Le Fils de trois pères/XXIV

La bibliothèque libre.

XXIV

Dans lequel Hardigras remplit le rôle de ministère public et à la fin duquel il n’en est pas moins condamné à mort.

On a vu bien des choses en cour d’assises ; on a assisté à des incidents si imprévus que l’ordre des débats s’en trouvait soudain bouleversé, que les magistrats débordés par le torrent des révélations essayaient vainement de se réfugier derrière la barrière fragile de la procédure, mais ce qu’on a vu rarement, c’est un président de cour d’assises, un procureur ou un avocat général, la partie civile, la défense, oubliant toute procédure pour assister en spectateurs épouvantés et impuissants à un duel à mort entre deux hommes que les événements viennent de jeter en face l’un de l’autre dans le prétoire.

Le président, dont le dessein était de suspendre l’audience pour prendre avec la cour, en chambre du conseil, tout décision que nécessitait la présence inopinée de Titin n’avait pas encore prononcé une parole que la porte des témoins était poussée avec éclat et que le Bastardon, traînant derrière lui MM. Souques et Ordinal qu’il semblait avoir arrêtés lui-même, se ruait dans la salle comme une bête enragée. Sans doute son état de fureur s’était-il décuplé du fait que les deux détectives l’avaient « bouclé » dans le moment qu’il accourait au Palais de son propre mouvement. Tant est qu’il ne vit ni Toinetta qui se pâmait dans les bras de Mme Papajeudi et de ses demoiselles, ni même le prince Hippothadée, lequel avait perdu toute sa superbe et eût voulu être à cent lieues de là, quelque part dans les montagnes de Transalbanie. Non ! Son regard, sa fureur, sa férocité ne voyaient qu’un être au monde qu’il semblait devoir anéantir, et cet homme, c’était M. Hyacinthe Supia !…

Disons tout de suite que tous les amis de Titin regrettèrent qu’il surgît devant ses juges sous cet aspect de folie.

On lui avait connu plus de sang-froid en de certains jours néfastes, sans compter qu’une telle attitude pouvait donner raison à ceux qui, se rappelant ses menaces, le représentaient comme un démon de vengeance ! Il y a des moments où les plus sages sont emportés, quoi qu’ils fassent, par le galop forcené de leur sang ! Si Titin était sûr de ce qu’il criait dans ce moment, il était, ma foi, bien excusable !

Il n’y a qu’un assassin, ici ! hurla-t-il, le voilà !

Si MM. Souques et Ordinal n’avaient pas été là pour le retenir, il se fût jeté assurément sur le « boïa » et n’en eût fait qu’une bouchée !

C’est lui qui a pendu sa fille ! C’est lui qui lui a attaché au cou la carte de Hardigras !

Il y eut une clameur générale d’horreur et d’incrédulité.

Quant à M. Supia, devant une accusation aussi monstrueuse, tel un mannequin touché par une décharge électrique, il fut secoué de gestes si désordonnés que l’on put craindre qu’il ne se dispersât dans l’espace ! Ses bras et ses jambes parurent prêts à le quitter, et le haut de sa mécanique, avant de reprendre quelque équilibre sur elle-même, laissa échapper un grincement de ressort à l’agonie.

En toute autre circonstance, son désespoir en ferblanterie eût fait rire. Il épouvanta.

Le ministère public fit un signe comme pour intervenir, mais le président lui en fit un autre pour qu’il s’en gardât. De toute évidence, Titin était devenu fou ou il était en train de se perdre.

Mais le Bastardon n’était point fou et il le prouva.

— Oui, tu n’es qu’un misérable assassin, toi qui n’hésites point à vouloir me faire couper le cou pour qu’on ne soupçonne pas que ta fille s’est pendue elle-même pour ne plus voir ce qui se passait à ton foyer !

— Il ment ! grinça lugubrement le « visage de tôle ».

— Nieras-tu, reprit le Bastardon écumant, que c’est toi qui a rependu ta fille, après avoir constaté sa mort, ce qui a pu faire croire qu’elle avait été d’abord étranglée ? Nieras-tu que c’est toi qui as attaché au col de la pauvre martyre une carte de menaces qu’un bandit qui m’a volé le nom de Hardigras t’avait envoyée le soir même ! car, messieurs (Titin s’était retourné du côté du jury), ce n’est pas seulement la lettre mise à la poste par Pistafun que M. Supia avait trouvée dans son courrier, c’est encore cette carte avec laquelle il m’envoie à l’échafaud.

— Il ment ! Il ment ! râlait le « boïa ».

— Des preuves ! lançait à Titin l’avocat de la partie civile.

— Ah ! des preuves ! Messieurs, vous allez en avoir, des preuves ! Et les plus terribles qui soient, hélas ! les plus douloureuses !… Vous pensez bien que si j’ai tant tardé à venir délivrer Pistafun et à venir me défendre moi-même, c’est que je les cherchais, les preuves ! Messieurs, Pistafun vous a dit la vérité. Il ignorait tout de cette lettre qu’on lui faisait porter à la poste par un truchement qui nous était ordinaire ! Et je vous dis encore la vérité quand je vous affirme que cette lettre qui a été mise au bureau de la Fourca, je ne l’ai pas écrite, pas plus que la carte de Hardigras qui a été mise directement à Nice, comme l’enquête le démontrera !

— Mais je proteste ! glapit Supia. Jamais cette carte n’a été en ma possession.

— Bandit ! On vous a vu l’attacher au cou de votre fille.

— Qui ? Qui ? Qui ?… clamèrent cent voix.

On n’était plus en cour d’assises, le drame devenait si intense qu’on se serait cru sur une place publique !

— Je vais vous le dire ! déclara Titin… Ce que je ne vous dirai pas, je vous le laisserai deviner ! Si cela ne vous suffisait pas, on pourrait demander au prince Hippothadée d’apporter ici certaines précisions. En ce qui me concerne, je ne les exigerai pas ! Car il y a dans cette horrible affaire plus encore de victimes que de coupables !… Messieurs, la pauvre Caroline, dans le secret de son cœur, aimait le prince Hippothadée. Elle avait pu croire qu’elle se marierait avec lui ! Quand il fut marié avec Mlle Agagnosc, elle espéra dans son divorce ! Je puis vous affirmer que Mme Supia ne niera pas qu’elle était la première à l’entretenir dans ses illusions.

Le soir du drame, Caroline fut réveillée par quelque bruit venant du rez-de-chaussée ; elle descendit aussitôt, sans même prendre la peine de se vêtir. Elle descendit jusque dans le salon de la Patentaine. Le prince Hippothadée couchait cette nuit-là à la Patentaine. Ce que je puis vous dire, c’est qu’il ne passa pas toute la nuit dans sa chambre. Et c’est de cela, messieurs, que la pauvre Caroline s’est pendue !

— Mais c’est une ignominie ! s’écria le prince Hippothadée au milieu d’un immense murmure…

— Voilà la précision que j’attendais du prince Hippothadée, répliqua Titin. Oui, monsieur, c’est une ignominie ! et de cette ignominie, vous aurez la preuve ! Je vous le jure ou je serai un infâme ! Ah ! messieurs, que ne puis-je me défendre en passant sous silence de telles abominations ! mais il s’agit de ma tête et de mon honneur !… et je me défends comme je peux ! La pauvre Caroline s’est donc pendue ! Sur ces entrefaites, arrive M. Supia. Il se heurte au cadavre de sa fille. Il glisse à terre en faisant entendre un gémissement d’épouvante ! La porte d’en face s’ouvre, et c’est alors que Mme Supia pousse ce cri d’atroce désespoir qui serait allé réveiller le prince au premier étage, si, le prince avait été au premier étage. Messieurs ! le prince n’avait pas besoin d’être réveillé ! Il n’avait pas besoin de descendre ! Il n’eut que quelques pas à faire pour tenir la pauvre Caroline dans ses bras et essayer de la ramener à la vie, pendant que dans un coin, Mme Supia agonisait d’horreur et que M. Supia pensait avant tout à étouffer le scandale et tirait déjà l’abominable carton de sa poche !

Et ainsi fut réglée l’effroyable comédie pour laquelle, messieurs, on réclame ma tête !

Pour prendre toutes les précautions, ces messieurs eurent besoin d’une demi-heure… une demi-heure, ce n’était pas de trop pour tout préparer, ne rien laisser au hasard, et voilà pourquoi il fut entendu que M. Supia était resté évanoui une demi-heure avant que Mme Supia, à la porte du salon, poussât son cri atroce ! Car, après le cri, il n’y avait plus rien à faire, prince Hippothadée, qu’à courir chercher du secours ; on n’aurait pas compris qu’il en fût autrement ! On savait à quelle heure était arrivé Supia à la Patentaine, on sait l’heure à laquelle Hippothadée accourut chercher le maire : c’est-à-dire une demi-heure plus tard ! Il fallait donc trouver quelque chose pour expliquer cette demi-heure pendant laquelle tout reste encore fermé à la Patentaine ! Eh bien ! Ils avaient trouvé la demi-heure d’évanouissement de Supia et le retard d’une demi-heure pour le cri, le cri de désespoir de Mme Supia !

— Tout cela est une fable absurde ! râla Hippothadée.

— Et moi, s’écria, soudain le « boïa », je mets ce misérable au défi de prouver ce qu’il vient de dire !

— Eh ! monsieur ! éclata Titin, ce cri qui n’a pu réveiller, et pour cause, le prince que voici ! il en a réveillé d’autres, qui sont accourus tout de suite et qui ont vu, eux, ce qui s’est passé pendant la demi-heure en question.

— Qui ? Qui ? Qui ? lui cria-t-on encore.

— Messieurs, reprit Titin, qui parut soudain assez embarrassé (ce qui n’échappa ni à Supia ni à Hippothadée) messieurs, vous savez que Castel, le chauffeur de M. Supia, couchait à la Patentaine.

— Il a été établi qu’il n’y a pas couché cette nuit-là ! protesta Supia.

— C’est exact ! fit Titin, mais il y avait une personne qui, cette nuit-là, l’attendait dans les communs.

— C’est vous qui le dites ! Ah ! cette fois, il faut nous dire qui ! s’écrièrent en même temps Hippothadée et Supia. Assez de boniments ! assez d’histoires ! Il nous a annoncé des preuves, qu’il les donne !

— Ils ont raison ! firent quelques voix.

— Vous devez comprendre, Titin, fit le président en intervenant pour la première fois, que tout ce que vous venez de dire là est tellement horrible qu’il vous est impossible de vous dérober plus longtemps !

— Messieurs, cette personne déclara Titin après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, cette personne est mère de famille… et je ne me reconnais pas le droit…

Ce fut une explosion chez Supia et chez Hippothadée et parmi tous leurs amis.

Et il y eut aussi un gros murmure de désappointement dans le reste de l’auditoire.

— Que ces messieurs ne triomphent pas trop vite ! fit Titin de qui l’extrême fureur était tombée pour faire place à un calme non moins tragique, cette personne n’est pas la seule à être accourue au cri poussé par Mme Supia.

— J’attends ! fit Supia.

— Monsieur Supia, il y eut encore votre sœur, la Cioasa !

— Je l’aurais juré ! éclata M. Supia avec un affreux petit rire métallique, justement la Cioasa que vous avez fait disparaître, misérable, pour qu’elle ne vienne pas ici vous démentir !

Un murmure de plus en plus hostile à Titin commençait à monter du fond de la salle. On lui en voulait d’avoir annoncé des preuves qu’il était incapable de produire.

Titin tournait à chaque instant les yeux vers le fond de la salle, ce n’était point Toinetta qu’il cherchait.

Enfin, il parut se décider :

— Messieurs les jurés, leur fit-il, d’une voix tremblante de désespoir, un troisième personnage m’avait promis de venir ici répéter tout ce que je vous ai dit. Cette personne connaît mieux que quiconque la vérité, car elle y a été mêlée, et elle, je sais qu’on ne la démentira pas !

— Le nom ! Le nom !

— Monsieur le président, je demande à ce que soit entendue… madame Supia !

L’effet fut immense. Le nom de Mme Supia fut sur toutes les lèvres. Un frisson d’angoisse secoua toute l’assemblée.

M. Supia retrouva du coup toute sa gesticulation. Par signes sémaphoriques autant que par son verbe haché et frénétique, il fit entendre qu’il s’élevait de toutes ses forces contre une pareille comparution qui finirait de ruiner la santé de sa femme, si elle ne la conduisait pas tout droit à la folie.

— Monsieur le président ! insista Titin implacable, je répète que c’est Mme Supia elle-même qui vous demande à être entendue.

À ce moment un huissier joignit le président derrière la cour et se pencha à son oreille. Chacun imagina que Mme Supia venait d’arriver au Palais de justice et demandait à être entendue ainsi que Titin l’avait annoncé.

Mais le visage du président trahit aussitôt une émotion intense et c’est d’une voix sourde, subitement voilée, qu’il engagea M. Supia à se retirer de la salle d’audience et qu’il pria le prince Hippothadée d’accompagner le témoin jusqu’à son domicile où sa présence était devenue nécessaire.

Quand ils eurent tous deux quitté la salle, le président laissa tomber ces mots, qui furent immédiatement suivis d’un horrible murmure :

— Messieurs les jurés, nous n’entendrons pas Mme Supia. Mme Supia vient d’être trouvée chez elle, assassinée !

Cette fois, ce fut au tour de Titin de défaillir en prononçant ces mots : la malheureuse, elle s’est suicidée !…


Tels furent les principaux incidents qui marquèrent la première étape de ce formidable procès.

Renvoyée à la session suivante pour supplément d’enquête, l’affaire, dans sa seconde partie, se déroula avec une rapidité foudroyante. La malheureuse Thélise avait été trouvée chez elle avec une balle dans la tête. L’hypothèse du suicide, inventée, disait-on, par Titin, comme étant la seule qui pût lui permettre de se présenter devant ses juges après son crime, ne tenait pas debout, mais dénotait (toujours dans l’esprit des magistrats) une astuce incroyable chez l’accusé, qui avait supprimé le dernier témoin qui pouvait le confondre.

Titin ne se défendait même plus.

On restait persuadé qu’il avait été le seul à pénétrer dans l’appartement, en se cachant et en prenant cent précautions qu’il ne désavoua pas. Sa voix fut couverte par les huées des amis mobilisés par le « boïa » et Hippothadée, quand il prétendit que Thélise, au moment où il l’avait quittée, lui avait dit : « C’est assez que j’aie été la cause de la mort de ma fille. Je me rends au Palais derrière vous, ce sera mon châtiment. »

Quand le président prononça contre lui la peine de mort, il y eut un grand cri dans la salle, qui le réveilla de l’horrible léthargie où peu à peu, il s’était laissé glisser. Ce cri, c’était l’amour qui l’avait poussé. Titin, alors, se redressa comme le lutteur qui rassemble ses forces une dernière fois :

— Toinetta ! tu crois toujours à mon innocence ?

— Toujours ! mon Titin, jusqu’à ma mort qui suivra la tienne !

— Eh bien ! il faut vivre, Toinetta, car si je suis condamné à mort, je ne suis pas encore guillotiné !