Le Fifre Pétrouchka
LE FIFRE PÉTROUCHKA
Comme M. P… achevait son récit, un domestique entra, apportant le troisième samovar de la soirée. Je reconnus le ménétrier qui faisait danser au cabaret tout à l’heure ; je distinguai sur sa capote la petite croix de fer de Saint-George, celle qu’on donne aux soldats.
— Tiens ! dis-je à mon hôte, le musicien du village est à votre service ?
— Oui, répondit M. P… Vous savez qu’en vertu d’une loi vieille comme les patriarches, on a d’autant plus de serviteurs qu’on a moins de services à leur demander, moins de besoins à satisfaire. Dans toute vraie maison russe, ils se mettent dix pour faire très mal la besogne qu’un seul fait très bien chez vous. C’est le principe de la division du travail, appliqué à un travail absent. Ce bonhomme, qui répond au nom de Pétrouchka, est spécialement chargé de l’entretien et de l’alimentation des samovars. C’est la seule fonction que son intelligence lui permette. Encore m’apporte-t-il souvent de l’eau tiède, quand il ne disparaît pas tout à fait pour racler son violon dans quelque coin. Vingt fois j’ai voulu casser aux gages ce vieil imbécile, qui n’aurait plus qu’à crever de faim dans sa hutte, paresseux comme il est ; seulement…
— Seulement, vous êtes trop bon !
— Mais non ! c’est lui qui est bon ! c’est lui qui est un héros ! Quand j’ai envie de le battre, je me rappelle le siège de Bayazed, et alors je suis tenté de l’embrasser. Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du siège de Bayazed. Eh bien ! si ce glorieux fait d’armes illustre notre histoire, c’est peut-être à Pétrouchka que nous le devons.
Je regardai avec étonnement l’ancien soldat. Je connaissais cet épisode légendaire de la guerre de Turquie, la défense de Bayazed. Au mois de juin 1877, l’armée russe du Caucase, forcée de battre en retraite, avait jeté dans cette petite place quelques compagnies de réguliers et quelques pelotons de Cosaques, environ 1,500 hommes, commandés par un major. Coupée du gros des forces russes, qui rétrogradaient sur Érivan, entourée par 20,000 Turcs, cette garnison avait tenu bon pendant vingt-trois jours, sans pain, presque sans eau, continuellement sur la brèche ; quand les troupes du général Tergoukassof, reprenant leur mouvement offensif, parvinrent à dégager Bayazed le 28 juin, ce qui restait de la garnison était tellement affaibli que les hommes pouvaient à peine porter leurs fusils.
— Oui, reprit mon hôte, Pétrouchka, fifre au régiment d’Érivan, fut un des héros obscurs qui nous aidèrent à défendre cette bicoque contre toute une armée ; non seulement il y a versé de son sang et ramassé des blessures dont il souffre encore : cela, beaucoup d’autres l’ont fait ; mais il y eut une minute où ce bonhomme, bien à son insu peut-être, décida du sort de la place. La chose vaut la peine d’être contée.
Ah ! imprudent, vous ne saviez pas à quoi vous vous exposiez en venant relancer dans ses bois un ermite bavard, qui vit tourné vers le passé ! Vous êtes mon prisonnier, ma victime ; puisque j’ai trouvé une paire d’oreilles complaisantes, j’y vide sans pitié mon sac à souvenirs.
En 1877, quand la guerre d’Orient, qu’on supposait devoir être une marche triomphale, se dessina comme une partie sérieuse, avec ses alternatives de succès et de revers, on appela les réserves, et beaucoup d’anciens officiers reprirent du service. Je fus de ceux-là. J’obtins d’être replacé à l’armée du Caucase, dans ce régiment d’Érivan où j’avais passé quelques années de ma jeunesse ; j’emmenai mon Pétrouchka, qui appartenait à une des classes rappelées. Je dois dire qu’il marquait peu d’empressement à aller délivrer ses frères slaves et que je me défiais de ses qualités guerrières ; en revanche, je connaissais ses aptitudes musicales et je lui fis donner un emploi de fifre, vacant dans mon bataillon. Je vous fais grâce du récit de notre campagne jusqu’à Bayazed ; il vous suffira de savoir que nous comptions dans une des compagnies abandonnées là par l’armée en retraite.
Représentez-vous une petite citadelle à demi ruinée, posée sur une étroite corniche, au flanc d’une paroi de rocher, en face du mont Ararat ; les crêtes des montagnes dominent la place de tous les côtés. Le 6 juin au matin, nous vîmes ces crêtes se couronner de tirailleurs, puis de cavaliers et de canons ; c’était l’armée turque qui prenait position sur ces hauteurs, d’où son feu plongeait dans nos retranchements. Le gros village de Kurdes et d’Arméniens, d’où nous tirions nos subsistances, était tassé dans la vallée, sur les pentes du mamelon de Bayazed. À la nuit, une nappe de flammes couvrit ce village ; les Kurdes, excités par l’ approche de leurs coreligionnaires, s’étaient jetés sur les chrétiens, égorgeant les hommes et incendiant les maisons ; nous voyions distinctement le massacre des malheureux Arméniens, les femmes et les enfants précipités dans les brasiers. Les cavaliers turcs se joignirent aux Kurdes pour piller le quartier chrétien et emmener le bétail ; il ne resta qu’un monceau de ruines et de cendres.
Nous nous étions barricadés à la hâte, en bouchant avec des pierres les portes et les brèches du mur ; notre approvisionnement consistait en une petite réserve d’orge et quelques caisses de biscuit. Ce qui nous inquiétait le plus, c’était le manque d’eau : dès le premier jour, l’ennemi détourna la source qui alimentait la citadelle. Un autre ruisseau coulait dans la vallée, à trois cents pas du rempart ; mais l’approche nous en était interdite par le feu des positions turques. Quand il se vit investi, le commandant ordonna de remplir tous les tonneaux, vases et marmites que nous possédions : pour 1,500 hommes, c’était de quoi vivre quatre à cinq jours.
Le 8, nous repoussâmes un premier assaut qui nous coûta pas mal de monde. Les alertes se succédèrent sans interruption les jours suivants ; notre faible effectif, obligé de fournir des postes nuit et jour, fut bientôt sur les dents ; mais nos pertes les plus sensibles étaient celles qu’on faisait chaque nuit, en allant à la maraude pour découvrir des vivres dans les décombres du village et puiser de l’eau au ruisseau de la vallée. Tous les soirs, une colonne de volontaires partait pour ces périlleuses expéditions ; les Turcs, avertis de nos habitudes, balayaient les abords de la place ; la colonne laissait en chemin dix, quinze, parfois jusqu’à vingt hommes, et, pour ce prix sanglant, elle rapportait quelques sceaux d’eau empoisonnée ; car l’ennemi avait eu soin d’entasser dans le ruisseau des cadavres d’hommes et de chevaux, qui communiquaient à cette eau une odeur fétide.
On rationna les soldats à une livre de biscuit et un bidon par jour ; encore était-ce là un idéal d’abondance dont il fallut bien rabattre par la suite. Dès la première semaine du siège, on avait dû renoncer à laver les plaies des blessés et à faire de la soupe pour eux. Ce tourment de la soif nous était infligé pendant les ardeurs d’un été d’Asie, après des nuits de guet et de combat ; le matin, nos premiers regards se levaient anxieux vers le ciel, brûlant comme une voûte de four, où pas un nuage ne venait promettre un soulagement à notre supplice. Mais il reste de ces journées un monument plus éloquent dans sa simplicité que tous les récits : ce sont les ordres quotidiens adressés à la garnison par son brave commandant. Tenez, feuilletez ceci.
— M. P… me montra, sur un rayon de bibliothèque, une plaquette de quelques pages qui portait ce titre : Les vingt-trois jours du siège de Bayazed, Pétersbourg, 1878. Je parcourus cette brochure ; je regrette de ne pouvoir tout reproduire d’un document si curieux et si honorable :
Ordre n° 6. – 9 juin. – J’adresse mes remerciements sincères aux officiers et aux soldats pour la vaillance avec laquelle ils ont repoussé l’assaut d’hier.
Attendu que la provision d’eau s’épuise rapidement et que le siège peut durer longtemps, la ration est réduite à un demi-bidon.
Aujourd’hui, on creusera une fosse dans le sous-sol des casemates et on rendra à la terre le corps du lieutenant-colonel Kovalevsky, tué dans l’affaire du 6 : on damera la terre sur le corps.
Ce soir, on désignera une équipe de travailleurs et une escorte de Cosaques pour percer une tranchée dans la direction du ruisseau ; les hommes qui s’engageront dans cette tranchée doivent porter avec eux de la vaisselle de bois et laisser les bidons, afin d’éviter le bruit.
Ordre n° 7. – 10 juin. – Les hommes de corvée ont fait trop de bruit hier soir, l’ennemi averti a arrêté la sortie par son feu.
Attendu que la réserve d’eau de l’hôpital est épuisée, les blessés et les malades participeront à la distribution de la garnison ; ils recevront un bidon le matin et un le soir.
À partir de demain, la ration de biscuit sera réduite à une demi-livre par homme.
Ordre n° 10. – 14 juin. – À partir de demain, la ration de biscuit sera réduite à un quart de livre par homme.
La sortie d’hier ayant réussi, on donnera de l’eau aux blessés et aux malades de l’hôpital pour faire cuire la soupe.
Ordre n° 12. – 17 juin. – Afin de ménager nos réserves de biscuit, on portera de 25 à 80 le nombre des hommes commandés cette nuit pour la sortie à l’eau ; une partie d’entre eux se répandra dans le village pour chercher dans les décombres des maisons les objets comestibles qui pourraient s’y trouver encore.
Ordre n° 13. – 18 juin. – Aujourd’hui, on ensevelira dans la fosse du sous-sol des casemates le corps du lieutenant-colonel Patzévitch, mort de ses blessures le 16. On damera la terre sur le corps.
La sortie d’hier ayant réussi, la distribution de biscuit est supprimée aujourd’hui. Les hommes se nourriront des aliments recueillis dans le village. On renouvellera la sortie, la nuit prochaine, pour le même service.
Ordre n° 16. – 21 juin. – La sortie d’hier ayant été arrêtée par l’ennemi dès le début, on délivrera aujourd’hui du biscuit à la garnison, à raison d’un huitième de livre par homme. On fera cuire les aliments qui restent pour les malades.
Ordre n° 18. – 23 juin. – La sortie à l’eau n’ayant pas réussi hier, on donnera aux malades un bidon et aux combattants un quart de bidon.
Ordre n° 19. – 24 juin. – La sortie d’hier ayant encore échoué, on donnera aux malades un bidon et aux combattants une cuillerée d’eau.
Comme il n’y a plus de pain à l’hôpital, faute d’eau pour le cuire, on réservera aux malades le peu de biscuit qui reste, à raison d’un quart de livre par tête ; pour nourrir la garnison, on abattra mon cheval et celui de l’adjudant de place.
Héros de Bayazed ! vous êtes dignes de ce nom, parce que, jusqu’à ce jour, vous avez supporté avec fermeté et sans murmures toutes les privations dont vous souffrez, enfermés dans cette forteresse. Courage ! mes amis, courage pour les épreuves futures ! de très grandes nous sont encore réservées ; mais ne perdez pas l’espoir d’être délivrés ; soyez certains qu’on se hâte à notre secours et que des obstacles imprévus retardent seuls nos libérateurs. Quoi qu’il arrive, souvenez-vous que le serment, la loi, le devoir, l’honneur de notre patrie exigent que nous mourions à ce poste ; nous le ferons, malgré toutes les ruses de notre adversaire, qui nous propose chaque jour de nous rendre à des conditions avantageuses. Souvenez-vous, mes amis, que Dieu nous voit, que nous faisons cette guerre pour la défense de ceux qui croient en lui, et qu’il ne nous abandonnera pas.
— Songez, reprit M. P…, comme je lui rendais sa brochure, qu’après cette journée où nous fûmes rationnés à une cuillerée d’eau, il y en eut encore quatre avant la délivrance. – Mais ces souvenirs m’emportent, et je ne voulais vous parler que de Pétrouchka. Vous vous demandez ce qu’il devenait dans tout cela. Ses talents n’avaient plus d’emploi à Bayazed ; l’heure n’était pas à la musique, sauf à celle du canon. On métamorphosa le fifre en canonnier. Il ne marqua pas dans cette nouvelle partie, ce ne fut pas là qu’il trouva la gloire ; mais, durant ce siège mémorable, Pétrouchka eut trois idées, les seules probablement qu’il ait eues dans toute sa vie ; les deux premières étaient des idées tactiques, elles furent médiocres et tournèrent à mal ; la troisième était une idée musicale ; celle-ci fut excellente, comme vous le verrez.
Il y avait, dans la citadelle, une ancienne chapelle abandonnée, adossée au mur du nord et prenant jour sur la campagne par deux meurtrières pratiquées dans ce mur. Cette chapelle était bâtie sur un vaste caveau, qui avait dû servir de prison ou de dépôt de vivres au temps des Turcs ; une large ouverture, fermée par une dalle mobile, donnait accès dans ce caveau. C’ était là qu’on ensevelissait les soldats tués ; et, malheureusement, il n’y avait pas de jour où il ne fallût déplacer la dalle pour descendre de nouvelles victimes dans le souterrain.
Une après-midi, comme nous étions à jeun depuis l’aube, Pétrouchka, me voyant d’assez méchante humeur, vint à moi d’un air de mystère et me confia qu’il croyait tenir notre souper. Il avait observé qu’un couple de pigeons sauvages revenait chaque soir se poser dans les embrasures du mur et en ressortait le matin. Apparemment ces oiseaux passaient la nuit dans l’intérieur de la chapelle, il serait facile de les y capturer. Après m’avoir révélé son projet, mon homme partit en grand secret pour cette expédition ; il se glissa dans le bâtiment désert et se mit en embuscade sous les meurtrières.
Les pigeons entrèrent ; Pétrouchka se jeta à leur poursuite, armé d’une grande gaule. Mais la nuit était venue dans la chapelle, et il n’avait pas osé prendre de lumière de peur d’éveiller l’attention, d’attirer des copartageants. Le malheur voulut que, ce jour-là, on eût déposé à l’orifice du caveau deux soldats tués la veille, en négligeant de replacer la dalle : Pétrouchka buta contre ces corps, s’embarrassa dans les cordes destinées à les descendre et tomba, la tête la première, dans le trou béant. Le lendemain matin, comme je le cherchais partout, on entendit des cris pitoyables qui sortaient de chez les morts, sous la chapelle ; on retira le chasseur de pigeons tout contus, à demi asphyxié et fou d’épouvante, après cette nuit passée dans le sépulcre. L’aventure à eu les honneurs de l’histoire : vous la trouverez à l’appendice de la relation du siège, égayant ces pages tragiques.
La seconde idée de Pétrouchka fut encore moins heureuse, bien qu’inspirée par un brave sentiment. Le jour où le commandant prescrivit d’abattre les derniers chevaux d’officiers, j’ordonnai à mon serviteur de mener ma pauvre monture au sacrifice. Pétrouchka lut dans mes yeux le regret que j’éprouvais à me séparer ainsi de mon cheval de bataille ; il me communiqua un plan dont la réussite devait nous procurer des vivres et retarder l’emploi des ressources suprêmes. Il croyait savoir qu’une bonne provision de blé existait encore dans une maison d’Arménien ; seulement cette habitation, séparée du village, s’élevait au milieu d’un champ découvert, il était impossible de l’atteindre sans être mitraillé par l’ennemi. Il fallait trouver un stratagème : Pétrouchka et quelques-uns de ses camarades l’avaient trouvé.
À la nuit, on les vit se partager une pile de madriers abandonnés dans les chantiers de la citadelle ; chacun des volontaires chargea une de ces planches sur ses épaules et s’engagea dans la tranchée, à l’heure de la sortie aux vivres. De la tranchée, ils gagnèrent le champ découvert en rampant sous leurs carapaces. Pétrouchka ne se doutait guère qu’il plagiait la tactique d’assaut des Romains. Il allait, s’applaudissant du succès de son invention, riant aux balles turques qui mouraient sur sa cuirasse. Mais comme il touchait au port, un obus s’abattit précisément sur les planches mouvantes, culbuta avec fracas trois ou quatre d’entre elles, rompit l’ordonnance de la petite troupe : le bruit et la lumière trahirent les mouvements. Aussitôt, les avant-postes ennemis foudroyèrent ces malheureux de décharges répétées ; les volontaires se replièrent précipitamment. Continuant, hélas ! leur plagiat inconscient, ils rapportaient sur leurs boucliers improvisés, transformés en civières, une douzaine de morts et de blessés.
Parmi ces derniers se trouvait Pétrouchka, percé de deux balles. Ses blessures, dont la malignité se révéla par la suite, parurent alors assez bénignes ; il en fut quitte pour une semaine de lit, et, durant les deux dernières journées du siège, il revint flâner avec les convalescents dans l’enceinte de la citadelle.
Ces dernières journées avaient consterné les plus fortes âmes. Le 21, comme vous pouvez le voir à cette date dans les ordres du jour, le commandant avait communiqué à la garnison une bienheureuse nouvelle ; soit qu’il eût en réalité quelque avis, soit qu’il voulût relever le moral du soldat, notre chef annonçait l’arrivée d’une armée de secours pour le lendemain. Le 22, dès l’aube et jusqu’au soir, tous les yeux fouillaient impatiemment l’horizon. Rien que l’éclair accoutumé des canons turcs. Le 23, le 24, on attendit encore d’heure en heure la réalisation de cette promesse.
Rien, toujours rien !
Alors les espérances, un moment exaltées, retombèrent de toute leur hauteur dans un abattement pire que les incertitudes passées. Plus de pain, une cuillerée d’eau nauséabonde, une chaleur accablante, et cette odeur insupportable des cadavres, qui pourrissaient aux abords de la citadelle, empestant l’air que nous respirions. Les hommes encore valides, brisés de fatigue, ne suffisaient plus aux services multipliés qu’ on exigeait d’eux. Beaucoup s’asseyaient à terre, l’œil éteint, les lèvres serrées, sans murmure, mais avec le désir visible de la mort.
Le 27, on mangea le dernier cheval ; c’était l’agonie pour le lendemain, si le ciel ou les hommes n’avaient pas pitié.
Le soir de ce jour, aux premières ombres, on signala un parlementaire ennemi sous le rempart. Le commandant et les officiers du conseil se portèrent à sa rencontre ; cet homme fut introduit et nous remit une missive du général turc. C’était la huitième depuis le début du siège ; on avait dédaigneusement renvoyé les précédentes. Le commandant prit le papier, l’éleva à niveau de la lanterne qui éclairait le cercle d’officiers et nous en fit la lecture à haute voix. Schamyl-Pacha informait les assiégés que le général Loris-Mélikof, ayant tenté d’opérer sa jonction avec l’aile gauche de l’armée russe, avait été battu et contraint d’évacuer Kars ; Tergoukassof, qui commandait cette aile gauche, avait perdu, de son côté, plus de sept mille hommes en diverses rencontres et repassait la frontière : nous restions seuls, abandonnés sur le territoire ottoman. Le pacha, mû par un sentiment d’humanité, nous engageait à cesser une lutte sans espoir et nous offrait les conditions honorables que méritait notre bravoure.
Tandis que le major lisait, des groupes nombreux de soldats étaient venus se masser derrière nous ; j’épiais sur leurs visages découragés l’impression produite par ces tristes nouvelles. Elles ne trouvaient que trop de créance : puisque nos frères n’accouraient pas à notre aide, c’est qu’ils étaient malheureux partout, comme l’affirmait le général ennemi. Le commandant laissa tomber la lettre à ses pieds et garda le silence.
Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas l’angoisse de cette minute. Sous la clarté hésitante du fanal, autour du parlementaire turc, l’état-major était rangé, débordé par le flot des soldats ; les figures inquiètes de ceux-ci interrogeaient les chefs, et les chefs se taisaient, la tête basse. Chacun examinait son cœur, craignant de le deviner et de deviner du même coup celui de son voisin ; chacun luttait à part soi, mollement, contre les sophismes du désespoir, les lâchetés qui commençaient à ramper dans les âmes. La limite des forces humaines n’était-elle pas atteinte ? Faire plus, n’était-ce pas folie ? Moment terrible, où nul ne parlait, parce que tous attendaient la voix d’un plus faible qui vînt entraîner et excuser la faiblesse grandissante de tous. Nous sentions que chaque seconde triomphait d’une volonté et mûrissait la défaillance commune, qui allait trouver un interprète ; les regards se fuyaient pour ne pas se trahir en se rencontrant. Je détournai les miens ; ils se portèrent machinalement sur un homme qui approchait, le bras en écharpe et le front bandé. C’était mon vieux serviteur, accouru pour s’enquérir de la cause du rassemblement ; il n’avait rien entendu, ignorait ce qui se passait et considérait curieusement le gros Turc, immobile dans sa dignité d’Oriental.
Alors Pétrouchka eut son idée, la bonne : une idée facétieuse, une joyeuseté de paysan russe, qui traversa je ne sais comment sa cervelle. Il vint se planter tout droit devant le parlementaire, tira de sa poche son fifre, muet depuis si longtemps, le porta à ses lèvres, et, à la barbe du Turc étonné, il souffla dans l’instrument.
Ce que Pétrouchka jouait, c’était la première phrase de notre hymne national et militaire : Dieu sauve le tsar !
Vous savez si elle est puissante et superbe, cette phrase ! Aux grands jours des fêtes d’armée, vous l’avez entendue passer comme une tempête sur le front des bataillons, faisant battre les cœurs, sonner les sabres et claquer les drapeaux. Dès qu’elle éclate, un froid serre à la gorge le plus tranquille de nous, et le sang se jette aux yeux, comme demandant à se répandre. – Ce jour-là, dans le fifre de Pétrouchka, elle n’avait pas son grondement de tonnerre ; prisonnière dans ce petit roseau, elle en sortait toute sourde, malheureuse et suppliante. Pourtant chacun la reconnut et tressaillit ; quelque chose d’oublié venait de se lever au milieu de nous ; ce n’était pas ce paysan qui soufflait dans son méchant tuyau de bois, c’était la voix de la grande Russie qui nous promettait secours, la voix de la patrie gémissante qui conjurait de garder son honneur et commandait de mourir.
Ah ! la curieuse machine que nous sommes, mon cher ami ! Une vibration d’air nous avait changés en une seconde. À la dépression morale sous laquelle nous succombions, un sursaut de tous les cœurs succéda en un clin d’œil ; chacun se secoua comme tiré d’un mauvais rêve, chassant un souvenir de honte ; les têtes se relevèrent, les regards qui se fuyaient se rencontrèrent avec de nobles flammes. – Le commandant ramassa brusquement le papier, le jeta à l’émissaire et dit :
— Va te faire pendre !
Prit-on cette réponse pour un ordre mal donné ? Était-il vrai, comme on me l’affirma depuis, que cet envoyé fût un transfuge de notre camp, passible des lois militaires ? Peut-être. Dame ! vous ne trouverez pas la fin de mon histoire très correcte ; mais ne demandez pas trop de sang-froid à des désespérés qui meurent de faim. Bref, je ne sais comment, je ne sais par qui, en moins de trois minutes, le parlementaire était branché à la lanterne, et, sous le pauvre diable qui gigotait, Pétrouchka, goguenard, continuait de souffler dans son fifre.
Chacun alla reprendre son poste de nuit. Il n’eût pas fait bon pour les Turcs nous attaquer à ce moment-là. Un pressentiment confus nous disait que nous touchions à la fin de nos peines.
À l’aurore, le 28, des mouvements inusités se produisirent sur les montagnes ; des feux d’artillerie se croisaient qui n’étaient pas dirigés sur nous. Bientôt nous vîmes les lignes ennemies reculer en combattant ; une colonne débouchait sur les hauteurs ; du rempart, la vigie nous jeta un cri de joie : elle avait reconnu les uniformes et les enseignes russes. En un instant, tout ce qui pouvait encore courir dans la garnison fut sur le mur ; nous suivions les péripéties de la lutte, nous distinguions les régiments qui avançaient. Vers midi, les Turcs évacuèrent en désordre la vallée ; un gros de cavaliers s’élança sur les pentes de la citadelle. Je vous laisse à penser les cris, les gestes fous, les appels des gens qui m’entouraient. Cependant on affichait au quartier un ordre du commandant, le dernier.
Ordre n° 23. – 28 juin. – À l’approche de nos libérateurs, on hissera, près du drapeau, les enseignes du bataillon de Stavropol et les guidons des sotnias cosaques. Toutes les troupes se rangeront en ordre de parade sur le rempart ; autour du drapeau, on chantera l’hymne : Dieu sauve le tsar ! et on criera : Hourrah !
« Toutes les troupes », c’est-à-dire les quelques centaines de spectres qui se traînaient encore dans les cours, se serrèrent autour de leur étendard. Ces voix faibles, étranglées par la soif, entonnèrent le chant avec un tremblement enfantin. Un peu en avant, Pétrouchka donnait le ton, jouant sur son fifre, comme la veille.
Il faut croire que nous offrions un singulier tableau, lamentable et touchant ; nos yeux habitués ne s’en rendaient pas compte, mais nos camarades de l’armée de secours m’ont dit depuis qu’ils n’avaient jamais rêvé un aussi effroyable spectacle. « Vos hommes étaient verts, je ne peux pas trouver d’autre mot », me disait l’un d’eux.
Oui, nous ne devions pas avoir la mine de tout le monde. Le général Tergoukassof, arrivant au galop en tête de son escorte, s’arrêta à notre vue ; des larmes montèrent aux yeux de ce vieux soldat. Il se précipita sous la poterne, serra contre son cœur notre commandant, puis il alla droit au fifre et lui cria :
— Continue, mon brave, je te donne la croix de Saint-George !
Pétrouchka, toujours facétieux, répondit :
— Merci, Votre Excellence ; mais qu’il vous plaise d’abord de me faire donner un verre d’eau : il y a vingt-quatre heures que je n’ai bu.
— Vous voyez bien, grommela M. P… en se levant, que je ne peux pas congédier cet animal-là !