Le Fils de trois pères/XI

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XI

Où l’on voit Titin-le-Bastardon à la recherche de ses trois « païres » !

À partir de ce jour, bien des gens ne doutèrent plus que Titin-le-Bastardon et Hardigras ne fussent qu’une seule et même personne. Mais encore restait-il à le prouver.

Quant à lui, pour peu qu’on laissât transparaître une opinion aussi harsadée, il la traitait avec mépris, disant couramment qu’il fallait être le dernier des « boussouniers (faibles d’esprit) pour imaginer une seconde que s’il avait été Hardigras, il eût perdu son temps à pendre « le boïa » en effigie comme la chose avait été racontée par M. Sébastien Morelli. Il l’eût pendu pour tout de bon, lui, en chair et en os, à quoi l’on aurait véritablement reconnu qu’il n’y avait que Titin pour faire ce beau coup-là.

— « Péchère », je te crois, disait en riant cette folle de Nathalie, car il y a des crimes qui ne se pardonnent pas et qui méritent au moins la « fourca » (la potence).

— Et quel ? demandait Titin.

— Celui, par « exemple » de marier Toinette à ce M. Hippothadée !

— « Vaï pinta des gabia ! » (Va peindre des Cages) lui jetait, furieux, Titin… tu seras toujours aussi bête, Nathalie !

Il la plantait là et retourna peindre, lui, les murs de l’épicerie de la mère Bibi, où s’étalait son talent de frescateur.

Car Titin avait encore ce métier-là : il était « artisse » !… Il en avait pris le goût chez son ami Giaousé, qui n’était point malhabile dans le maniement du pinceau et qui avait peuplé de fleurs, de fruits et de petits oiseaux tous les murs et plafonds de la Fourca-Nova.

Titin trouvait les heures longues que n’égayait plus la présence de Toinetta et il avait commencé de badigeonner à la Fourca les murs de la modeste boutique de la mère Bibi.

Le comptoir lui-même avait été décoré : il n’était point jusqu’aux tiroirs qui ne fussent agréables à regarder, avec leurs motifs de fleurs, de fruits, de verdure…

Et tout cela d’une facture si brutale, si primaire dans son éclat que les bourgeois en villégiature en riaient, trouvant qu’il fallait être fol comme Titin pour dépenser tant de couleurs dans une pauvre petite boutique où l’on eût mieux fait d’en vendre !

Il y avait surtout, sur le mur du fond, un village pyramidal dont les cubes enchevêtrés et mal équilibrés, traités avec un relief d’ombres et de clartés à faire honte à l’école espagnole avaient la prétention de représenter la vieille Fourca.

Un membre du « club artistique » de Nice, qui passait par là avait voulu voir, lui aussi, ce singulier « musée » où l’art voisinait avec la cannelle et les berlingots et il avait stupéfait la bonne société en déclarant que la peinture de Titin révélait un artiste-né.

À la vérité, il n’y avait pour être véritablement « en estase » devant l’œuvre de Titin que la mère Bibi, avec l’opinion de laquelle on ne pouvait trop compter, à cause de son idolâtrie pour le peintre… et aussi le petit peuple de la Fourca, qui jouissait de cette brutalité lumineuse avec la candeur enfantine des gens qui ne connaissent de la nature que ce qu’elle leur a donné.

Ils goûtaient surtout la façon dont Titin peignait les enseignes.

Elles éclataient de loin comme des soleils et ce diable de Bastardon savait toujours trouver, à propos du métier qu’elles annonçaient, de petits dessins à mourir de rire, et de hautes majuscules tout à fait plaisantes et entortillées comme des vermicelles, que l’on appelle là-bas des « chevous d’ange » !…

Titin produisait tous ces chefs-d’œuvre quand il s’ennuyait, ce qui faisait prévoir des pages incomparables le jour où il consentirait à y prendre quelque plaisir. Mais depuis quelques jours pourtant, il n’était pas gai. Et ce n’était point les mauvaises plaisanteries de Nathalie qui étaient faites pour lui rendre sa bonne humeur. Aussi peignait-il avec acharnement, balafrant le mur de la mère Bibi de touches fougueuses.

La bonne femme était partie depuis le matin on ne sait où. Elle ne s’absentait jamais. Elle avait fait toilette et, était partie à la première heure sans éveiller Titin.

Mais ce n’était pas à la mère Bibi que Titin pensait…

Et tout en peignant, il se traitait tout haut de la plus méchante façon : Bestia de Titin ! Fan d’aquella ! (enfant de celle-là, la pire injure), « Fada ! Estassi ! Què malla ! » (bête de Titin ! Idiot ! Imbécile !… Quel ballot ! ) « Est-ce qu’elle sait, la pôvre, si je l’aime ! Est-ce que tu le lui as dit quand elle t’attendait sur le balcon ? Et tu attends des nouvelles ? Quelles nouvelles ? Lis la gazette !… Va à la mairie !… Tu pourras les lire, les publications !… Et pourquoi ne se marierait-elle pas avec un prince, dis ?… Est-ce que tu le vaux, le prince, toi ?… Tu n’es même pas capable de dire : Toinetta, je t’aime !… À ton âge ! Alors elle croit que tu ne l’aimes pas ! Le prince, lui, il ne t’a pas attendu pour lui dire, va !…

Comme il en était là de ses lamentations, le timbre de la porte d’entrée se fit entendre et la mère Bibi entra dans sa boutique.

Elle avait les yeux rouges.

— Titin, lui dit-elle, tu as besoin de te mettre en noir, il faut être brave, mon petit, ta mère est morte !

Et elle s’assit, cassée, un peu par la route et aussi, semblait-il, par le chagrin.

Elle était encore solide, la bonne vieille, malgré son grand âge, un peu courbée, un peu desséchée, mais œil clair et la voix jeunette. Ce n’étaient point les malheurs qui lui avaient manqué, au cours de sa longue vie mais Titin l’avait consolée de tout.

Au bout d’un instant, il finit par lui dire :

— Tu as pleuré, mère Bibi, mais ça vaut peut-être mieux qu’elle soit morte !

Titin ne se connaissait pas d’autre mère que la mère Bibi. Il savait vaguement que l’autre était folle, enfermée à Saint-Pons… Il avait demandé à la voir. La mère Bibi lui avait toujours dit :

— Vaut mieux pas !… Ils m’ont dit là-bas que ça ne lui ferait pas de bien !… Et puis, elle ne te connaît pas !

Lui non plus ne la connaissait pas. Tout de même, il était triste, mais c’était à cause de la mère Bibi.

— Tu prendras bien une tasse de café noir, lui dit-il.

— Non, merci. Il faut que je te parle de ta mère… Quelquefois, quand tu étais tout petit, tu me demandais : Pourquoi les autres m’appellent l’enfant de Carnevale ou l’enfant de tré païres ?… Je te répondais : Pour rien, Titin. Et j’ajoutais : Quand ils te diront cela, tu leur donneras une bonne rincée ! Et tu as fait comme je t’avais dit et ils ont reçu tant de rincées qu’on ne t’a plus appelé ainsi. Alors tu ne m’as plus rien demandé mais aujourd’hui, il faut que je te dise ! J’avais été avertie que ta mère était au plus mal… Je suis allée là-bas : figure-toi qu’elle a retrouvé un peu la raison avant de mourir… Elle m’a reconnue ! J’ai regretté de ne pas t’avoir emmené avec moi, car elle t’a réclamé, Titin !… Oui, elle a demandé l’Enfant de Carnevale !… Tu sais qu’elle est devenue folle avant de te mettre au monde. Pauvre Tina ! C’était une brave et honnête fille et tu peux l’honorer comme il se doit. Bien sûr, elle aimait de danser comme les autres, après le festin, mais il n’y avait rien à dire ! Ils se sont mis trois un jour de Carnaval pour l’avoir… ils l’ont entraînée du côté de Riquier… dans les champs, et là, comme ils avaient beaucoup bu, malgré ses cris, ils l’ont eue, derrière un figuier !…

La mère Bibi s’arrêta ; une larme avait glissé de sa paupière rouge.

Il y eut un silence, puis Titin dit, d’une voix qu’elle ne lui connaissait pas :

— Je me doutais bien de quelque chose comme ça ! Mais, pourquoi m’en parles-tu, si tu ne peux me donner le nom de ces trois misérables ?

— Je t’en parle mon petit, parce que la pauvre Tina, avant de mourir, m’a dit le nom d’un des trois masques. C’est le seul qu’elle ait reconnu, mais par celui-là, tu pourras peut-être savoir aussi le nom des deux autres…

— Comment s’appelle-t-il ? demanda Titin.

— Menica Gianelli.

— Menica Gianelli… chercha Titin… il me semble que j’ai entendu ce nom-là.

— Les Gianelli de la grande quincaillerie de la rue Gioffredo !… Eh bien ! c’est le fils de ce Gianelli-là qui a entraîné ta mère avec les deux autres… Les Gianelli sont riches ! J’ai pensé que tu pourrais en tirer quelque chose !…

— Oui ! Tu as pensé juste, la mère, et quand je lui aurai tiré cette chose-là, il n’aura plus beaucoup de sang dans les veines, Christo ! Tu n’as plus autre chose à me dire ?

— Si, Titin ! l’enterrement de la pauvre Tina aura lieu demain.

— Eh bien, va l’enterrer, la mère !… Je reviendrai prier sur sa tombe quand je pourrai lui donner des nouvelles de mes trois « païres » !…

Puis il se leva, embrassa la mère Bibi et quitta sur l’heure la Fourca-Nova.

Il avait un air si farouche que Giaousé et Nathalie qui le virent passer n’osèrent lui adresser la parole…

À Nice, où il arriva le soir même, rue Gioffredo, il s’arrêta devant la grande quincaillerie. Il regarda l’enseigne qui portait toujours la devise : « Durando et Gianelli ». Il ne connaissait point Menica, mais il se rappelait avoir vu plusieurs fois le vieux Gianelli, bonhomme avare et peu liant.

— Je désirerais voir M. Gianelli, fit-il à un employé qui se hâtait vers le bureau, des registres sous le bras.

— Monsieur ! il est bien tard ! répondit l’employé. Nous allons fermer. Vous ne pourriez pas revenir demain ?

— Non ! je suis très pressé. Dites-lui que c’est de la part de Titin-le-Bastardon.

Deux minutes après, l’employé revenait :

— Ces messieurs ne peuvent vous recevoir ce soir… Pourriez-vous me dire ?…

— Non ! non ! Il faut que je parle à M. Gianelli.

— Monsieur Titin ! je vais vous dire : ces messieurs se demandent si c’est bien sérieux ? D’autre part, ils ne voudraient pas vous faire, de la peine. Mais ils sont si occupés.

— M. Menica est-il là ?

— M. Menica ? fit l’autre en levant les yeux au plafond.

— Allez leur demander si je peux voir M. Menica. Dites-leur que c’est pour une affaire extrêmement importante.

Nouvelle absence de l’employé, et enfin :

— Ces messieurs vous attendent, monsieur.

Titin enleva son chapeau et s’assit. Il avait en face de lui MM. Durando et Gianelli.

— Vous avez demandé M. Menica ? fit M. Gianelli d’une voix rêche. Nous ne savons ce qu’il est devenu depuis bien longtemps.

— Comment ? Vous ne savez pas où est votre fils ?

— Menica n’est pas mon fils. Il est tout au plus mon neveu. Il y a bien des années que je n’en ai plus entendu parler !… C’est tout ce que vous désiriez savoir, monsieur ?

— C’est tout ! J’ai bien l’honneur de vous saluer, messieurs !…

Il se dirigea vers la porte, puis se retourna :

— Monsieur Durando, je désirerais vous dire un petit mot.

M. Durando le suivit dans le magasin.

— Le vieux est fâché avec Menica, dit Titin… Il n’y a rien à en tirer et c’est dommage, car j’ai une bonne nouvelle à apprendre à Menica… J’ai retrouvé un objet des plus précieux qu’il a perdu il y a quelques années, avant son départ de Nice… Un objet, monsieur Durando, qui vaut son pesant d’or. Quelque chose dont la valeur a augmenté singulièrement en vieillissant. Je ne puis vous en dire plus long, mais si vous pouviez me donner une indication qui m’aiderait à restituer à M. Menica…

— Écoutez, monsieur Titin, je ne demande qu’à vous faire plaisir. Vous m’avez fait trop rire le premier dimanche de Carnaval ! J’étais sur la place du Palais et je ne tiens pas à ce qu’un jour vous me traitiez comme ce pauvre M. Supia ! Eh bien, Menica, en nous quittant, est allé à Marseille, où il a ouvert un grand bazar sur les allées de Meilhan… Peut-être là vous renseignera-t-on…

— Merci, monsieur Durando.

Le lendemain, à onze heures, Titin, qui venait de débarquer à la gare de Marseille, se trouvait devant le grand bazar des allées de Meilhan. Il ne pouvait s’y tromper. On y vendait « les pipes Menica ». Le commerce semblait des plus prospères.

— « Fan d’un amuletta ! » se dit Titin, mon père, ça n’est pas « de la rafataille » ; on va pouvoir causer !…

Nous avons dit qu’en quittant la Fourca-Nova, Titin ne pensait plus à Toinetta… Mais la nuit dernière, il en avait rêvé, et, maintenant, s’il pensait à sa vengeance, il commençait à la faire marcher de pair avec son amour. Ces deux sentiments, au lieu de se combattre dans son esprit, tendaient au contraire à s’amalgamer d’une façon encore fort confuse sans qu’il osât y arrêter trop sa pensée.

La veille, c’était du sang qu’il lui fallait, dût-il sacrifier sa peau ; maintenant, la silhouette d’un Titin bien vivant, richement doté et jouissant d’un état civil avouable, d’un Titin enfin qui pourrait honorablement aspirer à la main de Mlle Agagnosc, commençait à prendre forme.

Disons tout de suite qu’il n’en était pas plus fier pour cela ! Mais est-on le maître de sa pensée quand le diable et l’amour s’en mêlent ?

Tout à coup, la pensée de sa mère que l’on descendait dans le moment même au fond de quelque trou aux environs de Saint-Pons, le rejeta dans l’horreur de lui-même.

— Non ! Non ! Il n’était pas venu pour cela ! Titin-le-Bastardon n’allait point se présenter en mendiant, bien sûr ! il était venu pour une autre affaire ! Et s’il perdait du coup Toinetta, s’il en mourait et peut-être – il faut tout prévoir – sur l’échafaud, du moins ce serait le front haut et plein d’honneur qu’il quitterait cette vallée de misère comme un vrai Bastardon !…

Ce fut heureux pour Menica qu’il ne se présentât point dans le moment aux coups vengeurs du Bastardon, car celui-ci, en pénétrant dans le bazar, avait si bien réussi à s’exalter sur son devoir filial qu’il eût expédié en un tournemain ce premier « païre » pour qu’il n’en fût plus question et qu’il eût tout le loisir de penser sans plus tarder aux deux autres !…

Le Bastardon eut là l’occasion d’apprendre que son premier « païre », qui n’avait pas réussi dans les pipes, était allé, après avoir vendu son fonds, s’installer marchand de vin en gros à Montpellier !…

Muni de ces renseignements, Titin s’en fut à Montpellier, où il sut que son premier « païre », n’ayant pas encore réussi comme marchand de vin en gros avait été réduit à acheter à Cette un petit débit où il le vendait au détail. Il s’en fut à Cette, où il apprit que M. Menica s’était mis à boire au détail le vin destiné aux clients, il lui était arrivé quelques fâcheuses aventures qui l’avaient forcé à quitter le pays.

Et il était retourné à Marseille, où il avait loué un coin sur les quais pour y débiter des moules et autres coquillages que l’on mangeait sur place.

Titin reprit donc le chemin de Marseille. Dans le train, il se disait : C’est bien fait ! Tu n’as que ce que tu mérites, Titin ! Au lieu de ne penser qu’à venger ta pauvre mère, tu avais espéré que ton père serait riche et capable de dorer ton lit de noces ! Et te voilà le fils d’un marchand de moules !… Tu peux courir maintenant après les demoiselles ! Si Toinetta apprenait cela, elle en mourrait de rire ! Il vaut mieux qu’elle n’en sache rien, je t’assure !…

Sur les quais du vieux port, il demanda aux écaillères où Menica avait coutume de dresser son éventaire.

— Menica ! Ah ! le povre, il n’est plus marchand ! Ce n’est pas de sa « fote » !… Il a eu des histoires au tribunal à cause d’un milliardaire d’Amérique qui lui avait fait l’honneur de goûter à ses coquilles et qui en est trépassé, lui, sa femme et sa fille. Paraît que c’étaient des moules ramassées aux « Pierres-Plates ». Depuis, il vit comme il peut, c’est pitié ! Tenez le voilà ! Menica ! Eh Menica !

Un pauvre être en guenille passait et c’était miracle que, sous ces haillons, il y eût encore assez de force pour supporter le sac d’arachides qui aplatissait ses épaules courbant en deux ce lamentable déchet d’humanité.

Menica s’arrêta à l’appel de l’écaillère. Visiblement, il chancelait sous son fardeau. Titin le lui arracha et le jeta à la volée sur son épaule. Toute la matinée, il fit la besogne du portefaix. Il ne disait pas un mot et l’autre laissait faire, abruti… Quand il eut jeté sur un camion le dernier sac de cacahuètes, Titin dit à Menica :

— Viens !

— Qui qu’t’es ? demanda l’autre sans du reste s’émouvoir, car rien ne l’étonnait plus.

— « L’enfant de Carnevale ! » dit Titin…

— Oh ! fit l’autre.

Et il sembla chercher des choses au fond de, sa mémoire.

— Je suis Titin, Titin-le-Bastardon !…

— Le Bastardon ?

— Oui, Menica ! Rappelle-toi ! Les champs de Riguier, le figuier ! La pauvre Tina !… Je suis ton fils, Menica !

L’autre le regarda longuement.

— C’est p’t’être bien possible ! finit-il par dire…

Et puis, après réflexion :

— Mais dis donc, nous étions trois !…

— Tu les connais, les autres ?

— Faudrait que j’y pense, fit Menica en hochant la tête… C’est vieux, c’t’histoire-là ! Mais cristi, que j’ai soif !

— Viens !

Il le fit boire et manger, l’habilla, lui loua un petit coin de chambre dans le vieux quartier de l’Hôtel-de-Ville ; enfin il se conduisit en bon fils et en fut récompensé en réveillant suffisamment les souvenirs confus du pauvre homme, qui se rappelait une énorme soulographie avec un garçon laitier dont il n’avait jamais connu que le prénom, Noré (Honoré), un type très rigolo dont il avait fait connaissance à Olmiez le jour de la fête des Cougourdons, l’année même qui avait précédé ce fâcheux Carnaval et qu’il avait continué à rencontrer, le dimanche, dans les cabanons champêtres où se donnaient rendez-vous les joueurs de boule et où les employés de commerce conduisaient leurs petites amies…

Ce Noré, il n’y en avait pas deux comme lui à cette époque pour mettre en train la compagnie qui faisait danser les filles en jouant de la mandoline.

Quant au troisième personnage, c’était Noré qui l’avait amené. Menica ne le connaissait pas et il ne l’avait jamais revu.

Titin revint à Nice, mécontent de tous et de lui-même. Le sentiment de la vengeance ne le transportait plus. Parti pour tuer ses trois « païres », il avait vidé ses poches pour venir en aide au premier qu’il avait rencontré ; peut-être allait-il trouver à l’hôpital le joyeux garçon laitier qu’il lui faudrait sauver de la misère… Pour peu que le troisième fût dans le genre des deux premiers, Titin pouvait se demander si ses nombreux métiers suffiraient à entretenir convenablement une aussi nombreuse ascendance.

En cherchant dans la campagne au-dessus de Cimiez, Titin rencontra un vieil aubergiste qui se rappelait parfaitement un Noré qui faisait danser les filles au son de sa mandoline.

— Il s’est marié, lui dit-il, avec une jolie fille de Saint-Maurice et il n’est plus revenu. On a raconté qu’ils avaient pris une crémerie du côté du petit Piol.

Au petit Piol, il apprit que le Noré et sa femme avaient quitté le pays pour s’établir en ville, rue Masséna, pas bien loin du passage Négrin.

Là, la crémerie existait toujours. Mais elle était devenue un établissement de luxe des plus fréquentés dans la bonne saison. On y faisait si rapidement fortune que les propriétaires du fonds le cédaient au bout de quelques années dans d’excellentes conditions.

Titin ignorait toujours le nom de famille de Noré, ce qui n’était point pour faciliter sa tâche… Cependant, il apprit d’une vieille Anglaise qui venait manger là ses toasts depuis des années que les anciens propriétaires avaient acheté une vieille maison de comestibles, rue d’Angleterre ! « Au Lapin d’Argent ». Il s’y rendit.

L’importance du magasin commença de faire impression sur Titin.

Il demanda à voir le patron.

On lui désigna un personnage respectable qui, en tablier blanc, découpait derrière le comptoir une volaille fort appétissante.

— Monsieur Noré ?… demanda Titin.

— Noré ? Connais pas, répondit le découpeur en levant tranquillement une aile.

Puis, après un temps :

— Ah ! vous voulez parler de mon prédécesseur ?

— Eh bien vous êtes en retard, jeune homme ! Voilà bientôt dix-huit ans… Ah ! çà, mais vous êtes Niçois, vous !…

— Oui monsieur ! c’est moi Titin !… »

— Qui, Titin ?

— Titin-le-Bastardon !…

Deux garçons lancèrent en passant :

— Mais oui, patron, c’est lui Titin… Titin-le-Bastardon !…

— Oh alors ! tout s’explique ! fit le patron en prenant son parti de rire, c’est une farce !

— Je vous assure, monsieur, que c’est on ne peut plus sérieux !

— Vous savez, moi, je ne suis pas Supia ! Il ne faudrait pas se payer ma figure ! Vous êtes Titin ! Titin-le-Bastardon et vous venez me demander ici un homme qui m’a vendu son fonds depuis dix-huit ans !

Les garçons éclatèrent de rire :

— Eh ! patron, il ne connaît que lui !…

— Parbleu ! Adieu, monsieur Titin ! et si c’est Papajeudi qui vous envoie, vous lui direz de ma part qu’il aurait pu en trouver une meilleure !

Titin était déjà dehors. Il marchait comme un fou dans la direction de la vieille ville…

Papajeudi ! C’est vrai qu’il s’appelait Noré !… M. Honoré Papajeudi !…

C’était lui l’ancien garçon laitier ! Eh bien, il avait fait du chemin. C’était assurément l’un, des plus riches commerçants de la ville ! On disait qu’il pourrait, sans se gêner, donner trois cent mille francs de dot à chacune de ses filles !

Eh bien ! il se gênerait un peu plus ! Il lui faudrait bien compter aussi avec son fils !…

Quand il pénétra dans le magasin de Papajeudi, il fut étonné de ne point voir Mme Papajeudi à sa caisse, mais il y trouva sa fille aînée qui avait les yeux rouges, et Titin s’aperçut alors qu’elle avait pleuré.

— Puis-je voir M. Papajeudi ? demanda-t-il.

— Non, monsieur Titin, lui répondit-elle à demi-voix, papa est très malade !…

— Que me dites vous là, mademoiselle ? fit Titin sincèrement désolé, car Papajeudi avait toujours été « gentil » avec lui, même au temps de sa plus grande misère, surtout en ce temps-là.

— La vérité, hélas, monsieur Titin !

Là-dessus, arrivèrent les deux autres « demoiselles » Papajeudi. Elles aussi étaient en larmes…

— Mais que lui est-il donc arrivé ? demanda Titin… Il y a quelques jours, il présidait encore le festin du « Fil à couper le beurre » !

— Justement, soupira la jeune caissière « la tourta de blea » lui est restée sur l’estomac, il a voulu la faire passer avec un petit Saint-Tropez, mais il se sentait des frissons… Alors, il a pris un vieux Belet pour se réchauffer !, puis une « grappa » qui l’a étourdi sans réussir à le soulager. Si bien que ce matin il a réclamé son notaire et que mes sœurs, sur sa demande, viennent d’aller chercher le curé de Saint-François-de-Paul.

— Il se frappe, dit Titin, très attristé.

— Eh oui, il se frappe ! gémirent ces demoiselles, il ne fait que pleurer, le povre !

— Vous lui direz, fit Titin, que le Bastardon est venu demander de ses nouvelles et que j’ai pris bien de la peine quand j’ai su qu’il était si mal !

— Nous n’y manquerons pas, monsieur Titin.

— C’était pressé ce que vous aviez à dire à papa ? demanda la demoiselle de comptoir.

— Oh ! non, mademoiselle… je voulais lui serrer la main, voilà tout.

Il se dirigea vers la porte quand Mme Papajeudi apparut, toute en larmes.

— Ça va plus mal, maman ? s’écrièrent les trois demoiselles Papajeudi.

— Ah ! mes enfants, il a le délire… Il ne sait plus ce qu’il dit ! Il ne fait qu’appeler Titin !… Titin et le curé !

— Mais il est ici, monsieur Titin…

Mme Papajeudi l’aperçut :

— Ah ! mon pauvre garçon ! sanglota-t-elle, notre pauvre Papajeudi est bien mal. Vous devriez monter le voir, le raisonner, du reste il ne fait que parler de vous !

— Je monte, dit Titin.

Quand « l’enfant de Carnevale » entra dans la chambre, le malade, qui était en proie à une grosse fièvre, sembla vouloir sauter du lit pour courir au-devant de lui.

— Enfin te voilà ! Ah ! Titin, mon brave Titin, je ne voulais pas mourir, vois-tu, sans te dire… sans te dire que je t’aime bien !…

— Mais vous n’allez pas mourir, monsieur Papajeudi, moi aussi je vous aime bien, vous avez toujours été bon pour moi…

— Calmez-le, soupira Mme Papajeudi.

M. Papajeudi regarda sa femme :

— Il faut nous laisser seuls, lui dit-il.

— Je m’en vais, mon ami…

Et en passant derrière le Bastardon :

— Mon Dieu ! soupira-t-elle, je lui avais pourtant assez dit : Surtout, Papajeudi ne mange pas de « tourta de blea », et chaque fois il s’en gonfle. Ah ! les hommes !…

Quand elle fut partie, Titin s’approcha du chevet du malade.

— Pousse le verrou Titin !… Et viens ici, donne-moi ta main. La main de Papajeudi était brûlante.

— Je suis bien bas, mon garçon !… Si ! si ! je te dis que je suis très bas !… c’est le bon Dieu que me punit !… Assieds-toi là, Titin ! J’ai à te parler. Écoute, ce matin, j’ai fait venir mon notaire.

— Ça vaut toujours mieux, monsieur Papajeudi, et, à tout prendre, ça n’est pas ça qui fait mourir.

— Je vais mourir… Je sais bien ce que je dis ! Enfin, tout est en règle du côté du notaire mais il reste le curé et toi, Titin…

— Moi ? questionna celui-ci innocemment.

— Oui, je suis même content de te voir avant le curé. Si tu me pardonnes, n’est-ce pas ? Il faudra bien qu’il me pardonne aussi !

— Mais qu’est-ce que vous me chantez là ? Qu’est-ce que j’ai à vous pardonner, monsieur Papajeudi ?

L’autre se reprit à pleurer doucement, cette fois, et en serrant la main de Titin.

— Mon pauvre Titin !… mon pauvre Titin ! Je suis un misérable… un malhonnête homme ! Je mériterais… Ah ! si on savait quand on est jeune !… Mais tout n’est pas de ma faute. Sans ce « fan d’aquella » qui nous a fait prendre tant de champagne ce soir-là ! J’en ai eu des remords toute ma vie, Titin !

M. Papajeudi se reprit à « chialer » plus fort… puis il embrassa, tendrement Titin qui, lui-même, se laissait gagner par l’émotion.

— Écoute, nous étions trois, on ne savait plus ce qu’on faisait, mais j’ai fait comme les autres, pas ?

— Oui, dit Titin, soudain glacé et ma pauvre mère en est devenue folle ! Elle vient de mourir.

— Je sais ! je sais ! Et moi aussi, je vais mourir, et j’irai en enfer… Ah ! si on savait ! Tiens, je donnerais dix ans de ma vie pour ne pas avoir fait ça… Tu peux me croire, Titin !

— Je vous crois d’autant mieux, monsieur Papajeudi, prononça Titin de plus en plus froid et distant, que ça ne vaut pas cher dix ans de votre vie à cette heure-ci, puisque vous m’annoncez que vous allez mourir…

— Assurément ! Mais enfin, c’est pour te dire que j’ai bien du regret ! Écoute, Titin, mets-toi à ma place, j’étais marié ! J’étais dans les affaires ! Je ne pouvais pas aller me dénoncer, dire : C’est moi… Tu vois le scandale d’ici, la prison ! Et ma pauvre femme, elle en serait devenue folle, elle aussi ! Ça aurait fait deux folles au lieu d’une ! Nous aurions été tous bien avancés ! D’autant plus que c’était moi et puis que ce n’était pas moi ! C’étaient les autres qui m’avaient entraîné… Eh bien ! les autres ils ne disaient rien ! Et puis, qu’est-ce qu’ils auraient dit, puisque ce malheur était fait !… Seulement, quand j’ai su que tu étais venu au monde, je me suis dit : C’est pas tout !… Il va falloir s’occuper de ce petit-là !…

Alors, je suis allé à la Fourca, je t’ai vu chez la mère Bibi… T’étais gentil comme tout, tu m’as pris le bout du nez en riant. Ah ! tu m’as conquis tout de suite. Alors, je me suis informé. Il n’a besoin de rien, m’a dit la mère Bibi… Avec moi et les chèvres, il ne sera pas à plaindre, c’t’enfant-là !

Et puis, t’as grandi comme ça… Je te suivais de loin. J’étais fier de toi ! T’aurais voulu crier à tout le monde : Le Bastardon ! C’est moi qui l’ai fait ! Mais je ne pouvais pas, naturellement, à cause de Mme Papajeudi, et puis de mes filles. Après, tu t’es installé à Nice.

— Installé ?

— Oui, enfin ! Tu es venu à Nice. Tu n’étais pas riche, tu sais ?

— Je sais ! fit Titin.

— T’avais trois loques sur le dos et tu ne mangeais pas tous les jours à ta faim. Eh bien ! tu n’avais qu’à passer à la boutique ! Est-ce que l’on t’a jamais refusé quelque chose ?

— Jamais ! dit Titin.

— Avoue qu’on a toujours été gentil pour toi, ici ?

— C’est vrai, monsieur Papajeudi. Si vous aviez été mon père tout entier, je me demande ce que vous auriez bien pu faire pour moi ?

— Eh bien ! et Mme Papajeudi ? Elle t’a donné plus d’une fois mes vieilles culottes ! et elle ne se doutait de rien ! Faut pas l’oublier, Titin !

— Je ne l’oublie pas !

— Titin, je vais mourir !… Il faut que tu me pardonnes !…

— Même si vous ne mourez pas, je vous pardonne, monsieur Papajeudi… parce que moi, je ne compte pas !

— Comment ! tu ne comptes pas ? Je tiens plus à ton opinion qu’à celle du curé, entends !

— Oh ! il ne s’agit point de curé. Il s’agit de quelqu’un qui pourrait peut-être bien vous barrer le passage là-haut ! La pauvre Tina !…

— Hélas ! soupira Papajeudi, ces derniers temps, j’ai bien pensé à elle, je t’assure, et je me suis dit que si je faisais quelque chose pour toi ici-bas, elle serait bien contente, cette pauvre Tina, là-haut !

— Oh ! vous avez, déjà tant fait pour moi, monsieur Papajeudi !…

— Mais non ! mais non ! Voilà, j’ai fait venir mon notaire… Je lui ai dit : Je vais mourir, il faut que je répare une faute… une faute de jeunesse. J’ai un fils, personne ne le sait, pas même lui, je voudrais lui laisser de quoi s’établir. Sans que Mme Papajeudi en sache rien, même après ma mort, car ce fils, je l’ai eu étant marié, et que je ne veux pas que ma femme et mes filles maudissent ma mémoire. Que dois-je faire ? Sais-tu ce qu’il m’a répondu ?

— Qu’on peut toujours s’arranger… murmura Titin.

— Il m’a répondu qu’il n’y avait rien à faire, que Mme Papajeudi et moi nous étions mariés sous le régime de la communauté et qu’on ne pourrait dissimuler un legs pareil. Il m’a dit que je porterais du même coup un grave préjudice à mes filles, préjudice matériel et surtout moral. Et ça dans le moment même où elles allaient se marier !… Voilà, mon bon Titin ce qu’il m’a répondu, le notaire !…

Alors, que veux-tu, je n’ai pas voulu que l’honorable Mme Papajeudi et ses filles soient victimes de ce qu’a pu faire un misérable comme moi, car je suis un misérable, Titin !…

— Oui, dit Titin. Oui, monsieur Papajeudi vous êtes une vieille, crapule !

Et il se leva. L’autre tendit vers lui ses bras désespérés :

— Qu’est-ce que tu vas faire ?… Tout ça, c’est de la faute au notaire, je t’assure !…

— F…-moi la paix avec votre notaire !

— Qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Rien, vous me dégoûtez !

— Ah ! Titin ! Titin ! Tu t’en vas comme ça sans me pardonner ? Je vais mourir, Titin ! !

— Crève ! dit Titin.

Le brave Papajeudi eut un sursaut terrible, puis retomba d’un coup sur sa couche et ne bougea plus.

Titin se précipita, l’appela, le prit dans ses bras, mais il ne maniait plus qu’une masse lourde et molle, toute moite d’une sueur qui peu à peu se glaçait.

— Mon Dieu ! c’est moi qui l’ai tué !

Et il l’appela encore, le dorlota, l’embrassa.

— Je vous pardonne, je vous pardonne, monsieur Papajeudi !

L’autre rouvrit les yeux, poussa un soupir et demanda à boire.

— Oh ! ça va mieux, murmura-t-il quand il eut bu, je brûle comme l’enfer ! Tu peux être content, Titin, j’y vais !…

— Il faut vivre, monsieur Papajeudi, lui dit-il, vivre pour votre femme et vos filles !… Vous n’avez plus rien à craindre de moi, je vous pardonne, à une condition : c’est que vous m’aiderez à rechercher l’homme qui, ce soir-là, vous a fait boire tant de champagne ! Menica m’a dit que vous connaissiez son nom…

— Ah ! Menica ! Tu as vu Menica ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? On m’a dit qu’il avait fait de mauvaises affaires ?

— Oui ! Il n’est pas heureux ! dit Titin.

— Il a eu de l’argent trop jeune, vois-tu !… C’est mauvais d’avoir de l’argent trop jeune… Réfléchis encore à ce que je te dis là, Titin ! Le travail, il n’y a que ça !… Quand on compte sur les souliers d’un mort…

— Assez, monsieur Papajeudi !… c’est à moi à parler maintenant. Cet autre, il était riche ?

— Oui, très riche, mais il ne l’est plus !… Ce n’est plus la peine de t’en occuper, Titin !…

— Je voudrais savoir son nom tout de même.

— Je ne peux pas te le dire, Titin ! ça ferait trop d’histoires… des histoires auxquelles je serai forcément mêlé. Et puisque tu me pardonnes…

— Son nom ?

— Je ne peux pas te le dire… C’est un homme capable de tout…

— Son nom ?

— Je l’ai oublié, Titin ! Tu sais, moi, je ne le connaissais pas, c’est tout à fait par hasard, il voulait s’amuser avec le peuple, qu’il disait. Un jour de Carnaval, on s’était rencontré aux tribunes, on a dit son nom derrière moi, et puis j’ai oublié. Il a quitté Nice pendant des années. Quand il est revenu, il avait bien changé, je ne le reconnaissais plus !…

— Son nom ?

Papajeudi secoua la tête.

Alors Titin se dirigea vers la porte.

— Ne me laisse pas comme ça !…

— Je vais appeler Mme Papajeudi.

— Titin, mon petit Titin !…

— Il faudra bien que vous me disiez son nom devant elle ! Puisque c’est lui, le coupable, puisque c’est lui qui vous a entraînés, il paiera pour les autres !… Mme Papajeudi comprendra cela, car il faut que quelqu’un paie, dans cette affaire-là, vous entendez, monsieur Papajeudi.

— Mais puisque je te dis qu’il n’a plus le sou.

— Il ne s’agit pas de ça ! Je me comprends !

Et Titin ouvrit la porte.

— Tais-toi ! Titin !… Tu le sauras le nom ! Mais tu me jures que tu ne diras jamais que c’est moi qui te l’ai dit ?

— Entendu ! Allons, j’écoute !…

— Eh bien ! C’était un grand seigneur, un noble étranger, un prince, Titin !…

— Il est à Nice en ce moment ?

— Mon Dieu, oui !…

— Je le connais ?

— Pour sûr, tu l’as vu !

Titin, qui s’était rassis, se leva d’un bond :

— C’est le prince de Transalbanie ! jeta-t-il à Papajeudi épouvanté.

— Oui, Titin ! Oui, c’est lui !…

— Hippothadée !

— Ah ! Titin, calme-toi !… Calme-toi ! Ne crie pas ! Ah ! je voudrais être déjà mort !…

— Celui qui doit se marier avec Toinetta ! clama Titin en frappant d’un poing terrible la table de nuit qui oscilla et s’effondra dans un tintamarre étourdissant de tasses et de vases brisées…

À cet affreux tumulte, Mme Papajeudi et ces filles accoururent, tandis que le malade se pâmait à nouveau sur son lit de douleur.

— Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il, grands dieux ? s’écria Mme Papajeudi.

— Rien, madame ! Nous étions en train de rire !

Et Titin se jeta dans l’escalier, sacrant comme un damné et en tâtant dans sa poche un couteau qui ne tarderait point certainement à faire quelques boutonnières supplémentaires dans les habits tout neufs que le seigneur Hippothadée s’était fait offrir par Mme la comtesse d’Azila à l’occasion de ses fiançailles avec Mlle Antoinette Agagnosc…

À tout hasard, et peut-être conduit par un sûr instinct qui réapparaissait dans ces moments de surexaltation, il courut d’une traite au nouvel appartement que le prince Hippothadée avait loué avec les deniers de M. Supia dans un des plus somptueux immeubles de la Promenade des Anglais.

Dès le vestibule, il se heurta à des ouvriers tapissiers, décorateurs ébénistes, qui se rangèrent, épouvantés devant cette figure effroyable dans laquelle ils avaient peine à reconnaître le bon Titin.

Il voulut pousser une porte. Un larbin se présenta. Ce domestique prononça quelques mots que personne n’entendit et alla rejoindre presque aussitôt sur le palier, où Titin le projeta avec effraction, les ouvriers qui fuyaient déjà ce lieu de malheur.

Titin était sûr que le prince était là. Il y était en effet, et très étonné de tout ce bruit que l’on faisait dans son antichambre. Quand il aperçut Titin, il comprit qu’il allait se passer quelque chose sur quoi il ne comptait pas, et qu’il touchait peut-être à l’une des heures les plus graves de sa vie.

Mais ce Transalbanais en avait tant vu et il était revenu parfois de si loin qu’il ne perdit nullement la tête. Au contraire, voyant en face de lui un ennemi désordonné, il fit appel à tout son sang-froid.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit Titin, de m’être présenté chez vous sans m’être fait annoncer… mais je viens pour une affaire si pressée que j’ai cru pouvoir passer par dessus les civilités usuelles… Monsieur, je suis Titin-le-Bastardon, je suis venu vous dire que je veux vous tuer.

Si le calme du prince était impressionnant, celui de Titin était terrible.

Hippothadée ne put s’empêcher de tressaillir, mais il se remit vite, ajusta son monocle, toisa Titin des pieds à la tête et demanda :

— Me tuer, monsieur ?… ou m’assassiner ?

— Vous assassiner, monsieur ! Vous assassiner ! Je sais que vous êtes brave et fort habile à manier l’épée, le pistolet, le sabre, aussi je ne me risquerai point à vous accorder un avantage dont vous pourriez tirer profit à mes dépens. Je vais vous assassiner, tout simplement parce qu’on ne se bat pas en duel avec un homme comme vous !…

— Qui vous fait peur !…

— Titin-le-Bastardon n’a peur de personne ! Seulement, il ne veut pas être dupe et sa générosité naturelle ne permettra pas à une crapule de votre espèce de lui passer sur le corps pour que vous puissiez tranquillement continuer vos petits exploits…

Le prince s’était sournoisement rapproché du mur où se trouvait un bouton d’appel électrique. Enfin, il avait manœuvré de telle sorte qu’une table-bureau se trouvait entre lui et Titin…

— Monsieur ! dit-il de sa voix la plus douce, je ne m’attendais pas à tant de discours chez un assassin !

— C’est que j’ai voulu que vous sachiez, monsieur, avant de mourir, pourquoi je vous frappais !

Titin, cette fois, avait cessé de jouer. Il fixait un œil sanglant sur cet homme exécré qui, après avoir fait de sa mère une martyre, voulait faire de Toinetta sa femme.

Et il ouvrît son couteau.

Le prince allongea le bras du côté de la muraille et, avec une force inattendue, jeta la table bureau dans les jambes de Titin.

Mais celui-ci, agile comme un singe, avait bondi au-dessus du meuble et était retombé sur le prince avant que ce cher seigneur ait pu appeler à son aide. Il le tenait renversé sous son genou et lui serrait la gorge à l’étouffer. Il leva son couteau.

Pour Tina ! lui jeta-t-il à l’oreille… Souviens-toi du Carnaval de dix-huit cent quatre-vingt…

Mais il n’avait pas encore achevé de prononcer son chiffre que le prince, parvenant à écarter un instant l’étreinte farouche des doigts qui l’étouffaient, râlait :

— Il y a erreur !… il y a erreur !… Tina, connais pas !… Suis jamais venu à Nice en cette année-là !…

Avant le geste suprême, Titin jugea bon de donner au prince une dernière explication :

— Tina, c’est ma mère !

— Je m’en fous de ta mère ! connais pas ta mère !

— Et je suis ton fils !

— Mais vous êtes fou ! Vous êtes fou ! Fallait le dire tout de suite ! Monsieur, je vous dis qu’il y a erreur sur la personne !…

Laissez-moi me relever, monsieur !… On vous a mal renseigné ! Vous devez confondre avec mon frère !…

— Êtes-vous, oui ou non, le prince Hippothadée ? lui cracha Titin.

— Mais nous nous appelons tous Hippothadée dans la famille !… Laissez-moi vous expliquer, et vous allez voir que nous allons finir, par nous entendre !… Sacrebleu ! Que vous êtes brutal !… C’est difficile de causer avec vous, vous savez ! Nous nous appelons tous Hippothadée dans la famille à cause d’un ancêtre illustre qui, paraît-il, a rendu de grands services à la patrie du temps de la première invasion des Turcs !… Depuis, les princes de Transalbanie sont tous des Hippothadée, avec des variantes, naturellement !… Ainsi, moi je m’appelle Hippothadée-Vladimir et mon frère aîné s’appelle Marie-Hippothadée. En Occident, tout le monde nous appelle Hippothadée, mais chez nous, je suis le prince Vladi et mon frère est le prince Marie. Eh bien ! c’est le prince Marie qui est venu à Nice à l’époque que vous dites et qui s’est si mal conduit avec madame votre mère. Quant à moi, je n’y suis pour rien dans cette affaire-là. Je ne suis venu à Nice pour la première fois qu’une quinzaine d’années plus tard.

— Je vous demande pardon, monsieur Hippothadée… Vladimir… Vous pouvez vous relever ! fit Titin en fermant son couteau. Seulement nous n’avons pas fini de causer pour cela ! J’ai failli vous tuer, mais il ne dépend que de vous que nous devenions une paire d’amis !…

De plus, j’ai pris sur vous, monsieur, quelques renseignements, ils sont fâcheux ! Laissez-moi continuer, je vous en prie !… Vous êtes tout à fait à la cote après avoir ruiné quelques-unes de vos maîtresses ! Vous vivez en ce moment aux crochets de la comtesse d’Azila, c’est votre affaire !… Tout de même, vous n’êtes pas un très joli monsieur. Eh bien ! malgré tous ces précédents déplorables, je consentirais à ne point vous enlever tout à fait mon estime si vous renonciez à un projet qui cache une dernière turpitude et où certainement vous vous êtes laissé entraîner par les combinaisons criminelles d’un homme que je méprise encore plus que vous ! J’ai parlé de M. Supia. Comprenez-moi bien, monsieur Hippothadée, si je vous parle de cette affaire, c’est qu’elle m’intéresse !… Je connais depuis sa plus tendre enfance Mlle Agagnosc, qui m’a fait l’honneur, de me continuer son amitié. Elle a perdu ses parents toute jeune et n’est pas heureuse chez les Supia… Elle l’est si peu, monsieur, que pour sortir de chez ces gens-là, elle consent à se marier avec vous ! Vous ou un autre, ça lui est égal. Elle ne vous connaît pas. Mais moi, monsieur, je vous connais !

— Vous me preniez tout à l’heure pour mon frère !…

— Je continue. Je sais le pauvre sire que vous êtes !… Eh bien ! moi, qui me considère un peu comme le frère de lait de Mlle Agagnosc, je viens vous dire : ce mariage ne se fera pas et je viens vous demander, si vous voulez que nous restions bons amis, entendez par là : si vous voulez que Titin-le-Bastardon ne se mêle point directement de vos petites affaires, je viens vous demander de renoncer de vous-même à la main de Mlle Agagnosc !

— Eh ! monsieur Titin, si je vous disais que le charme que dégage Mlle Agagnosc a fait de moi un homme nouveau ! Si je vous disais que je me sens de force à la rendre heureuse !… et que j’aime ma fiancée !… Comprenez-vous que, dans ces conditions, il m’est bien difficile…

— Non ! interrompit brutalement Titin !… Non ! cela ne suffit pas !

— Et si je vous disais que Mlle Agagnosc m’aime ?

Titin sursauta. Mais il parvint à se calmer et répliqua, la voix rauque :

— Je ne vous croirais pas, monsieur !

— Vous auriez tort, je vous assure que nous faisons les plus gentils fiancés du monde. Maintenant, monsieur, en voilà assez ! Vous étiez venu pour me tuer. Tuez-moi ou laissez-moi aller m’habiller ! Mlle Agagnosc m’attend avec la digne Mme Supia et sa charmante fille. Je dois conduire ces dames dans le monde !…

Titin se leva : il était redevenu très calme.

— Ce mariage ne se fera pas !… J’ai un compte à régler avec la Transalbanie ! J’apprendrai au monde ce que c’est qu’un monsieur Hippothadée et je salirai si bien votre blason, et le mien, ajouta-t-il avec un sourire où se retrouvait tout le sarcasme redoutable qu’un grand seigneur seul — ou son bâtard — peut mettre dans un sourire, que M. Supia lui-même reculera, devant le scandale de vous donner sa pupille !…

— En vérité, s’écria le prince, voilà, qui est trouvé, monsieur Titin ! Racontez donc l’infamie de mon frère ! Je ne saurais trop vous y encourager ! Le prince Marie n’aura que ce qu’il mérite !… Je serai vengé moi-même !… M. Supia, loin de me refuser sa filleule, comprendra enfin pourquoi j’ai du quitter mon pays. Le prince Marie m’a tout pris. C’est le dernier des tyrans !… Il fait trembler notre souverain lui-même ! Vengez la Transalbanie !… Vengez-moi, monsieur Titin !… Ah ! vous ne croyiez pas si bien dire en m’annonçant tout à l’heure que nous pouvions encore être amis ! Je suis votre homme, monsieur. Je ne vous retiens pas aujourd’hui parce que, comme je vous l’ai dit, ces dames m’attendent ! Mais vous savez où me trouver. Et le jour où, pour votre campagne, vous aurez besoin de quelque renseignement…

— Assez de boniments ! lui jeta Titin qui regrettait de ne pas l’avoir étranglé et découpé en morceaux avant que le prince l’eût fixé sur son degré de parenté avec son troisième « païre »… Voici mon dernier mot : si vous vous mariez avec Mlle Agagnosc…

— Si je me marie avec Mlle Agagnosc, comme tout me le fait espérer, je vous invite à la noce !

— J’y serai !… dit Titin.