Le Fils de trois pères/III
III
M. le directeur résolut de ne pas attendre plus longtemps pour s’adresser à la police d’État.
Par quel maléfice et aussi par quelles complicités Hardigras avait-il pu mettre hors de combat Sébastien Morelli et ses quatre veilleurs avant même qu’ils eussent tenté quoi que ce fût contre lui ?… M. le directeur ne pouvait l’imaginer, et puisque ses propres inspecteurs se déclaraient impuissants, il appartiendrait aux pouvoirs constitués de démêler les fils de cette stupéfiante intrigue.
Il payait ses impôts, ne fraudant pas le fisc ; l’État lui devait aide et protection.
À la police, on lui dit que M. le commissaire central qu’il demandait était en congé, mais que le commissaire de quartier qui le remplaçait momentanément, M. Bezaudin, bien connu pour son aménité parfaite et sa façon hautement philosophique de concevoir les devoirs difficiles de son métier, se ferait un plaisir de le recevoir.
M. Bezaudin sourit en voyant pénétrer dans son bureau le directeur de la « Bella Nissa ». Il le pria de s’asseoir et écouta fort attentivement son histoire, qu’il connaissait déjà. Quand M. Supia eut terminé, il lui reprocha d’avoir tardé si longtemps à le venir trouver. Ne devait-il point tout de suite s’adresser à la seule institution qui fût susceptible de le débarrasser d’un pareil fléau ?
— Rentrez chez vous bien tranquillement, lui fit-il, nous interrogerons aujourd’hui même M. Sébastien Morelli et ses hommes et nous vous ferons savoir ce qu’il en est.
À cinq heures, M. Supia reçut un coup de téléphone. C’était M. le commissaire qui le demandait. Il accourut et voici ce qu’on lui dit :
— Nous savons maintenant tout ce qui s’est passé. Hier soir, M. Sébastien Morelli, après avoir placé ses hommes, s’est tenu lui-même immobile sous un comptoir, jusqu’à minuit. À cette heure, las d’une position qui l’ankylosait, il voulut tenter quelque mouvement, mais il trouva derrière lui une corde tendue qui le fit trébucher. Aussitôt, des formes obscures s’étaient ruées sur lui et l’avaient mis dans l’impossibilité de se défendre.
On lui avait noué un bandeau sur les yeux et longtemps il dut marcher, monter, descendre… Finalement, quand on lui rendit la vue, il se trouva dans une vaste pièce tendue d’andrinople ornée de gravures encadrées qui avaient été empruntées à la galerie de tableaux de la « Bella Nissa » ; une table couverte de mets et de bouteilles de champagne en occupait le centre et une dizaine de joyeux convives enveloppés dans des dominos, la figure couverte de ces sortes de masques qui servent les jours de confetti de plâtre, faisaient bombance.
La joyeuse assemblée était présidée par un domino couleur de feu qui se carrait dans un magnifique fauteuil Louis XIV aux bois dorés.
— Hélas ! soupira M. Supia, je le connais !…
— Ce domino, que tout le monde appelait Hardigras, avait un masque de treillis si curieusement peinturluré, si cocassement maquillé autour des yeux, qu’on ne pouvait le voir sans éclater de rire. C’était la tête la plus hilare qui se pût imaginer. Cependant, M. Sébastien Morelli ne rit point, parce qu’il aperçut presque en même temps derrière cette figure si extraordinairement drôle, un pendu !
— Un pendu ! s’écria M. Supia.
— Non, un simulacre de pendu…
— C’est bien ce que je pensais, monsieur le commissaire… Il s’agissait d’une farce de carnaval !…
— Nous aimons à le croire, monsieur. Le pendu tirait une langue fort longue. Mon Dieu ! ce mannequin ne nous aurait pas occupé plus longtemps si, d’après les dires de M. Morelli, il n’avait été habillé exactement comme l’honorable propriétaire de la « Bella Nissa » et si l’on n’avait cherché à lui donner quelque ressemblance avec lui !…
— Hein ?… Quoi ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Le pendu me ressemblait ?…
— Ce point est d’autant plus important, reprit M. Bezaudin, que le pendu portait à son cou une pancarte où il était écrit : « En attendant l’autre ! »
— Monsieur, le commissaire ! s’écria M. Hyacinthe Supia, en fermant les poings, voilà où nous en sommes avec ce Hardigras !…
— Oui, monsieur le directeur, voilà où vous en êtes ! Mais, comptez sur nous, nous ne vous laisserons point pendre comme cela !…
— Je le pense bien !… Et alors, qu’est-ce qu’il a fait, M. Morelli ?
— Vous pensez qu’il avait de moins en moins envie de rire !… d’autant que Hardigras ordonna que l’on fit entrer ses invités !… Et l’on apporta, solidement ficelés, Tony Bouta, Noré Tantifla, Cio Aiguardente et Peppino Pistafun. Ils étaient, bien entendu, désarmés et durent passer par la loi de Hardigras qui était de boire sec et sans arrêt, monsieur, à votre santé, c’est-à-dire à la santé du pendu !…
— Ils le pouvaient, monsieur le commissaire, car c’est moi qui ai fourni toute cette ripaille !… Ce qui me stupéfie, c’est que mon chef de personnel ait consenti à boire comme les autres.
— Plus que les autres, monsieur, car on le força à prononcer les toasts les plus saugrenus ! Enfin, tout se passa de telle sorte qu’après quelques heures de ce régime, le malheureux tomba épuisé et qu’il ne se souvient plus de rien !…
M. Bezaudin se tut.
— Alors, monsieur ! c’est tout ce que vous avez à me dire !
— Non, monsieur Supia !… Vous imaginez bien que nous avons su tirer de cette méchante aventure tous les enseignements qu’elle comporte. D’abord, il ne nous paraît nullement naturel que des hommes de la force de vos quatre veilleurs de nuit se soient laissé brimer aussi facilement par la bande de Hardigras !
C’est certainement la première fois qu’on les fait boire de force ! Ne vous semble-t-il point qu’il y a là matière à réflexions ?
— C’est tout réfléchi ! proclama M. Hyacinthe… Ce sont des complices ! Cet imbécile de Morelli n’a rien trouvé de mieux pour arrêter Hardigras que de s’adresser à des gens qui se feraient tuer pour lui !
— Je les en crois fort capables ! répliqua M. Bezaudin.
— À qui le dites-vous, monsieur le commissaire ? Allons ! Il faut arrêter tout de suite ces quatre bougres-là, à moins qu’ils ne soient déjà sous les verrous !
À ces mots, qui partaient d’un bon naturel, M. le commissaire sourit.
— Si vous étiez venu nous voir plus souvent, fit-il, vous sauriez, monsieur Supia, que le premier soin de la police est de laisser les malandrins en liberté. Que voulez-vous que nous en fassions en prison ? Ils sont d’un rendement nul, tandis que si nous avons l’air de ne nous douter de rien, si nous les laissons faire tout ce qu’ils veulent, il nous est loisible de surveiller leur manœuvre et de les prendre sur le fait !
— Je comprends ! soupira M. Supia, vous les arrêterez quand ils m’auront assassiné ! En attendant, ils vont continuer à me voler !
— Non ! répondit péremptoirement M. Bezaudin… Connaissez-vous M. Souques ?… Enfin, vous en avez bien entendu parler… Et M. Ordinal ?… Vous ne connaissez pas non plus M. Ordinal ?… Eh bien ! monsieur Supia, J’aurai l’occasion de vous les présenter ! Ce sont deux inspecteurs de la Sûreté générale que M. le commissaire central a fait venir de Paris pour arrêter deux rats d’hôtel des plus dangereux qui opèrent en ce moment sur la Côte d’Azur… mission difficile, car ces bandits n’hésitent pas à faire usage de leurs armes quand ils se trouvent serrés de trop près. Avant de venir ici, ils avaient déjà une vingtaine de cambriolages et trois meurtres sur la conscience. Vous comprenez qu’à côté de ces bandits votre Hardigras fait bien petite figure. MM. Souques et Ordinal l’arrêteront par-dessus le marché, histoire de se faire la main.
— Ah ! monsieur le commissaire, puissiez-vous dire vrai !
— Surtout, ne vous occupez plus de rien… Ce soir même, ces deux inspecteurs assureront le service de nuit de la « Bella Nissa ». Et ce sera bien le diable si demain matin nous n’avons pas du nouveau !
Le lendemain, en effet, il y eut du nouveau !
Et voilà ce que l’on racontait dès six heures sur le cours Saleya, autour des tables et des tentes qui se dressaient dans la première pagaïe du marché.
Les deux fameux inspecteurs de la Sûreté, MM. Souques et Ordinal, qui devaient arrêter Hardigras, avaient été attaqués ce soir-là dans les magasins de la « Bella Nissa » par deux brigands armés qui s’étaient jetés tout à coup devant eux et allaient leur faire un mauvais parti quand deux coups de feu tirés par on ne sait qui avaient étendu à leurs pieds leurs agresseurs, grièvement blessés. Les inspecteurs s’étaient mis immédiatement à la poursuite de leur sauveur, mais il leur avait été impossible de le rejoindre. Cependant, il ne faisait doute pour personne qu’ils avaient eu affaire à Hardigras lui-même. Quant aux deux bandits, qui avaient été transportés à l’hôpital Saint-Roch dans le plus fâcheux état, ils avaient fait les aveux les plus complets. Ce n’étaient ni plus ni moins que les deux fameux rats d’hôtel dont les sanglants exploits épouvantaient depuis quelques semaines, l’honorable clientèle de nos palaces !
Quelques minutes plus tard, on s’arrachait les grands quotidiens locaux qui venaient de paraître avec des manchettes énormes : « Le drame de la « Bella Nissa » !… Le dernier coup de Hardigras !… »
Ce fut une ruée vers les grands magasins de la vieille ville.
Du haut du balcon de la première galerie, M. Hyacinthe Supia qui, ce matin-là, était vert, assistait à cet assaut. Un nom odieux, cent fois, mille fois répété, montait jusqu’à lui : « Hardigras ! Hardigras ! » Ce populaire n’allait-il pas demander pour le brigand un prix Montyon ? Soudain, tous les visages s’immobilisèrent dans une attitude attentive, puis un éclat de rire homérique, fourni par la foule en délire, remplit le vaste hall et tintinnabula affreusement aux oreilles de M. le directeur.
Il ne douta point que ce fût encore une invention de son infernal ennemi. Lui aussi leva la tête et vit, suspendue au balcon supérieur, une bande de calicot sur laquelle se détachaient en lettres noires cette nouvelle inscription en pur niçard : « Ou maù semena, maù racueglie » (qui mal sème, mal récolte !) suivie de cette phrase en français courant à l’adresse de tous les rats et rastas d’hôtel de toutes les nations : « Avis à ceux qui viennent se promener la nuit dans ma maison ! »