sont tendues à l’aide de piquets, en vastes tentes irrégulières, s’érigent, çà et là, des veilleurs. Entre eux, des formes accroupies, qui geignent, essayent de se débattre contre le froid, d’en défendre le pauvre foyer de leur poitrine, ou qui sont glacées. Un mort est affalé, debout, à peine de travers, les pieds dans la tranchée, la poitrine et les deux bras couchés sur le talus. Il brassait la terre quand il s’est éteint. Sa face, dirigée vers le ciel, est recouverte d’une lèpre de verglas, la paupière blanche comme l’œil, la moustache enduite d’une bave dure.
D’autres corps dorment, moins blanchis que les autres : la couche de neige n’est intacte que sur les choses : objets et morts.
— Faut dormir.
Paradis et moi, nous cherchons un gîte, un trou où l’on puisse se cacher et fermer les yeux.
— Tant pis s’il y a des macchabées dans une guitoune, marmotte Paradis. Par ce froid-là, i’ s’retiendront, i’s s’ront pas méchants.
Nous nous avançons, si las que nos regards traînent à terre.
Je suis seul. Où est Paradis ? Il a dû se coucher dans quelque fond. Peut-être m’a-t-il appelé sans je l’aie entendu.
Je rencontre Marthereau.
— J’cherche où dormir ; j’étais d’garde, me dit-il.
— Moi aussi. Cherchons.
— Qu’est-ce que c’est de c’bruit et de c’shproum ? dit Marthereau.
Un murmure de piétinements et de voix, tassés, déborde du boyau qui débouche là.
— Les boyaux sont pleins d’bonhommes et d’types… Qui c’est qu’vous êtes ?
Un de ceux auxquels on se trouve tout d’un coup mêlé, répond :
— On est le 5e Bâton.
Les nouveaux venus font la pause. Ils sont en tenue. Celui qui a parlé s’assoit, pour souffler, sur les rotondités d’un sac de terre qui dépasse l’alignement, et pose ses grenades à ses pieds. Il s’essuie le nez du revers de sa manche.
— Quoi qu’vous v’nez faire par ici ? On vous l’a dit ?
— Plutôt qu’on nous l’a dit : nous v’nons pour attaquer. On va là-bas, jusqu’au bout.
De la tête, il indique le Nord.
La curiosité qui les contemple s’accroche à un détail :
— Vous avez emporté tout vot’ bordel ?
— Nous avons mieu’ aimé l’garder, et voilà.
— En avant ! leur commande-t-on.
Ils se lèvent et s’avancent, mal réveillés, les yeux bouffis, les rides soulignées. Il y a des jeunes au cou mince et aux yeux vides, et des vieux, et, au milieu, des hommes ordinaires. Ils marchent d’un pas ordinaire et pacifique. Ce qu’ils vont faire nous semble, à nous qui l’avons fait la veille, au-dessus des forces humaines. Et pourtant ils s’en vont vers le Nord.
— Le réveil des condamnés, dit Marthereau.
On s’écarte devant eux, avec une espèce d’admiration et une espèce de terreur.
Quand ils sont passés, Marthereau hoche la tête et murmure :
— De l’aut’ côté, y en a qui s’apprêtent aussi, avec leur uniforme gris. Tu crois qu’i’s s’en ressentent pour l’assaut, ceux-là ? T’es pas fou ? Alors, pourquoi qu’i’ sont venus ? C’est pas eux, j’sais bien, mais c’est euss tout de même pisqu’ils sont ici… J’sais bien, j’sais bien, mais tout ça, c’est bizoarre.
La vue d’un passant change le cours de ses idées :
— Tiens, v’la Truc, Machin, l’grand, tu sais ? C’qu’il est immense, c’qu’il est pointu, c’t’être-là ! Tant qu’à moi, j’sais bien que j’suis pas grand tout à fait assez, mais lui, i’ va trop haut. Il est toujours au courant de tout, c’double-mètre ! Comme savement de tout, y en a pas un qui fasse la grille. On va y demander pour une cagna.
— S’il y a des gourbis ? répond le passant surélevé en se penchant sur Marthereau comme un peuplier. Pour sûr, mon vieux Caparthe. Y a qu’ça. Tiens, là – et déployant son coude, il fait un geste indicateur de télégraphe à signaux – Villa von Hindenburg, et ici, là : Villa Glücks auf. Si vous n’êtes pas contents, c’est qu’ces messieurs sont difficiles. Y a p’t’êtr’ quéqu’ locataires dans l’fond, mais de locataires pas remuants, et tu peux parler tout haut d’vant eux, tu sais !
— Ah ! nom de Dieu !… s’écria Marthereau un quart d’heure après que nous fûmes installés dans une de ces fosses équarries, y a des locataires qu’i’ nous disait pas, c’t’affreux grand paratonnerre, c’t’infini !
Ses paupières se fermaient, mais se rouvraient, et il se grattait les bras et les flancs.
— J’ai la lourde ! Pourtant, pour ronfler, c’est pas vrai. C’est pas résistable.
Nous nous mîmes à bâiller, à soupirer, et finalement nous allumâmes un petit bout de bougie qui résistait, mouillé, bien qu’on le couvât des mains. Et nous nous regardâmes bâiller.
L’abri allemand comprenait plusieurs compartiments. Nous étions contre une cloison de planches mal ajustées et, de l’autre côté, dans la cave no 2, des hommes veillaient aussi : on voyait de la lumière filtrer dans les interstices des planches, et on entendait des voix bruisser.
— C’est de l’autre section, dit Marthereau.
Puis on écouta, machinalement.
— Quand j’suis t’été en permission, bourdonnait un invisible parleur, on a été triste d’abord, parce qu’on pensait à mon pauv’ frère qu’a disparu en mars, mort sans doute, et à mon pauv’ petit Julien, de la classe 15, qu’a été tué aux attaques d’octobre. Et puis, peu à peu, elle et moi, on s’est remis à être heureux d’être ensemble, que veux-tu ? Not’ petit loupiot, le dernier, qui a cinq ans, nous a bien distraits. I’ voulait jouer au soldat avec moi. J’y ai fabriqué un petit flingot. J’y ai expliqué les tranchées, et lui, tout freluquant de joie comme un z’oiseau, i’m’tirait d’ssus en gueulant. Ah ! le sacré p’tit mec, il en mettait ! Ça fera un fameux poilu plus tard. Mon vieux, il a tout à fait l’esprit militaire !
Silence. Ensuite vague brouhaha de conversation au milieu desquelles on entend le mot de : « Napoléon », puis une autre voix — ou la même — qui dit :
— Guillaume, c’est une bête puante d’avoir voulu c’te guerre. Mais Napoléon, ça, c’est un grand homme !
Marthereau est à genoux devant moi dans le chétif et étroit rayonnement de notre chandelle, au fond de ce trou obscur et mal bouché où passent par moment des frissonnements de froid, où grouille la vermine et où l’entassement des pauvres vivants entretient un vague relent de sarcophage… Marthereau me regarde ; il entend encore, comme moi, l’anonyme soldat qui a dit : « Guillaume est une bête puante, mais Napoléon est un grand homme », et qui célébrait l’ardeur guerrière du petit qui lui restait encore. Il laisse tomber ses bras, hoche sa tête lassée – et la lumière légère jette sur la cloison l’ombre de ce double geste, en fait une brusque caricature.
— Ah ! dit mon humble compagnon, nous sommes tous des pas mauvais types, et aussi, des malheureux et des pauv’ diables. Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes trop bêtes !
Il tourne à nouveau son regard sur moi. Dans sa face toute plantée de poils, dans sa face de barbet, on voit luire deux beaux yeux de chien qui s’étonne, songe, très confusément encore, à des choses, et qui, dans la pureté de son obscurité, se met à comprendre.
On sort de l’abri inhabitable. Le temps s’est un peu adouci : la neige a fondu et tout s’est resali.
— L’vent a léché l’sucre, dit Marthereau.
Je suis désigné pour accompagner Joseph Mesnil au Poste de Secours des Pylônes. Le sergent Henriot me donne livraison du blessé et me remet le billet d’évacuation.
— Si vous rencontrez Bertrand en route, nous dit Henriot, faudrait voir d’avoir à y dire de s’grouiller, hé ? Bertrand est parti en liaison cette nuit et on l’attend depuis une heure – même que l’vieux s’impatiente et parle de s’foutre en colère d’un moment à l’autre.
Je m’achemine avec Joseph qui, un peu plus pâle que de coutume et toujours taciturne, marche tout doucement. De temps en temps, on le voit s’arrêter, la figure crispée. Nous suivons les boyaux.
Un bonhomme paraît tout d’un coup. C’est Volpatte, qui dit :
— J’vais aller avec vous jusqu’au bas de la côte.
Désœuvré, il manie une magnifique canne torse et secoue dans sa main comme des castagnettes la précieuse paire de ciseaux qui ne le quitte jamais.
Nous sortons tous trois du boyau quand la pente du terrain permet de le faire sans danger de balles – puisque le canon ne donne pas. Aussitôt dehors, nous heurtons un rassemblement. Il pleut. À travers les jambes lourdes plantées comme des arbres tristes, dans la brume, sur la plaine bise, on aperçoit un mort.
Volpatte se faufile jusqu’à la forme horizontale autour de laquelle attendent ces formes verticales. Alors, il se retourne violemment et nous crie :
— C’est Pépin !
— Ah ! dit Joseph qui est déjà presque défaillant.
Il s’appuie sur moi. Nous nous approchons. Pépin, allongé, a les pieds et les mains tendus, crispés, et sa figure sur qui coule la pluie est tuméfiée, talée et affreusement grise.
Un homme qui tient une pioche et dont la face en sueur est pleine de petites tranchées noirâtres, nous raconte la mort de Pépin :
— L’était entré dans une calebasse où des Boches s’étaient planqués. Et v’là qu’on ne l’savait pas et qu’on a enfumé la niche pour nettoyer, et l’pauv’ petit frère, on l’a r’trouvé après l’opération, crampsé, et tout étiré comme un boyau d’chat, au milieu de la viande des Boches qu’il avait saignés avant – et bien proprement saignés, j’peux l’dire, moi que j’suis établi boucher dans la banlieue parisienne.
— Un de moins à l’escouade ! dit Volpatte, tandis que nous nous en allons.
Nous nous trouvons maintenant en haut du ravin, à l’endroit où commence le plateau que notre charge a parcouru éperdument, hier au soir, et qu’on ne reconnaît pas.
Cette plaine, qui m’avait alors donné l’impression d’être toute de niveau et qui, en réalité, se penche, est un extraordinaire charnier. Les cadavres y foisonnent. C’est comme un cimetière dont on aurait enlevé le dessus.
Des bandes le parcourent, identifiant les morts de la veille et de la nuit, retournant les restes, les reconnaissant à quelque détail, malgré leurs figures. Un de ces chercheurs, agenouillé, retire de la main d’un mort une photographie déchiquetée, effacée, un portrait tué.
Des fumées noires d’obus montent en volutes, puis détonent sur les horizons, au loin ; des armées de corbeaux balayent le ciel de leur vaste geste pointillé.
En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque de mai. L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d’un seul élan, en courant, jusqu’ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l’onde d’attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à droite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a crevé les yeux et dévoré les joues – mais même dans leurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnaît les ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où des blancheurs de dents pointent dans des creux ; à côté de pauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise s’effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées et enduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cages cassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et d’équipements, des points blancs sont régulièrement semés : en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre.
Parfois, des renflements allongés — car tous ces morts sans sépulture finissent tout de même par entrer dans le sol — un bout d’étoffe seulement sort — indiquent qu’un être humain s’est anéanti en ce point du monde.
Les Allemands qui, hier, étaient ici, ont abandonné sans les ensevelir leurs soldats à côté des nôtres — ainsi qu’en témoignent ces trois cadavres putréfiés l’un sur l’autre, l’un dans l’autre — avec leurs calottes grises dont le bord rouge est caché par une sangle grise, leurs vestes gris-jaune, leurs figures vertes. Je cherche les traits de l’un d’eux : depuis les profondeurs de son cou jusqu’aux touffes de cheveux collés au bord de son calot, il présente une masse terreuse, la figure changée en fourmilière — et deux fruits pourris à la place des yeux. L’autre, vide, sec, est aplati sur le ventre, le dos en loques quasi flottant, les mains, les pieds et la face enracinés dans le sol.
— Regardez ! Il est récent, celui-ci…
Au milieu de la plaine, au fond de l’air pluvieux et glacé, au milieu de ce lendemain blême d’une orgie de massacre, c’est une tête plantée par terre, une tête exsangue et humide, avec une lourde barbe.
Un des nôtres : le casque est à côté. Les paupières enflées laissent voir un peu de la morne faïence de ses yeux et une lèvre luit comme une limace dans la barbe obscure. Sans doute, il est tombé dans un trou d’obus qu’un autre obus a comblé, l’enterrant jusqu’au cou comme l’Allemand à tête de chat du Cabaret Rouge.
— Je ne le reconnais pas, dit Joseph qui s’avance très lentement et s’exprime avec peine.
— Moi, je le reconnais, répond Volpatte.
— C’barbu-là ? fait la voix blanche de Joseph.
— I’ n’a pas de barbe. Tu vas voir.
Accroupi, Volpatte passe l’extrémité de sa canne sous le menton du cadavre et détache une sorte de pavé de boue où la tête s’enchâssait et qui semblait une barbe. Puis il ramasse le casque du mort, l’en coiffe, et il lui tient un instant devant les yeux les deux anneaux de ses fameux ciseaux, de manière à imiter des lunettes.
— Ah ! nous écrions-nous alors, c’est Cocon !
— Ah !
Quand on apprend ou qu’on voit la mort d’un de ceux qui faisaient la guerre à côté de vous et qui vivaient exactement de la même vie, on reçoit un choc direct dans la chair avant même de comprendre. C’est vraiment presque un peu son propre anéantissement qu’on apprend tout d’un coup. Ce n’est qu’après qu’on se met à regretter.
Nous regardons cette tête hideuse de jeu de massacre, cette tête massacrée qui déjà efface cruellement le souvenir. Encore un compagnon de moins… On reste là autour de lui, intimidés.
— C’était…
On voudrait parler un peu. On ne sait pas quoi dire qui soit assez grave, assez important, assez vrai.
— Venez, articule avec effort Joseph, accaparé tout entier par sa brutale souffrance physique. J’ai pas assez de force pour m’arrêter tout le temps.
Nous quittons le pauvre Cocon, l’ex-homme-chiffre, avec un dernier regard écourté, presque distrait.
— On peut pas s’figurer… dit Volpatte.
… Non, on ne peut pas se figurer. Toutes ces disparitions à la fois excèdent l’esprit. Il n’y a plus assez de survivants. Mais on a une vague notion de la grandeur de ces morts. Ils ont tout donné ; ils ont donné, petit à petit, toute leur force, puis, finalement, ils se sont donnés, en bloc. Ils ont dépassé la vie ; leur effort a quelque chose de surhumain et de parfait.
— Tiens, il vient d’être attigé, celui-là, et pourtant…
Une blessure fraîche mouille le cou d’un corps presque squelettique.
— C’est un rat, dit Volpatte. Les macchabées sont anciens, mais les rats les entretiennent… Tu vois des rats crevés – empoisonnés p’t’êt’ bien – près ou d’ssous chaque corps. Tiens, c’pauv’ vieux va nous montrer les siens.
Il soulève du pied la dépouille aplatie et on trouve, en effet, deux rats morts enfoncés là.
— J’voudrais r’trouver Farfadet, dit Volpatte. J’y ai dit d’attendre au moment où on courait et qu’i’ m’a agrafé. L’pauv’ gars, pourvu qu’il ait attendu !
Alors il va et vient, poussé vers les morts par une étrange curiosité. Indifférents, ils se le renvoient l’un à l’autre, et à chaque pas il regarde par terre. Tout à coup il pousse un cri de détresse. Il nous appelle de la main et s’agenouille devant un mort.
— Bertrand !
Une émotion aiguë, tenace, nous empoigne. Ah ! il a été tué, lui aussi, comme les autres, celui qui nous dominait le plus par son énergie et sa lucidité ! Il s’est fait tuer, il s’est fait enfin tuer, à force de faire toujours son devoir. Il a enfin trouvé la mort là où elle était !
Nous le regardons, puis nous nous détournons de cette vision et nous nous considérons entre nous.
— Ah !…
C’est que le choc de sa disparition s’aggrave du spectacle qu’offre sa dépouille. Il est abominable à voir. La mort a donné l’air et le geste d’un grotesque à cet homme qui fut si beau et si calme. Les cheveux éparpillés sur les yeux, la moustache bavant dans la bouche, la figure bouffie, il rit, il a un œil grand ouvert, l’autre fermé, et tire la langue. Les bras sont étendus en croix, les mains ouvertes, les doigts écartés. Sa jambe droite se tend d’un côté ; la gauche, qui est cassée par un éclat et d’où est sortie l’hémorragie qui l’a fait mourir, est tournée toute en cercle, disloquée, molle, sans charpente. Une lugubre ironie a donné aux derniers sursauts de cette agonie l’allure d’une gesticulation de paillasse.
On le dispose, on le couche droit, on calme ce masque effrayant. Volpatte a retiré un portefeuille de la poche de Bertrand et, pour le porter jusqu’au bureau, il le place religieusement dans ses propres papiers, à côté du portrait de sa femme et de ses enfants. Cela fait, il secoue la tête :
— Celui-là, c’était vraiment un bonhomme, mon vieux. Quand i’ disait quéqu’ chose, ç’ui-là, c’était la preuve que c’était vrai. Ah ! on avait pourtant bien besoin d’lui !
— Oui, dis-je, on aurait eu besoin de lui, toujours.
— Ah ! là là !… murmure Volpatte, et il tremble.
Joseph répète tout bas :
— Ah ! nom de Dieu ! Ah ! nom de Dieu !
La plaine est couverte de monde comme une place publique. Des corvées en détachements, des isolés. Les brancardiers commencent patiemment et petitement, ici, là, leur immense besogne démesurée.
Volpatte nous quitte pour retourner à la tranchée annoncer nos nouveaux deuils et surtout la grande absence de Bertrand. Il dit à Joseph :
— On s’perdra pas d’vue, pas ? Écris de temps en temps un simple mot : « Tout va bien, signé : Camembert », pas ?
Il disparaît parmi tous ces gens qui se croisent dans l’étendue dont une morne pluie infinie s’est entièrement emparée.
Joseph s’appuie sur moi. Nous descendons dans le ravin.
Le talus par lequel nous descendons s’appelle les Alvéoles des Zouaves… Les zouaves de l’attaque de mai avaient commencé à s’y creuser des abris individuels autour desquels ils ont été exterminés. On en voit qui, abattus au bord d’un trou ébauché, tiennent encore leur pelle-bêche dans leurs mains décharnées ou la regardent avec leurs orbites profondes où se racornissent des entrailles d’yeux. La terre est tellement pleine de morts que les éboulements découvrent des hérissements de pieds, de squelettes à demi vêtus et des ossuaires de crânes placés côte à côte sur la paroi abrupte, comme des bocaux de porcelaine.
Il y a dans le sol, ici, plusieurs couches de morts, et en beaucoup d’endroits l’affouillement des obus a sorti les plus anciennes et les a disposées et étalées par-dessus les nouvelles. Le fond du ravin est complètement tapissé de débris d’armes, de linge, d’ustensiles. On foule des éclats d’obus, des ferrailles, des pains et même des biscuits échappés des sacs et pas encore dissous par la pluie. Les gamelles, les boîtes de conserves, les casques sont criblés et troués par les balles, on dirait des écumoires de toutes les espèces de formes ; et les piquets disloqués qui subsistent sont pointillés de trous.
Les tranchées qui courent dans ce vallon ont l’air de crevasses sismiques, et il semble que sur les ruines d’un tremblement de terre on ait déversé des tombereaux d’objets hétéroclites. Et là où il n’y a pas de morts, la terre elle-même est cadavéreuse.
Nous traversons le Boyau International, toujours frissonnant de hardes omnicolores – cette tranchée informe à laquelle le désordre d’étoffes arrachées donne l’air d’avoir été assassinée – à un endroit où l’inégal fossé tortueux est en coude. Tout au long, jusqu’à une barricade terreuse formant barrage, des cadavres allemands y sont enchevêtrés et noués comme des torrents de damnés, quelques-uns émergeant de grottes boueuses au milieu d’une incompréhensible agglomération de poutres, de cordages, de lianes de fer, de gabions, de claies et de boucliers ; au barrage, on voit un cadavre debout planté dans les autres ; planté à la même place, un autre est oblique dans l’espace lugubre : cet ensemble paraît un grand morceau de roue envasé, une aile démantelée de moulin à vent ; et sur tout cela, sur cette débâcle d’ordures et de chairs, sont semées des profusions d’images religieuses, de cartes postales, de brochures pieuses, de feuillets où des prières sont écrites en gothique, et qui se sont répandus à flots hors des vêtements éventrés. Ces paroles font semblant de fleurir de leurs mille blancheurs de mensonge et de stérilité ces rives pestiférées, cette vallée d’anéantissement.
Je cherche un passage solide pour y guider Joseph que sa blessure paralyse graduellement : il la sent s’étendre dans tout son corps. Tandis que je le soutiens et qu’il ne regarde rien, je regarde le bouleversement macabre par-dessus lequel nous fuyons.
Un feldwebel est assis, appuyé aux planches déchirées qui formaient, là où nous mettons le pied, une guérite de guetteur. Un petit trou sous l’œil : un coup de baïonnette l’a cloué aux planches par la figure. Devant lui, assis aussi, les coudes sur les genoux, les poings au cou, un homme a tout le dessus du crâne enlevé comme un œuf à la coque… À côté d’eux, veilleur épouvantable, la moitié d’un homme est debout ; un homme coupé, tranché en deux depuis le crâne jusqu’au bassin, est appuyé, droit, sur la paroi de terre. On ne sait pas où est l’autre moitié de cette sorte de piquet humain dont l’œil pend en haut, dont les entrailles bleuâtres tournent en spirale autour de la jambe.
Par terre, le pied décolle d’une gangue de sang durci des baïonnettes françaises faussées, pliées, tordues par la puissance du choc.
Par une brèche du talus tailladé, on découvre un fond où se trouvent des corps de soldats de la garde prussienne agenouillés, semble-t-il, dans des poses de suppliants, et qui sont troués par-derrière, de trous sanglants, empalés. On a tiré hors du groupe de ceux-là, sur le bord, un tirailleur sénégalais énorme, qui, pétrifié dans la position où il est mort, tordu, s’appuie sur le vide, y cramponne ses pieds, et qui fixe ses deux poignets coupés, sans doute, par l’explosion d’une grenade qu’il tenait : toute la face remuante, il semble mâcher des vers.
— Ici, nous dit un alpin qui passe, ils ont fait le coup du drapeau blanc – et comme i’s avaient affaire à des Bicots, tu parles si on les a ratés !… Tiens, v’là l’drapeau blanc, justement, qu’ces fumiers se sont servis.
Il empoigne et secoue une longue hampe qui gît là, et sur laquelle est cloué un carré d’étoffe blanche – qui se déploie innocemment.
… Une théorie de porteurs de pelles s’avance le long du boyau démantelé. Ils ont l’ordre de faire tomber la terre dans les restes des tranchées, de boucher tout, pour enterrer les corps sur place. Ainsi, ces travailleurs casqués vont accomplir, en cet endroit, œuvre de justiciers, en restituant leurs pleines formes à ces campagnes, en nivelant ces trous déjà à demi comblés par des chargements d’envahisseurs.
De l’autre côté du boyau, on m’appelle : un homme assis par terre, appuyé à un piquet. C’est le père Ramure. Par sa capote et sa veste déboutonnées, on voit des bandages qui lui entourent la poitrine.
— Les infirmiers sont venus me panser, me dit-il d’une voix creuse et légère, pleine de souffles, mais on ne pourra pas m’emporter d’ici avant ce soir. Mais, j’l’sais bien, j’vas passer d’un moment à l’autre.
Il hoche la tête :
— Reste un peu, me demande-t-il.
Il s’attendrit. Des larmes coulent de ses yeux. Il me tend la main et retient la mienne. Il voudrait me parler longuement et presque se confesser :
— J’ai été honnête homme avant la guerre, fait-il, tout en bavant ses larmes. J’travaillais du matin au soir pour nourrir la smala. Et puis, j’suis v’nu par ici pour tuer des Boches. Et maintenant, j’ai été tué… Écoute, écoute, écoute, ne t’en va pas, écoute-moi…
— Il faut que j’emmène Joseph qui n’en peut plus. Après, je reviendrai.
Ramure leva ses yeux ruisselants sur le blessé.
— Non seulement vivant, mais blessé ! Débarrassé de la mort ! Ah ! il y a des femmes et des enfants qui ont de la chance. Eh bien, conduis-le, et reviens… j’espère que je t’attendrai…
Maintenant, il faut gravir l’autre versant du ravin. Nous nous engageons dans la dépression difforme et malmenée du vieux boyau 97.
Tout à coup des sifflements forcenés déchirent l’atmosphère. Une rafale de shrapnells, là-haut, sur nous… Au sein de nuages d’ocre des aérolithes fulgurent et se dispersent en nuées épouvantables. Des charges roulantes se ruent dans le ciel, pour aller déflagrer et se broyer sur la pente, fouiller la colline et y déterrer les vieux ossements du monde. Et les flamboiements tonitruants se multiplient sur une ligne régulière.
C’est un tir de barrage qui recommence.
On crie comme des enfants :
— Assez ! assez !
Dans cet acharnement des machines de mort, de ce cataclysme mécanique qui nous poursuit à travers l’espace, il y a quelque chose qui excède les forces et la volonté, quelque chose de surnaturel. Joseph, sa main dans la mienne, debout, regarde, par-dessus son épaule, l’averse d’éclatements qui crève. Il plie le cou, comme une bête traquée, affolée.
— Eh quoi, encore ! Toujours, alors ! gronde-t-il. Tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on a vu… Et voilà que ça recommence ! Ah ! non, non !
Il tombe sur les genoux, halète, jette un vain regard chargé de haine devant lui et derrière lui. Il répète :
— Ça n’est donc jamais fini, jamais !
Je le prends par le bras, je le relève.
— Viens, ça va être fini pour toi.Il faut patienter là, avant de monter. Je songe à aller retrouver Ramure agonisant qui m’attend. Mais Joseph se cramponne à moi, et puis je vois une agitation d’hommes autour de l’endroit où j’ai laissé le mourant. Je crois deviner : ce n’est plus la peine d’y aller.
La terre du ravin où nous sommes tous les deux groupés étroitement à nous tenir, sous la tempête, frémit, et on sent, à chaque coup, le sourd simoun des obus. Mais, dans le creux où nous sommes, nous n’avons guère de risque d’être atteints. Dès la première accalmie, des hommes, qui attendaient comme nous, se détachent et se mettent à monter : des brancardiers qui multiplient des efforts inouïs pour grimper en portant un corps et font penser à des fourmis obstinées repoussées par des successions de grains de sable ; et d’autres, accouplés et isolés : des blessés ou des hommes de liaison.
— Allons-y, dit Joseph, les épaules fléchissantes, en mesurant de l’œil la côte, la dernière étape de son calvaire.
Des arbres sont là : une file de troncs de saules écorchés, quelques-uns larges comme des faces, d’autres creusés, béants, semblables à des cercueils debout. Le décor au milieu duquel nous nous débattons est déchiré et bouleversé, avec des collines, des gouffres et des ballonnements sombres, comme si tous les nuages de la tempête avaient roulé ici-bas. Par-dessus cette nature suppliciée et noire, la débandade des troncs se profile sur un ciel brun, strié, laiteux par places et obscurément scintillant – un ciel d’onyx.
À l’entrée du boyau 97, en travers, un chêne terrassé tord son grand corps.
Un cadavre bouche le boyau. Il a la tête et les jambes enfouies. L’eau vaseuse qui ruisselle dans le boyau a couvert le reste d’un glacis sablonneux. On voit se bomber à travers ce voile humide la poitrine et le ventre couverts d’une chemise.
On enjambe cette dépouille glacée, visqueuse et claire comme le ventre d’un vague saurien échoué – et cela est ardu à cause du terrain mou et glissant. On est obligé de s’enfoncer les mains jusqu’aux poignets dans la boue du talus.
À ce moment, un sifflement infernal nous tombe dessus. On plie comme des roseaux. Le shrapnell éclate, assourdissant et aveuglant, dans l’air, en avant de nous, et nous ensevelit sous une montagne de fumée sombre horriblement sifflante. Un soldat qui montait a battu l’espace de ses bras et a disparu, lancé dans quelque bas-fond. Des clameurs se sont élevées et sont retombées comme des débris. Tandis qu’on voit, à travers le grand voile noir que le vent arrache du sol et renvoie dans le ciel, les brancardiers déposer le brancard, courir vers le point de l’explosion et soulever quelque chose d’inerte – j’évoque l’inoubliable image de la nuit où mon frère d’armes Poterloo, qui avait le cœur plein d’espoir, s’est comme envolé, les deux bras étendus, dans la flamme d’un obus.
Et nous parvenons enfin sur la hauteur que marque, comme un signal, un blessé effarant : il est là, debout dans le vent ; secoué mais debout, enraciné là ; dans son capuchon tout relevé qui bat en l’air, on voit sa figure convulsée et hurlante, et on passe devant cette espèce d’arbre qui crie.
Nous sommes arrivés à notre ancienne première ligne, celle d’où nous sommes partis pour l’attaque. Nous nous asseyons sur une banquette de tir, adossés aux degrés que les sapeurs ont creusés au dernier moment pour le départ des nôtres. Le cycliste Euterpe, que nous avons revu depuis, passe et nous dit bonjour. Une fois passé, il revient sur ses pas et tire du parement de sa manche une enveloppe dont le bord dépassant lui faisait un galon blanc.
— C’est toi, n’est-ce pas, me dit-il, qui prends les lettres de Biquet qui est décédé ?
— Oui.
— Voilà un retour. L’adresse a fichu l’camp.
L’enveloppe, exposée sans doute à la pluie sur le dessus d’un paquet, s’est lavée, et sur le papier séché et effrité on ne peut plus lire l’adresse parmi les moirures d’eau violacée. Seule a subsisté, lisible dans l’angle, l’adresse de l’expéditeur… J’en tire doucement la lettre : « Ma chère maman »…
— Ah ! je me rappelle !…
Biquet, qui gît en plein air, dans cette tranchée même où nous faisons en ce moment la pause, a écrit cette lettre il n’y a pas longtemps, au cantonnement de Gauchin-l’Abbé, par un après-midi flamboyant et splendide, en réponse à une lettre de sa mère, dont les alarmes tombaient à faux et l’avaient fait rire…
« Tu crois que je suis au froid, à la pluie, au danger. Pas du tout, au contraire. C’est fini, tout ça. Il fait chaud, on sue et on n’a rien à faire qu’à se balader au soleil. J’ai ri de ta lettre… »
Je replace dans l’enveloppe abîmée et fragile cette lettre qui, si le hasard n’avait pas évité cette nouvelle ironie des choses, aurait été lue par la vieille paysanne au moment où le corps de son fils n’est plus, dans le froid et la tempête, qu’un peu de cendre mouillée qui filtre et coule comme une source sombre sur le talus de la tranchée.
Joseph a posé sa tête en arrière. À un moment ses yeux se ferment, sa bouche s’entrouvre et laisse passer un souffle saccadé.
— Courage ! lui dis-je.
Il rouvre les yeux.
— Ah ! me répondit-il, ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça. Regardez ceux-là, ils retournent là-bas, et vous aussi vous allez retourner. Ça va continuer pour vous autres. Ah ! il faut être vraiment fort pour continuer, continuer !