Le Fils de trois pères/XXVII

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XXVII

Par qui Hardigras avait été sauvé ; de la honte qu’il en eut et de la joie qu’il en éprouva.

Depuis la malheureuse tentative d’évasion qui avait été si fatale à Tantifla, à Aiguardente et à Tony Bouta, on avait mis la camisole de force à Titin.

C’était bien inutile. Privé désormais de cette petite troupe dévouée qui, habilement dirigée, eût pu lui être d’un si grand secours, persuadé aussi qu’il avait été victime en cette dernière occasion de la duplicité et de la fourberie de celui qu’il avait toujours considéré comme un frère, le Bastardon s’avouait vaincu.

Il y avait trop de gens au dedans et au dehors, acharnés à sa perte, pour qu’il pût conserver le moindre espoir. C’est en vain que Paolo Ricci avait essayé de le faire espérer encore, Titin ne voulait plus rien entendre, mais il priait ce brave garçon de consigner par écrit quelques-unes de ces paroles empreintes d’une noble sérénité que savent prononcer les prisonniers de sang royal quand ils voient approcher l’heure du martyre. Ainsi ses dernières pensées et recommandations devaient-elles être communiquées à Toinetta par l’intermédiaire de sa lingère. Il préparait la malheureuse à accepter son destin sans révolte contre la Providence qui avait été suffisamment clémente pour leur permettre d’échanger encore quelques paroles d’amour, dans un moment où ils auraient pu déjà être morts l’un pour l’autre.

Toinetta ne répondait à tant de résignation que par un espoir forcené. Elle disait :

« Je suis jeune, moi aussi, et je ne veux pas mourir ! Et comme je ne saurais vivre sans toi, il faudra bien que tu vives ! Aie confiance, mon Titin. Nous te sauverons ! »

Le bon Ricci tendait le billet à Titin, qui ne pouvait s’en saisir, à cause de la camisole de force, mais qui l’embrassait.

— Ainsi, elle aura ma dernière haleine ! Dis-lui bien que je ne respire plus que pour elle !

Le jour de l’exécution arriva. Titin avait été prévenu par Ricci :

— Ne t’endors pas et sois prêt à tout !

— Hélas ! Que puis-je faire avec cette camisole ! avait soupiré Titin, et Paolo n’avait pas répondu, car Peruggia entrait dans la cellule.

Peruggia, après avoir donné ses dernières instructions, avait tenu à veiller lui-même le condamné à mort à côté de Paolo. Il ne devait donc plus le quitter avant l’arrivée du parquet.

Vers trois heures du matin, on frappa à la porte. Paolo alla demander, sans ouvrir, ce que l’on voulait. On perçut un bruit de voix et Ricci renseigna Peruggia.

— C’est le gardien Matteotti qui voudrait vous dire un mot de la part de M. le directeur.

— Ouvre-lui ! fit Peruggia.

Ricci ouvrit et referma immédiatement la porte derrière le nouveau venu.

Titin tressaillit, car il venait de reconnaître sous l’uniforme d’un gardien de prison, Giaousé lui-même. Peruggia, se retournant, le reconnut aussi ; seulement, comme Giaousé avait un énorme revolver dans la main et qu’il l’avait appuyé sur la poitrine de Peruggia, celui-ci ne poussa pas un cri.

— Bien ! dit le Babazouk. Sois sage ; on ne te fera pas de mal.

Ricci aussi s’employait.

Trois minutes plus tard, c’était le gardien chef Peruggia qui avait la camisole de force. Il supplia qu’on lui enfonçât un mouchoir dans la bouche, ce qui fut fait.

Titin voulait passer l’uniforme de Peruggia.

— Non ! fit Paolo Ricci. Tout le monde ici connaît le gardien chef. Avec mon uniforme, Titin passera plus facilement.

— Ou avec le mien, fit Giaousé.

— Non ! vous devez sortir tous les deux bien tranquillement. Vous attendrez que l’horloge sonne la demie de trois heures pour passer devant le concierge. Cela, c’est très important. Tu as compris, Giaousé ? Tu es au courant ?

— Dame !

— Tu vois bien que tu ne peux pas quitter Titin. Vous passerez tous les deux. Moi, j’essaierai de me débrouiller.

Et ils sortirent tous deux, au moment de la relève.

À trois heures trente-cinq, ils étaient dehors.

Mais Paolo Ricci fut moins heureux. Comme il tentait de sortir, quelques instants avant l’arrivée des autorités, il se heurta au directeur de la prison qui lui demanda pourquoi il ne restait pas auprès du condamné avec Peruggia. Il donna des explications qui parurent louches. L’autre s’aperçut à ce moment que son gardien portait des galons auxquels il n’avait pas droit. Et le pot aux roses fut découvert. Ces messieurs du parquet arrivaient. Il y eut un beau concert.

Paolo Ricci répondit à toutes les admonestations et à toutes les injures qu’il avait agi ainsi parce qu’il était persuadé de l’innocence de Titin, ce qui était vrai, mais il comprit, à l’accueil que l’on faisait à ses ingénieux propos, qu’il devait à jamais renoncer à sa carrière dans l’administration.

Pendant ce temps, Titin et Giaousé étaient déjà loin. Ils étaient montés dans une camionnette qui les attendait de l’autre côté du Paillon. Cette auto était conduite par le Bolacion, à côté de qui se trouvait la Tulipe, tous deux déguisés en « petous » (paysans).

Quand ils furent en route, Titin et Giaousé abandonnèrent leur uniforme de gardien et endossèrent des vêtements de velours à grosses côtes très usagés, le pantalon enfoui dans de hautes guêtres qui les faisaient vaguement ressembler à des gens de la montagne, amateurs de braconnage ou même de contrebande. Tous les quatre étaient armés jusqu’aux dents.

Le télégraphe et le téléphone n’arrêtèrent pas de fonctionner dans la montagne jusqu’au soir. Des autos où se montraient des képis de gendarmes sillonnèrent les routes, en trombe, surgissant du fond des vallées, descendant des cimes. Mais dès six heures du soir, Titin et sa petite bande étaient à l’abri de toute surprise, bien au delà de Saint-Martin-Vésubie, au fond d’un rocher où leur avait préparé à souper le padre Barnabé dit Laguerra, chasseur de chamois.

Après souper, quand Barnabé eut pansé avec des herbes macérées dont il avait toujours provision, la blessure profonde que la baïonnette de l’alpin avait faite quelques jours auparavant à Giaousé, on prit toutes dispositions pour se séparer. Et d’abord Titin se mit à genoux devant Giaousé :

— Je te demande pardon, Giaousé, lui dit-il, d’avoir douté de toi ! Tu m’as donné ton sang pour me sauver, tu m’aurais donné ta vie ! Tu es pour moi plus qu’un frère ! Je t’aime plus que moi-même ! J’ai eu de mauvaises pensées, me pardonnes-tu ?

Giaousé répondit :

— Je sais, Titin, que tu as eu de mauvaises pensées. Mais si tu ne les as plus, que Dieu soit loué ! Je n’ai plus rien à te dire.

— Et vous, mes amis, demanda encore Titin en se tournant du côté de la Tulipe et du Bolacion, me pardonnerez-vous aussi ?

— Nous te pardonnons, firent d’une même voix la Tulipe et le Bolacion.

— Alors, embrassons-nous !

Titin se releva et ils s’embrassèrent.

— Maintenant, où vas-tu aller ? demanda Giaousé.

— Ce n’est pas de craindre ! répondit Titin où que j’aille, je vous jure, mes amis, que je ne gâterai pas votre besogne. On ne me reprendra plus !

— Adieu donc ! fit Giaousé, et que sainte Hélène soit avec toi !

Le surlendemain matin, ceux qui montaient au petit jour vers la Fourca, considéraient, avec étonnement, une forme noire allongée et flottante qui se balançait doucement sous le souffle glacé descendu de la montagne, dans le cadre du haut portique qui dominait l’esplanade de la vieille ville entre la Tour et la mairie. On n’eût pu dire de loin exactement ce que cette espèce de loque pouvait bien être, mais de plus près, elle prenait forme humaine et de pendu… de plus près encore, on reconnaissait le visage de tôle de celui qui avait été le « boïa » et qui faisait là sa dernière grimace.