Le Fils de trois pères/XXII

La bibliothèque libre.
Baudinière (p. 345-362).

XXII

La Fourca sous la terreur

La malheureuse était en longue chemise qui l’enveloppait déjà comme un suaire.

— Mais décrochez-la ! décrochez-la ! criaient vingt voix.

Cependant personne n’osait avancer.

— Quand j’ai découvert cet horrible crime, la pauvre enfant était déjà froide ! Mon premier mouvement a été naturellement de la dépendre, expliquait Hippothadée au maire qui ne l’entendait même pas, tant les malheurs successifs qui accablaient sa petite cité semblaient l’avoir annihilé. Mais j’ai senti que je n’avais plus qu’un cadavre dans les bras, et j’ai couru vous chercher.

Tout le monde le regardait. Il faisait peine à voir, si peu habillé, sans gilet, ayant passé rapidement un pantalon et un veston sur sa chemise ouverte, laissant voir son long cou de vautour qui supportait une tête aiguë, osseuse, aux cheveux en désordre, au nez farouche, aux lèvres tremblantes, aux yeux rouges sanguinolents. Tout ce qui faisait le chic du prince Hippothadée, son profil de médaille, sa ligne un peu sèche, tout cela avait disparu pour faire place à cet oiseau de mauvais augure, ravagé, déplumé par l’orage.

Le Petou gémit :

— On ne peut pourtant pas les laisser comme ça !

— N’y touchez pas ! fit, derrière eux, la voix de la Tulipe. C’est monsieur qui a eu raison. Maintenant c’est l’affaire des magistrats.

À ce moment Thélise, dont personne ne s’occupait, poussa un soupir et ouvrit les yeux. Elle reprenait connaissance et ce fut terrible. Elle eut une crise affreuse. Il fallut la maintenir car elle clamait qu’elle voulait se tuer.

— Emportez-la ! Emportez-la ! criait-on.

On la transporta dans sa chambre, malgré ses soubresauts effrayants, une défense de désespérée. Et puis elle sembla retomber au coma. Le « boïa » s’était levé comme une mécanique détraquée qui obéit à un dernier jeu du ressort. Hébété, la tête toujours pendante, regardant les gens en dessous, peut-être sans les voir, peut-être pour les voir, et se laissa tomber sur un siège au chevet de Thélise que l’on avait allongée sur son lit :

— Laissez-nous ! dit-il.

Au dehors, on était déjà au courant de tout. La foule, épouvantée, ne faisait plus entendre un cri. Ce silence fut troublé par l’arrivée en trombe des voitures de pompiers de Grasse bientôt suivies d’une auto où se trouvaient un commissaire, un substitut et un greffier. Ils croyaient avoir à enquérir d’après un coup de téléphone venu de la Fourca sur un crime d’incendie. Ils allaient avoir à établir les premières constatations dans une des plus extraordinaires affaires de ce temps.

La Patentaine fut évacuée, et la foule s’écoula, morne, accablée, comme ployant sous le coup d’un incompréhensible destin.

Personne ne se coucha, cette nuit-là. On voulait être renseigné le premier. Le maire était resté avec ces messieurs à la Patentaine. Les pompiers de Grasse achevaient de noyer les décombres de l’épicerie-mercerie de la pauvre mère Bibi. Giaousé avait réussi à l’entraîner chez lui. Ses biques ne la quittaient point. De temps en temps, elle levait le bâton sur lequel elle s’appuyait :

— Où es-tu, mon Titin ? Où es-tu ? C’est-y vrai Dieu possible qu’on ne dansera plus ensemble au festin ? Reviens ! Tu me fais besoin !

Giaousé lui avait dit :

— Il reviendra, mère Bibi ! c’est moi qui vous le dis. Assuré qu’il n’est pas mort ! En attendant, il y a de la place à la maison depuis que Nathalie elle est partie. On vous soignera bien ! Titin et moi c’est tout comme !

Mais la vieille secouait la tête :

— Non ! Non ! Ça n’était point tout comme !

Les gars retrouvèrent les quatre au « cabanon de la Peironella » qui avait rouvert sa porte. Quand on fait son devoir on a soif, et un morceau de fromage de chèvre sur une croûte de pain, ça n’est pas de refus. La Peironella était matrone, gaillarde et bonne personne. On disait qu’elle n’avait plus rien à refuser aux quatre, car c’est la rançon du bon accueil et de la familière affection que l’on dise tout de suite de vous des choses à double sens.

Tantifla, Pistafun, Aiguardente et Tony Bouta s’étaient retirés là après l’émotion de la voiture brûlée et du Supia sauvé des flammes. Ils pouvaient deviser tranquillement en buvant un coup de « blec »…

Ce cabaret se trouvait sur la place haute de la Fourca et l’on y ignorait encore l’affreuse découverte du cadavre de Caroline quand des groupes qui revenaient de la Patentaine mirent au courant « les quatre » de toute l’affaire et du mot terrible laissé au cou de la pendue par Hardigras.

« Ça n’est pas Titin qui a fait ça ! » Tel était l’avis de tout le monde.

— C’est un sacré maudit, ajouta Tony Bouta, celui qui a pris un détour pareil pour faire croire à ce mensonge-là ! Il devrait être pendu en place de la petite, il le mérite !

Et tous répétèrent :

— Oui… oui ! Il le mérite !

Seuls Tantifla et Pistafun ne disaient rien. Ils se regardaient à la dérobée avec des figures toutes pâles d’angoisse et de souci. Leur silence ne fut point remarqué sur-le-champ, mais, plus tard, on se le rappela.

Sur ces entrefaites, d’autres groupes arrivèrent qui discutaient sur ce que venait de raconter le maire. Après le départ des gens de justice, le Petou était rentré chez lui, plein de tristesse, en disant : « C’est la bouteille à l’encre ! » faisant entendre par là que l’affaire était bien embrouillée.

Voici tout de même ce qui résultait de cette première enquête après interrogatoire de Supia et du prince Hippothadée, Thélise n’étant aucunement en état de fournir le moindre renseignement.

Les premières constatations avaient établi que le prince Hippothadée avait été envoyé par M. Hyacinthe Supia, la veille, pour ramener ces dames le lendemain matin à Nice. Il avait couché dans une chambre du premier étage, donnant sur le couloir au bout duquel se trouvait celle de Caroline. La chambre de Mme Supia était au rez-de-chaussée, ouvrant directement par l’une de ses portes sur le salon. Tous trois avaient mangé hâtivement dans la cuisine. Ces dames voulaient se retirer de bonne heure, épuisées par les émotions de la soirée… On devait quitter la Fourca dès l’aurore.

Le prince prit un livre que lui prêta Mme Supia et qui fut retrouvé dans sa chambre.

M. Supia était arrivé à son tour à la Patentaine, vers les minuit, conduit par les « quatre ». En pénétrant dans le salon, il s’était heurté au cadavre de sa fille et s’était évanoui. Le crime avait donc été commis entre neuf heures du soir et minuit.

L’assassin, qui semblait très bien connaître la Patentaine et la distribution des appartements, avait dû s’introduire par la cuisine dont la porte n’était point fermée à clef. Il s’était rendu directement dans la chambre de Mlle Supia où le crime avait été commis, car il n’était pas admissible que cette jeune fille eût été transportée même si elle avait été bâillonnée, jusque dans le salon et là eût été pendue sans que le bruit de sa résistance eût réveillé, soit le prince, devant la porte duquel on devait la faire passer pour la descendre, soit Mme Supia qui reposait à côté du salon.

Du reste, le désordre qui régnait dans la chambre attestait que le drame avait eu lieu dans cette pièce ; enfin l’examen du corps de la jeune fille semblait prouver qu’il y avait eu pendaison précédée de strangulation.

C’est par ostentation de son crime que l’infâme Hardigras, qui avait écrit une lettre terrible de menaces à M. Supia et qui savait que ce dernier accourrait à la Fourca après avoir lu cette lettre, avait pendu sa victime dans le salon, pour que le malheureux père se heurtât dès les premiers pas au cadavre de sa fille ! C’est ce qui était arrivé, en effet, sur le coup de minuit.

Depuis combien de temps la pauvre enfant était-elle morte ? C’est ce que les médecins experts déterminèrent le lendemain.

M. Supia avait perdu aussitôt connaissance. Revenu a lui, il s’était traîné dans l’obscurité, avait essayé de se relever mais il était retombé, n’ayant plus que la force de gémir comme une bête agonisante, il appelait sa femme d’une voix sans force. Ce sont ces gémissements qui réveillèrent Mme Supia. Elle avait reconnu la voix de son mari, s’était levée, effrayée, avait allumé une lampe, entr’ouvert la porte, n’avait vu d’abord que son mari sur le tapis, couru à lui, et tout à coup aperçut l’horrible chose.

C’est seulement alors que le prince, réveillé par un cri atroce, suivi de la chute d’un corps, s’était précipité dans le salon ; éclairé par une lampe qui se trouvait dans la chambre de Mme Supia dont la porte était restée ouverte, il s’était heurté d’abord à M. Supia, étendu sur le tapis. En face de lui, Mme Supia était écroulée, râlante. Entre eux, il y avait ce cadavre pendu et qui portait au cou l’épouvantable écriteau : Tu l’as voulu, « boïa » ! Et la signature : Hardigras. —

Le prince avait pris Caroline dans ses bras, l’avait soulevée, mais tout était déjà fini. La déposition de M. Supia ne laissait aucun doute à cet égard.

Quant à la Cioasa, elle n’avait rien entendu et avait été prévenue par Hippothadée qui, en sortant de la Patentaine pour aller quérir le maire, avait frappé à la fenêtre en lui disant de se rendre à la villa tout de suite, qu’un grand malheur était arrivé.

Enfin on n’avait plus revu le livreur Castel ; il fut établi, dès le lendemain matin, que, épouvanté par ce qu’il avait vu et redoutant que les énergumènes qui avaient brûlé sa voiture ne vinssent mettre le feu à la Patentaine, il s’était enfui jusqu’à un village voisin, la Costa, où il avait couché chez Jean-José Scaliero.

On imagine facilement tout le bruit qui se fit autour de cette affaire qui n’en était malheureusement qu’à son début, car elle ne faisait qu’inaugurer, si l’on peut dire, la série des catastrophes qui rendirent, quelques mois, si tristement célèbre une contrée jusqu’alors considérée comme un petit paradis sur la terre.

À Nice, l’émotion fut immense. Comme à la Fourca, il n’entrait dans la pensée de quiconque qui avait connu et fréquenté le Bastardon qu’il fût coupable d’un pareil crime. Lors de l’enterrement de Caroline, qui fut suivi par toute la ville, on aperçut, pour la première fois depuis le jour de ses noces, Toinetta. De cette exquise fleur de Provence, naguère fraîche comme bouton de rose, il ne restait plus que la tige chétive.

Au cimetière, sur la pauvre enfant qu’on allait enterrer, elle redit très haut : « Ce n’est pas Titin qui a fait ça ! » Cependant son cœur était déchiré, mais elle jugeait qu’il était bon que chacun sût ce qu’elle pensait.

Or, l’enquête, menée maintenant par le Parquet de Nice, devenait chaque jour plus terrible pour Titin. Ses menaces antérieures avaient été soigneusement relevées. Tout l’accusait : la folie qu’il avait faite d’enlever Toinetta lors de la première cérémonie et la manière dont il s’était comporté en la ramenant à sa famille, ses propos chez Caramagna et ailleurs quand il disait que s’il avait été Hardigras, ce n’est point en effigie qu’il aurait pendu le Supia, et bien d’autres discours insensés se retournèrent contre lui.

De leur côté, MM. Souques et Ordinal, revenus de Paris au premier éclat de cette nouvelle affaire, avaient accompli un chef-d’œuvre en découvrant que la fameuse écriture majuscule de Hardigras était exactement la même que celle dont Titin décorait les enseignes qu’il peignait à la Fourca.

Les trois experts en écriture établirent sans discussion possible que Titin et Hardigras ne faisaient qu’un.

Sur ces entrefaites, M. le commissaire Bezaudin, coupable d’avoir toujours montré une sympathie inexplicable pour ce trop facétieux garçon devenu un hideux criminel, fut mis à la retraite.

Ce n’était point non plus le silence obstiné de Mme la princesse de Transalbanie, mandée à l’instruction, qui pouvait peser d’un grand poids dans le plateau de Titin. Au contraire, si Toinetta avait pu parler, elle n’eût point manqué de faire le départ entre Hardigras qui l’avait enlevée et Titin qui l’avait ramenée. À toutes les questions, elle répliqua que si elle avait quelque chose à dire elle le dirait en cour d’assises !

Alors, l’opinion générale, qui ne voulait point encore lâcher le Bastardon, fut qu’un misérable avait tout simplement imité l’écriture de Titin pour couvrir son propre forfait. À quoi les trois experts répondirent encore qu’il n’y avait aucune différence entre l’écriture des premiers manifestes de Hardigras, des premières lettres reçues par M. Supia et de la dernière que celui-ci avait trouvée dans son courrier le soir du crime, pas plus, du reste, qu’avec celle de la carte reçue par le père La Bique, lors du rendez-vous avec Nathalie ! Le fait que Titin, lors de ce rendez-vous, avait remporté avec lui le mot de Hardigras adressé directement à Nathalie ne plaidait point non plus en sa faveur. Enfin la disparition de la femme du Babazouk laissait à penser qu’ils avaient désormais lié leur sort l’un à l’autre, ce dont on se servit naturellement pour essayer de faire parler Toinetta, laquelle souffrait affreusement et n’en resta pas moins muette.

On ne savait plus désormais que penser. Si Titin n’était pas mort, pourquoi ne réapparaissait-il pas pour répondre à toutes ces accusations ?

La mère Bibi portait le deuil. Tous le portaient dans le cœur. Mais le coup le plus terrible fut porté à ceux qui conservaient leur foi au Bastardon par ces mêmes Souques et Ordinal qui se « piffraient » de leur revanche. Ils en étaient comme ivres. Le jour où ils mirent les menottes à Pistafun, fut certainement l’un des plus beaux de leur vie. Ils l’avaient pris en traître et loin de ses trois compagnons, car s’ils avaient été réunis, MM. Souques et Ordinal ne fussent jamais venus à bout de leur entreprise. Mais le coup était de maître, il faut l’avouer.

Ils avaient découvert que c’était Pistafun qui avait mis à la poste de la Fourca la fameuse lettre reçue par M. Supia le soir du crime.

Pistafun ne put nier que c’était lui. L’aide de la receveuse l’avait vu jeter une lettre dans la boîte quelques minutes avant la levée. La receveuse se rappela très bien l’enveloppe singulière couverte de la fameuse écriture. Elle s’était même dit : « Encore une farce de Titin ! » Or, sur l’enveloppe il y avait la trace d’un gros pouce noir (Pistafun aidait alors à décharger du charbon). MM. Souques et Ordinal s’étant fait remettre l’enveloppe, s’étaient procuré des empreintes digitales de Pistafun, avaient soumis le tout au service anthropométrique et la réponse avait été concluante.

Pistafun, à toutes les questions du juge d’instruction, répondit que cette lettre ne lui avait pas été remise par Titin et qu’il ne connaissait pas Hardigras, bien qu’il eût accepté depuis longtemps, et cela sur l’initiative d’un intermédiaire qu’il se refusait à nommer, de faire les commissions que Hardigras lui envoyait, il n’avait pu refuser car il lui devait bien cela pour tout le plaisir qu’il lui avait procuré lors du dernier Carnaval.

Les lettres qu’il devait mettre à la boîte, il les trouvait sous sa porte, sans qu’il sût jamais qui les avait glissées là. Ainsi en avait-il été lors de sa dernière commission. Comme toujours, cette lettre se trouvait dans une enveloppe sur laquelle était dessinée une potence, qui était le sceau de Hardigras. Dès lors Pistafun savait ce qui lui restait à faire, il s’en réjouissait car c’était généralement une bonne farce.

On lui demanda de montrer l’enveloppe. Il répondit qu’il l’avait arrachée, comme toujours. Le juge lui fit entendre que ses explications ne sauraient donner le change à personne et que s’il n’avouait pas avoir reçu la lettre de la main même de Titin, cela pouvait lui coûter cher car cette lettre il en était seul responsable et l’on pouvait tirer de cela des conclusions terribles pour celui qui l’avait envoyée.

Pistafun se mit à rire, carrément :

— Vous ne ferez tout de même point croire que c’est moi qui ai fait cette abomination. Avaï ! n’en dites pas davantage ! je sens que je deviens rouge comme le feu !

— Cette lettre n’en annonçait pas moins l’assassinat ! Elle vous fait complice.

— De rien du tout ! Ce Hardigras-là, je ne le connais pas ! (ni l’autre non plus !) s’empressa-t-il d’ajouter, mais ça n’est point mon Hardigras de Carnevale qui l’a écrite. J’ai été trompé comme les autres, ne vous en déplaise, et m’est avis que vous aussi, vous vous f… dedans, monsieur le juge !

Ainsi se défendait-il pied à pied et défendait-il son Titin. Aux gardes qui l’interrogeaient en le reconduisant dans sa prison, il disait, plein de confiance :

— Il ne m’aura pas !

N’empêche qu’il résultait de tout ceci que Titin n’était pas mort, qu’on l’accusait d’assassinat, que Pistafun avait mis à la poste la lettre adressée à M. Supia et que Titin se cachait.

À la Fourca, on ne comprenait plus. Une fièvre générale ravageait les cœurs.

Toute la contrée environnante prenait parti pour ou contre. Et c’étaient de vraies batailles. Ceux de la Torre menés par le Bolacion venaient braver ceux de la Fourca jusque chez eux. Pendant les mois que dura l’instruction, ce mauvais esprit se développa d’une façon redoutable.

L’élément ouvrier étranger s’en mêla. On faisait, dans les Gorges du Loup, des travaux de voirie qui occupaient des terrassiers venus des quatre coins de l’Europe. Les arbis et autres musulmans n’étaient pas les moins à craindre. Le désordre en fut augmenté. On s’enfermait chez soi dès la tombée du jour. Il n’y avait point de nuit que l’on n’entendît des coups de fusil. L’on découvrait le lendemain quelque vol accompli avec une habileté hors de pair. La police, la gendarmerie étaient sur les dents. Mais les coupables n’étaient jamais découverts. Tout prenait un air de mystère insondable. Le pire est que l’on pressentait que tout ce désordre avait une « organisation ». Les voisins les plus intimes n’osaient plus se confier ce qu’ils pensaient. Le soupçon était partout. On revivait les plus mauvais jours de Pégomas, dont le souvenir était effacé.

Ce fut alors que le bon maire Arthus, de Torre-les-Tourettes, que ces calamités faisaient gémir, vint à la Fourca accompagné de tout son conseil municipal et des principaux de sa cité et de quarante jeunes gars au moins parmi lesquels on voyait le Bolacion, les deux Barraja (François et Paul) et Sixte Pastorelli.

Quand ceux de la Fourca virent arriver toute cette troupe, ils s’appelèrent de maison à maison, de cabanon à cabanon, comme si la ville était menacée d’assaut, mais déjà toute l’armée ennemie s’était arrêtée d’elle-même devant la rue Basse, sous la statue de Sainte-Hélène qui restait honteusement à la porte de la cité, dans ses voiles de deuil, et l’on vit s’avancer tout seul le bon Arthus.

Dès que l’on aperçut sa digne figure atteinte par les malheurs du temps, tous comprirent qu’ils ne pouvaient attendre de cet homme que des paroles de paix et de sagesse. Il demanda à parler au maire. Le Petou accourait déjà pour se mettre à la tête de son troupeau en danger, mais au noble geste d’Arthus, il répondit lui aussi en lui tendant la main.

Un grand silence régnait dans les deux camps. Arthus, d’une voix dont la sonorité sympathique connaissait le chemin des cœurs, déclara qu’ils venaient en frères, et que ceux de la Torre-les-Tourettes demandaient à être reçus par ceux de la Fourca dans les mêmes sentiments qu’ils se présentaient eux-mêmes, c’est-à-dire sans mauvaise colère et sans rancune, enfin qu’ils avaient foi en eux et qu’ils s’en remettaient entièrement à leur hospitalité.

— Car, ajouta-t-il, il convient de s’expliquer et de faire cesser un état de choses qui n’aurait dû jamais renaître depuis qu’on a mangé, il y a de cela, hélas ! bien des années, le tourta de bléa de la paix, tous ensemble !

Le Petou répondit :

— Faites. S’il en est ainsi, vous êtes tous les bienvenus, car le mal qui nous ronge en ce moment, Artus, est « un mal souffrant ! »

Mais quelques-uns de la Fourca qui se rappelaient les mauvaises manières du Bolacion s’écrièrent en le montrant :

— Pas celui-là !

— J’ai amené celui-là, fit Arthus, parce qu’il a plus à vous demander pardon que les autres !

— Alors, qu’il entre, dirent ceux de la Fourca.

Et les deux troupes, s’observant en silence, gravirent les ruelles tortueuses qui conduisaient à l’esplanade.

Arrivé là, Arthus, d’un geste large sembla embrasser l’horizon et il dit :

— Ah ! mes amis, le beau pays que nous avons là ! En est-il de plus plaisant au monde, de plus chargé de fleurs et de parfums, de mieux aimé du soleil, roi des cieux, de mieux orné du sourire des dames, qui fournisse olives plus suaves, fruits plus dorés et petits vins plus déliés et guillerets pour le festin ? Entre nos montagnes et cette faucille d’azur, miroir de beauté où je vois l’image chérie de notre Nissa, notre pays se creuse comme une coupe enchantée où nous devrions boire à genoux le bonheur de vivre ! Et cette coupe céleste, nous l’empoisonnons ! Mes amis ! mes amis ! cela ne vous fait donc pas effroi ?

— Si ! si ! clamèrent cent voix.

Et déjà tout le monde avait la larme à l’œil. Ah ! il savait ce qu’il faisait, cet Arthus !

— Alors, ne nous querellons plus, dit-il. En vérité, pendant que nous nous disputons, ceux-là qui sont venus des pays de misère et auxquels bénévolement nous avons cédé un coin de notre soleil, en profiteront pour faire œuvre vilaine et sournoise de larrons, dévaster nos cours comme renards et loups, troubler les ménages, angoisser les cœurs honnêtes et nous perdre de renommée ! N’avons-nous pas honte ?

— Si ! si ! reprit le chœur des repentis.

— Il ne s’agit pas seulement de dire : « Si ! si ! » reprit Arthus en joignant les mains qu’il avait grassouillettes et belles à faire envie à un prélat romain, il faut encore confesser nos fautes ! faire mea culpa ! se frapper la poitrine et dire : « Nous ne le ferons plus ! » Ceux de la Torre confessent qu’ils ont fauté ! Le Bolacion s’en accuse ! Il fait amende honorable, mais nous ne sommes ni les uns ni les autres des petits Jésus ! Et il n’y aura point d’humiliation pour personne, si, de votre côté, vous venez nous dire : « Nous aussi nous vous demandons pardon : embrassons-nous ! »

Le Petou se dressa sur ses pattes courtes, ouvrit ses bras comme des ailerons et, ému plus que nous ne saurions dire, s’écria :

— Arthus ! embrassons-nous !

— Embrassons-nous ! embrassons-nous ! clamèrent cent voix. Et comme les deux maires étaient tombés dans les bras l’un de l’autre, tout le monde s’embrassa. Toton Robin s’essuyait les yeux en disant :

— Il parle aussi bien que notre Titin !

Ceci fut entendu et ceux de la Fourca furent pris d’une grande tristesse. Alors Arthus, dans le silence de tous, prononça ces paroles, mémorables :

— Mes bons amis ! j’ai entendu quelqu’un parler de Titin ! Je n’aurais pas osé prononcer son nom ici parce que je sais qu’à cause de lui vous êtes dans un grand chagrin, mais puisque sa figure que nous avons tous tant aimée vient d’apparaître ici, je tiens à vous dire, en mon nom et au nom de tous ceux de Torre-les-Tourettes : « Quelle que soit la raison pour laquelle il a disparu, et tout ce qui peut, apparemment, l’accabler, nous restons, nous, de grand cœur avec vous et avec Toton Robin : « Non ! ça n’est pas Titin qui a fait ça ! »

Alors ce fut du délire. On n’entendait que ce cri : « Vive Arthus ! Vive Arthus ! »

Ceux de la Fourca reconduisirent jusque chez eux ceux de Torre-les-Tourettes. Ce fut un beau jour dans cette série de malheurs et l’on crut que la paix allait régner. Or, comme pour apporter la preuve que tant de méfaits restaient étrangers à l’un et à l’autre parti, les mystères de la Fourca n’en continuèrent pas moins à se dérouler dans toute leur horreur, ce qui porta à une exaspération commune et fraternelle ceux de la Fourca qui continuaient à en être les victimes et ceux de Torre-les-Tourettes qui ne voulaient pas en être soupçonnés et tout cela devait fort mal finir comme l’on verra.

Quelques jours après la manifestation que nous venons de relater, deux personnes disparurent ; ce fut d’abord la Paula, dite « Manchotte », parce qu’elle n’avait plus qu’un bras.

La seconde fut la propre sœur du « boïa », la Cioasa, qui n’avait point quitté la Fourca depuis plus de trente ans et qui disparut comme par enchantement.

Enfin il y eut le crime de la rue de la Toussan. On se rappelle que c’est dans cette ruelle obscure, derrière la basilique de Sainte-Hélène, qu’habitait la vieille Bruno, dite « la Boccia ». Cette nuit-là, comme elle reprisait des bas, vers les dix heures, des gémissements se firent entendre dans le haut de la rue, du côté des contreforts qui soutenaient l’antique basilique.

Nous avons dit combien, dans ces nuits de mystère, on vivait calfeutré chez soi. Dès la tombée du soir, chacun fermait ses portes, ses volets, mettait les barres, et, quoi qu’il arrivât, on ne se montrait plus qu’avec le soleil qui faisait fuir tous les fantômes.

Ces gémissements, des voisins les entendirent. C’était comme une voix à l’agonie qui implorait du secours. Personne n’eut garde d’ouvrir. On se rappelait que, la semaine précédente, on avait usé de ce subterfuge à la Costa que, Cauvin dit « Frussa » s’y était laissé prendre. Il avait entr’ouvert son volet, une bande s’était ruée sur lui, l’avait renversé et avait mis sa maison au pillage. Épouvanté par les menaces, il n’avait même pas osé porter plainte et à toutes les questions que la justice lui posa, il répondit obstinément qu’il ne s’était rendu compte de rien tant l’attaque avait été brusque et qu’il ne pouvait donner aucun signalement.

Cela aurait dû être une leçon également pour la vieille Bruno, mais la bonne femme avait un défaut qui devait la perdre. Elle était curieuse. Elle voulut voir. Elle ouvrit sa fenêtre avec précaution, mais au même instant un coup de fusil partit, elle fut atteinte à la tête et s’écroula.

On ne se rendit compte de cela que le lendemain matin, car, un coup de fusil, ça ne fait pas ouvrir les volets non plus ! On la trouva morte auprès de la fenêtre. Au-dessous d’elle, pendu à la barre d’appui, un écriteau : Hardigras !

Alors, on se rappela qu’elle s’était, à plusieurs reprises, exprimée bien imprudemment sur le compte de Hardigras. La Boccia était la seule personne à laquelle la Cioasa, qu’elle avait soignée autrefois, adressât encore la parole. Le dimanche précédent, la Boccia, qui était allée à la messe justement avec la « Manchotte », s’était arrêtée avec cette dernière sur le parvis de Sainte-Hélène pour échanger quelques paroles avec la Cioasa qui en sortait. Au lieu de parler de la pluie et du beau temps, il avait été question de Hardigras et la Manchotte avait dit son mot elle aussi. Elle parlait même assez haut comme pour défier ceux qui n’étaient point de son avis. Ce petit colloque, comme on vient de le voir, devait avoir ses suites.