Le Fils de Pierre le Grand/01

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Le Fils de Pierre le Grand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 125-163).
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LE
FILS DE PIERRE LE GRAND

I.
L’ENFANCE ET LA JEUNESSE D’ALEXIS. — SON MARIAGE ET SA FUITE.

Il eût fallu le drame d’Eschyle ou de Sophocle pour raconter sa vie. Égaré dans l’histoire moderne, le fils de Pierre le Grand appartient à la lignée fatale qui hantait les vieux tragiques grecs ; devant ce prince supplicié, on ne sait par quelle main, Clytemnestre se serait écriée une fois de plus : « C’est le Destin qui a commis le crime! » — Nous dirons autrement aujourd’hui : dirons-nous mieux? L’histoire hésite éternellement devant le problème, moral que lui posent certaines destinées. Un homme ordinaire naît dans un rang et une époque extraordinaires ; il ne demandait qu’à être médiocre dans une fortune médiocre; réduit à la condition commune, il eût passé tranquille et inaperçu, ni pire ni meilleur que tant d’autres. Voici que la loi, inconnue pour nous, de la distribution des âmes, assigne à cette faible créature une œuvre disproportionnée avec ses forces; elle se trouve jetée dans un tourbillon de volontés puissantes et d’événemens grandioses : ne pouvant se hausser jusqu’à sa tâche, l’être infirme retombe et disparaît, broyé par elle. Il souffre et proteste : pourtant l’œuvre historique qui devait s’accomplir par lui s’accomplit malgré lui et contre lui : son mal est le bien d’un grand peuple. Qui répondra de cette infortune nécessaire ? Comment juger le faible qui succombe plutôt que d’avancer, les forts qui le foulent en marchant, quand la marche est le salut de tous? — Fatalité, disait l’antiquité païenne; — prédestination, répond le moyen âge chrétien; — lutte pour l’existence, affirme la science moderne. Ces diverses formules des opinions humaines ne sont que la constatation du fait; elles réservent le jugement de la conscience, qui flotte, indécis.

Nous n’aurons pas la hardiesse de nous prononcer dans un si grand débat. Nous retracerons les faits : le lecteur jugera. Rarement l’intérêt philosophique de l’histoire a été relevé par de plus attachantes péripéties. Nos romans judiciaires rivaliseraient à peine d’imprévu et de passion avec le procès du tsarévitch Alexis; nos plus ingénieux faiseurs n’ont pas imaginé d’aventures plus étranges que celles de ce jeune prince, fuyant sa couronne et emportant ses amours sur les routes d’Europe, caché dans des retraites obscures, poursuivi, dépisté, repris par une diplomatie subtile comme une police, ramené de la baie de Naples à la chambre de torture de Moscou, disparaissant mystérieusement dans le décor d’une tragédie barbare et léguant une énigme insoluble aux historiens. Tenté à notre tour par cette énigme, nous suivrons docilement nos devanciers, MM. Oustrialof, Solovief et autres; leurs recherches érudites ont ranimé les traits de cette pâle figure qui passe comme une ombre et s’évanouit de même dans l’éclat glorieux du règne de Pierre le Grand[1].


I.

Pierre n’avait que seize ans quand il épousa, en 1689, Eudoxie Lapouchine, fille d’un des boïars qui avaient marqué à la cour du feu tsar Alexis Michaïlovitch. L’année suivante, un fils naissait de ce mariage et recevait le nom de son aïeul Alexis. L’enfant entrait dans sa neuvième année quand sa mère fut répudiée par le tsar et enfermée au couvent de Souzdal; il avait vingt-deux ans quand Pierre se décida à légitimer son union avec sa seconde femme, Catherine Skavronski, en 1711.

Pour comprendre le drame de famille que nous voulons raconter, il est indispensable de faire plus ample connaissance avec ses principaux acteurs.

Il ne devrait pas être besoin de présenter au public une personnalité historique comme celle de Pierre le Grand. Pourtant, si le souverain a donné son nom à plus d’un livre en Occident, l’homme y est encore mal connu, croyons-nous, faute d’avoir été bien regardé dans son cadre. Cela tient au peu de lumières que nous avions jusqu’à ces derniers temps sur la vieille Russie; le moyen âge moscovite n’avait pas trouvé place dans nos histoires classiques, elles ignoraient de parti-pris ce monde barbare, et la Russie ne commençait pour elles qu’à l’arrivée de son réformateur. C’était déjà un bel hommage rendu à Pierre de ne compter avec son pays que du jour où il y parut. L’hommage serait plus complet si, sachant ce qu’il a fait, nous savions avec quoi il l’a fait. L’homme est grand dans la mesure où il crée : mais pour assigner à un créateur sa vraie place, le philosophe s’inquiète plus encore des élémens dont il disposait que du résultat obtenu. Quand Louis XIV fait un grand siècle avec notre grande France et nos grands aïeux, nous saluons en lui un guide intelligent plutôt qu’un créateur. Quand Napoléon construit l’édifice administratif et civil qui nous abrite encore aujourd’hui, il fait preuve d’un merveilleux génie d’ordre plutôt que de création : les matériaux étaient là, bruts et mal assemblés sans doute, mais déjà réunis par la révolution. Pierre, lui, crée de toutes pièces, presque du néant, suivant la leçon divine. A l’étude des élémens informes, réfractaires, d’où il tira en quelques années un grand empire, on est pénétré d’admiration pour cette immense figure; au calcul des résistances, actives ou inertes, dont il dut triompher, on reconnaît que la force d’âme n’eut peut-être jamais une plus haute expression dans l’histoire. Ceux qui sont arrivés, — et n’est-ce pas la leçon de la vie? — à priser entre toutes les qualités de l’âme le don rare et superbe de la volonté, ceux-là avoueront sans peine qu’excepté peut-être ce même Napoléon, nul homme dans les temps modernes n’a jamais plus fortement voulu.

Regardons-y de près. Au déclin du XVIIe siècle, en dehors de cette Europe déjà en possession de son équilibre, organisée, policée, mûre pour la vie moderne, il y a un état immense dans l’espace, insignifiant dans l’histoire. Le monde civilisé l’ignore; on ne sait même comme il faut le nommer, Moscovie ou Russie, Asie ou Europe. Ses voisins immédiats, la Turquie, l’Empire, la Prusse, tous grands facteurs de l’ordre européen, ne comptent guère plus avec lui qu’avec ces khans tatars dont on le distingue confusément. Quand Dolgorouki, le premier ambassadeur de Pierre, arrive à Versailles en 1687, il y obtient le même succès de curiosité qu’un envoyé chinois ou birman ; il faut, dans ce centre des lumières, recourir aux géographes, et aux académies, pour savoir d’où sortent ces barbares. — « L’Académie des inscriptions, nous dit Voltaire, célébra par une médaille cette ambassade comme si elle fût venue des Indes. »

Quel était le secret de cette faiblesse d’un peuple nombreux ? Ses voisins l’ignoraient parce qu’il s’ignorait lui-même. Depuis de longs siècles il dormait dans sa torpeur polaire. Le gouvernement, les mœurs, les arts, le commerce, le costume, tout chez lui était oriental, disons même asiatique, partant immobile. Il tirait toutes ses racines de l’Orient byzantin et de l’Asie tatare : de Byzance, son clergé avait gardé une tradition religieuse étroite, matérialisée, qui pesait sur toute la vie nationale : des Tatares, auxquels il fut si longtemps soumis, ses souverains avaient pris l’étiquette, les procédés de gouvernement, la tactique militaire, l’esprit violent et rusé. À Moscou comme à Damas ou à Ispahan, la femme était recluse au térem, on l’épousait sous un voile ; son action éducatrice sur les mœurs était nulle. Les seuls instituteurs de ce peuple, plongé dans une noire ignorance, étaient des moines dont rien ne pouvait égaler l’indigence intellectuelle. Une noblesse grossière et anarchique combattait à la manière mongole, avec des levées de vassaux, pour le souverain ou contre lui. La mer, le grand lien des nations civilisées à cette époque, le véhicule des richesses et des idées, n’était connue des Moscovites que dans les légendes : aucun de leurs princes, avant Pierre, ne l’avait vue de ses yeux. Quant à franchir la frontière, nul n’y songeait à moins de force majeure : les langues, les arts, les sciences de l’Occident, autant de choses maudites, repoussées par l’exclusivisme religieux et national ; les rares commerçans étrangers étaient parqués dans un faubourg de Moscou, le quartier allemand, sorte de ghetto réprouvé qu’on sabrait sans scrupule aux jours de sédition populaire. Le costume même témoignait des origines et des mœurs du Russe : c’était le long et flottant vêtement oriental, signe extérieur de l’indolence asiatique.

Avec le père de Pierre le Grand, ce tableau n’est déjà plus rigoureusement exact. Dès le règne d’Alexis Michaïlovitch, quelques hommes intelligens sentent leur infériorité nationale, en souffrent, et font effort pour en sortir. Des regards curieux se tournent vers l’Europe, hésitans encore et sans suite. Le patriarche Nicon essaie la réforme du clergé, des lettrés polissent la langue, traduisent les livres étrangers. Nathalie, l’épouse du tsar et la mère de Pierre, quitte la première le voile et se hasarde dans la société des hommes. Alexis Michaïlovitch a l’esprit ouvert, il appelle à lui des marchands d’Occident, des chanteurs d’Italie, des diplomates. Il passe dans ce ciel du Nord des clartés vagues, une aurore qui annonce le grand jour de la transformation. Il en devait être ainsi ; les phénomènes de l’histoire, comme ceux de la nature, sont régis par la grande loi de l’évolution; ils n’admettent pas les chutes subites du passé dans l’avenir, les brusques miracles; c’eût été miracle si un Pierre le Grand fût apparu sans préparation. Est-ce à dire, comme l’ont avancé certains érudits russes, dans un courant de réaction très marquée contre l’œuvre de Pierre, que le grand tsar n’ait été qu’un continuateur, et son père le véritable initiateur de la réforme? Nous croyons que les savantes recherches dont le règne d’Alexis Michaïlovitch a été l’objet ont quelque peu exagéré la valeur de ce règne. Le tsar Alexis nous représente assez bien un de ces souverains orientaux, curieux de choses nouvelles, amusés plutôt qu’instruits par les merveilles de la civilisation, qui ont plus d’une fois de nos jours fait prendre le change à la crédule Europe. L’Europe s’émerveille, applaudit aux réformes et s’apprête à traiter de pair avec le barbare si rapidement assimilé; l’observateur prudent qui passe derrière le décor s’aperçoit que le barbare a pris de la civilisation juste ce qu’il fallait pour emplir un théâtre et amuser son ennui. — Avec plus de bonne foi sans doute, Alexis Michaïlovitch n’obtint pas des résultats mieux assurés : il ne sortit pas d’Asie. Tout se réduisit à quelques plaisirs de cour moins grossiers, à une extension des relations commerciales, à un travail dans les idées religieuses qui n’avait rien à démêler avec le progrès occidental. Le poids d’ignorance était trop lourd à soulever pour les hommes de cette génération; l’honneur de l’effort doit être rendu à Pierre le Grand.

C’est dans ce milieu qu’il naît, à un moment de crise politique et de confusion. A dix ans, on le place conjointement avec son frère aîné, l’imbécile et maladif Ivan, sur ce célèbre trône à deux sièges qu’on voit encore au Musée des Armes. Une sœur plus âgée y tient les deux enfans en lisière, intrigue et gouverne sous leur nom. L’éducation du petit prince est pire encore que celle de ses pareils; il grandit dans la rue de Moscou, mêlé aux polissons de son âge, livré à toutes les influences perverses, à l’ignorance, à la débauche précoce. Soudain une lumière se fait, comme une révélation, dans les ténèbres de cette petite âme; elle devine qu’à la place de ce qui est, il faut mettre autre chose qu’elle pressent et qu’elle ignore. Dès lors cet esprit s’agite d’un effort obscur et constant vers une vie nouvelle, comme l’enfant au sein de la mère. Dans les jeux des gamins du quartier allemand, Pierre apprend qu’il y a un autre monde par delà le sien, il y rêve sans cesse, et sur ce rêve il façonne déjà en imagination son futur empire. A dix-sept ans, avec ses compagnons d’aventure, il balaie la cour caduque de son frère et de sa sœur. Libre et seul, il court d’instinct à la mer : elle est triste et rebutante, dans ce port glacé d’Arkhangel; pourtant il la salue avec amour, reconnaissant la maîtresse mystérieuse qui le mènera au monde nouveau et ramènera ce monde avec lui. Au risque de perdre sa couronne mal assurée, il se précipite en Occident, poussé par une force irrésistible, avec la curiosité ardente d’un sauvage; il voit des flottes, des armées, des fabriques, des académies, de la justice, de la puissance et de la gloire, il veut tout cela pour son pays ; mais les autres monarques ordonnent et des instrumens exécutent au-dessous d’eux : lui devra être à la fois l’ordonnateur et l’instrument; il devra tout apprendre pour tout enseigner aux siens. Il veut une flotte et n’a pas même un calfat dans son empire : il saura le premier ponter une barque, gréer une mâture, gouverner à la barre du premier vaisseau construit de ses mains. Il veut une armée régulière et n’a pas un sergent instructeur; il instruira lui-même les soldats de son premier régiment. Et pour tout ainsi. Qu’on mesure maintenant, si l’on peut, l’ouverture d’esprit et la force de volonté nécessaires à un homme pour passer brusquement d’un monde moral dans un autre, pour se faire tour à tour l’apprenti universel des arts de la civilisation, l’instituteur de ces arts près d’un peuple nombreux, le souverain chargé d’en régler l’emploi, pour vaincre les résistances de tous ceux que ces arts scandalisent, pour changer les consciences, les idées, les formes de trente millions d’êtres humains! Figurons-nous, pour prendre des distances qui nous sont familières, un génie du XVIIe siècle, un Colbert ou un Vauban, apparaissant soudain en plein XIIIe siècle, dans le monde de saint Thomas et de Raymond Lulle, et transformant ce monde à son image. Il semblerait qu’un pareil travail ait dû être l’œuvre de plusieurs siècles; vingt ans après, au lendemain de Poltava, l’empire qu’avait rêvé l’enfant était une réalité, ses escadres couvraient la Baltique et la Mer-Noire, ses armées avaient vaincu la Suède, la Turquie, la Pologne, inquiétaient la Prusse et l’Autriche; l’Europe comptait une grande puissance de plus, une capitale et des ports nouveaux, la Russie célébrait son avènement à la civilisation, civilisation timide encore, mais assurée désormais de ne pas périr dans la moitié du vieux monde.

Faut-il ajouter que cette révolution se fit par les moyens violens et brutaux auxquels toute révolution est condamnée, par des moyens tels qu’on pouvait les attendre du temps, du pays, de l’éducation première du réformateur? Le contraire n’eût pas été dans les possibilités humaines. Pierre forgea la civilisation avec les instrumens de la barbarie. Acharné à son œuvre de salut, exaspéré par les résistances qu’elle rencontrait de toute part, il frappa furieusement autour de lui et tout près de lui. Comme il prenait la hache dans les chantiers pour donner l’exemple à ses matelots, il la prit peut-être sur les places, suivant la légende, pour donner l’exemple à ses bourreaux. Les strélitz, un corps de janissaires à la turque, se mutinent contre l’armée nouvelle; il les massacre. Des fanatiques jettent l’anathème à la réforme, au tsar antechrist; il couvre Moscou de potences et fait d’effroyables justices. Son excuse, c’est qu’il ne travaillait pas pour lui, mais pour le bien de la patrie, visible au bout de sa tâche. Sans doute la patrie ne fut pas heureuse, ni reposée, durant l’heure de l’enfantement; les charges étaient lourdes, on peinait partout, on se tuait de labeur, on s’épuisait de sang et d’argent. Le règne de Pierre, suivant la juste expression de M. Solovief, fut un immense éveil de forces; comment le concilier avec un idéal de prospérité et de sécurité ? Nul rêveur ne renversera la grande loi de ce monde, qui est de souffrir pour entrer en pleine possession de l’existence. Nous ne sommes pas, nous l’avouons, de ceux qui admirent les peuples sans histoire, heureux en gagnant beaucoup d’argent; les nations, comme les individus, commandent le respect et l’admiration à la condition d’être une force en travail, une école de sacrifice au profit de la génération du lendemain. Pierre prit la Russie au moment critique où, devant l’expansion de l’Europe moderne, elle hésitait, indécise, forcée de choisir entre le passé et l’avenir, entre l’Asie et l’Europe, entre la mort et la vie. De sa main puissante, il la jeta à l’Europe et l’appela à la vie. Par ce coup de génie, il devançait son temps et son peuple ; par la façon dont il l’exécuta, il rentre dans ce temps et dans ce peuple.

C’est qu’il était bien de sa race, cet homme que nous cherchons ici dans le souverain. Lui, l’apôtre de l’Occident, lui que ses ennemis appelaient l’Allemand, il avait l’âme toute slave, une âme de la steppe, qui allait sans cesse à l’illimité, à l’impossible, aux horizons sans bornes. S’il veut agrandir son empire et renouveler son atmosphère morale, c’est qu’il étouffe presque physiquement dans les limites que les faits et les idées lui assignent, c’est qu’il lui faut prendre des jours sur l’espace, dans tous les sens. La première fois qu’il voit la mer, objet de crainte jusqu’alors, il tressaille d’aise devant cet infini nouveau et s’y lance comme un fou. Plus tard, retenu dans les montagnes à Carlsbad, il éprouvera ce sentiment d’angoisse commun à tous les fils de la plaine russe en pareil cas, il écrira à sa femme : « C’est une vraie prison que ce lieu, il est situé entre de telles montagnes qu’on n’y voit pas le soleil. » — Il ignore la mesure dans le plaisir comme dans le travail; il passe de la vie frugale de l’ouvrier et du soldat à ces orgies de Péterhof, où l’on viciait des brocs d’eau-de-vie comme à la cour d’un roi nègre d’Afrique : législateur ou débauché, il nous apparaît de même, un monstre au sens antique du mot, assemblage de vertus et de défauts extrêmes, les unes et les autres si en dehors de l’humanité moyenne, que celle-ci récuse également de tels défauts et de telles vertus. Pierre ne supporte guère la contradiction, parce qu’il ne croit pas à l’impossible ; malade, il rosse ses médecins en les traitant d’ânes; généreux et bon d’ailleurs pour qui ne contrarie pas son œuvre sacrée. Deux qualités maîtresses commandent dans son âme : l’activité et la sincérité. Elles sont nées du contraste des deux vices nationaux qui l’irritèrent le plus : la paresse, naturelle au tempérament de son peuple; le mensonge, fruit des habitudes serviles contractées sous le joug tatare. Simple et sans faste, bien qu’élevé dans un cérémonial byzantin, il n’aime pas le pouvoir pour lui-même : il se refuse longtemps à l’exercer avant de s’en être rendu digne, il le délègue sans marchander aux ministres qu’il croit plus habiles que lui. Aucune des petitesses du despote, aucune jalousie, aucune crainte de voir sa part de gloire diminuée par le mérite d’autrui. Bien au contraire, sa vie se passe à chercher des hommes; il les prend partout, les élève, les supplie d’agir pour lui, sans lui, à leur guise; il écrit à Menchikof : « Je ne peux donner des ukases pour tout : voyez et décidez par vous même. » — Il s’est fait de la patrie future un idéal grandiose, auquel tout doit être sacrifié, lui d’abord, les autres ensuite ; tout ce qui sert cet idéal est bien, tout ce qui le menace est condamné; c’est la seule règle morale de Pierre. Il châtie parce qu’il aime, il broie beaucoup d’hommes en cherchant le bonheur de tous ; et dans cet instinct du sacrifice, il pense si peu à lui, que ce justicier cruel trouvera la mort en sauvant d’obscurs matelots de Finlande qui se noient devant sa porte.

On comprendra maintenant ce qu’un tel homme dut être dans les relations de famille. Comme tous les fondateurs, il eût pu dire, lui aussi : « Mes frères et mes sœurs sont ceux qui font la volonté d’en haut. » — Il ouvrit son cœur à ceux qui comprirent et aimèrent son œuvre ; ceux qui la méconnurent et l’entravèrent, si proches fussent-ils par les liens du sang, lui parurent des ennemis d’autant plus dangereux qu’ils étaient plus intimes. Après la révolte des strélitz, ses sœurs vont rejoindre au couvent des Vierges de Moscou leur aînée la tsarévna Sophie. Aux barreaux de leurs cellules, ces malheureuses filles voient pendre durant cinq mois les corps des rebelles suppliciés; ces cadavres gardaient dans leurs mains les pétitions adressées avant la révolte aux princesses complices. Bientôt après, les rigueurs du tsar s’appesantissent sur sa femme. La puissante famille des Lapouchine, à laquelle appartenait l’impératrice Eudoxie, voyait avec douleur la transformation de l’empire. C’étaient des espérances caressées de longue date qui s’effondraient pour ces ambitieux. Jadis la famille qui avait eu la bonne fortune de fournir une épouse au tsar entrait en partage de la souveraineté, dominait dans les conseils de la couronne, usait et mésusait de la faveur. En lisant la chronique orgueilleuse des maisons alliées au trône sous les règnes précédens, on comprend bien la stupéfaction, puis la colère des Lapouchine se voyant évincés par des aventuriers, des Allemands, des strélitz. Ils se rapprochèrent alors de ceux qui menaçaient leur gendre d’une résurrection du passé. Après la conspiration de Sakovnine, en 1697, le père et deux frères de la tsarine furent exilés dans des provinces reculées. Eudoxie, dont le goût pour l’ancien régime n’était pas douteux, se compromit-elle ouvertement avec les siens? On ne sait, ce point du drame de famille est resté obscur. L’année d’après, au retour du voyage de Hollande, Pierre ordonne à sa femme de se retirer à Souzdal, dans le célèbre monastère de la Protection de la Vierge; quelques mois plus tard, l’impératrice prenait la robe sous le nom de sœur Hélène.

Cette séparation, commandée par la politique, ne coûta guère au cœur du tsar, devenu fort indifférent à sa première femme. Sa morale n’avait jamais été scrupuleuse. Deux ans après, il est en liaison avec une belle personne du quartier allemand de Moscou, Anna Mons. Cette favorite se donna les mêmes torts que l’épouse; elle voulut prendre avantage de sa faveur, mêla ses proches à ses malversations, et après quelques années, sentant son pouvoir décliner, elle intrigua pour se faire épouser par Kaiserling, l’envoyé de Prusse. Un couvent referma ses portes sur la belle Allemande. Celle qui lui succéda n’avait, au témoignage des contemporains, ni beauté ni grâce; mais par ses hautes qualités d’âme, elle sut mériter une tout autre fortune. En 1701, après le sac de Marienbourg, quand tous les habitans de la ville poméranienne furent emmenés en captivité, Menchikof garda dans sa part de butin une pupille, disent les uns, une servante, disent les autres, du pasteur Gluck. Catherine Skavronski vécut quelque temps dans le terem du prince; vers 1704 ou 1705, il céda sa captive à son ami et souverain. Elle sut rester humble et discrète, comprendre les grands desseins de Pierre et affermir chaque jour son pouvoir sur ce maître changeant. Cette inconnue du moins ne traînait pas derrière elle une famille hostile, enracinée au passé ; elle suivait le tsar dans ses expéditions, partageait ses fatigues, l’encourageait aux nouveautés hardies. En 1711, durant la désastreuse campagne du Pruth, Catherine donna la mesure de l’énergie de son esprit; elle vendit ses bijoux pour solder les troupes, releva leur moral et aida Pierre à sortir de cette épreuve; dans l’élan de sa reconnaissance, il célébra publiquement son mariage avec la captive de Marienbourg, la fit reconnaître impératrice, lui garda jusqu’à son dernier jour un attachement inébranlable et justifié. Après la mort du réformateur, Catherine Ire régnera sur la Russie, continuera la pensée de Pierre et la sauvegardera de son ferme génie contre toutes les réactions conjurées.

En 1699, après la déchéance d’Eudoxie, qui pouvait attendre de l’avenir cette auxiliaire imprévue? À ce moment critique, dans cette famille détruite par les soupçons et les colères de son chef, tout l’espoir du trône se reportait sur le fils de la recluse de Souzdal.


II.

On imagine avec quelle anxiété Pierre devait épier le développement de cet enfant, destiné à achever après lui la grande œuvre. L’attente n’était pas moins vive dans tout le vieux Moscou hostile à la réforme; Alexis était l’enjeu de la partie décisive qui se jouait entre le passé et l’avenir; par le futur tsar, l’édifice nouveau serait couronné ou anéanti, suivant le pli que sauraient imprimer à son âme les novateurs ou les traditionnels; on le sentait de part et d’autre, on s’efforçait en conséquence. Pierre, sans cesse appelé aux confins de son empire par les travaux et les guerres, ne pouvait veiller lui-même sur son fils. L’enfant resta livré jusqu’à l’âge de neuf ans à sa mère, à ses tantes, à son grand-père Abraham Lapouchine, à tous les ennemis de la révolution. On ne tarda pas à s’apercevoir que les lois mystérieuses de l’hérédité lui avaient transmis le caractère maternel; M. Solovief va plus loin; cet historien veut voir dans le jeune prince un cas d’atavisme et retrouve en lui la personnalité de son aïeul, le tsar Alexis. L’enfant, grandissant dans cette famille déchirée, s’habituait à prendre parti pour une mère tendre et opprimée contre un père redouté, qui lui apparaissait de loin en loin entre des supplices et des batailles. Eudoxie quitta son fils pour entrer au cloître. On le confia alors à Nicéphore Viazemski, pédant ampoulé et timide, qui lui apprenait à lire dans un livre d’heures, adressait au tsar des rapports triomphans sur les progrès de son élève et recevait de cet élève des coups de bâton quand il essayait de l’appliquer au travail. Les vrais maîtres d’Alexis furent les hauts dignitaires du clergé moscovite. Ce clergé, menacé dans son influence, dépouillé d’une partie de ses biens, décapité par l’ukase qui supprimait la dignité patriarcale, était attaché de tout cœur à l’ancien régime; la réforme n’avait pas d’adversaire plus violent et plus dangereux. Un prêtre à l’esprit rude et dominateur, le protopope Iakof Ignatief, se chargea d’être auprès du prince l’instrument des rancunes et des espérances de ses supérieurs. Directeur spirituel du jeune homme, il prit sur son âme une influence absolue; il adressait à son pénitent des admonitions terribles dont quelques-unes nous ont été conservées, lui faisant jurer sur l’Évangile d’obéir à son confesseur comme à Dieu même, le menaçant des colères célestes s’il cachait une seule de ses pensées.

Alexis versa dans la dévotion étroite et matérielle des vieux Moscovites. Très sensible à la pompe des cérémonies, à l’attrait mystique des cloîtres, il ne se plut qu’à l’ombre des églises du Kremlin, dans la société des religieux et des théologiens. On crut revoir dans le parvis du couvent du Miracle ce tsar-moine Féodor, dont nous avons conté l’histoire à cette place, qui sonnait les cloches et chantait au chœur, tandis que Boris Godounof régnait sous son nom. La cour de l’héritier se reformait pareille à celle des grands-ducs du XVIe siècle, pleine de chantres, de moines, de faiseurs de miracles, de pieux mendians qui portaient en cachette les messages de l’exilée de Souzdal aux matrones voilées du térem de Moscou. Toujours à la mode du vieux temps, une licence grossière et de hâtives débauches se mêlaient à ces dévotions, énervant la santé débile d’Alexis, trop faible pour les traverser impunément, comme avait fait son père. Tout ce monde suranné, haïssant et craignant Pierre, conspirait à mots couverts, du geste, du regard. Parfois le tsar terrible accourait à l’improviste de la frontière, de la Hollande, de ses chantiers de Pétersbourg; chacun composait son visage et sa parole, se prosternait devant le maître, devant les étrangers maudits qui le suivaient; dès qu’il avait repassé les portes du Kitaï gorod, le sourd murmure reprenait, les cellules et les bazars se renvoyaient de nouveau des paroles équivoques. L’enfant était ainsi dressé à la dissimulation, au mensonge, à toutes les servilités de la terreur. On lui enseignait qu’il est méritoire de résister à un père qui use de son pouvoir pour le mal. Un jour, il s’accuse aux pieds de son confesseur d’avoir souhaité la mort de ce père : « Dieu te pardonne! répond Iakof, nous la souhaitons tous, car il pèse sur le peuple. » Indolent, bien que d’un esprit ouvert, Alexis avait l’horreur du mouvement; il n’était à l’aise que renfermé dans son palais de Moscou, comme ses ancêtres, sous les pelisses fourrées et le haut bonnet lourd de pierreries. A l’exemple de son entourage, il avait une répugnance superstitieuse pour la mer et tremblait quand son père le traînait vers cet élément réprouvé. Dès que son âge l’appelle à suivre les armées, il trouve mille prétextes pour se dérober aux appels de Pierre. Il a vingt ans l’année de Poltava, et la grande victoire se gagne sans lui. Peut-être, s’il eût vu de près ces choses glorieuses, son âme se fût-elle éveillée à des sentimens plus généreux; mais dans la triste Moscou, où chacun soutirait des charges et des lois nouvelles, l’écho des entreprises paternelles lui arrive affaibli et dénaturé; il n’en voit que les plus douloureux effets, il ne peut en comprendre les bienfaits éloignés.

Pierre sentait croître cette opposition sourde ; il était averti des relations secrètes d’Alexis avec sa mère, dont le tsar craignait sur toute chose l’influence. Ne pouvant réaliser dès lors son désir d’envoyer son fils à l’étranger, il remplace l’incapable Viazemski par un Allemand, le baron de Huyssen. Ce savant homme arrive avec un superbe programme, une « éducation d’un prince » telle qu’on les réglait alors dans toute l’Europe, sur les modèles donnés par Bossuet et Fénelon. Le Télémaque y figure, et Puffendorf, et le Mercure historique ; le français et l’allemand y tiennent une large place, Huyssen assure bientôt que son élève, qui avait déjà lu cinq fois toute la Bible en slavon, vient de la lire une sixième fois dans la version allemande; mais le prudent précepteur, se voyant perdu seul dans un milieu hostile, épié et combattu par tous, se tient modestement à l’arrière-plan et ne tente pas une lutte impossible avec la cour du tsarévitch. Pierre aurait voulu surtout élever son fils comme il s’était élevé lui-même, à l’école de l’action ; à diverses reprises, il lui confie des missions, des transports de recrues, des inspections de forteresses ; en 1707, retenu par la guerre de Suède, il investit de la régence le prince âgé de dix-sept ans. Alexis répond à ces efforts par une désolante inertie, proteste de son obéissance, et se dérobe dès qu’il peut à ses fonctions. Le tsar commence à perdre patience devant cette indifférence obstinée. Un jour qu’il a traîné son héritier au siège de Narva, il lui adresse sur la brèche conquise ces belles paroles : « Mon fils ! rendons grâces à Dieu pour cette victoire. Les victoires viennent du Seigneur, mais nous devons appliquer toutes nos forces pour les obtenir. Je t’ai appelé à l’armée pour que tu voies que je ne crains ni la peine ni le danger. Homme mortel, aujourd’hui ou demain je peux périr : tu dois te convaincre que la vie te gardera peu de joie, si tu ne suis mon exemple. Tu dois, dès ton jeune âge, aimer tout ce qui procure le bien et la grandeur de la patrie, les conseillers et les serviteurs fidèles, qu’ils t’appartiennent ou qu’ils soient étrangers : tu dois n’épargner aucune peine pour le bien commun. Si, comme je l’espère, tu suis mes conseils paternels et prends pour règle de ta vie la crainte de Dieu, la sincérité et la justice, la bénédiction du Seigneur sera sur toi ; mais si le vent emporte mes paroles, si tu ne fais pas ce que je désire, je te renie pour mon fils : ma prière demandera au ciel qu’il te châtie dans cette vie et dans l’éternité. »

De cette harangue l’enfant sauvage et défiant ne retint que la menace ; il baisa en pleurant les mains du tsar, promit d’être fidèle à ses leçons et s’enfuit dans sa retraite de Moscou, gardant son cœur fermé, en défense contre son père. Ses rapports avec lui continuent d’être ceux d’un esclave révolté et tremblant avec un maître redouté. Un trait montrera bien l’entêtement résolu et la terreur qui se disputaient cette jeune âme. À une autre époque de sa vie, un jour que Pierre demandait à son fils, alors âgé de vingt-trois ans et hors de pages, s’il n’avait pas oublié les enseignemens de ses maîtres, Alexis répond qu’il n’a rien oublié. Sur ce, le tsar l’engage à dessiner un plan et à l’apporter. Certain de ne pouvoir sortir à son honneur de cette épreuve, Alexis rentre chez lui, prend un pistolet de la main gauche et le décharge sur sa main droite. Puis il reparaît devant son père avec un bandage sur la main blessée, prétextant un accident. Il reconnut plus tard ce fait devant la commission d’enquête, et l’on retrouva dans le mur de la chambre la balle qui avait déchiré le poignet du prince.

Une douceur intelligente aurait peut-être eu raison de ce caractère buté ; mais c’était là un secret inconnu à l’âme violente du grand tsar. Cet homme qui s’était discipliné lui-même par les plus rudes efforts, dont la vie était une lutte de chaque heure contre les résistances brutales de la matière et de la barbarie, cet homme n’imaginait guère d’autre éducation ; il ne savait donner à son fils que de nobles exemples et de sévères conseils. M. Solovief définit avec un grand sens le malentendu croissant dès lors entre le père et son enfant : « Le fils chérissait le repos, haïssait tout ce qui veut de la peine, tout ce qui sort de la routine et du cercle accoutumé ; le père, à qui rien n’était plus odieux que l’indolence et la fainéantise, exigeait de ce fils, au nom de la Russie future, une activité constante, un mouvement fiévreux. Par suite de ces exigences d’une part, de l’invincible répugnance à les contenter de l’autre, les rapports s’aigrissaient entre le père et le fils, entre le bourreau et le patient, car il n’y a pire supplice que de se voir contraint à changer sa nature, et c’est à quoi Pierre contraignait son fils. »

Oui, sans doute, et nous ne savons pas de plus curieux enseignement : le souverain qui réussit à transformer un peuple, à vaincre les élémens, ne parvint pas à modifier la nature morale d’un enfant. Un seul espoir restait au tsar : se souvenait de tout ce qu’il devait à ses voyages, il voulut donner la même leçon à son fils et l’arracher à un milieu dangereux. À la fin de 1709, Pierre ordonna à son héritier de se préparer à partir pour l’Allemagne, où il se perfectionnerait dans l’étude des langues et des sciences exactes. Alexis gagna du temps, suivant son habitude ; ce ne fut qu’au mois de mars 1710 qu’il se mit en route pour Dresde. C’était trop tard. Il avait alors vingt ans. Cet esprit mûri par la dissimulation et concentré était déjà tout fermé ; il ne pouvait plus s’ouvrir à des jours nouveaux. Son seul souci, en arrivant à Dresde, est de se procurer un prêtre selon son cœur, qui soit un lien entre l’exilé et les moines de Moscou. Il écrit secrètement à son guide spirituel, Iakof Ignatief ; voici cette curieuse lettre : — « Je n’ai pas de piètre avec moi ! Je ne sais où en prendre un ! Il serait dangereux d’en faire venir un de Moscou ouvertement sans y être autorisé ; je prie votre sainteté de me trouver un prêtre capable de garder le secret. Qu’il soit jeune et partant inconnu de tous. Dites-lui qu’il se rende par devers moi en grand mystère, qu’il dépouille tous les insignes de son état, qu’il rase sa barbe, ses moustaches, sa chevelure, qu’il mette une perruque et l’habit allemand. Il doit partir comme courrier et pour cela cherchez-en un qui ait l’habitude du cheval. Il ne doit pas être marié ; il passera pour un de mes serviteurs et personne, sauf Nicéphore Viazemski et moi, ne sera dans le secret. Qu’il ne prenne ni ornemens, ni missel : j’ai tous les livres sacrés. De grâce ! de grâce ! ayez pitié de mon âme, ne me laissez pas mourir sans pardon. Il me le faut, si je venais à être en danger de mort. Qu’il n’ait pas de scrupule à raser sa barbe ; il vaut mieux commettre ce petit péché que de perdre une âme. » — Le tsarévitch ajoutait de mystérieuses recommandations sur les précautions à garder dans les rapports avec sa mère et son grand-père Lapouchine, « à cause des nombreux espions. » On le voit, l’étudiant de Dresde avait laissé toute son âme dans l’intrigue moscovite.

En regard de la lettre que nous venons de reproduire, il faut en citer une autre, adressée à ce même confesseur, et que notre Rabelais n’eût pas désavouée : elle peint bien ces hommes et ce temps. — « Très révérend père, salut à toi et à tes enfans. Nous mandons à votre sainteté que nous avons fêté ici la commémoration du saint martyr Eustache par les exercices spirituels, vêpres, compiles, matines, liturgie ; après quoi nous nous sommes gardés en joie l’âme et le corps, en buvant à votre santé ; et sur cette lettre nous avons répandu du vin, afin qu’il vous soit donné, après l’avoir reçue, de vivre longuement et de boire solidement, en vous souvenant de nous. Que Dieu nous réunisse au plus vite. Tous les chrétiens orthodoxes qui sont ici avec nous signent la présente : Alexis le pécheur et le prêtre Jean Slonski ont certifié ces signatures avec des verres et les paraphent avec des pots ; et nous avons fêté votre santé non à l’allemande, mais à la russe. Tous vident leurs tasses à votre santé. Pardonnez si vous avez peine à nous lire, mais pour de vrai, nous avons écrit ceci étant ivres. »

Tel était notre pauvre héros, mystique et grossier, timide et volontaire: tel il nous apparaît dans ses portraits, avec le front bombé, l’œil rond et fixe, un pli d’obstination sur la bouche, une expression inquiète et tenace ; l’ensemble de la physionomie n’était pas dépourvu d’intelligence; on ne pouvait dire qu’Alexis fût borné. Parfois ses jugemens sur les hommes et les choses accuseront un état du cerveau très fréquent chez le Russe, une philosophie clairvoyante, mais toute spéculative, ennemie de l’action, qui n’intervient jamais dans le train de la vie pour le guider. En étudiant cet étrange prince, il nous est arrivé plus d’une fois de penser à cet autre prince du Nord, absent de l’histoire et pourtant si vivant dans la mémoire de chacun, à cet héritier de Danemark qui eût été, s’il eût jamais existé, le digne voisin de l’héritier de Russie. Alexis pourrait prêter des mots à Hamlet ; il a, comme Hamlet, beaucoup parlé d’aller au cloître, tant la vie est mauvaise; il n’a pas mieux traité la triste Ophélie que nous allons voir passer un instant dans cette tragédie, dont toutes les lignes semblent ordonnées par la fatalité. — Le dessein de Pierre, en envoyant son fils en Allemagne, était de lui ménager une alliance princière qui resserrât les liens de la Russie avec les monarchies d’Europe. C’était encore une victime qu’il fallait sacrifier à la grandeur du jeune empire; ce fut la plus innocente et la plus touchante, figure si douloureuse, si pressée d’échapper à la vie, que la pitié de l’historien hésite à l’y rappeler comme on hésite à rouvrir une tombe close : le poète qui transfigure et console devrait seul ressusciter de telles ombres ; mais l’histoire est une justice ; ainsi que la justice, elle a droit de citer à sa barre tous les témoins des causes qu’elle entend[2].


III.

Il y avait de par l’Europe, aux deux derniers siècles, toute une classe de diplomates sans nationalité définie, qui faisaient métier de conclure des mariages royaux. Agens reconnus et patentés pour cette industrie politique, ils passaient d’une cour à l’autre, élaborant sur les almanachs princiers toutes les combinaisons possibles, les suggérant aux cabinets, et s’employant avec passion à leur réussite. En 1707, un de ces condottieri de la diplomatie, le baron d’Uhrbig, représentait à Vienne le Danemark ; c’était là son moindre souci, il s’occupait en réalité de négocier le mariage de Charles VI d’Espagne, le futur empereur, avec une fille de la maison guelfe de Brunswick-Wolfenbuttel. À ce moment, Huyssen, le gouverneur du tsarévitch Alexis, passait par Vienne. Uhrbig, qui avait encore deux filles à placer pour la maison de Wolfenbuttel, s’ouvrit à lui et fit ressortir l’avantage qu’il y aurait pour tous à voir deux sœurs sur les trônes d’Autriche et de Russie. Pierre le Grand, sondé à ce sujet, accueillit avec empressement l’idée d’une alliance qui mettrait son fils de pair avec l’empereur des Romains. Le vieux duc de Brunswick devait à l’ancienneté de la race guelfe le privilège de choisir entre les trônes pour y placer ses petites-filles. L’aînée, Élisabeth, allait devenir impératrice : la seconde, Charlotte, était élevée à la cour du roi de Pologne, Auguste de Saxe ; Antoinette, la troisième, n’était encore qu’une enfant. Le duc caressait l’idée d’unir Charlotte au héros sur qui toute l’Europe avait les yeux fixés depuis dix ans, à Charles XII de Suède ; mais tous les plans étaient devenus incertains depuis qu’un duel à mort était engagé entre le roi de Suède et le tsar de Russie pour la domination du Nord. Les conseillers de Brunswick cherchèrent à gagner du temps. Ce fut un curieux et mélancolique spectacle de voir cette jeune fille ballottée, au gré des bulletins de victoire, entre deux capitaines qui ne pensaient guère à elle. Le canon de Poltava, qui ne savait pas ajouter cette victime à tant d’autres, décida de son sort : Wolfenbuttel n’hésita plus. Son agent Schleinitz s’aboucha à Eisenach avec Uhrbig, qui devait rédiger le contrat au nom du tsar. Il fut stipulé que la princesse garderait la foi luthérienne, qu’elle emmènerait une cour tout allemande, et nommément sa cousine et amie d’Ost-Frise, « afin que S.A.S. madame la czarowise ait quelque compagne dans ce pays-là. » Sur tous les articles, les deux compères jouèrent au plus fin : il y eut de grandes prétentions entre eux. Uhrbig écrivait d’un ton piqué à son ami Leibniz : « Ce cavalier prétend trop et il ne fait pas bien de faire tant de bruit avant maturité. »

On faisait trop de bruit en effet, et les gazetiers d’Allemagne s’occupaient déjà ouvertement du mariage. Le mécontentement du tsarévitch fut grand en apprenant son sort par les journaux avant qu’il l’eût décidé lui-même. On devine les perplexités d’Alexis. Son père lui avait communiqué ses volontés, qui n’admettaient guère de réplique : il devrait donc donner le premier ce scandale d’un prince russe ramenant une étrangère, une hérétique dans la sainte Moscou ! Comment annoncer cette impiété à ses pères spirituels de là-bas ? Rien ne pouvait troubler plus profondément cette âme enracinée aux choses du passé. Alexis atermoya, espérant quelque événement qui le rappellerait dans la patrie et lui permettrait de choisir dans le térem, comme ses ancêtres, une fille de la vraie foi. — L’enfant dont la politique disposait si librement n’était pas moins effrayée. On ne concevrait guère aujourd’hui toutes les images funestes que l’expatriation en Russie pouvait évoquer devant les yeux d’une fille de seize ans, élevée dans les élégances des cours raffinées de Saxe et de Pologne. C’était peu de l’éloignement, de la rupture irrévocable avec tout le passé, de l’abîme creusé alors entre les âmes par les différences confessionnelles, abîme si profond que le pasteur de Wolfenbuttel disait sans ménagement : « Une de nos filles s’en va chez les païens. » Charlotte ne pouvait se figurer son fiancé que sous les traits de ce tsar Pierre dont les singularités venaient de scandaliser toutes les cours d’Europe où il avait passé. Les chroniqueurs du temps parlent de l’étrange voyageur comme nous parlons aujourd’hui des potentats d’Asie, qui viennent parfois nous visiter et étaler chez nous des habitudes que tout reprouve dans notre civilisation. Nous avons sous les yeux un rapport de M. de Manteuffel, envoyé de Saxe à Berlin, qui raconte un dîner du tsar chez le roi de Prusse : l’ambassadeur tient bonne note à Pierre de s’être abstenu durant tout le repas de certaines énormités auxquelles les convives s’attendaient sur sa réputation : notre langue moderne ne se prête pas à reproduire les étonnemens du diplomate saxon.

Les désirs ambitieux de Wolfenbuttel et les volontés du tsar ne s’arrêtèrent guère à ces répugnances réciproques. On convint d’une entrevue à Carlsbad, où le tsarévitch devait prendre les eaux durant l’été de 1710. La première rencontre ne fut pas séduisante pour le prétendant malgré lui : Charlotte n’était point jolie; elle avait un air plein de majesté, disent ses biographes; on sait que la courtoisie du grand siècle consolait avec ce brevet les filles laides. Alexis, d’un extérieur agréable, fit meilleure impression. Vivement endoctrinée par ses parens, la jeune Allemande, avec la résignation des filles royales et la mobilité de son âge, se prit à désirer ce qu’on voulait si ardemment autour d’elle; l’inconnu a deux faces, suivant le pli de joie ou de tristesse pris par l’imagination; pour celle d’un enfant de seize ans, l’étranger barbare put devenir soudain un prince des pays du rêve, accourant à elle de l’Orient comme du fond d’un conte. Lui pourtant essayait encore de se dérober au destin. Son père avait jadis promis de le laisser libre dans son choix, pourvu qu’il se fixât sur une étrangère. Revenu à Dresde, il manœuvra assez habilement en feignant des assiduités près d’autres héritières. Le prince Furstenberg, lieutenant du roi Auguste en Saxe, convoitait cette proie impériale pour sa propre fille; il n’épargnait aucune avance, faisait dîner sans cesse le tsarévitch à côté d’elle, et soudoyait des laquais de la suite russe pour servir ses intérêts auprès d’Alexis. De là grandes intrigues, durant l’automne de 1710, foule de femmes qui s’agitent, correspondance fiévreuse des ambassadrices, si fort passionnées pour cette partie de leur art : « Je tremble pour nos intérêts, écrit celle de Wolfenbuttel ; Furstenberg a donné deux fois la comédie en français à son altesse, qui d’ailleurs n’entend pas cette langue: cependant le tsarévitch, à ce qu’il me semble, est d’une indifférence absolue à l’égard des femmes. » Sans doute, le héros qu’on se dispute reste froid : il est d’un autre monde, son cœur est au couvent du Miracle, là où sonnent les cloches saintes du Kremlin. — Pierre ne se laissa pas amuser longtemps à ces atermoiemens : à la fin de septembre, Alexis reçut l’ordre formel d’aller demander à la reine de Pologne la main de sa pupille. Il obéit, mais en déguisant mal son ennui. La fiancée écrit à sa mère qu’elle est heureuse d’un dénoûment qui comble les vœux de ses parens; elle ajoute, elle aussi : « Il paraît bien indifférent à toutes les femmes. » Si nous ne nous trompons, cela veut dire, dans le langage féminin, qu’il était indifférent pour elle. De son côté, le tsarévitch écrit à son directeur Iakof Ignatief sur un ton de résignation triste : « Puisque mon père ne veut pas que j’épouse une des nôtres, mais une étrangère, autant celle-ci : c’est une bonne créature, je ne trouverai pas mieux. » Alexis retourna à ses études. Le contrat ne fut rédigé dans tous ses détails qu’au printemps de 1711. Schleinitz le porta au tsar, qu’il trouva à Yavorof, prêt à entrer en campagne contre les Turcs, et célébrant lui-même la déclaration publique de son mariage avec Catherine. Tandis que le négociateur débitait quelques complimens officiels sur le bonheur qui attendait les deux époux, Pierre considérait attentivement de nouveaux instrumens de mathématiques; c’était bien ainsi qu’il lui seyait d’entendre parler des choses du cœur. Schleinitz plut au souverain, qui le retint à son service et lui confia sur l’heure une mission en Hanovre; ainsi il prenait les hommes utiles comme ils lui tombaient sous la main, et leur mettait brutalement son harnais de fatigue et de grandeur.

La cour de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, se tenait à Torgau, sur l’Elbe, à portée des opérations militaires en Mecklembourg. Le 14 octobre 1711, dans ces jours où l’année du Nord s’assombrit prématurément, Charlotte sortit de la cathédrale où repose la femme de Luther. Le vieux château de Torgau ferma ses fenêtres au jour, comme pour une action mauvaise ; des torches s’allumèrent dans la grand’salle, aveuglée et assourdie par des tentures de velours; le tsar, la reine de Pologne, les Wolfenbuttel entourèrent les fiancés; un prêtre russe dit les prières sacramentelles, selon le rite d’Orient; il s’adressa en latin à l’épouse; elle se prêta au sacrifice sans comprendre. Suivant la coutume des orthodoxes, le chancelier de Russie, Golovkine, soutenait la lourde couronne impériale, inclinant sous son faix cette frêle tête de dix-sept ans. — On donna deux jours aux réjouissances : le troisième, Pierre, toujours impatient d’agir, partit en laissant à son fils l’ordre de se rendre à Thorn pour y préparer les quartiers de trente mille Russes qui arrivaient en Poméranie. Alexis ramena sa femme à Wolfenbuttel : la petite cour se mit en fête, on y célébra bruyamment ces joies politiques ; le grave Leibniz, qui avait été un peu trop mêlé, pour un philosophe, aux intrigues matrimoniales de son ami Uhrbig, ne dédaigna pas de composer des acrostiches latins et de mauvais vers français. Le 7 novembre, le tsarévitch, sur une lettre pressante de son père, rejoignait son poste à Thorn ; un mois après Charlotte quittait son bon foyer allemand pour aller chercher son mari en Poméranie.

Alors commence la noire destinée, pour cette brillante épousée, la gêne, l’abandon. Bien malgré lui, Alexis a dû suivre son père dans les camps de Mecklembourg, au siège de Stettin. La première année du mariage, l’année des rians souvenirs où les heureux de ce monde vont au soleil, Charlotte la passera dans l’ennui, suivant les fourgons d’armée à travers les moroses citadelles de la Vistule. Nulle terre n’est plus mélancolique que ces plaines marécageuses de la Prusse orientale, aux horizons gris et bas, mourant dans les lagunes de Dantzig aux grèves d’une mer froide, sans grâce et sans lumière. La Vistule roule ses boues ou charrie ses glaces entre des berges nues, des solitudes sans villages, reflétant de loin en loin la silhouette de quelque place de guerre, Thorn, Elbing, Marienbourg : rudes remparts, donjons en défense, amas de briques rouges resserrés par les épaulemens des bastions. À cette époque, après les longues guerres de Suède et de Pologne, c’étaient des bourgades ruinées, habitées par le peuple sordide des trafiquans juifs, foulées par les reîtres et les Kosaks, bruyantes seulement du passage des canons russes qui les traversaient sans répit. La princesse écrit de Thorn : « Je vis dans un couvent; en face une maison à demi brûlée, vide; des seigneurs polonais de la campagne me visitent parfois. » Dans ce triste cadre, elle subit l’assaut de bien des misères, même de celles qu’on aurait le moins attendues pour la belle-fille du tsar. Sa pension n’est pas payée; elle est réduite aux expédiens pour vivre. Elle ne peut obéir aux ordres de son beau-père, quand il lui écrit de suivre à Elbing les réserves de son armée, faute d’avoir un carrosse et des chevaux. Sa cour allemande, aigrie par la gêne, s’agite et intrigue ; tous les milieux d’exilés se ressemblent : ceux-ci n’ont déjà d’autre distraction que les brigues de rang, les sourdes calomnies. Un jeune chambellan est élevé en grade : les propos perfides circulent aussitôt parmi les envieux. Charlotte tremble que ces contes de laquais ne parviennent jusqu’au tsarévitch et ne suscitent des tragédies barbares. Elle aime son époux, sans illusion d’ailleurs, et par devoir; durant les quelques jours qu’il a vécus près d’elle à Thorn, il a passé ses nuits à boire. Que de douloureuses épreuves pour une enfant de dix-sept ans, seule, sans conseils, sans secours, entourée de courtisans égoïstes et avides, ne sachant comment parer aux dangers, faisant preuve d’esprit, de prudence et de raison pourtant! Ses lettres à sa mère peignent bien l’état de la pauvre âme. D’Elbing où avril la trouve, son premier avril d’épouse, elle écrit ainsi: « Il n’y a pas de doute que ce monde est plein de tristesse et que la destinée me garde de plus grandes douleurs dans l’avenir. Depuis ma tendre enfance, je ne sais pas ce que c’est qu’un vrai contentement. Si quelque joie me vient d’aventure, elle est bien vite pervertie. Je suis épouvantée en considérant ce qui m’attend, et mon chagrin me vient d’une personne trop chère pour que la plainte me soit permise. Tous les exemples que j’ai sous les yeux, de quelque condition de la vie que je les prenne, m’instruisent qu’il n’y a pas à lutter contre la destinée, car chacun souffre tant qu’il demeure dans ce triste monde. » Six mois plus tard, les aveux sont moins retenus, les situations mieux précisées : « Je suis mariée à un homme qui ne m’a jamais aimée, qui m’aime moins que jamais : pourtant je lui suis attachée parce que c’est mon devoir. Le tsar est bon pour moi, sa femme aussi en apparence, mais sous main elle me hait. Ma situation est terrible. »

Les troupes russes évacuent Elbing : Charlotte reçoit de son beau-père l’ordre de les suivre à Riga. Avant de s’enfoncer plus avant et pour toujours en Russie, la pauvre Allemande, prise d’un accès de nostalgie, s’enfuit à Wolfenbuttel et y passe l’hiver de 1712-1713. Au printemps, le tsar accourt du Hanovre, relance brusquement sa belle-fille, lui donne quelques milliers de florins pour ses équipages, et la voilà en route pour Pétersbourg. — « Ma petite fille quitte l’Europe, » écrit naïvement le vieux duc Antoine à Leibniz. La princesse arriva au mois de juin 1713 dans sa future capitale. On lui fit un accueil pompeux ; les grands officiers de la couronne vinrent à sa rencontre sur le fleuve : elle traversa la Neva dans une barque tendue de pourpre et de drap d’or. La tsarine lui offrit, suivant le vieil usage, un plat de vermeil empli de perles. Charlotte eût préféré sans doute trouver un époux absent. Alexis était en mission au Ladoga, il ne revint qu’à la fin de l’été. Fatigué des travaux et des courses auxquels son père l’avait condamné depuis un an, heureux de jouir enfin d’un repos qui était sa seule ambition, le tsarévitch fêta la bienvenue de sa femme par une cordialité de rapports inattendue. Il suffit de ce pâle rayon pour réchauffer une âme transie, préparée à toutes les souffrances; pendant une heure elle croit à l’avenir, du droit de ses dix-neuf ans; elle court aux extrêmes de l’illusion. « Je l’aime à la fureur, » écrit-elle alors à sa mère, et elle se loue par surcroît de toute sa nouvelle famille. Une joie plus sûre lui venait bientôt, elle sentait approcher cette grande justice que le ciel fait aux malheureuses, la maternité. Ce fut la seule espérance qui ne mentit pas. Après quelques semaines, Alexis retombait dans sa sauvagerie d’humeur et ses grossières débauches. Ce triste jeune homme, effrayé de tout ce qu’il pressentait de sombre dans sa vie, cherchait l’oubli brutal, continu, que la boisson donne à l’homme du Nord. Il s’y abandonne tout entier, passe ses nuits à festoyer avec les seigneurs de son âge, ne rentre que pour terrifier sa femme par des scènes de violence. Écoutons la déposition que son valet de chambre fit plus tard : elle peint bien l’existence du prince, ses aspirations secrètes, la destinée de son épouse.

« Le tsarévitch avait été prié dans une maison ; il rentra chez lui ivre et passa chez la princesse héritière; de là il revint dans son appartement, m’y appela et commença à parler avec animation. — « C’est Golovkine (le grand chancelier) et ses fils qui m’ont enchaîné à cette diablesse de femme; chaque fois que je vais chez elle, elle se met en colère et refuse de s’entretenir avec moi; que je meure si Golovkine ne me le paie pas ! Quant à son fils Alexandre et à Troubetzkoï, qui ont écrit à mon père pour conseiller ce mariage, je planterai leur tête sur des pals. » — Je lui dis alors : « Seigneur tsarévitch, tu es hors de toi; si on t’entendait, on rapporterait tes paroles à ces boïars; ils s’en affligeraient, et ni eux ni d’autres ne viendraient plus chez toi. » — Sur quoi il s’écria : « Je crache sur eux et je fais plus de cas de la populace; quand le temps viendra où je n’aurai plus de père, je soufflerai un mot aux évêques, les évêques le rediront aux prêtres, les prêtres à leurs paroissiens : qu’ils le veuillent ou non, alors on me fera souverain. » Je me tus. — « Pourquoi es-tu muet? » ajouta-t-il, et il me regarda longtemps dans les yeux. Puis il alla prier dans son oratoire et je me retirai. Le lendemain matin, il m’appela et me dit d’un ton caressant : « Ne me suis-je pas fâché contre quelqu’un, hier au soir? N’ai-je pas bavardé étant ivre? » — Je lui répétai ce qu’il m’avait dit. — « Eh! fit-il, qui ne s’enivre pas à ses heures? et de l’ivrogne il sort toujours des paroles inutiles. Ce qui me chagrine, c’est que j’ai le vin colère et bavard, et après je le regrette. Je t’engage à ne pas répéter ces paroles en l’air. D’ailleurs, si tu les répètes, on ne te croira pas. Je te désavouerai et on t’appliquera à la question. » — Ce disant, il se mit à rire. »

Tel était le mari de Charlotte. Les querelles de ménage naissaient fréquemment d’un motif singulier dans une maison royale, les embarras d’argent. La princesse avait les plus grandes difficultés à faire subsister sa cour allemande. Son cœur saignait en voyant les souffrances des fidèles expatriés pour la suivre : souffrances réelles, car la vie était rude et difficile, parfois bien courte, dans les conditions anormales que Pierre imposait aux siens. Pétersbourg n’était alors qu’un chantier dans un marais : on habitait une ville encore à naître; les princes et les grands s’y disputaient quelques maisons, leurs serviteurs campaient parfois sous le ciel nu, sous un ciel meurtrier. Ainsi le voulait le tsar, payant lui-même d’exemple, et bâtissant sa ville, comme les conquérans de l’ancien monde, sur les cadavres de ses ouvriers. Les courtisans, qui gelaient dans les boues de la Néva pour y attirer les colons à leur suite, maudissaient tout bas cette folie : à plus forte raison les étrangers. Charlotte la première y recueillit les germes de la maladie qui la minait dès cette époque. Elle est toute froissée des habitudes grossières de son nouveau milieu : pendant les fêtes de Noël, un nombre infini de gens viennent boire et manger chez son époux, elle doit servir tout ce monde, ainsi le veut la vieille coutume, et rester sur pied trois heures et demie de suite tandis qu’ils soupent bruyamment. Peu de semaines avant les couches de sa femme, le tsarévitch part pour Carlsbad sans l’avoir avertie; c’est quand la voiture de poste est devant la porte qu’il prend congé de la princesse avec ces quatre mots : « Adieu, je vais à Carlsbad. » Pierre et la tsarine étaient en Finlande. Charlotte reste seule, livrée aux soins soupçonneux de trois matrones russes qu’on lui impose contre sa volonté formelle pour veiller à ce qu’il n’y ait pas de substitution d’enfant et authentiquer la naissance impériale. Alors les lettres à sa mère redeviennent désespérées, elle écrit ces lignes qui résument éloquemment son existence : « Je suis bien en effet une pauvre victime de notre maison, sans qu’elle en ait le moindre avantage, et moi je meurs d’une mort lente à force de chagrin, » — La naissance de la petite Nathalie, en juillet 1714, vint lui apporter quelques consolations; le retour du tsarévitch, après six mois passés à l’étranger sans donner signe de vie, lui rendit un de ces éclairs de tendresse qu’Alexis semblait rapporter seulement de ses courses lointaines. Celui-ci dura moins encore que le premier : dans l’hiver de 1715, au cours de la seconde grossesse de la princesse héritière, la séparation entre les deux époux devint irrévocable et publique. Alexis recueillit dès lors chez lui, dans la maison de l’épouse, sa maîtresse, la serve Euphrosine, qui jouera un si grand rôle dans la suite de cette histoire. Charlotte soutint avec courage cette dernière épreuve. Weber, l’envoyé de Hanovre, dit à cette date dans ses Mémoires : « Cette pauvre princesse supporte son malheur avec fermeté ; les murs seuls voient ses larmes. »

Pourtant les peines s’étaient accumulées trop lourdes sur cette enfant; elle ployait sous leur poids et ne devait plus se relever. Le 12 octobre 1715, elle mit au monde un fils qui reçut le nom de Pierre ; ce fut sa courte et suprême joie d’avoir donné un héritier à l’empire : elle le croyait du moins alors. Presque à la même heure, sa sœur l’impératrice d’Autriche accueillait avec quelque tristesse la naissance d’une fille : celle-ci devait être Marie-Thérèse. Comme le destin se jouera de ces espérances aveugles et de ces berceaux inégaux! — Charlotte ne devait plus rien à sa nouvelle patrie, ni à ce monde : quatre jours après ses couches, d’atroces souffrances la prirent et empirèrent rapidement; elle les vit croître avec sérénité, comme la délivrance des autres. Le 20, les médecins envoyés par son beau-père la trouvent sans connaissance, in mortis limine, dit leur consultation pédantesque. La mourante fut admirable de fermeté et de douceur; elle supplia qu’on laissât auprès de ses enfans, comme une seconde mère, son amie la princesse d’Ost-Frise; elle régla le sort de ses serviteurs allemands, écrivit une lettre touchante au tsar, remercia tous ses proches et pardonna à tous. Pierre, fort malade alors, se fit porter au lit de sa bru; il avait toujours été bon pour elle sous ses dehors de brusquerie et de despotisme; elle en rend constamment témoignage. L’âme forte du grand homme comprenait la résignation courageuse de cette jeune âme : il disait souvent que son fils n’était pas digne de la femme que le ciel lui avait donnée. — Quand elle eut pourvu au sort de tous les siens, elle sentit un grand calme et se retourna confiante vers la mort qui approchait. Le 21, les médecins lui présentèrent une drogue salutaire; elle la repoussa doucement, disant: « Ah! laissez-moi en paix, je ne veux plus vivre! » Dans la nuit, elle cessait de souffrir, à vingt et un ans.

Les résidens étrangers écrivirent à leurs cours que le chagrin l’avait tuée ; chacun le répétait tout bas en revenant des funérailles. On les fit solennelles comme il convenait à son rang, stérile récompense de la mort hâtée par l’ennui d’une couronne. Le tsar, ce curieux obstiné de toutes les choses de la science, assista à l’autopsie de sa belle-fille et suivit les détails de l’opération avec l’attention qu’il portait à tout. Le 27, on exposa le corps dans la grand’salle du palais, tendue de velours rouge, comme était celle de Torgau, quatre ans avant, au jour du mariage. Mais ce ne fut pas, comme naguère, la barque ornée de pourpre et d’or qui promena la princesse sur la Neva ; une frégate noire attendait avec des crêpes sur tout le gréement ; elle porta le cortège au delà du fleuve, à cette église de la citadelle où Pierre voulait reposer avec les siens, et que devait consacrer la première une victime étrangère. La basilique n’était pas encore achevée, ni les caveaux funèbres ; la ville du tsar n’était prête ni pour les vivans ni pour les morts. La pauvre Charlotte dut attendre encore ce qu’elle avait tant désiré, l’oubli et le repos ; sa dépouille resta quelque temps en détresse sous ce ciel glacé.

Tout cela parut si triste aux contemporains que la légende s’empara bientôt de cette mémoire. Dans sa pitié intelligente, l’opinion populaire sentit comme un vague besoin de réparations radieuses, de chaleur et d’amour pour cette jeunesse ensevelie dans les neiges du pôle. Dans la seconde moitié du siècle, il parut en France des mémoires racontant la fuite romanesque de la princesse héritière de Russie ; elle aurait gagné la Louisiane sur les pas d’un officier français qu’elle aimait et vécu longtemps heureuse dans les savanes de la Floride ; sa trace se serait perdue à l’île de France, où elle aurait suivi son nouvel époux.


IV.

Alexis montra une vive douleur de la mort de sa femme. On y vit le remords, l’épouvante d’une âme faible devant les coups brutaux du sort, surtout une grande part d’inquiétudes personnelles. Il sentait qu’une influence tutélaire abandonnait sa vie à une heure critique et le laissait seul en face de son père, sur les dispositions duquel il ne pouvait plus se faire d’illusions. Déjà l’année précédente, à son retour de Carlsbad, il disait un soir après boire à ses compagnons : « On me rasera la tête ; que je le veuille ou non, on me rasera la tête ; quand je serai moine, on me jettera en prison, comme Chouiski ; ma vie ne vaut pas cher. » Tant qu’il avait été le seul héritier du trône, il s’était senti moins menacé ; à cette heure, tout changeait ; un fils lui était né, sur qui Pierre pouvait reporter tout son espoir; chose plus grave encore, Catherine, l’épouse toute-puissante sur l’esprit du tsar, allait devenir mère, peut-être donner un rival dangereux au fils et au petit-fils d’Eudoxie. — En rentrant des funérailles de sa femme, le soir même du 27, le tsarévitch trouva chez lui une lettre de son père datée du 11 octobre, jour de la naissance du petit Pierre. Voici le sens général et quelques passages de cette missive, tout imprégnée de la force d’âme et de la hauteur de vues du grand tsar.

« Avertissement à mon fils. — Après de longues campagnes, nous avons appris à vaincre nos éternels ennemis les Suédois. C’est une grande joie pour la patrie; mais mon chagrin surpasse ma joie quand je considère celui qui doit me succéder, inutile au gouvernement de l’empire, sans goût pour la guerre. Je ne te demandais pas de guerroyer sans cause juste, mais d’aimer l’art militaire et de t’y instruire; c’est l’une des deux parties du gouvernement, qui sont la bonne administration et la défense du pays. Ne t’imagine pas que tes généraux suffiront à commander pour toi : chacun a les yeux fixés sur le maître et se règle sur ses préférences; on aime ce qu’il aime, on néglige ce qu’il néglige; et puisqu’on quitte si vite jusqu’aux plaisirs dont il ne veut plus, combien plus vite on se dérobera à la dure servitude des armes! Comment pourras-tu juger et punir tes généraux si tu ne connais pas à fond leur métier? Prétexteras-tu ta faible santé? C’est là une mauvaise raison. Je ne te demande pas des travaux au-dessus de tes forces, je te demande le goût de la chose militaire. Vois que de princes, sans payer de leur personne, ont préparé ainsi le succès de leurs armes ! Rappelle-toi le feu roi de France; il paraissait peu dans ses armées, mais il s’en occupait avec amour; que de grandes choses il a accomplies ! comme il a glorifié son royaume par-dessus tous les autres !

« Voici ce qui me trouble. Je ne suis qu’un homme sujet à la mort; à qui laisserai-je le champ que j’ai ensemencé avec l’aide du ciel, et la moisson déjà grandissante? A celui qui, comme le serviteur fainéant de l’Évangile, a enfoui son talent dans la terre?.. Rappellerai-je ton mauvais naturel et ton entêtement? J’ai eu beau te gronder, te battre, rien ne m’a réussi, rien ne t’a amendé; tu ne veux rien faire, sinon festoyer dans ta maison, tandis qu’auprès de toi tout va de mal en pis... Je pense à tout cela avec douleur, et voyant que je ne puis te ramener au bien, j’ai résolu de t’écrire ce dernier testament et d’attendre encore un peu que tu te réformes. Si tu t’y refuses, sois bien certain que je te rejetterai comme un membre gangrené; ne te fie pas sur ce que tu es mon seul fils, ne crois pas que je veuille seulement t’effrayer; je ferai comme je dis; moi qui n’ai plaint ni mes peines ni ma vie pour le bien de mon pays, comment plaindrais-je un être inutile comme toi? Plutôt un étranger méritant qu’un fils indigne ! »

Le lendemain du jour où Alexis avait reçu cette lettre, un événement menaçant pour lui venait en augmenter l’effet: l’impératrice mettait au monde un fils. Sans tenir compte des dates, quelques historiens ont voulu voir dans l’acte du tsar l’influence d’une épouse ambitieuse pour son propre enfant; il suffit, pour détruire cette allégation, de remarquer que la lettre avait été écrite le 11, remise le 27, et que Catherine ne devint mère que le 28[3]. D’autres ont cru trouver dans ce premier avertissement la résolution, déjà arrêtée dans l’esprit du tsar, de sacrifier son fils. Il nous semble que le langage de Pierre n’autorise pas ces suppositions. On y sent bien l’effort pour réveiller dans une âme endormie quelques étincelles d’énergie, le désir ardent de susciter un homme plutôt que la volonté froide de le condamner. Les sentimens qui éclatèrent chez le souverain en recevant la réponse de son fils démontrent clairement sa bonne foi.

Surpris par cet éclat, le tsarévitch se méprit le premier sur les intentions paternelles et se crut perdu. Il se concerta à la hâte avec ses conseillers habituels, les Lapouchine, Nicéphore Viazemski et un certain Kikine ; ce dernier fut son âme damnée et lui souffla ses plus funestes inspirations. Fallait-il se rendre aux désirs de son père, essayer du travail et du métier de roi tel que le comprenait Pierre? Alexis ne se sentit point capable de cet effort; sa mollesse était excédée des épreuves et du mouvement qu’on lui avait imposés depuis son mariage. Ses amis lui conseillèrent de feindre un renoncement hypocrite, en se fiant au temps du soin de l’annuler. Alexis répondit à son père en ces termes :

« Gracieux sire, mon père! Aujourd’hui 27 octobre, après l’enterrement de ma femme, j’ai lu la lettre de loi qu’on m’a remise; je ne puis répondre autre chose sinon qu’il te plaise me priver de la couronne de Russie pour mon incapacité et que ta volonté soit faite. Je t’en fais l’humble prière, sire; je me sens inégal à ma tâche ; la mémoire me fait défaut, ce qui est un grand empêchement pour toutes choses; je suis faible de corps et d’esprit par suite de diverses maladies, incapable de gouverner un grand peuple, à la tête duquel il faut un homme plus fort que je ne le suis. Donc je ne prétends ni ne prétendrai jamais à l’héritage de votre majesté, puisqu’aussi bien le ciel m’a donné un frère. J’en prends Dieu à témoin sur mon âme, en foi de quoi j’écris ceci de ma main. Je confie mes enfans à votre[4] garde et vous demande seulement de quoi subsister jusqu’à ma mort. Sur ce je m’abandonne à votre discrétion et miséricorde. — Votre très humble esclave et fils. — Alexis. »

La lecture de cette humble missive irrita le tsar. Il avait espéré sinon la soumission de son fils à ses désirs, du moins une explication, une discussion, une lutte, quelque chose d’une volonté vivante. Il ne trouvait devant lui qu’un roseau courbé, un fantôme d’âme insaisissable. Rien ne pouvait être plus odieux à ce tempérament d’action. — Sur ces entrefaites, Pierre tomba gravement malade en janvier 1716; un moment ses jours furent en danger et ce danger tourna plus vivement encore son esprit vers la nécessité d’assurer les résultats de la réforme après lui. Il ne put ignorer les sourdes espérances qu’avait fait naître sa maladie, les propos vagues qui avaient circulé, malgré la prudence de son fils et des opposans, persuadés que cette maladie était simulée pour les éprouver. Aussitôt rétabli, il adressa une seconde lettre au tsarévitch.

« Dernier avertissement à mon fils. — ...... Tu ne me parles que de mon héritage et tu ne réponds pas à ce qui me préoccupe... Je t’ai longuement entretenu de ton incapacité, de ton indifférence pour la chose publique; tu sembles ne pas t’en souvenir... Si tu ne me crains pas maintenant, comment respecterais-tu mon testament après moi? Comment croire à tes sermens? L’homme n’est que mensonge, a dit le roi David, et quand même tu serais sincère aujourd’hui, les longues barbes[5] n’auront pas de peine à te persuader après moi. Nul n’ignore que tu hais mon œuvre, que tu détruiras après moi tout ce que j’ai fait pour le bien de mon peuple. Il est impossible que tu restes ainsi, ni chair ni poisson (sic). Change ton naturel, montre-toi mon digne héritier, ou sois moine : sinon mon esprit ne connaîtra plus de repos, surtout maintenant que ma santé est chancelante. Réponds-moi sans retard par lettre ou de vive voix. Si tu ne m’obéis pas, je te traiterai comme un malfaiteur. »

Alexis assembla de nouveau ses amis. On décida qu’il devait entrer au cloître et y attendre l’avenir en gardant ses espérances. — « Renonce au trône et tiens-toi en paix, disait Viazemski. — Accepte la robe, ajoutait Kikine, pnur ne pas trouver pis; aussi bien, on vous attache le klobouque[6], on ne le cloue pas sur la tête.» Dolgorouki, l’un des chefs des mécontens au sénat, murmurait : « Une lettre, mille lettres n’empêcheront pas ce qui doit être ; chaque chose vient en son temps. » — Le plan du tsarévitch et de ses amis était juste : laisser passer l’orage au fond d’un de ces monastères, d’où tant de princes russes étaient sortis à l’heure propice, s’armer de patience et de silence, attendre le cours naturel des choses ; appuyée sur le temps, qui mène avec lui la mort, la plus imbécile jeunesse lutte à coup sûr contre le plus redoutable politique à son déclin. — Alexis ne répondit que ces quelques mots : « Sire, mon père. J’ai reçu ce matin votre lettre, à laquelle je ne puis répondre plus longuement étant malade. Je souhaite entrer dans les ordres et je vous demande pour ce faire votre gracieuse permission. — Alexis. »

Ce billet laconique porta à son comble l’exaspération du tsar. Il devinait sans peine le secret de cet anéantissement ; il sentait combien était vaine la menace du cloître. Toutes les sévérités du père, tous les vœux arrachés au fils ne protégeraient pas l’œuvre sacrée contre une réaction inévitable ; cette œuvre était condamnée par un enfant faible et obstiné, qu’on ne pouvait plus se flatter de réformer, que le cloître garderait un temps et rendrait sûrement au trône, plus tenace et plus aigri. Que faire donc ? Cette interrogation déjà sinistre dut se poser dès lors dans l’esprit du tsar. À ce moment, il se disposait à entreprendre une campagne en Mecklembourg. La veille de son départ, il entra chez son fils. Alexis était couché sous prétexte de maladie. À la question de son père : quelle décision il avait prise, le tsarévitch répondit qu’il était résolu à revêtir l’habit. — « Réfléchis, interrompit Pierre, ne te hâte pas ; il serait mieux de revenir dans le droit chemin ; tu es jeune, penses-y bien ; j’attendrai encore six mois. » — Et il quitta Pétersbourg, laissant Alexis tout réconforté d’avoir gagné un nouveau délai.

Une idée qui avait déjà hanté cet esprit inquiet du vivant de la princesse Charlotte revint l’obséder et bientôt le dominer. Un seul refuge lui restait contre les persécutions de son père, la fuite dans quelque pays lointain. Alexis avait d’abord pensé à se cacher sous les haillons d’un de ces pieux mendians qui parcouraient les lieux saints de Russie, errans de monastère en monastère, il s’en était ouvert à lakof Ignatief ; ce projet avait paru peu pratique ; il n’y aurait de sécurité pour le prince qu’au-delà des frontières russes. Kikine le poussait vivement à la fuite et lui écrivait alors d’Allemagne : « Je te trouverai un asile. Ne connais-tu pas quelqu’un à la cour de France ? Le roi est un homme magnanime ; il couvre des rois de sa protection ; ce serait peu de chose pour lui que de te défendre. » — Alexis ayant objecté qu’il n’avait aucune intelligence de ce côté, Kikine revint à la charge. — « J’ai travaillé pour toi à Vienne; va chez l’empereur; ils ne te livreront pas. » — Au milieu de ces indécisions, une lettre du tsar arriva, dans les derniers jours d’août 1716 ; les six mois étaient écoulés, Pierre rappelait à son fils qu’il attendait sa résolution et l’engageait à venir le rejoindre pour s’en expliquer en personne. — Relancé de nouveau, le sauvage et timide jeune homme se décida brusquement, comme un lièvre affolé par le chasseur, qui part devant lui, au hasard. Le souverain l’appelait, c’était une occasion unique de franchir la frontière sans entraves. Il se rendit chez Menchikof, lieutenant de l’empire, et demanda des passeports et de l’argent pour rejoindre son père en Mecklembourg. Une seule attache le retenait.

On a vu plus haut que, du vivant même de sa femme, Alexis avait recueilli chez lui une fille de basse condition. C’était une serve, née sur les terres de Nicéphore Viazemski et nommée Euphrosine Fédorova; une Finnoise, ronde, rousse, à la lèvre sensuelle, avec le type un peu bestial de sa race. Le tsarévitch l’avait trouvée un jour chez son gouverneur; le caprice était devenu une liaison durable. Euphrosine avait les qualités de volonté et de décision qui faisaient défaut à son amant; elle prit sur lui un empire grandissant chaque jour et l’achemina par ambition aux résolutions extrêmes. A l’heure de la fuite, elle fut pour beaucoup dans les hésitations du prince, qui ne pouvait se résoudre à la quitter; un mot de Menchikof vint à point dissiper ces hésitations. — « Que feras-tu d’Euphrosine? ;> demanda le ministre au tsarévitch, quand ce dernier lui annonça son départ. — « Elle m’accompagnera jusqu’à Riga, d’où je la renverrai. — Prends-la plutôt avec toi, » dit Menchikof, dont la morale n’était pas farouche. — Fort de cet assentiment, Alexis ne balança plus; il se mit en route le 26 septembre, accompagné seulement de la Fédorova, d’un frère de cette femme, et de trois domestiques; tous croyaient se rendre auprès du tsar, en Mecklembourg. A Riga, le voyageur emprunta au juif Isaïef, fournisseur des armées, quelques milliers de florins. En approchant de Libau, il rencontra sa tante, la princesse Marie Alexeiévna, qui revenait de Carlsbad. Cette sœur de Pierre le Grand tenait ouvertement le parti de la tsarine répudiée, mère d’Alexis. — « Où vas-tu? demanda-t-elle à son neveu. — Chez mon père. — Tu fais bien, qu’adviendrait-il de toi si l’on t’enfermait au couvent? — Je ne sais, je perds la tête de chagrin; j’eusse été heureux de me cacher quelque part. — On te trouvera partout, fit la princesse. Puis elle interrogea son neveu sur le compte d’Eudoxie. — Tu l’as oubliée, tu ne lui écris ni ne lui envoies de l’argent. — Je tremble d’écrire. — Et quand même il t’en arriverait des ennuis, c’est ta mère! — Ce sera du malheur sur moi sans aucun profit pour elle; et d’ailleurs est-elle encore en vie? demanda le tendre fils. — Elle vit, répondit Marie, et elle ajouta d’un ton mystérieux : — Elle et d’autres-ont une révélation que le tsar la reprendra, et voici comment: ton père tombera malade, une sédition éclatera; il se rendra au couvent de Troïtza, au tombeau de saint Serge, ta mère sera là, le tsar la recevra dans ses bras, et la sédition s’apaisera. Pétersbourg nous est hostile; qu’il soit abandonné, c’est le vœu de beaucoup de gens. » — Ce singulier entretien, tel que le firent connaître plus tard les aveux recueillis au cours du procès, donne bien l’idée de ce qu’était cette famille, courbée sous l’épouvante, travaillée par mille intrigues, tramant de vagues complots sous la forme de prophéties qu’on jetait en pâture au populaire.

A Libau, le tsarévitch trouve son confident Kikine et se concerte avec lui. Ce brouillon rend compte des préparatifs qu’il dit avoir faits en Allemagne et qui sont une invention pure; puis il imagine de savantes manœuvres pour se disculper plus tard d’avoir trempé dans la fuite du prince; il fait écrire à de tierces personnes des lettres composées pour être montrées à Menchikof, afin de pouvoir au besoin compromettre le favori. Venise, au temps du conseil des Dix, ne vit jamais ourdir de machinations plus ténébreuses; tous les hommes que nous allons rencontrer ont étudié l’art de jouer du soupçon, la grande arme de cette époque de terreur. — De Libau, ou suit la trace du voyageur jusqu’à Dantzig; un courrier d’état, venant de Pétersbourg, l’y voit pour la dernière fois et annonce au tsar, qui se trouvait alors à Lubeck, l’arrivée prochaine de son fils. Pierre attend. Un mois, deux mois se passent, aucune nouvelle. En décembre, l’impératrice Catherine écrit à deux reprises de Schwérin, à Menchikof, qu’on s’étonne de ne rien apprendre du tsarévitch. On n’en sait pas plus à Pétersbourg; un valet de chambre du prince, parti pour le rejoindre, revient sans l’avoir trouvé. A Moscou on s’inquiète; Iakof Ignatief écrit lettres sur lettres à son pénitent pour s’informer de son sort. Au milieu de toutes ces correspondances politiques, on rencontre une lettre, rédigée par quelque gouvernante, au nom des deux petits enfans d’Alexis; appel touchant des deux orphelins qui pleurent après leur père disparu.

Quand il eut compris que son fils lui échappait, Pierre agit vigoureusement, sans perdre une minute. D’Amsterdam, où il se trouvait en décembre 1716, le tsar envoie à son lieutenant en Mecklembourg, le général Veïde, l’ordre de dépêcher des officiers dans toutes les directions à la poursuite du fugitif. Les rapports de ces officiers signalent quelques indices de son passage à Kœnigsberg et à Dantzig; après, tous s’égarent sur de fausses pistes, celles d’inoffensifs marchands russes. Pierre avait sous la main, à Amsterdam même, un plus fin limier, son ambassadeur à Vienne, Abraham Vessélovski. Il le lança à la recherche de son fils avec des instructions détaillées, des réquisitions pour l’arrestation où besoin serait de « quelques cavaliers russes de distinction, » et une lettre autographe pour l’empereur Charles VI, prié d’appuyer ces recherches. Vessélovski arriva sans débrider à Piritz, à cinq postes de Francfort-sur-l’Oder, le 1er janvier 1717. Là il apprit qu’un officier russe, avec une femme et quatre serviteurs, avait passé récemment : on l’avait également remarqué aux postes suivantes. Aux portes de Francfort, Vessélovski interrogea les agens qui tiennent le registre des entrées ; sur la feuille du mois d’octobre, à la date du 20, il trouva cette mention : « Le lieutenant-colonel Kochanski, de Moscou, avec sa femme et ses serviteurs; descendu à l’auberge de l’Oie d’or, hors la ville. » Vessélowski courut à l’Oie d’or : l’hôtelier ignorait le nom de l’officier, mais il se rappelait ses moustaches noires à la française et sa petite femme rondelette; après avoir dîné et reposé deux heures, ces voyageurs étaient repartis en poste sur la route de Breslau. L’agent du tsar tenait désormais un fil ; il prit la route indiquée, recueillant des dépositions concordantes à tous les relais. A Breslau, à Neisse, à Prague, on se souvenait du colonel russe Kochanski dans les tavernes; dans la capitale de la Bohême, il avait demandé des chevaux pour la poste de Vienne. Vessélovski craignit un moment de perdre de l’avance; brisé par la fatigue de cette course, sans un instant de repos depuis Amsterdam, le malheureux ambassadeur fut pris de fièvre et d’un flux de sang. Les médecins voulaient le retenir deux semaines à Prague; il s’y refusa et repartit après vingt-quatre heures pour Vienne.

Dans cette ville, c’était le cavalier polonais Kréménetzky qui avait jeté son nom aux préposés de la barrière le 9 novembre. On l’avait hébergé un jour à l’Aigle noir; il y avait acheté un vêtement d’homme pour sa femme, qui avait aussitôt endossé le costume masculin; le lendemain, il avait fait prendre ses effets par une voiture, payé sa note, et s’était éloigné seul, à pied, sans laisser d’indications. Vessélovski fouilla toutes les auberges de la capitale sans succès. Un maître de poste lui avait dit, à quelques milles avant Vienne, que le voyageur qui l’intéressait s’était informé de la distance jusqu’à Rome et du prix d’un équipage. Notre ambassadeur crut pouvoir porter ses recherches dans cette direction. Tout diplomate digne de ce nom, au siècle dernier, avait dans son jeu un petit abbé de la cour romaine, sur les services duquel il pouvait compter à l’occasion. Vessélovski s’était pourvu depuis longtemps de ce rouage indispensable dans la politique européenne, et le petit abbé de l’envoyé russe avait ses libres entrées chez le secrétaire d’état cardinal Paulucci. Une estafette lui porta une lettre en toute hâte : mais on ne savait rien à Rome. Vessélovski, désespéré, fit lui-même deux relais sur la route d’Italie; aucun postillon n’avait souvenir de l’officier russe et de la femme déguisée. — Devson, un aide de camp du général Veïde, qui avait poussé jusqu’à Vienne, travaillait pour son propre compte; il s’alla loger à l’Aigle noir et se familiarisa avec un garçon de l’auberge : ce garçon assura qu’il avait soupçonné dans le Polonais le fils du tsar de Moscovie, dont les traits ne lui étaient pas inconnus, mais il ne savait ce que ce personnage était devenu en quittant le Gasthaus, — Cependant Vessélovski sondait adroitement toutes les personnes de l’entourage impérial ; il ne trouvait partout que des visages étonnés ou fermés. Janvier se passa, puis février; les recherches n’amenaient aucun indice : la police diplomatique de Pierre le Grand dut s’avouer vaincue ; elle avait perdu la piste du fugitif.


V.

L’histoire confesse tôt ou tard les diplomates les plus secrets. Les archives de Vienne ont enfin livré à M. Oustrialof la clé de cette énigme que les agens du tsar s’efforçaient vainement de deviner; nous en apprendrons les curieux détails en devançant les démarches de l’ambassadeur russe chez le chancelier de l’empire. Le soir du 10 novembre 1716, le vieux comte Sohœnborn travaillait dans son cabinet. Vers dix heures, un officier qui sortait de chez lui avec des dépêches rencontra sur l’escalier un inconnu, parlementant en mauvais allemand pour être introduit chez le chancelier. Comme on lui faisait observer que l’heure était mal choisie, l’inconnu se précipita vers la porte pour la forcer; retenu et interrogé par l’officier, il déclara qu’il ne parlerait qu’au ministre et sur l’instant même. On l’annonça : Schœnborn s’était déjà mis au lit et fit dire au solliciteur qu’il le recevrait le lendemain : celui-ci insista de plus belle, menaçant, si on reconduisait, de courir chez l’empereur, son affaire étant de telle nature que sa majesté devait en être instruite sur-le-champ. Le chancelier parut alors, en robe de chambre; l’étranger l’entraîna dans le cabinet, avec ces paroles : « Monseigneur le tsarévitch est en bas, sur la place, et veut voir votre altesse. » — Schœnborn crut avoir affaire à un fou : comme il se récriait, l’homme ajouta que le tsarévitch, nouvellement arrivé à Vienne, désirait se présenter au comte, suivant l’habitude de tous les voyageurs de distinction, qu’il ne pouvait le faire qu’en grand secret et sans être vu de personne ; qu’à cet effet, il était descendu depuis la veille à l’auberge voisine et avait attendu la nuit. Le chancelier voulut aussitôt s’habiller pour se rendre chez le prince, mais l’impétueux ambassadeur, qui n’était autre que le frère d’Euphrosine, s’écria que son maître était déjà là, dans le vestibule, attendant d’être annoncé. Le comte l’envoya prier par son officier et courut reprendre ses vêtemens ; avant qu’il eût achevé sa toilette, le tsarévitch entra brusquement dans le cabinet.

Le digne Schœnborn croyait rêver ; jamais, de mémoire de diplomate, un fils de roi n’avait surpris un conseiller aulique dans ce costume et à cette heure. Le vieux chancelier n’était pas au bout de ses étonnemens et des offenses à l’étiquette autrichienne. Aussitôt resté seul avec lui, le visiteur se mit à arpenter la chambre en donnant tous les signes de l’épouvante et d’un grand trouble moral. « Je suis venu, dit-il, prier l’empereur mon beau-frère de me protéger, de sauver ma vie. On veut me tuer, on veut me priver du trône, moi et mes pauvres enfans ! Je ne suis nullement coupable envers mon père ! Je suis un homme faible, mais c’est Menchikof qui a détruit ma santé par la boisson. Mon père dit que je ne vaux rien, ni pour la guerre ni pour le gouvernement ; mais j’ai toujours bien assez d’esprit pour régner ! On veut me jeter dans un couvent : je ne veux pas aller au couvent ! L’empereur doit me sauver ! qu’on me mène chez l’empereur ! » Et ce disant, il s’affaissa sur une chaise, hors de lui, en demandant de la bière ; on lui apporta un verre de vin.

Schœnborn, lui aussi, avait peine à rassembler ses idées ; il se refusa d’abord à croire que son interlocuteur fût le tsarévitch ; puis, en examinant le personnage, il dut s’avouer que son extérieur répondait au signalement du prince russe. Il s’efforça de le calmer, lui répétant qu’on n’avait jamais ouï rien de pareil, qu’un père ne pouvait nourrir d’aussi noirs desseins contre son fils, que d’ailleurs il était en parfaite sûreté à Vienne. Les consolations du langage diplomatique ne parvinrent pas à refroidir cet agité, qui répétait avec emportement : « Qu’on me mène chez l’empereur ! » Le chancelier représenta qu’on n’arrivait pas ainsi jusqu’à l’empereur, que c’était chose impossible à cette heure indue, et il engagea le tsarévitch à lui raconter en détail son histoire. Alexis se répandit longuement en récriminations contre son père, contre l’impératrice Catherine, contre Menchikof, assurant toujours qu’on voulait sa mort et qu’on l’avait abruti à dessein par l’ivresse. Schœnborn, après avoir écouté attentivement son récit, le sermonna de son mieux; il lui promit en tout cas aide et assistance, l’engagea à se tenir coi dans le plus grand mystère et à attendre la décision de l’empereur. Une crise de larmes calma l’agitation du fugitif mieux encore que les bonnes paroles du chancelier; Alexis renonça, non sans peine, à son projet de forcer cette nuit même les portes du palais et retourna à son gîte avec toutes les précautions de la peur.

Le lendemain, après le rapport du ministre à son souverain, le conseil privé s’assembla pour aviser à cette difficulté imprévue : d’une part la terreur qu’inspirait déjà le tsar de Russie, d’autre part les obligations qu’imposaient à Charles VI l’humanité et les liens du sang, tout rendait l’affaire délicate. Cependant les politiques autrichiens acceptèrent comme une heureuse chance le hasard qui leur livrait, avec un précieux otage, le moyen de s’immiscer dans les affaires russes et de peser sur l’avenir du jeune empire. Au sortir du conseil, Schœnhorn reçut le tsarévitch et lui fit part de la décision de son maître; l’empereur consentait à donner secrètement asile au fugitif et à s’employer en sa faveur auprès du tsar. Il semblait préférable qu’Alexis ne vît pas son beau-frère, pour ne pas ébruiter sa présence à Vienne; on trouverait un lieu sûr où le cacher jusqu’à la réussite des négociations qui devaient le réconcilier avec son père. Alexis consentit à tout, sous la promesse qu’on ne le livrerait pas à ce père; c’était, jurait-il, le livrer au supplice, car aucune réconciliation n’était possible entre eux. effrayé lui-même de l’audace qui l’avait poussé à fuir, le malheureux tremblait à la seule idée de la colère que Pierre avait dû ressentir de cette fuite.

Deux jours après on le mena, « par ordre souverain et dans le plus grand secret, m à Weïerburg, à six milles de Vienne. Là un des conseillers de l’empereur vint lui faire subir un nouvel interrogatoire. — Quand le tsarévitch eut répondu à toutes les questions qui lui furent posées, son interlocuteur lui déclara que, pour le mieux céler et protéger, Charles VI avait résolu de l’interner dans une des forteresses de l’empire, sous le couvert d’un prisonnier d’état. Alexis n’y fit aucune objection; il se borna à demander instamment l’assistance d’un prêtre de rite grec. Il lui fut objecté qu’il serait impossible de satisfaire à cette exigence sans compromettre le secret de sa retraite. Le 27 novembre, le fugitif et sa petite suite quittèrent Weïerburg avec l’attelage d’un paysan, escorté de deux drabans. Ils se dirigèrent vers Salzburg; de là ils s’engagèrent dans les montagnes et traversèrent le Tyrol septentrional jusqu’à la vallée de la Lech.

Les rares voyageurs qui se rendent de Bavière dans le Vorarlberg ou à Inspruck par cette vallée sauvage doivent franchir près du village de Reutte un étroit défilé, l’Ehrenberg Klause ; sur la montagne isolée, couverte de pins, qui commande cette passe, ils peuvent encore apercevoir des ruines de vaillante mine ; c’est le burg d’Ehrenberg, jadis l’une des plus fortes places du Tyrol, vieil invalide des guerres allemandes, tout mutilé de siècles et de boulets, démantelé en 1800 par les soldats de Masséna. C’était ce donjon solitaire que Charles VI avait choisi pour prison à son beau-frère. Tandis qu’Alexis se reposait à Milbach, sa dernière étape, le secrétaire d’état Kühl, chargé de l’accompagner, prit les devans et vint remettre au général commandant la forteresse des instructions détaillées. Cet officier avait ordre de recevoir et de garder à Ehrenberg, dans le plus profond secret, un haut prisonnier d’état dont le nom ne lui était pas confié. Pour éviter toute indiscrétion, on ne devait pas changer la petite garnison ni permettre aux soldats de s’éloigner du château durant tout le temps qu’y passerait le captif. Les fenêtres de sa chambre devaient être armées de barreaux de fer, précaution bien superflue, vu l’impossibilité de fuir de ce nid d’aigle sans se rompre le cou. Le général devait traiter son prisonnier avec respect, veiller à ce que sa table fût convenablement servie aux frais de l’empereur, qui assignait 300 florins par mois pour son entretien. En cas de maladie grave, un médecin ne pouvait être admis qu’en présence du commandant ; les lettres écrites ou reçues par l’inconnu devaient être transmises directement à la chancellerie impériale ; nul étranger ne devait, sous les peines les plus sévères, approcher des portes ou interroger les sentinelles. Le général répondrait sur sa tête de l’hôte mystérieux dont l’empereur lui confiait la garde. Comme on voit, les instructions de Charles VI ne différaient guère de celles données par Louis XIV à Saint-Mars, quand le gouverneur de Pignerol reçut le Masque de fer. — Ces ordres transmis, Kühl revint chercher ses compagnons de voyage et les ramena à Ehrenberg : les portes du cachot d’empire se refermèrent derrière Alexis le 7 décembre au matin.

Alors il respira librement, le pauvre inquiet. Ses lettres au comte Schœnborn témoignent de sa reconnaissance et de sa joie d’être si bien caché. Il se plaint seulement des difficultés de la vie matérielle dans cette solitude et persiste à réclamer un prêtre de son rite ; nous savons d’ailleurs qu’il avait pris soin de se pourvoir de consolations d’un autre ordre. Il ne semble pas qu’à ce moment l’officier chargé de le surveiller ait soupçonné le sexe et la véritable qualité du jeune page d’Alexis. Schœnborn, en répondant au prisonnier, lui mande sous une forme détournée les nouvelles qui peuvent l’intéresser : « J’annoncerai au noble comte, en fait de nouvelles, qu’on commence à raconter de par le monde que le tsarévitch a péri. Suivant les uns, il a fui les rigueurs de son père ; suivant d’autres, il a été mis à mort par ordre de ce dernier; d’aucuns affirment qu’il a été assassiné en voyage par des bandits. Personne ne sait au juste où il se trouve. J’ajouterai ici, à titre de curiosité, ce qu’on écrit à ce sujet de Pétersbourg. On conseille au gracieux tsarévitch, dans son intérêt, de se tenir bien caché, car on fera d’actives recherches quand le tsar son père sera de retour d’Amsterdam. Si j’apprends quelque autre chose, je le ferai savoir. On prie le bon ami pour lequel M. le comte demande un prêtre de prendre patience : c’est chose impossible pour le moment. »

C’étaient les dépêches de Pleyer, l’envoyé autrichien à Saint-Pétersbourg, que Schœnborn résumait ainsi. Cet agent à l’imagination un peu prompte informait sa cour que l’effet produit en Russie par la disparition du tsarévitch était immense, que tout s’apprêtait pour une sédition et que des régimens de la garde complotaient d’égorger le tsar en Mecklembourg. Alexis ne cachait pas la joie qu’il ressentait de ces nouvelles; son rêve de chaque jour, une révolte populaire en sa faveur, semblait près de se réaliser ; en attendant rien ne pouvait mieux le servir que les bruits qui le disaient mort ; la mort fait le silence sur le proscrit, et le silence est un meilleur gardien que la retraite la plus reculée. Le fugitif se croyait sauvé des recherches paternelles dans cette gorge ignorée du Tyrol, à l’abri des verrous, des tours, des montagnes de l’empereur romain, sous la protection de sa parole et de ses diplomates. Ces derniers allaient pourtant avoir affaire à forte partie.

Nous avons laissé Vessélovski, l’ambassadeur du tsar, cherchant désespérément la piste évanouie encore à la fin de mars 1717. Durant ces quatre mois, le burg d’Ehrenberg avait fidèlement gardé son secret; ce secret était d’ailleurs resté longtemps entre quatre personnes, l’empereur, le chancelier comte Schœnborn, le secrétaire d’état Kühl et le prince Eugène de Savoie, président du conseil aulique, directeur suprême des affaires de l’empire. Mais si rares et si impénétrables que soient les initiés, les gros mystères d’état laissent transpirera la longue, dans l’atmosphère d’une cour, certaines émanations subtiles ; un vétéran des campagnes diplomatiques les sent d’instinct quand il a le don du métier; et l’agent russe avait le don au plus haut degré. Il ne s’était pas laissé distraire un instant aux fables qui couraient sur la mort du tsarévitch: son sentiment obstiné l’avertissait que sa proie était près de lui, à Vienne ou non loin de Vienne. Longtemps ses attaques se heurtèrent aux physionomies courtoises et impassibles de la solide diplomatie autrichienne. Enfin un éclair luit dans les ténèbres où il se débat ; le 29 mars, un petit référendaire de la chancellerie aulique, gagné depuis longtemps à son service, laisse négligemment tomber ces mots dans une conversation confidentielle : « Kochanski ne serait-il pas sous la protection de l’empereur, quelque part, dans le Tyrol ? » — Le fil est ressaisi ; c’est plaisir de voir, dans la correspondance quotidienne de Vessélovski avec le tsar, comment l’habile agent le renoue, le développe ; comment les soupçons se changent en certitudes ; comment les certitudes se complètent et forment un corps.

Fort du renseignement qu’il a obtenu, Vessélovski court chez le chancelier et chez le prince Eugène : « — Kochanski est au pouvoir de l’empereur, dans le Tyrol… » L’ambassadeur plaide le faux pour savoir le vrai ; il se plaint amèrement du mauvais procédé dont on use vis-à-vis de son maître. Les deux ministres répondent avec étonnement qu’ils ne savent rien et qu’ils consulteront l’empereur, seul instruit sans doute de cette grave affaire. Quelques jours après, on les retrouve désolés : l’empereur ne sait rien. À ce moment, le Moscovite reçoit du renfort. Pierre lui envoie d’Amsterdam un capitaine de ses gardes, Roumiantzof, accompagné de trois officiers déterminés ; ces émissaires ont l’ordre formel et la ferme volonté de s’emparer du fugitif, s’ils le découvrent, sur les terres mêmes de l’empereur, et de vive force s’il le faut. L’ambassadeur reçoit en même temps des instructions menaçantes, dont il n’était pas besoin pour stimuler son zèle ; il a charge de remettre à Charles VI une lettre autographe du tsar, conçue en termes hautains et exigeant l’extradition immédiate de son fils. Ne jugeant pas le moment venu, Vessélovski garda la lettre en poche, jusqu’à plus ample informé ; il dépêcha immédiatement Roumiantzof en reconnaissance dans le Tyrol, sous un faux nom. Le capitaine fouille les montagnes et reparaît à Vienne le 22 avril ; il a découvert Ehrenberg ; les braves gens du pays se doutent de quelque chose ; suivant leurs dires, un grand seigneur hongrois ou polonais doit être détenu dans la prison d’état. Vessélovski n’hésite plus ; il demande une audience à l’empereur, lui remet la lettre du tsar et laisse entendre qu’il sait tout, qu’on ne peut continuer plus longtemps à se jouer de son maître, à se dérober aux justes demandes d’un père. Charles répond en souriant que ses ministres l’ont mal informé, qu’il va conférer avec eux et éclaircir ce mystère. Cependant l’ambassadeur renvoie Roumiantzof en Tyrol avec les passeports d’un officier suédois ; lui et ses compagnons doivent s’établir à Reutte, au pied du burg d’Ehrenberg, guetter le prisonnier et tenter à l’occasion un coup de main sur sa personne. Roumiantzof croit la chose possible, la garnison de la forteresse ne se composant que d’une vingtaine de soldats. Le faux Suédois entreprend son siège ; troublé plus d’une fois par les tracasseries des autorités impériales, renvoyé à Inspruck, surveillé de près, il revient toujours rôder autour d’Ehrenberg, reconnaît Alexis, renseigne exactement l’ambassadeur sur les faits et gestes du détenu et attend l’occasion. Armé des lettres de cet officier, Vessélosvki multiplie ses démarches à Vienne auprès du prince Eugène et du souverain. Déjà on n’ose plus nier ouvertement ; la tactique est maintenant d’éconduire l’agent en assurant que l’empereur écrira directement à son frère de Russie pour le satisfaire au sujet d’un fils égaré, en plaidant la cause de ce dernier. Tout cela n’avançait guère notre diplomate ; heureusement le petit référendaire, si utile à l’ambassade russe, y vient causer de temps en temps ; ce personnage a surpris une conversation entre le comte 41nzendorf et le prince Schwarzenberg ; ces hauts dignitaires sont d’avis qu’il ne convient pas d’entrer en lutte avec le tsar pour une allaire de cette nature et qu’il serait sage de lui céder moyennant quelques promesses. Évidemment le conseil est divisé. Vessélovski mande ces détails à Pierre en lui suggérant de parler haut, d’écrire de nouveau à l’empereur sur un ton de menace.

Le cabinet de Vienne répugnait en effet à s’engager dans des embarras graves pour protéger Alexis. Tant qu’on avait pu celer sa présence ou recourir à de vagues défaites, on s’était estimé heureux de posséder un otage de ce prix ; il devenait gênant le jour où il fallait risquer pour lui une rupture avec le tsar. On eut un moment la pensée de recourir au roi d’Angleterre, George Ier, qui était apparenté à la maison de Brunswick : l’envoyé du saint-empire fut chargé de lui exposer confidentiellement la situation du tsarévitch. « Ne laissez pas voir, portaient les instructions de Schœnborn, combien nous craignons le tsar, mais représentez à sa majesté les devoirs que lui imposent, conjointement avec nous, les liens du sang qui nous rattachent tous à ce malheureux prince. » — Alexis, au courant de tout, faisait agir simultanément à Londres le boïar Bestoujef-Rioumine, passé au service anglais. Le roi George, peu désireux de se mettre de nouveaux soucis sur les bras, ferma l’oreille à ces ouvertures. On résolut alors à Vienne de dérouter les Russes par un nouveau coup de théâtre. Dans le courant de mai, le précieux référendaire apprend à Vessélovski qu’un courrier est parti du cabinet même de l’empereur pour Ehrenberg ; ce courrier n’est autre que le secrétaire Kühl, le convoyeur ordinaire de notre infortuné voyageur. Kühl arrive au burg tyrolien avec une note de Schœnborn avertissant le prisonnier des mauvais côtés de la situation et lui laissant pressentir les hésitations de la cour. Alexis, replongé dans ses épouvantes, se jette aux genoux de l’Autrichien et s’écrie en sanglotant : « Au nom de Dieu et de tous les saints, je supplie l’empereur de sauver ma vie, de ne pas m’abandonner dans le malheur ; — je vais périr, ne me livrez pas à mon père ! » Kühl lui déclara alors que le seul moyen de salut était de fuir plus loin, en toute hâte, seul et sans même emmener ses gens. Alexis consentit à tout : il ne demandait qu’à fuir au bout du monde ! Il insista seulement pour garder avec lui son inséparable page. Ce point essentiel accordé, on résolut de partir sur l’heure. Un matin de la première quinzaine de mai (aucune lettre ne donne la date exacte), le burg d’Ehrenberg rouvrit sa herse au prisonnier qu’il avait loyalement gardé durant cinq mois : Alexis quitta cette dure et froide bastille du Tyrol avec plus de regret qu’il n’avait quitté ses palais de Pétersbourg et de Moscou. Kühl et ses deux compagnons prirent la route d’Italie. De Trente, le secrétaire d’état écrit au chancelier : « Tout va bien, mais j’ai grand’peine à empêcher notre société de s’enivrer et de faire du tapage ; j’ai remarqué à nos trousses des figures suspectes. »

Ces figures suspectes, c’étaient celles de Roumiantzof et de ses hommes. Prévenu par Vessélovski, l’officier des gardes était aux aguets. À ce moment même, il avait été dérangé par la police impériale, mal édifiée sur ses passeports trop changeans. Pourtant il avait pu se rapprocher d’Ehrenberg à temps pour avoir vent du départ : il prit la poste d’Italie et brûla les routes à la poursuite de son prince. Il le rejoint à Mantoue, d’où il renseigne l’agent de Vienne. La chasse continue sur les vastes territoires de l’empire : de Florence, de Rome, Roumiantzof écrit à l’ambassadeur qu’il est sur les talons des fugitifs. Poursuivis et poursuivans arrivèrent ainsi jusqu’aux portes de Naples. On sait qu’après la guerre de la succession d’Espagne, les traités avaient laissé à l’empereur ses conquêtes d’Italie, y compris le royaume de Naples. Dans le tumulte de cette capitale, Roumiantzof perdit la trace du tsarévitch. Peu importait d’ailleurs ; il le savait arrivé à ce point extrême des frontières impériales, où on ne pouvait dissimuler longtemps sa retraite. Le capitaine revint droit à Vienne rendre compte de sa mission à Vessélovski ; celui-ci le renvoya sur l’heure à Pétersbourg avec un rapport détaillé à son maître. Le coup était manqué pour cette fois : la proie, un moment serrée de si près à Ehrenberg, échappait aux limiers ; c’était une campagne à recommencer.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUË.

  1. Pour ne pas multiplier les citations au bas de ces pages, nous indiquerons ici les sources de ce travail : — Oustrialof, Histoire du règne de Pierre le Grand, tome VI, consacré en entier au procès du tsarévitch, avec les documens originaux en appendice; — Solovief, Histoire de Russie depuis les origines, tome XVII ; — Essipof, Documens pour le procès du tsarévitch Alexis Pétrovitch; — Pogodine, le Jugement du tsarévitch A. P., dans la Rousskaïa besièda, 1860; — Guerrier, la Princesse Charlotte (Messager d’Europe de mai et juin 1872 ; — Weber, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Moscovie, édition française de 1725; — Correspondance des résidens étrangers dans les Publications de la société historique de Russie ; en particulier, tome XV.
    Cette étude était achevée, quand a paru à Heidelberg le livre de M. Bruckner, der Zarevilsch Alexei; nous serons heureux de nous rencontrer avec le savant professeur, qui a puisé comme nous son récit aux sources russes.
  2. Nous avons suivi, pour cette partie de notre récit, l’intéressante étude publiée par M. Guerrier dans le Vestnik Evropi de 1872, d’après la correspondance de la princesse Charlotte.
  3. Nous avons laissé toutes les dates selon l’ancien style pour ne pas créer de confusion avec les auteurs russes que nous suivons. On sait qu’il faut avancer chaque date de douze jours pour rentrer dans notre calendrier.
  4. Dans la lettre originale russe, les formes tu et vous sont employées ainsi l’une après l’autre.
  5. Signe distinctif du vieux parti réactionnaire, qui protestait contre l’ukase de Pierre ordonnant de se raser à l’occidentale.
  6. Coiffure des moines russes.