Le Fils du Régent

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Le Fils du Régent
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 116-150).
LE FILS DU RÉGENT


I

Le Fonds d’Orléans, légué à l’Institut par le comte Beugnot, renferme un manuscrit inédit de Louis, Duc d’Orléans. Le Prince, cédant à l’instinctif besoin qu’ont les hommes sur le retour de revivre leur jeunesse morte, s’est plu, dans ces pages écrites pour soi, avec sincérité, sans recherche de littérature, à évoquer son enfance.

Ces souvenirs sont intéressans à un double titre : quelque effacée que soit la figure du fils du Régent, elle n’en impose pas moins l’attention historique due à un prince de la Maison de France. Nul d’entre eux n’est indifférent, car chacun est un anneau de cette chaîne qui relie notre Histoire ; chacun précise celui qui précède, explique celui qui suit. Puis, à travers les menus détails qui nous initient à l’éducation physique et intellectuelle d’un prince du sang au XVIIIe siècle, apparaît en maints endroits la tare psychique de cet esprit par ailleurs bien doué. Cette tare, que développeront les années, conduisit Louis d’Orléans au seuil de la folie ; une mort prématurée l’empêcha, seule, d’y sombrer.

Fils du Régent, aïeul d’Egalité, trait d’union entre le grand siècle et les temps nouveaux, ce prince parait comme un fruit singulier sur l’arbre de sa race ; en lui rien ne rappelle son père, rien ne fait présager son petit-fils. Cependant il revit étrangement dans la sœur de ce dernier, la mystique et folle Duchesse de Bourbon. Ses racines mentales plongent dans une lointaine ascendance maternelle : son aïeule, Mme de Montespan, avait pu lui transmettre, ainsi qu’à ses sœurs, quelque germe de la « folie des Mortemart, » folie aussi proverbiable que leur esprit.

« Et voilà ce qui a passé dans l’âme de ce pauvre Prince, » déplore Argenson son chancelier, un de ceux qui l’ont le mieux observé et, malgré tout, apprécié : « tout s’expliquera chez lui par la folie, et par une folie dévote et ennemie de la société. »

De sa mère, il avait hérité les traits et une timidité invincible qui contribua à lui donner une humeur mélancolique, un aspect farouche peu compatibles avec son rang. La timidité de la Duchesse d’Orléans était à ce point morbide qu’elle ne pouvait pas, dit Saint-Simon, supporter le regard du roi, son père, ni celui de Mme de Maintenon : « Elle ne leur répondoit jamais qu’en balbutiant. »

Mais, chez la mère comme chez le fils, cette disposition s’alliait à l’orgueil de la race et au sentiment très vif de ce qui leur était dû.

Dans ses crises les plus aiguës d’humilité chrétienne, alors qu’il dissimulait son cordon bleu sous des habits de pauvre, Louis d’Orléans ne souffrait pas qu’on manquât en si peu que ce fût aux honneurs dus à un premier prince du sang. C’était pour lui un patrimoine intangible, supporté impatiemment en ce qui le concernait, mais qu’il entendait transmettre intact à ses descendans. Cette hauteur dans l’humilité n’est pas le contraste le moins curieux présenté par ce caractère si complexe.

Le Duc d’Orléans eut son heure d’ambition, mais non pas l’heure fixée par le destin : l’occasion qu’il ne sut saisir ne se retrouva jamais plus. Il avait de la volonté et eût aimé gouverner les peuples ; se jugeant méconnu, il renonça à l’effort et alla s’ensevelir tout vif à Sainte-Geneviève, « ne pouvant soutenir davantage l’ingratitude des hommes. »

Dans sa cellule de moine, pendant plus de dix ans, le Prince écrivit d’innombrables ouvrages d’une stérile érudition religieuse et, probablement aussi, ces souvenirs d’enfance :


Souvenirs d’enfance de Louis, Duc d’Orléans

Je naquis le 4e aoust 1703. J’avois trois sœurs qui m’avoient précédé. Leur gouvernante fut la mienne, et l’on me donna seulement une sous-gouvernante particulière et des femmes pour me servir.

J’ettois né très foible, et la première nourrice qu’on me donna se trouva peu de temps après hors d’état de me nourrir. Elle le cacha et me donna de mauvais laict. Je tombai dans une maigreur qui inquiéta beaucoup et, je crois, contribua à la faiblesse dont j’ay toujours esté. On trouva une paysanne de Colombe, nommée Nicole Turenne qui acheva de me nourrir. C’estoit une paysanne fort grossière et de caractère extraordinaire. Je fus donc élevé magnis curis, j’estois extrêmement retardé, je commençai a parler si tard que Madame ma grande mère craignit que je ne fusse muet, ce fut donc une grande nouvelle, la première fois que je prononçai papa.

Il y avoit alors dans la maison un ecclésiastique provençal nommé l’abbé Philbert qu’on avoit mis auprès de Mademoiselle, — c’est ainsy qu’on appelloit l’ainée de mes sœurs, — pour lui apprendre son catéchisme.

Un jour que mon père devoit venir pour se donner le plaisir de me voir parlant, par conséquent, le lendemain ou le surlendemain que j’eus commencé à parler, cet ecclésiastique me dit : « — Vous ne direz point papa que je ne mette mon doigt sur mon front. »

Mon père arrive, on m’invite à parler. J’avois usé abondamment de mon nouveau talent, mais en présence de mon père, je gardois le silence. Enfin il apperçoit que j’avois toujours les yeux fixés sur l’abbé Philbert. Il demande pourquoy je ne regardois que luy. Aussitost le signal me fut donné. Je dis papa et le répétai sans cesse. Ainsy la première leçon que j’aye eue a été de ne point obéir à mon père et de lui faire une niche.

Je ne sais, comme il s’en va sans dire, ces premiers faits que par ouï dire, mais je me souviens que, dans ce premier âge, j’avois peur des ombres que les corps portoient contre les murailles, et qu’on faisoit courir de petits garçons après leur ombre pour m’accoutumer à cet objet-là. J’avois aussy peur de tout ce que je ne voyois pas communément, spécialement des grandes barbes.

La première chose que je me souvienne qu’on m’ait apprise est à jouer au papillon. Je n’avois pas cinq ans qu’on admiroit comme j’assemblois bien les cartes pour composer le nombre qu’il falloit. Cela auroit pu marquer de la disposition pour le calcul, mais cela ne s’est pas soutenu. Je n’ay point, sur cet article, de talent particulier.

A cinq ans et demi, on m’osta ma sous-gouvernante et l’on me donna M. de Longepierre, connu par plusieurs ouvrages de poésie, quoyque de bel esprit et portant l’épée[1]. Il m’amena, au bout de peu de jours, un précepteur, M. l’abbé Le Brasseur.

On commença alors à m’apprendre à lire, ma religion, l’histoire sainte. J’avois assez de goust pour ces deux messieurs, mais on me les osta au bout de six mois. M. l’abbé Le Brasseur a élevé plusieurs des enfans de M. le chancelier d’Aguesseau.

On me laissa pendant quelque temps, je crois six semaines ou deux mois, avec mes femmes, sans personne pour prendre soin de mon instruction, ensuite on me donna messieurs Frémont. Mon père les connaissoit parce qu’ils avoient été sous M. de Saint-Laurent qui avoit pris soin de son éducation.

Ils avoient des lettres et de la piété, mais nul usage du monde, ce qui fit qu’ils se donnèrent beaucoup de ridicules à Versailles où l’on me mena alors.

Ma compagnie la plus ordinaire estoit des pages. Au mois d’avril 1710, on me donna pour précepteur l’abbé Montgault. Il avoist esté Père de l’Oratoire et y avoist esté élevé à l’ordre de la prestrise. Il en estoit sorti à cause de son mauvais estomach, sans nulle autre cause, selon que me l’a asseuré plusieurs fois le P. de la Tour. Il fut indiqué à mes parens par le P. du Trévoux, jésuite. Il estoit réellement capable de son employ, il savoit bien le latin, le grec, même un peu d’hébreu et avoit l’esprit singulièrement aimable en conversation. Je ne savois pas encore lire couramment lorsqu’il vint auprès de moy, aussy on peut dire qu’il a commencé et achevé mon instruction. On m’avoit laissé deux femmes qui me servoient dans la maison et ne me suivoient plus lorsqu’on me menoit promener. Dans les temps où j’estois avec elles, je leur racontois des histoires comme m’estant arrivées qui n’avoiont pas l’ombre de vérité, même de vraisemblance ; je les appellois mes imaginations. J’aurois volontiers babillé tout le jour de cette manière, si l’on ne m’avoit fourni d’autres amusemens et occupations. Lorsque je racontois des faits possibles, on me demandoit ce qui estoit vray et ce qui estoit faux, et je le distinguois avec exactitude.

Estant à Saint-Cloud avec le chevalier d’Orléans[2], depuis Grand Prieur de France, on nous menoit promener ensemble, et je l’entretenois de mes imaginations.

Il n’avoit point la pareille à me rendre. Un jour, il s’avisa de me dire qu’il y avoit des machines avec lesquelles on faisoit voler les hommes, qu’il en avoit vu une qu’on luy avoit ajustée et qu’il avoit volé. Son valet de chambre certifioit le fait.

Je disputai longtemps, demandant qu’on convint que cela n’estoit pas plus réel que mes imaginations, ce qu’il ne voulut pas accorder. Enfin, lorsque j’estois prest à céder au poids de l’autorité du valet de chambre, sa gouvernante qu’il avoit encore, quoique d’un an plus vieux que moy, et qui causoit quelques pas derrière nous avec l’abbé Montgault, demanda quel estoit le sujet de notre dispute. On luy dit. Elle dit qu’elle ne se souvenoit point de cela, ce qui fit cesser le persiflage.

Dans ce même temps, je m’estois fait une langue : je formois des sons hétéroclites sans règle que j’appelois parler ma langue. On m’interdit ce badinage parce qu’on s’apperceut un jour que je priois Dieu à la messe de cette manière, c’est-a-dire que, paroissant lire dans un livre, je formois de ces sons.

Au mois de février 1711, on acheva de m’oster les femmes et l’on me donna M. de Court[3] avec titre de sous-gouverneur. C’est luy qui a achevé mon éducation. Il avoit un frère auprès de M. le Duc du Maine, mon oncle, qui avoit beaucoup d’esprit Celuy cy en a peu, mais il avoit vescu en bonne compagnie et s’y est bien pris pour m’inspirer des sentimens d’honneur et me faire secouer la timidité qui m’est naturelle. J’appelle icy timidité la crainte des petits dangers ou des choses non dangereuses dont les enfans s’effrayent sans raison, car pour la timidité qui fait qu’on est embarrassé avec les gens qu’on ne connoist pas, on ne me l’a point ostée.

Dans les commencemens de cette nouvelle éducation, j’entretenois M. de Court et l’abbé Montgault de mes imaginations, comme je faisois précédemment à mes femmes. Au bout de quelque temps on me dit que j’estois trop grand pour parler ainsy, sans rime ni raison. Aussitost j’arrestai ce babil, mais je continuai intérieurement le même jeu d’esprit.

Comme on s’apperceut que je parlois tout seul et que cela pouvoit former un tique fâcheux, on me proposa de faire part de mes pensées, mais je le refusai. La manie de la langue revint aussy, à plusieurs reprises, jusqu’à l’âge de dix ans ; pour les imaginations, elles ont subsisté dans le secret le plus exact jusqu’à ma conversion en 1726, où je sentis que c’estoit une chose à réprimer qui avoit fortifié les passions et qui pouvoit les faire renaistre ; mais il faut suivre l’histoire de mon enfance.

La toilette du soir où il falloit mettre mes cheveux en papillottes estoit un temps d’une demie heure fort contraignant et ennuyeux pour moy. On jugea à propos de le remplir par une lecture. On commençoit par un livre de piété dont on lisoit fort peu, et ensuite un livre prophane qu’on cherchoit propre à m’amuser sans inconvénient. On lut d’abord une vie de saint Louis. Je m’endormois à cette lecture, ce qui ne surprenoit point. Ensuite on fit lire Don Quichotte. Ce livre me plut et, au bout de quelques jours, je demandai la permission d’en lire moy-même à mes heures de récréation.

On me la donna avec plaisir et je commençai, dès lors, à marquer un goust décidé pour la lecture. Je ne me souviens pas combien dura la lecture de la vie de saint Louis, ny en quel temps commença celle de Don Quichotte. Tout ce que je sais, c’est que je n’avois pas dix ans, je crois même pas neuf ans accomplis, lorsque mon goust pour la lecture se manifesta. Après Don Quichotte, je lus plusieurs voyages qui m’amusèrent beaucoup. Dans l’été de 1712, se fit le double mariage de M. le Duc avec Mlle de Conty et de M. le Prince de Conty avec M, le de Condé, aujourd’huy Mme la Princesse de Conty, mère et douairière. On ne me menoit point encore aux cérémonies, mais, pour cette occasion, on me mena aux fiançailles où je signai mon nom fort lentement et assez mal, parce que j’avois fort peu profité avec le maistre à écrire. Le lendemain on me fit manger au festin royal. C’est une grande cérémonie où les princes et les princesses sont rangés par l’ordre de leur naissance et sans distinction de sexe, au lieu que, dans les cérémonies ordinaires, les grandes messes, etc., auxquelles le Roy assiste sur son prie-Dieu, les princes sont d’un costé, toutes les princesses de l’autre.

Par l’arrangement de ce repas, je me trouvai entre mon père et Mme la Duchesse ; mon père ne se mesloit point de mon éducation et ne savoit point les attentions que ma délicatesse rendoit nécessaires sur ma nourriture.

Il me laissa manger tout ce que je voulus et je me donnai une indigestion très forte. Quelque temps après ma mère me mena dîner avec elle à l’Estoille, petite maison qu’elle avoit dans le parc de Versailles. Elle avoit le projet de ne me laisser manger que ce qui convenoit pour ma santé, mais comme mes gouverneurs ne pouvoient, à cause de son rang, manger avec elle, les attentions ne furent pas poussées aussy loin qu’il falloit et, cette seconde indigestion succédant à l’autre, ma santé en fut notablement altérée. Il s’y joignit une espèce de vapeurs noires qui me porta à accuser des maux que je n’avois point. On me fit beaucoup de remèdes et, comme je déguisois mon état, que j’y ajoutois des circonstances qui n’estoient point et qui le faisoient paraistre plus grave qu’il n’estoit réellement, peut-être cela fut il cause qu’on me donna des remèdes qui ne convenoient pas à mon estat ; ce qu’il y a de constant, c’est que je m’affaiblis alors notablement. M. de Court avoit fait demander au Roy, par mes parens, la permission d’accommoder, pour mon amusement, un massif entouré de treillages qui estoit derrière le bosquet de l’arc de triomphe.

Il le fit accommoder sur l’argent que mon père me donnoit pour mes menus plaisirs. Je n’avois aucun goust de dépenses et je ne m’informois point de ce que devenoit cet argent qui estoit, je crois, 700 livres par mois.

Il me fit faire une besche, une pioche, un râteau, une brouette proportionnés à ma taille et à ma force. Je m’amusois beaucoup à user de ces outils avant que d’estre incommodé, mais, lorsque je le fus, je m’y apperceus moy même que mes forces diminuoient. Je remarquois avec chagrin que je ne pouvois plus traîner la brouette aussy chargée que j’avois fait quelque temps auparavant. Cela ne me fit point prendre le parti de cesser la feinte que je meslois dans ma maladie.

Je ne connoissois point le mal que je me faisois à moy même. Pour me fortifier, on avoit cherché à me faire faire autant d’exercice que j’en pouvois supporter. Cela m’avoit esté agréable. On le retrancha. Ce retranchement me le fut aussy. M. de Court me faisoit asseoir dans mes promenades, et je eausois là tranquillement et raisonnablement. On entendoit, aux environs de Versailles, le canon du Quesnoy et de Landrecies. La France estoit à deux doigts de sa perte. On disoit que Louis XIV, quoique âgé de soixante-quinze ans, vouloit se mettre en personne à la tête de ses troupes, qu’on transporteroit le Dauphin dans un lieu plus éloigné de la frontière que Versailles. Cela émut mon petit génie et commença à me faire informer des nouvelles publiques.

La séparation des Anglois d’avec les autres alliés, l’affaire de Denain qui sauva le royaume, furent des événemens sur lesquels je parlois et entrois en conversation, comme y prenant part. Mon estude avoit esté réglée dès le commencement à quatre heures par jour. Mes infirmités faisoient que, souvent, elle manquoit totalement, ou que le temps s’en passoit en conversation ou en lectures d’amusement. Cependant, pendant les deux années de santé que j’avois eues, je n’avois pas laissé de profiter. L’abbé Montgault ne m’avoit point appris la grammaire latine, mais aussytost que je sçus décliner et conjuguer, il se mit à expliquer. Il écrivoit sur un papier plié les mots que je ne savois point et me les faisoit apprendre par cœur avec leurs significations. Outre le latin, il m’apprenoit l’histoire, la géographie, le blason. Tout cela estoit pris sur les quatre heures d’estude, par conséquent il y avoit peu de temps pour le latin. Lorsqu’il me faisoit voir un autheur difficile pour moy, il m’expliquoit d’abord ce que j’en devois voir dans ma leçon en me faisant remarquer la construction, et ensuite j’expliquois.

Lorsqu’on reprenoit le même autheur, j’expliquois d’abord. J’estois venu, par cette méthode, à entendre du Térence assez aisément pour le gouster. Je donnois quelques fois le ton à la première lecture et, quand je le donnois juste, il me disoit : « — Passez, Monseigneur, vous entendez, » ce qui me faisoit un singulier plaisir. Quand je donnois le ton faux, il me faisoit expliquer.

On m’envoya à Paris sur la fin de 1712, et j’y passai, je crois, toute l’année 1713. Lorsque j’estois à Versailles, on me menoit, le Vendredy Saint, à l’office dan3 une tribune de la chapelle. A Paris, on fut embarrassé de me mener dans une église à cause de ma délicatesse, moyennant quoy je passai le Vendredy Saint sans entendre la messe, et les autres jours solennels je n’entendis qu’une messe basse. Ils n’étoient distingués des jours ouvriers que par quelques instructions de religion qu’on met-toit à la place de l’estude du matin. L’après dinée entière se passoit à jouer. Pendant tout ce séjour de Paris, je crus très peu et maigris beaucoup. Ma mère, inquiète de ma santé, prit le parti de me faire venir à Versailles et diner tous les jours avec elle. Elle défendit toute estude, toute leçon, de quelque espèce que ce fust. Elle avoit attention à ne me laisser rien manger de malsain, mais cette attention n’estoit pas poussée, à beaucoup près, aussy loin qu’elle l’avoit esté pendant mon séjour à Paris. Soit la satisfaction de ce nouveau train de vie, soit que la maladie fust à la fin de son cours, et soit parce que la volonté de Dieu n’estoit pas que je mourusse alors, ma santé se rétablit et je commençai à rengraisser. Je ne me souviens point au juste si ce fut à la fin de l’esté de 1713 ou au printemps de 1714 qu’on me ramena de Paris à Versailles. Je sais seulement que c’estoit dans une belle saison. Pendant ce temps que je n’estudiois point, je passois les deux heures de l’estude du matin avec l’abbé Montgault. C’estoit un arrangement pris pour donner à M. de Court le loisir de faire ses affaires dans Versailles. Je ne sais point combien ce congé total dura, mais je sais que ce fut assez pour que je m’en ennuyasse et demandasse de moy-même à reprendre l’estude.

Dans le temps du matin que je passois avec l’abbé Montgault sans estudier, je lisois des livres françois pour m’amuser et, spécialement, l’histoire d’Alexandre de Quinte Curce traduit par Vaugelas, qui m’amusoit beaucoup, car M. de Court avoit monté ma teste au goust de la guerre ; mais, dans ce livre, je relevois souvent des fautes de françois où le traducteur tomboit, et l’abbé de Montgault, qui estoit de l’Académie françoise et parloit très purement sa langue, comme on le voit dans sa traduction des lettres de Cicéron à Atticus qu’il donna au public, je crois, vers ce temps-là, trouvoit que mes critiques estoient communément justes.

Je luy faisois aussy des questions sur la physique. Un jour je luy demandai pourquoy une pierre tomboit, si ce n’étoit pas parce que la colonne d’air qui estoit au-dessus estoit plus forte que celle qui estoit au-dessous. Il regardoit ces questions comme au-dessus de mon âge et disoit que j’avois de grandes dispositions pour la physique.

Un jour que j’estois chez Madame ma grande mère, avec la liberté qu’on donne à son petit fils et qu’elle me donnoit plus grande que bien d’autres m’auroient fait, je trouvai sur une table, dans un coin de la chambre, les Métamorphoses des insectes de Gredart. J’en lus et, chaque jour, lorsque je venois chez elle, j’allois me saisir de ce livre et en lisois. Mme de Brostel[4] qui estoit fort assidue chez Madame, quoyque sans titre, parce que les Princesses, même filles de France, n’avoient alors qu’une dame d’honneur et une dame d’atours… Les dames du palais estoient une distinction pour les reines et les dauphines. Les princesses du sang n’avoient qu’une dame d’honneur sans dame d’atours et, aujourd’huy, elles ont toutes des dames de compagnie ; Madame de Berry a commencé à avoir des dames sur la fin du règne de Louis XIV, ma mère en prit pendant la Régence, en donna à ma femme lorsque je me mariai et, dès lors, tout fut passé. Au reste, ce nouvel usage est meilleur que l’ancien.

Reprenons notre histoire. Mme de Brostel me dit donc : « — Je vois que vous lisez dans ce livre toutes les fois que vous venez icy. Demandez-le à Madame, et elle vous le donnera avec plaisir. » En effet, ma grande mère et ma mère m’accabloient de présens dont souvent je ne savois que faire ; il y a des enfans qui sont avides de tout ce qu’ils voyent, je n’estois point du tout de ce caractère. Je répondis que je ne voulois point demander ce livre à Madame. Sur cela, Mme de Brostel le demanda pour moy. Il me fut donné et je le lus tout entier chez moy à mes heures de récréation, car j’avois alors repris l’estude. Je me mis ensuite à élever des chenilles et je continuai jusqu’à ce que j’eusse envie de prendre l’air grand garçon, c’est-à-dire jusqu’en 1719. Je faisois écrire par un de mes gens tout ce qui leur arrivoit, comme un véritable physicien. C’étoit moi qui observois et qui disois ce qu’il falloit écrire ou obmettre. Peu de ces chenilles ont achevé leur transformation entre mes mains, et le peu de papillons que j’ay eus n’ont point été beaux.

Les beaux visages de femmes me faisoient, dès lors, une impression singulière. On ne songeoit point à la réduire, au contraire, on s’en amusoit. En 1712, M. de Court me faisoit faire des bouquets pour Mlle de la Lande, fille d’une sous-gouvernante de M. le Dauphin, aujourd’huy Roy. Le plaisir de la voir, de luy présenter mes petits bouquets, m’occupoit comme si j’en avois été réellement amoureux.

Lorsque j’avois bien étudié, l’abbé Montgault, pour récompense, employoit la dernière demie heure d’estude à me faire lire ou me lire luy même d’une tragédie. J’en estois touché comme un homme qui a éprouvé les passions qui y sont représentées. Je pleurai tellement à la lecture de Phèdre, qu’on la cessa avant le temps de peur que l’abondance des larmes ne fist mal à ma santé. Tout cela est d’avant la mort de Louis XIV, par conséquent je n’avois pas douze ans faits. Mon corps n’a commencé à s’échauffer pour le libertinage qu’après qu’on m’en a appris des ordures, de dessein délibéré, ce qui n’a commencé qu’en 1719.

En 1715, on commença à me faire monter à cheval sur un petit bidet. Après qu’il fut acheté et dressé, ma mère décida que je ne commencerois à monter à cheval qu’après que M. de Court seroit revenu des eaux de Bourbon où il alla cette année là pour un rhumatisme et des hémorroïdes qui l’incommodoient beaucoup. Après cette décision, on m’amena l’animal tout scellé, tout bridé, a l’Estoille où estoit ma mère. Elle me dit : « — Si vous voulez monter dessus tout à l’heure et faire le tour d’un tel espace, qu’elle indiqua qui estoit très petit, j’y consens par grâce singulière. » Je dis : « — Pour une fois, comme cela est sans conséquence, cela n’en vaut pas la peine, et j’aime autant attendre que je commence pour apprendre de suite. »

Cependant M. de Court partit, son voyage fut, je crois, de six semaines et, à son retour, je commençai à monter à cheval. Je n’avois encore pris que peu de leçons lorsque le Roy fit la revue de son régiment. Ma mère m’y mena dans une calèche avec elle. Là elle me reprocha que je n’avois pas assez d’ardeur pour les choses qui sentoient le grand garçon. « — Un autre, me dit elle, en auroit accepté la proposition que je vous fis à l’Estoille de monter à cheval. Vous ne vous en estes point soucié, si vous l’aviez accepté, cela auroit continué ensuite, voyez combien d’avance cela vous donneroit aujourd’huy. » Je répondis : « — Vrayment je l’aurois bien accepté si j’avois cru que cela dust avoir de la suite, mais vous ne le disiez pas et, au contraire, j’aimerois beaucoup mieux estre icy à cheval qu’en calèche. » Elle répliqua : « — Oh ! pour à ce point-là, cela n’auroit rien changé. Je ne vous aurois pas laissé aller au milieu d’une cohue comme celle qu’il y a icy, quand même vous monteriez à cheval depuis plus longtemps. » Je dis : « — Cela estant, avoir commencé un mois plus tôt ou plus tard est assez indifférent. »

Je n’avois pas perdu mon goust pour accuser des maux que je n’avois point. Je ne parlois plus de maux dont j’avois parlé à Paris et pendant que j’y estois, mais je prétendis avoir la migraine. Ma mère y estoit sujette. Elle se douta qu’il y avoit de la feinte et m’empescha de manger en me laissant à table. Cela réussit très bien pour me corriger.

Dans ce temps-là, je dis entre mon retour à Versailles et la mort[5], on sépara mes deux sœurs aînées qui estoient à Chelles. L’aînée, nommée Mlle de Chartres, ou Mademoiselle tout court, depuis le mariage de M. de Berry, demeura à Chelles, et la cadette, Mlle de Valois, vint au Val de Grâces d’où on la faisoit venir souvent à Versailles. C’est aujourd’huy Mme la Duchesse de Modène ; comme elle n’a que trois ans de plus que moy, on se servit d’elle pour me tirer ce qu’on commençoit à soupçonner que les maux pour lesquels on m’avoit traité à Paris estoient fictifs. Elle m’engagea à faire le même aveu à Mme la duchesse Sforce[6], fille de Mme de Thiange, sœur de Mme de Montespan et, partant, cousine germaine de ma mère, quoyque cela ne se dist point ; en conséquence, vivant avec elle dans la plus grande intimité, dînant tous les jours avec elle et se meslant de Mlle de Valois et de moy comme si elle avoit esté nostre gouvernante. Cet aveu fut fait aussy à ma mère qui me promit le secret pour M. de Court et l’abbé Montgault, et il fut gardé.

Ce fut dans ce même temps qu’estant allé à Marly, je crois en 1715, faire ma cour au Roy, dont la santé commençoit à s’altérer, mais je n’en savois rien, il me demanda si je serois bien aise d’estre roy. Je répondis : « — A Dieu ne plaise, Sire, que je pense jamais à cela, je serois trop fâché de tout ce qu’il faudroit qu’il arrivast pour cela. » Cette réponse fit un grand bruit à la Cour. De chez le Roy, on me mena chez Madame ma grande mère. M. de Court n’entra point avec moy, parce qu’elle prenoit sa chemise, mais la nouvelle de ma réponse lui estoit déjà parvenue. Elle me fit raconter ce que le Roy m’avoit dit et ce que j’avois répondu, et puis s’attendrit en disant : « — Cet enfant ne vivra pas, il a trop d’esprit. » Cependant il n’y avoit point d’esprit dans ma réponse. J’avois déclaré mes véritables sentimens.

Lorsque le Roy fut déclaré fort mal, je vis mon père se promener sur la terrasse sur laquelle mes fenestres donnoient, avec une suite très nombreuse. Il vint un charlatan qui donna son remède et procura un petit mieux sur lequel on prit espérance. Ce jour là je vis mon père se promener teste à teste avec M. de Saint-Simon qui estoit son ami décidé et qui ne l’avoit point abandonné dans les temps où le Roy avoit esté le plus irrité contre luy. Dans la vérité, il avoit esté coupable, ayant, pendant qu’il commandoit les armées en Espagne, entamé une négociation directe avec les ennemis. Je luy ai ouï dire qu’elle ne fai-soit aucun tort au roy d’Espagne, mais c’est toujours un crime à un sujet que de négocier pour soy même avec les ennemis de l’Estat à l’insu de son souverain.

Lorsque la lueur d’espérance qui ne dura qu’un jour fut passée, on m’emmena à Saint-Cloud. Ce fut là où j’appris comment mon père avoit esté reconnu Régent au Parlement, et le testament du Roy qui, en luy donnant ce titre dû à sa naissance, faisoit plusieurs autres arrangemens pour restreindre son autorité, cassé.

Dans ce commencement de la régence de mon père, le duc de Noailles, aujourd’huy mareschal, avoit sa principale confiance, et le public applaudissoit aux choix et aux opérations qui se faisoient, quoyqu’il ne se fust pas autant affiché pour ami personnel de mon père que le duc de Saint-Simon.

Cependant, du vivant du Roy, il venoit souvent voir luy ou ma mère, et estoit d’un tour de familiarité et d’amitié dans la maison. Il me trouvoit de l’esprit et m’appela un jour son dialecticien, ce qui m’apprit ce que c’est que dialectique, car je luy demandai la signification du mot.

On me laissa à Saint-Cloud jusqu’au 4 de janvier 1716. Pendant ce temps, il m’arriva deux choses dont il faut parler icy.

En lisant les autheurs anciens, j’y avois vu de grands hommes se tuer, de peur de tomber entre les mains de leurs ennemis, ou choses semblables. Cela est donné comme grandeur d’âme et effort de courage. On n’avoit point travaillé à corriger ces fausses idées. Sans doute on ne prévoyoit point qu’elles feroient impression sur moy. On ne m’avoit pas même dit que la religion chrétienne le défendoit. J’avois lu ce que les autheurs en disoient. On me l’avoit entendu traduire, sans me faire de questions ny me faire faire des réflexions, ou me donner d’instructions sur cet objet particulier. Il s’estoit arrangé dans ma teste simpliciter qu’il estoit beau de se tuer. Un jour que, pour ma santé, on vouloit me faire prendre un verre d’eau de rhubarbe très chargée et, conséquemment, très mauvaise, après avoir témoigné ma répugnance sans qu’on y eust égard, mangeant un morceau de pain tristement à cause de la boisson qui le devoit suivre, j’entrai sur un balcon qui estoit devant ma fenestre ; je remarquai qu’il y avoit des ornemens sur lesquels je pourrois monter et m’élever assez pour me jeter du haut en bas. J’aimois, sans comparaison, mieux mourir que de boire ce verre de mauvaise liqueur. Je commençai à monter sur ces ornemens par un costé qui donnoit sur une cour ; j’y procédois pourtant lentement, parce que je pensois que, de cette hauteur du premier étage du château de Saint-Cloud, mon corps pourroit se retourner de façon que je ne me tuerois pas tout à fait et que je ne ferois que me casser un bras ou une jambe, ce qui me feroit un estat douloureux, et non la mort.

Pendant cette délibération, M. de Court vint voir ce que je faisois sur le balcon ; il me trouva monté sur les ornemens du balcon en risque que la teste n’emportast le reste. Il m’en retira promptement, me fit rentrer dans la chambre, puis me demanda quel estoit mon projet. Je répondis tout simplement que c’estoit de me jeter du haut en bas pour ne pas boire le verre d’eau de rhubarbe. On me confirma dans l’idée que j’avois eue que je ne me serois pas tué, que je n’aurois fait que me blesser, ce qui m’auroit attiré pansemens douloureux, potions désagréables. On affoiblit celle en question avec de l’eau, je la bus et ne pensai plus à me tuer.

Voicy l’autre fait : un jour que ma mère estoit venue se promener à Saint-Cloud, une des personnes qui estoient venues avec elle me prit en particulier et m’exhorta à cesser de me confesser au P. du Trévoux, l’accusant de révéler les confessions, ce qui estoit certainement très faux. J’eus un peu de peine à me laisser persuader, mais enfin je cédai.

J’allai témoigner à ma mère que je me faisois une peine de me confesser au P. du Trévoux, parce qu’il révéloit les confessions. Ma mère me dit que c’estoit un grand désagrément pour ce pauvre homme que toute la famille le quittast, ainsy à la fois, que je me confessasse encore à luy à la feste prochaine qui estoit celle de la Toussaints.

Je ne sais point à présent comment j’avois tourné mon discours, mais je me souviens bien que je m’estois rendu.coupable d’une accusation calomnieuse, et que la honte de le dire à celui que cela regardoit fit que je ne m’en confessai pas.

J’avois commencé à Versailles à enluminer et à dessiner, je ne réussissois ny à l’un ny à l’autre, mais cependant c’estoient mes principaux plaisirs dans mon séjour de Saint-Cloud.

On fit venir Coypel le fils qui venoit, je crois, de faire son premier tableau, mais qui avoit estudié sous son père. Il me donna une teste à dessiner que je copiai plusieurs fois, et cela fit que je commençai à réussir mieux que je ne faisois auparavant.

On me mena à Paris au mois de janvier 1716.

… (lacune) se fit faire une tribune aux Quinze-Vingts au moyen de laquelle j’assistai aux offices de quelques festes. Je feignis des maux que je n’avois point. Un jour, je prétendis estre fort assoupi. On me proposa de jouer au volant avec des enfans que j’avois chez moi et dont je ne manquois pas, Paris et Versailles s’estant réunis. J’aimois beaucoup cet exercice et me piquois d’y réussir. Je jouois donc 5 ou 6 coups de mon mieux, et puis j’allois me mettre sur un siège et je faisois semblant de m’endormir. M. de Court, qui vit que, lorsque je tenois la raquette, je jouois avec ma force et mon adresse ordinaires, soupçonna qu’il y avoit de la manie enfantine. Il descendit chez ma mère, et le résultat de leur conversation fut qu’on renvoya la compagnie de chez moy et qu’on me dit que, puisque j’avois envie de dormir, il falloit me coucher. On me mit dans mon lit, on ferma les rideaux et l’on défendit à personne de m’approcher et de me parler. Je ne fus pas longtemps dans cet estat sans m’ennuyer, et l’ennuy me fit avouer à M. de Court ce que j’avois tant prié ma mère de luy [cacher].

Telle fut la fin de mes fictions de maladies.


II

Dans ces souvenirs, fixés sans ordre, sans méthode, à mesure que les évoquait sa mémoire, l’homme tout entier est en germe avec les qualités et les tares qui se développeront par la suite : « Il n’y a, — en effet, selon La Rochefoucauld, — guères de personnes qui, dans le premier penchant de l’âge, ne fassent connoistre par où leur corps et leur esprit doivent défaillir. »

Sur ce papier, Louis d’Orléans s’est, pour ainsi dire, disséqué tout vif ; son scalpel impitoyable ne nous a fait grâce de la plus petite manie infantile : c’est une fenêtre ouverte sur son âme, cette âme honnête et maladive qui, tel un pendule, entre la démence et la raison, oscilla toujours.

Inconsciemment, le pauvre Prince nous a livré la clef de son jardin secret, de ce jardin étrange où quelques fleurs rares s’étiolent, étouffées par toute une végétation parasite et folle.

Mieux que de longs mémoires, ses Souvenirs l’expliquent : c’était un enfant à développement cérébral et nerveux tardif ; il fut longtemps sans parler ; son imagination déréglée enfantait des chimères qu’il s’efforçait ensuite de faire passer pour des vérités.

Cette dissimulation précoce, ce soin constant de tromper sur l’état réel de sa santé, sont des signes nettement morbides : les enfans normaux de cet âge exagèrent, au contraire, le moindre malaise.

Mais aussi s’éveille en lui le goût des sciences qui le passionnèrent plus tard : il dévore un livre d’Histoire Naturelle, élève des chenilles.

Une sensibilité excessive provenant de sa faiblesse cérébrale se manifeste à l’occasion de ses lectures : la tragédie de Phèdre l’émeut au point de provoquer des crises de larmes. Enfin, le trait le plus caractéristique de son équilibre instable est cette hantise de suicide, ayant pour cause une déviation du sens chevaleresque. Cette hantise va même jusqu’à un commencement d’exécution, un jour qu’il répugnait à prendre un breuvage amer.

L’incohérence de la relation de cause à effet est le grand indice d’une défaillance momentanée de jugement ; cet état mental de l’enfant peut être considéré comme l’embryon des manies futures.

D’autre part, si l’on considère cette névrose comme un écho de la folie des Mortemart, il s’agirait alors d’une hérédité, non pas homologue, mais collatérale, car, chez Louis d’Orléans, cette démence n’est pas, à proprement parler, transmise sous sa forme pathologique initiale, mais sous celle de psychoses variées. C’est un fait fréquent dans l’histoire de l’hérédité nerveuse.

Ces constatations d’ordre scientifique ne sont pas les seules à dégager des souvenirs du fils du Régent : l’enfant qui, de Versailles, entendit tonner le canon ennemi, — comme l’entendirent aussi les enfans que nous fûmes, — en conserva l’écho dans son âme. Jamais la vision de la France envahie ne s’effaça de sa mémoire ; aussi l’amour et le salut de son pays dominèrent-ils, chez le Prince, toute autre considération.

Que Louis d’Orléans ait, sur toutes choses, aimé la France, n’est pas pour étonner ; mais un autre sentiment qu’il laissa souvent percer, ne laisse pas de surprendre, si l’on songe à l’atmosphère de libertinage qu’il respirait. Cette âme candide garda une véritable rancune à ceux qui, « de dessein délibéré, » avaient taché sa robe d’innocence. Argenson rapporte ce propos du Prince parlant d’un marquis de Crécy qui avait appartenu à sa maison :

« — J’ai à cet homme-là une obligation particulière.

« — Et de quoi, Monseigneur ?

« — C’est, dit-il, de m’avoir fait perdre mon… »

Je lui ai répondu : « — Monseigneur, dans la cour des princes, d’honnêtes gens se mêlent de ce métier-là. »

« — Je vous dis cela pour vous marquer que ce n’est qu’un vieux pécheur, un vieux débauché.

« — Au moins, était-elle jolie ?

« — Monsieur, m’a-t-il dit en se renfrognant, qu’avez-vous encore dans votre portefeuille ? Passons à d’autres choses. ».

Maurepas, dans ses Mémoires, prétend que ce fut le Régent lui-même qui chargea plusieurs femmes très connues de compléter l’éducation de son fils.

Cette bonne grand’mère Palatine, qui s’attendrissait sur l’esprit de l’enfant, prit la chose au tragique et, en grand émoi, raconta l’événement à sa sœur Louise :

« Ce que je craignois au sujet de mon petit-fils est justement arrivé : Il est… tombé dans les mains des filles de l’Opéra ; vous pouvez facilement imaginer ce qu’elles lui ont appris. Il est maintenant comme un animal échappé. Lorsque sa mère s’en plaint à son père, il rit à s’en rendre malade. La chose n’est cependant pas du tout risible, car, avec ce genre de vie, ce garçon, qui est délicat, se tuera le corps et l’âme ; ce n’est que trop certain…

« Le sous-gouverneur de mon petit-fils, qui est un homme fort vertueux, est tellement affecté que je crains qu’il n’en perde la vie. »

Le gouverneur n’en mourut pas, et la santé de l’élève n’en reçut, que l’on sache, aucun dommage sérieux. Avec la grâce ailée qu’elles déploient pour paraître et disparaître en scène, les « filles d’Opéra » traversèrent, sans appuyer, la vie du Prince.

Le voilà donc hors de page, il a seize ans, mais ne les paraît pas ; il est « petit et mince pour son âge » et « terriblement délicat, » dit sa grand’mère qui s’émerveille d’une surprenante facilité d’esprit, apprenant tout ce qu’on voulait, « honnête, bon, bien élevé, avec des dispositions pour toutes les vertus. »

Son père, pour commencer, lui fait donner voix délibérative au Conseil de Régence où il siégeait déjà depuis un an. Peu de temps après, il est nommé gouverneur du Dauphiné ; puis, pour ses dix-huit ans, le Régent fait revivre en sa faveur la charge considérable de colonel général de l’Infanterie française et étrangère qui n’avait pas été remplie depuis le règne de Henri III. Barbier rappelle que les rois avaient considéré cette charge comme dangereuse à leur autorité, à cause du grand crédit dans l’armée qu’elle donnait au titulaire.

Le Régent attendait beaucoup de son fils, ou, tout au moins, s’efforçait de le faire valoir ; mais Saint-Simon, qui avait ses raisons de ne pas l’aimer, prétend qu’en entendant opiner le Duc de Chartres, son père ne tarda pas à regretter de lui avoir fait donner voix au Conseil.

Bonnes ou mauvaises, cet adolescent avait des idées très personnelles qu’il défendait avec opiniâtreté, la résistance étant, d’après Richelieu, la base de son caractère. Et ces idées étaient tout juste le contre-pied de celles du Régent, dont il n’avait, dit le maréchal, « ni les vices, ni les qualités, tout étoit respectivement contradictoire dans ces deux personnages, et ce qu’on assuroit de l’un, à coup sûr on devoit le nier de l’autre. »

Les illusions paternelles du Duc d’Orléans, si tant est qu’il en eut jamais, s’évanouirent, et son opinion sur le Duc de Chartres est toute résumée dans cette phrase qu’il lui adressa, dit-on, un jour, en public : « — Sachez, mon fils, que vous ne serez jamais qu’un honnête homme. » Comment l’entendait le Régent, et quelle mesure accorder, venant de sa part, à une telle louange ?

L’honnête homme, qu’était en effet le Duc de Chartres, avait, à défaut de qualités plus brillantes, le sentiment très clair de ce qu’il se devait à lui-même, et il veilla soigneusement à ne laisser jamais porter atteinte à sa dignité de prince du sang. Barbier raconte que, le Prince n’ayant pas encore vingt ans, son père voulut le contraindre à travailler aux affaires avec le cardinal Dubois. Mais le Duc de Chartres qui, malgré sa jeunesse, se souvenait des antécédens du ministre, s’y refusa énergiquement en déclarant que le sang et le devoir l’empêchaient de faire une pareille démarche.

Les choses s’envenimèrent et le Régent dit à son fils que, s’il continuait à le prendre sur ce ton, « on pourroit bien l’éloigner. »

Celui-ci répliqua « qu’il avoit pris son parti là-dessus et qu’il avoit fait mettre des chevaux à sa chaise de poste, à tout hasard, mais qu’avant de partir, il avoit quelque chose à faire. »

Le Duc d’Orléans, redoutant une extravagance, alla sur-le-champ trouver sa femme : « — Madame, je ne sais à qui en a votre fils ; il a aussi peu d’esprit que M. le Duc, il est aussi brutal que M. le Comte de Charolois, et aussi fou que M. le Prince de Conti. »

Malgré l’hostilité manifeste du Duc de Chartres, Dubois, ayant des raisons pour attacher un grand prix à sa collaboration, tout au moins nominale, avait fait sonder ses dispositions par l’abbé de Mongault qui avait gardé beaucoup de crédit sur l’esprit du Prince.

Mais, pas plus que son élève, Mongault, homme d’honneur et peu flexible, suivant Duclos, « n’aimoit ni n’estimoit le cardinal et se contraignoit peu sur ses sentimens. Il répondit sèchement qu’il n’abuseroit jamais de la confiance d’un prince en l’engageant à s’avilir. »

Cet abbé de Mongault, bâtard de la maison de Colbert, était un érudit qui, avec peu d’éclat et beaucoup de modestie, siégea à l’Académie. Mieux que ses sévères et laborieux travaux, est connue la cruelle définition d’un mal dont il souffrait, « les vapeurs » que l’on nomme aujourd’hui neurasthénie : « C’est une terrible maladie, elle fait voir les choses telles qu’elles sont. »

L’influence de Mongault marqua beaucoup sur le développement du Duc de Chartres.

Duclos, successeur de l’abbé à l’Académie, le déclare plein d’esprit et d’érudition, théologien très large, mais « soit qu’il ne jugeât pas son élève capable d’une morale éclairée, soit qu’il crût qu’on ne peut retenir les princes par des liens trop forts, il s’attacha d’inspirer au sien les principes de religion les plus capables de l’effrayer. »

En 1723, le Duc de Chartres avait vingt ans et petite mine. Sa manie d’isolement, qui perçait déjà, lui avait fait acheter, sur sa cassette particulière, une petite maison à Ménilmontant, bordant le parc de Bagnolet. Rien ne désignait le Prince à quelque rôle d’importance. Ce manque d’avantages extérieurs était aggravé d’une gaucherie remarquable et, disgrâce impardonnable, il dansait mal. Il ne possédait pas même la séduction de la voix qui arrange bien des choses : parlant toujours sur trois ou quatre tons différens, cela produisait le plus étrange et le plus désagréable effet. Bref, sans sympathie à la Cour, sans popularité à cause de son humeur sauvage et de sa timidité, Louis d’Orléans devait avoir quelque peine à marquer sa vraie place. La seule occasion qu’il en eut, il la laissa passer.

Quand il apprit la mort de son père, frappé d’apoplexie entre les bras de Mme de Phalaris, le nouveau Duc d’Orléans était à l’Opéra. Quelque hâte qu’il mît pour se rendre à Versailles, au moment où y arriva, le Duc de Bourbon était déjà considéré comme premier ministre.

Le fils du Régent trouva, cependant, en descendant de carrosse, les ducs de Noailles et de Guiche prêts à le servir et le pressant d’agir. Sur la sèche réplique qu’il n’y avait rien à faire, le Prince les quitta comme des importuns et, alla s’enfermer chez sa mère.

Toutefois, il ne put se dérober aux devoirs compliqués d’un cérémonial funèbre. Le lendemain même, il dut recevoir les complimens de plus de deux cents officiers du feu Duc d’Orléans.

Paralysé par sa timidité, peut-être aussi par le chagrin, le Prince demeura muet. Saint-Simon, dont les condoléances se glacèrent au même silence, n’était pas homme à y trouver de naturelles excuses : il ne pardonna jamais à Louis d’Orléans ce mauvais accueil.

« Je vis, dit-il, un homme tout empêtré, tout hérissé, point affligé, mais embarrassé à ne savoir où il en étoit. Je lui fis le compliment le plus fort, le plus net, le plus clair et à haute voix. Il ne me fit pas l’honneur de me répondre un mot. J’attendis quelques momens, et voyant qu’il ne sortoit rien de ce simulacre, je fis la révérence et me retirai… »

Le Duc de Bourbon premier ministre, ce fut la ruine des créatures du Régent.

Les roués perdirent, du coup, tous leurs appartemens de Versailles, et une guerre sourde, à peine voilée par les convenances, se déclara entre les maisons de Condé et d’Orléans. Au Palais-Royal se tenaient même des assemblées secrètes pour cabaler contre Monsieur le Duc.

C’est à ce moment que se précisa le plus nettement le côté remarquable du caractère de ce Prince bizarre. Faisant personnellement bon marché des grandeurs et des privilèges de son rang, il ne se reconnaissait pas, envers ses successeurs, le droit de les laisser entamer. C’est en cela que Louis d’Orléans se montra réellement de sang royal. Le Duc de Bourbon pouvait avoir le premier pas dans les affaires, rien ne devait être changé dans ses hommages au Duc d’Orléans, à l’héritier présomptif de la couronne. Aussi le ministre fut-il obligé à venir, conformément à l’étiquette, lui annoncer sa nouvelle charge.

D’ailleurs, la pique entre Orléans et Condé n’est pas dans ces événemens. Un an auparavant, la mère du Duc de Chartres, voulant le marier, avait songé à l’une des sœurs du Duc de Bourbon, Mlle de Vermandois. Les parens de cette princesse visaient plus haut pour elle : le Roi lui-même. Mais ils avaient une seconde fille, Mlle de Sens, qu’ils offrirent. Elle ne fut point agréée.

La Duchesse d’Orléans, de concert avec son chancelier d’Argenson, interrogea alors minutieusement l’Almanach Royal pour y découvrir une princesse étrangère en âge de convenir à son fils. La princesse Auguste-Marie-Jeanne de Bade fixa leur choix. Il n’était pas du goût du Duc de Bourbon qui le fit bien voir en multipliant si savamment les entraves à une demande, que l’intervention du Roi eut seule raison de sa résistance.

Enfin, au mois de juillet 1724, la nouvelle Duchesse d’Orléans apparut à la Cour, « blanche, petite, potelée, ». dit Barbier ; mais elle manquait de cette grâce affinée dont, à la Cour de France, les yeux étaient habitués ; aussi lui trouva-t-on l’air un peu « grossier, » c’est-à-dire épais, au sens qu’avait le mot à cette époque ; d’ailleurs, elle était bonne, généreuse, et tout le monde se louait fort d’elle.

Les ménages heureux n’ont pas d’histoire, et il semble que les deux années de leur union furent, pour le Duc et la Duchesse d’Orléans, comme un ciel sans nuage. Ce bonheur familial eût peut-être été le salut du Prince, mais bientôt, à vingt-deux ans, Auguste-Marie mourut en couches. La santé morale de son mari ne put supporter, sans une grave atteinte, un pareil malheur.

Déjà la mort subite et impénitente de son père l’avait ébranlé, celle de sa femme le confirma dans la croyance que Dieu l’appelait à lui, qu’il devait renoncer au monde, et le mit sur le chemin de ce qu’il nommait, improprement d’ailleurs, « sa conversion. »

Religieux, Louis d’Orléans l’avait toujours été, même au milieu de ses dérèglemens passagers ; mais la pensée de la mort, de ces morts subites qui s’étaient, autour de lui, si rapidement succédé, emplirent son âme vacillante d’une terreur sacrée. Il ne songea plus alors qu’à son salut éternel : la grande affaire, selon l’expression de Pascal.

Touché par la grâce, le Prince voulut répondre à son appel.

Avec la décision et l’esprit de suite singuliers qu’il apportait en toutes choses, le Duc d’Orléans régla, sur sa vie intérieure, sa vie mondaine : à l’exception des jours d’obligation, il ne parut plus à la Cour. Partageant son temps entre l’étude et les exercices de piété, il laissa à sa mère l’administration de ses affaires et se réserva seulement un revenu de dix-huit cent mille francs dont la majeure partie consacrée à des bonnes œuvres.

A vingt-trois ans, quand on est premier prince du sang, prendre une résolution pareille, puis s’y tenir, ferme, jusqu’à la mort, c’était plus qu’il ne fallait, au xvin8 siècle, pour être taxé de folie, d’autant mieux que ce que l’on connaît du caractère du Duc d’Orléans n’était pas fait pour combattre cette opinion.

Ce ne fut pourtant que la première étape.

Tel un invincible aimant, le cloître attirait cette âme, phalène imprudente et frêle qu’allait bientôt consumer, toute, l’ardente et mystique flamme de Sainte-Geneviève.

Il n’y fit, d’abord, que de courts séjours : en mai 1731, pendant les fêtes pascales, le Prince vécut de la vie des génovéfains, mangeant avec les moines, prenant aux offices, — remarque irrévencieusement Barbier, — « les mêmes attitudes et faisant les mêmes contorsions de corps que les religieux. »

« Lo public, dit-il, l’alloit voir dans le chœur comme une curiosité, ce qui étoit peu convenable pour un prince du sang. »

Il voulut aussi se dépouiller des honneurs et se démit de la grande charge de colonel général de l’Infanterie qui, en d’autres mains que les siennes, eût pu rendre si redoutable, au Roi, son titulaire.

Toute ambition, pourtant, n’était pas éteinte chez ce Prince. En 1737, il sembla se prêter aux vues d’une cabale qui cherchait à le porter aux affaires avec le cardinal de Fleury. L’intrigue avorta. Un peu plus tard, il essaya de nouveau et dit au Roi : « — Sire, je voudrais avoir quelquefois des conversations avec Votre Majesté ; j’aurais des choses sûres et secrètes à lui dire. » Cette ouverture n’ayant, pour toute réponse, recueilli qu’un sec et discourtois : « — Non, monsieur, » le Prince, outré, alla, sur-le-champ, confier sa peine à ses confesseurs, l’abbé de Sainte-Geneviève et le général des Oratoriens qui lui conseillèrent de ne plus reparaître à la Cour.

Il déclara alors à ses familiers qu’il ne pouvait plus vaquer à son devoir de prince du sang, « d’autant qu’au Conseil d’État on ne délibéroit que sur des choses décidées et qu’on n’y lisoit que la Gazette ; il étoit donc inutile d’y proposer de bons avis quand, d’avance, on savoit qu’ils ne seroient pas suivis. »

Puis il gênait parfois, faisait presque scandale ; un jour, posant sur la table du Conseil un morceau de pain de fougère, le Prince avait eu le courage de dire au Roi : « — Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent ; » ce qui avait suscité une assez vive altercation entre lui et le cardinal de Fleury.

On était alors en 1742 ; Louis d’Orléans, près de la quarantaine, vivait encore dans le monde, mais étranger à tout ce qui s’y faisait et s’y disait. Confiné dans son cabinet parsemé de carreaux de duvet sur lesquels il s’agenouillait, vêtu de sa grande robe de chambre rouge, brochée d’argent, chaque fois que le prenait le besoin d’oraison, il poursuivait ses interminables travaux d’exégèse et voulait se faire prêtre : « — Je ne dis pas quand cela sera, confia-t-il à son chancelier, mais il faudra bien que cela soit tôt ou tard. Pour moine, je ne le serai jamais. »

D’Argenson estime que cette humilité princière cachait mal un orgueil profond : « Tout son objet, dit-il, est de devenir un grand saint… il se croit le talent, singulier pour un Prince, de savoir à fond la théologie, de l’avoir puisée dans l’Écriture Sainte et dans les Pères. »

Il s’essayait déjà aux renoncemens de la vie religieuse, à l’exception, toutefois, du sacrifice le plus difficile : l’oubli des rancunes.

L’ancienne blessure d’amour-propre qu’il avait reçue du Roi ne se fermait pas, et son aversion était demeurée telle, que non seulement il évitait de le rencontrer, mais qu’en entendre parler lui était insupportable. C’est peut-être même le désir d’élever une barrière infranchissable entre Louis XV et lui qui pesa le plus dans la résolution du Duc d’Orléans de se retirer définitivement au couvent de Sainte-Geneviève.

Depuis longtemps, il n’allait plus au Palais-Royal, que pour visiter sa mère ou présider son Conseil.

Sa santé, naturellement délicate, devenait tout à fait mauvaise : cet innocent payait les débauches paternelles.

La goutte, maladie dont il devait mourir, le tourmentait cruellement. Elle remontait parfois à la poitrine et lui donnait la fièvre. Souvent au cours de ses nuits agitées, il faisait appeler son médecin, afin qu’il le saignât. Son régime, aussi, ne laissait pas d’être détestable. Il mangeait, dit Argenson, de la viande de boucherie, comme un Anglais, et ne buvait qu’en sortant de table. Il entremêlait le tout d’austérités ridicules et nuisibles. Son choix, en matière de mortifications, était, en vérité, plus propre à exciter la gaité que l’édification ; c’est ainsi qu’il allait à la messe un missel sous le bras et, dans le corps, un lavement, gardé stoïquement pendant tout l’office.

« A force d’être sage, il devenait fol, » conclut judicieusement son chancelier. Une réflexion analogue fut faite, quarante ans plus tard, au sujet de sa petite-fille, Bathilde d’Orléans, mère du Duc d’Enghien, que passionnait la lecture des Pères de l’Église : « Leur sagesse, disait-on, entretient sa folie. »

La misanthropie du Prince, s’accentuant chaque jour, lui faisait ne plus supporter que quelques hommes : encore ceux-ci jouissaient-ils seulement près de lui d’une tolérance passagère, et qu’il était le premier à ne pas reconnaître durable. « Quelquefois, — dit d’Argenson, — il parle raisonnablement et éloquemment, mais, le plus souvent, il fait des pointes et tombe dans de véritables écarts. »

Enfin voilà Louis d’Orléans l’hôte de Sainte-Geneviève où il paie pension d’un louis par jour pour lui et son petit laquais. Dans la cellule moniale que, de son palais, il avait entrevue comme le port du salut, sa vie ne subit pas un grand changement, partagée entre ses pénitences et le travail. L’explication des livres saints ne suffit plus à son goût de la précision. Ce n’est pas seulement la valeur d’un texte qu’il a l’ambition de fixer maintenant, mais la place même du Paradis terrestre. Daniel Muet, évêque d’Avranches, qui venait de mourir, avait tenté pareille entreprise, le Duc d’Orléans prétendit l’achever. Tranquille, désormais, sur ce point de géographie, il se replonge dans l’Écriture Sainte. De longues heures, il discute, avec les pauvres génovéfains qui n’en peuvent mais, la ponctuation d’un verset hébreu ; quelques lignes d’un psaume l’occupent souvent des mois entiers et lui inspirent une dissertation de cent pages. Étaient-elles toutes de lui ? Il est permis de se le demander après avoir lu le début de la pétition suivante copiée dans un registre des Archives Nationales : « Auguste-François Gault, professeur en langue syriaque au Collège Royal, expose qu’il a enseigné à Monseigneur, pendant quinze mois de suite, les langues syriaque et grecque, qu’il a fait pour son services-pendant plus de dix ans, divers ouvrages de littérature orientale et qu’il a revu plusieurs de ceux du Prince, etc., que tout cela lui a emporté beaucoup de temps etc. » L’érudition sacrée de Louis d’Orléans, sa vanité suprême, pourrait donc bien avoir été achetée à d’obscurs et peu rétribués « collaborateurs. » Quoi qu’il en ait été, occupation plus saine, il catéchisait les enfans ou prenait ses pinceaux. La peinture était le seul art d’agrément qu’il eût jamais pratiqué.

Son hagiographe Néel, dans un ouvrage devenu introuvable et dont, seul, peut-être, subsiste le manuscrit conservé aux Archives Nationales, consigne les détails quotidiens de la vie du Prince. Nous apprenons ainsi qu’il couchait sur une simple paillasse, sans autre couverture, souvent, que son manteau : « Il n’approchoit point du feu, tel froid qu’il fit, se levoit tous les jours à quatre heures du matin et se mettoit à prier et à travailler tout de suite.

« Il s’étoit fait une loi de réciter tous les jours le bréviaire de Paris… On le vit en différentes occasions accompagner le viatique chez les pauvres, au quatrième et au cinquième étage. Il affectoit d’être vêtu avec une simplicité si excessive que sa mère lui faisoit souvent, mais en vain, des remontrances à ce sujet.

« Un jour que le Prince fut la voir au Palais-Royal, S. A. R. lui dit qu’à peine le reconnoissoit-elle, tant il étoit négligé et voûté, et qu’il ne lui restoit de bien fait encore que le pied.

« Aussitôt qu’il fut retourné chez lui, il se fit apporter de gros souliers lourds et épais qu’il n’a point quittés depuis ; de sorte que, retournant le lendemain avec cette nouvelle chaussure chez sa mère, elle fut très mortifiée de ce qu’elle lui avoit dit la veille. »

Toujours par esprit de pénitence, il noyait d’eau son potage, sous prétexte de le refroidir ; mais de toutes les privations qu’il s’imposait, c’était celle du vin qui, de son propre aveu, lui avait le plus coûté, car, dans sa jeunesse, il ne buvait que du Champagne.

Ses aumônes étaient innombrables : non seulement il donnait, presque chaque jour, dans une des salles de Sainte-Geneviève, audience aux malheureux, mais encore il allait, escorté de son seul petit valet, les visiter dans leurs galetas.

Ce misanthrope aimait, par voie de conséquence, les animaux et, en particulier, les chats. Il en possédait plusieurs qui se multiplièrent bientôt d’une façon encombrante. Que faire de tous ces chatons qui s’installaient chez lui avec des grâces si prenantes ? Les noyer, il n’y fallait pas songer, cette extrémité révoltait la sensibilité du Prince ; il s’ingéniait donc à les placer, de son mieux, chez des amis.

Mais l’abandon fait, il ne se désintéressait jamais de son soyeux présent. La princesse d’Armagnac en avait été gratifiée, elle reçut certain jour la visite du Duc d’Orléans qui s’enquit aussitôt de la bestiole :

« — Monseigneur, lui dit la princesse, votre chat vous ressemble, on le voit aujourd’hui, et il est quelquefois six mois sans paraître. »

Puis comme exemple de ce mélange d’humilité chrétienne et d’orgueil princier dont le petit-fils de Louis XIV ne put jamais se dépouiller :

À d’Argenson lui proposant de faire graver son profil pour l’Académie de Villefranche, il répondait :

« — Eh ! que suis-je pour cela ? Je ne fais rien, je n’ai rien fait. Cela serait bon pour mon fils, s’il venait à commander des armées et à gagner des batailles. »

Mais un jour qu’il se promenait dans le jardin de Sainte-Geneviève avec l’abbé et plusieurs moines, s’apercevant que l’un d’eux avait de la peine à suivre à cause de son grand âge, il dit aux autres :

« — Asseyons-nous, mes Pères, car voici un bon religieux qui paraît bien fatigué. »

Deux jours après, comme il se promenait encore en la même compagnie, à l’exception du vieux religieux, l’abbé, sans doute fatigué, hasarda :

« — Monseigneur, ne nous serait-il pas permis de vous faire remarquer que vous être las et que vous feriez bien de vous asseoir ?

« — Mon Père, répondit le Duc d’Orléans, quand je serai las, je m’assoirai sans vous en demander la permission. »

Et il prolongea sa promenade.

Les grandeurs humaines, on le sait, ne le touchaient guère en ce qui le concernait ; mais la race s’obstinait en lui : c’est surtout sur son droit de succession au trône, à l’exclusion de la Maison d’Espagne, qu’il se montrait irréductible. De même, l’humilité qu’il entendait pratiquer se conciliait mal avec l’esprit d’indépendance qu’il manifestait à tout propos.

Personne ne le mena jamais, pas même sa mère, contre l’autorité de laquelle il se tenait toujours en garde.

Les retraites prolongées, préludes de sa quasi claustration définitive à Sainte-Geneviève, paraissent avoir, sinon provoqué, du moins coïncidé avec les conceptions délirantes qui, dès 1741, désolaient son chancelier d’Argenson.

Le fidèle serviteur ne s’embarrassait pas de subtils raisonnemens pour en assigner les causes : « La Maison de Bourbon est naturellement paillarde, » posait-il en principe. Or, on ne ment pas impunément à son sang ; donc, la chasteté était cause de tout le mal. Et, de fait, les circonstances semblent lui avoir donné raison.

C’est sur le point incriminé que se manifestèrent les premiers troubles cérébraux du Prince, et ce fut la bonne Marie Leczinska qui, bien involontairement, les provoqua. Dans le courant de 1742, comme il était en visite, seul avec elle, tout à coup le Duc d’Orléans se jeta à genoux et fit à haute voix un acte de contrition.

La Reine, d’abord stupéfaite, le fut encore bien davantage quand elle entendit l’aveu que cette contrition soudaine s’appliquait a des « pensées immondes » que le Prince venait d’avoir. Le mot, pour dur, n’en sonna pas moins doucement à ses oreilles inaccoutumées de pareils complimens. Même, l’aventure lui sembla trop flatteuse pour demeurer secrète ; tous ses amis en reçurent la confidence. Il n’apparaît pas non plus, qu’à la réflexion, cet incident eût nui, dans son esprit, à Louis d’Orléans. « Ah ! disait-elle, si je l’avais épousé, — il en avait autrefois été question, — nous mènerions une si jolie vie ! » Et elle se hâtait d’expliquer : « Pendant que mon époux serait à Sainte-Geneviève, moi je serais aux Carmélites… »

D’ailleurs, l’hypothèse simpliste du chancelier d’Argenson se trouve assez bien soutenue par ce que rapporte, sur les premières ardeurs du Prince, M. de Clermont, son premier écuyer : Dans sa jeunesse, « il vouloit tâter de toutes les filles… il vouloit se mettre à la tête des hussards et faire une guerre de carabin[7] ; il vouloit chasser comme un loup ; puis, s’étant adonné à la dévotion, il a voulu prendre le rôle d’un Père de l’Eglise et d’un anachorète. De tout cela, conclut d’Argenson, qui force un peu la note, il résulte qu’il est fou et qu’il est très difficile de le rendre sage. »

Bientôt ses excentricités inquiétèrent son entourage, au point que l’un de ses valets de chambre crut devoir prévenir le chancelier qu’il était à craindre que le Prince ne donnât bientôt publiquement des signes de folie.

Cependant, en même temps, il parlait à d’Argenson « avec plus de justesse et d’élévation que jamais[8]… montrant en tout de la sagesse et de la force, » pour, le lendemain, retomber dans ses divagations : un jour, il déclara à l’abbé Omelane, précepteur de son fils, qu’il ne voulait plus voir le curé de Saint-Paul parce que celui-ci l’avait trompé.

« — Eh ! en quoi, Monseigneur ? » lui demanda l’abbé. « — En deux choses, répondit le Duc d’Orléans. D’abord, il m’a voulu faire épouser Mme d’Alincourt. — Comment cela ? — Voici : » Et avec la rigueur de raisonnement qui caractérise parfois les fous, le malheureux Prince continua : « Le curé me chargea de dire à Mme d’Alincourt quelque chose d’une espèce qui ne pouvoit lui être dite que par son directeur ou par son mari ; or, je ne pouvois pas être son directeur, puisque je ne suis pas prêtre (quoique je souhaitasse bien l’être) ; il vouloit donc'' que je fusse son mari !

« Autre bien plus grande tromperie, a-t-il continué : il m’a fait croire que Mmes d’Alincourt et de Gontaut étoient mortes, et je sais bien qu’elles ne le sont pas. »

Et l’abbé, affolé lui-même, de s’écrier : « — Ah ! Monseigneur, qu’est-ce que vous dites ? Quittez vite votre retraite, la tête vous tourne en ce moment ! » Mais, se ressaisissant, pour ne pas l’effrayer, il prit le parti de le raisonner, parla de notoriété publique, promit des extraits mortuaires, etc.

Les exemples se multiplièrent : un jour, il soutint à la duchesse de Villars qu’il l’avait vue la veille à une église où elle n’avait pas été et, qu’en outre, il avait longtemps causé avec elle. Une autre fois, son chancelier lui présenta à signer un acte relatif à des sommes considérables que lui devait l’Espagne sur la succession de la reine, sa sœur ; le Prince, ayant vu dans l’acte : « Le feu roi d’Espagne, Philippe V, » soutint qu’il n’était pas mort et refusa de signer.

Cette signature ne fut obtenue qu’un peu plus tard en persuadant au Duc d’Orléans que le mot feu était usité en Espagne comme une marque d’honneur.

Il n’en renvoya pas moins pour cela son chancelier La Granville, successeur d’Argenson, qui, devenu ministre des Affaires étrangères, continue à se lamenter sur le sort de son ancien maître.

Qu’il s’agisse d’un prince ou d’un particulier, la fragilité d’un équilibre mental déchaîne les intérêts les plus divers qui ont alors beau jeu pour s’exercer. Le fils du Régent n’échappa pas à ce danger. Sans entrer ici dans le réseau d’intrigues qui se resserrait chaque jour autour de lui, les craintes exprimées par d’Argenson à ce sujet les font clairement pressentir. On remarquera aussi qu’il ne semble pas reconnaître une réelle gravité dans les bizarreries du Duc d’Orléans.

« Dévot, studieux, bien de l’esprit, quoi qu’on dise, encore que ce ne soit pas l’esprit des grandes affaires, courageux naturellement, quelques bizarreries que donne la retraite… tel est cet homme qui va rester seul, sans conseil (il voulait être son propre chancelier) au milieu de grandes affaires patrimoniales et d’une si grande maison ; Mme la Princesse de Conti (belle-mère de son fils) ne cherche que les moyens de le faire interdire et de le déclarer fou. Que d’embûches ! Comment y résistera-t-il ?… déjà on le dévore des yeux, cela fait grande pitié ! Si cependant M. le Duc d’Orléans étoit attaqué si sérieusement que cela, je ne doute pas qu’il ne trouvât asile au Parlement, et qu’y présentant sa requête, cela ne fit quelque soulèvement dans Paris. »

Il n’y avait plus cependant à le dissimuler ; les extravagances du Prince devenaient vraiment inquiétantes. À ce moment, il acheva de prendre en aversion son fils avec lequel il avait déjà eu maintes difficultés. A Saint-Cloud, en effet, le Duc et la Duchesse de Chartres menaient train princier : fêtes, réceptions, comédies se succédaient, ce que le Duc d’Orléans désapprouvait, mais qu’approuvait Barbier : « On peut dire à cela que le fils fait ce qu’un grand Prince de son âge doit faire, et que le père ne remplit pas, aux saluts de Sainte-Geneviève, la place du premier prince du sang. »

La brouille devint définitive sur une lubie provoquée par l’acte d’une folle qui s’était un jour jetée aux pieds du Prince pour lui révéler qu’elle avait donné sa propre fille au Duc de Chartres, afin qu’il la fit passer pour sienne.

Aussi, quand ce dernier, qui cherchait à se réconcilier avec son père, vint lui annoncer que la Duchesse, sa femme, était à nouveau sur le point d’accoucher, la hantise d’une substitution traversa l’esprit du Duc d’Orléans.

Il se rendit chez le chancelier de France pour le prévenir qu’il ne reconnaîtrait pas plus cette grossesse que les autres, si le cérémonial de droit n’était observé. Il prétendait, en effet, que sa belle-fille étant première princesse du sang, Je chancelier devait, en qualité de commissaire du Roi, assister à ses couches. En conséquence, plus de huit jours avant l’événement, M. Joly de Fleury, ancien procureur général, alla, aux lieu et place du chancelier empêché par ses infirmités, s’installer à Saint-Cloud où ses qualités de fin causeur et joyeux convive furent très appréciées des dames de la Cour.

Quelques mois auparavant, le Duc d’Orléans, dont les forces déclinaient au point qu’à peine il pouvait écrire encore, fit le testament dont nous donnons ici les dispositions principales.

Aucun dérangement d’esprit ne se manifeste dans ce document dont tous les détails paraissent avoir été mûrement pesés.


Testament du Très Haut, Très Puissant et Très Excellent Prince Monseigneur Louis d’Orléans, Duc d’Orléans, Chartres, Valois Nemours et Montpensier, Prince du sang.


Au nom du Père, etc.. je recommande mon âme à Dieu par les mérites de N.-S. J.-C, par l’intercession de la très sainte Vierge et de tous les Saints, luy demandant de m’accorder le pardon de mes péchés, spécialement de ceux de ma jeunesse dont je n’ai point fait une pénitence proportionnée à ce qu’ils méritoient et de ceux de toute ma vie qui pourroient m’avoir été inconnus ou avoir échappé à ma mémoire et à mon intention.

Je veux qu’aussitôt après qu’on se sera assuré de ma mort par les signes ordinaires et les voies usitées, on procède à l’ouverture de mon corps selon les loix d’anathomie et des dissections ordinaires.

Si les médecins et chirurgiens qui seront alors auprès de moy ou qui assisteront à l’ouverture de mon corps, jugent utile, pour le progrès des sciences de médecine et de chirurgie, de conserver quelques parties de mon corps et de leur faire souffrir des macérations, d’y faire des injections et telles autres opérations qui se pratiquent sur les parties des cadavres pour l’instruction plus complète des médecins et chirurgiens déjà formés, je consens et ordonne même que mon corps serve à tous ces usages, pourvu qu’on n’y employé que les parties qui se trouveront avoir quelques singularités ou de conformations naturelles ou d’accidens de maladie, en telle sorte que la plus grande partie et comme la totalité morale de mon corps, soit enterrée on terre sainte avec les prières usitées dans l’Eglise, ainsy qu’il sera expliqué cy-après.

Pour les parties qui seroient réservées ainsy que j’ay dit ci-dessus, je les livre, non seulement à l’étude et à l’instruction particulière des médecins et chirurgiens qui se trouveront auprès de moy, mais je consens, soit à l’Académie des Sciences ou aux amphithéâtres publics, si les circonstances qui s’y trouveront en valent la peine, et je n’excepte aucune partie, pas même le cœur ni la tête.

Cette disposition procède du désir que j’ai toujours eu d’être utile à la société, et en même temps d’une foy ferme et éclairée sur la résurrection du corps qui m’assure qu’elle s’accomplira certainement, quelque chose qui soit arrivé à mon cadavre et de quelque manière qu’il ait été divisé.

Ceux qu’on met dans des terres où ils se conservent exempts de pourriture n’ont pas plus de droit à ce bienfait général que N.-S. J.-C. a assuré à tous les hommes et dont il leur a donné un gage non équivoque par la sienne, que ceux qui ont été dévorés par les bêtes, ou brûlés et leurs cendres jetées au vent.

La compassion des parens qui s’opposent quelquefois à ces opérations d’anathomie est une fausse compassion. Le corps est une partie de nous-même, le tems qu’il est uny à notre âme ; mais aussitôt qu’il en est séparé, ce n’est plus l’homme. Son âme qui, seule par sa nature, est capable de bonheur ou de malheur, n’est plus affectée de ce qui luy arrive, et par conséquent c’est un manque de foy dans les vivans que de s’en occuper. Un mort n’a besoin que de leur prière.

Je choisis pour lieu de ma sépulture le Val-de-Grâce où sont déjà enterrées ma femme, ma fille et ma sœur, Mlle de Beaujolois. Cette disposition n’est qu’en cas que je meure à Paris ou aux environs. S’il arrivoit que j’en fusse éloigné de plus de quatre lieues, on m’enterreroit dans la paroisse du lieu où je mourerois.

En quelque lieu que je meure, mon enterrement se fera sans aucune cérémonie ny tenture, soit dans l’église ou dans la maison où je mourrai, à la réserve de la chambre où l’on viendra prendre mon corps pour le porter en terre, dans laquelle je trouve convenable qu’il y ait une tapisserie noire, mais seulement telle qu’on la met dans les antichambres des Princes vivans qui portent de grand deuil. La tapisserie emporte les sièges.

Comme j’ay remarqué que le poids du cercueil de plomb enfermé dans une caisse de bois est énorme et cause, beaucoup d’embarras dans les enterremens des Princes, j’ordonne qu’au lieu de ces deux machines, il sera fait pour moy une seule caisse de bois doublé par dedans de fer blanc ou d’une lame de plomb, la plus mince qui se pourra. Cette machine ainsi construite durera plus de tems qu’il n’en faudra pour réduire mes chairs en cendre. C’est l’objet qu’on s’est proposé en renfermant les corps des grands dans les cercueils de plomb.


Je donne et lègue aux Pères de Sainte-Geneviève, chés qui je demeure, tous les meubles qui se trouveront au jour de mon décès dans les deux maisons que j’occupe sur leur terrain. Dans ces meubles je comprends spécialement le médaillier qui est placé entre les deux fenêtres de la bibliothèque avec toutes les médailles et pierres gravées qui y sont contenues, et dont les catalogues manuscripts sont dans ma bibliothèque.

Je leur laisse pareillement lesdits catalogues. Je comprends encore dans ce legs des meubles tous les ustenciles du laboratoire, spécialement la machine pour faire les sels du comte de La Garaye, qu’on pourroit croire appartenir à la Phisique, parce qu’elle sert à l’électricité, mais elle est nécessaire pour tirer les sels des minéraux dans lesquels il y a des médicamens tels que le sel de soufre. J’y comprends aussi les médicamens qui pourroient y avoir été composés ou qui pourroient avoir été achetés pour servir aux opérations. J’en excepte les tableaux que j’aurois pu faire venir du Palais Royal pour les copier, et qui ne seroient pas mis en place pour servir à l’ornement de la maison, et les choses appartenantes à l’Histoire Naturelle et à la Phisique qui pourroient se trouver dans le laboratoire ou ailleurs…

Je donne et lègue le cabinet d’Histoire Naturelle… à M. Guettard[9], mon médecin botaniste qui en a soin et à qui appartiennent les fossiles qui l’ont commencé.

Je donne et lègue tous mes livres, à la réserve des catalogues manuscripts dont j’ay disposé ci-dessus, à l’ordre de Saint-Dominique. Je luy laisse pareillement tous les manuscripts des ouvrages que j’ay composés… je leur laisse aussy la liberté de faire imprimer les ouvrages que j’ay composés, en y faisait telles corrections ou changemens qu’ils jugeront à propos, étant également content, soit qu’ils paroissent tels que je les ai composés, soit qu’ils servent seulement de matériaux aux ouvrages que les particuliers de cet ordre jugeront à propos de composer sur des matières pour lesquelles ils pourront leur être utiles. Je ne veux, par ce legs, que marquer vénération pour cet ordre qui a rendu de grands services à l’Eglise, qui enseigne la doctrine de saint Thomas que je crois la meilleure de toutes les opinions qui se soutiennent dans l’école.


Il sera acheté des contracts sur la Ville ou sur le clergé ou autres corps et communautés jusqu’à la concurrence de 600 livres de rente qui seront données au séminaire établi à Bayonne pour l’instruction des peuples qui parlent la langue basque et à l’éducation des ecclésiastiques de cette nation.


Il sera acheté des susdits contracts jusqu’à la concurrence de mille livres de rente lesquels seront distribués aux différentes communautés établies dans les colonies françoises de l’Amérique septentrionale, à la tête desquelles je mets le séminaire de Québec ou celui qu’il aura chargé des affaires de son diocèse en France.


J’ay relu attentivement le présent testament et je le confirme en tout son contenu. S’il se trouvoit des dispositions antérieures ou contraires, je les annulle.

Ainsy fait au couvent de Sainte-Geneviève de Paris, le 28 décembre 1749.

Louis D’ORLEANS[10].


Le Duc d’Orléans mourut le vendredi 4 février 4752, à 10 heures du matin, épuisé par le travail et les austérités. Ses dernières heures se passèrent à prêcher ceux qui l’entouraient. Son fils, qui ne l’avait pas quitté dans les derniers temps de la maladie, demanda au mourant de bénir ses petits-enfans, Mademoiselle d’Orléans et le Duc de Montpensier.

Barbier dit qu’il y consentit ; Argenson soutient qu’il ne voulut jamais les reconnaître, ne pouvant, déclarait-il, parler contre sa conscience. Une autre version, qui doit être apocryphe, raconte qu’il serra dans ses bras sa petite-fille, en s’écriant : « — Ah ! pauvre enfant, puisses-tu être aussi heureuse que tu seras bonne et sensible ; » puis, se tournant vers le futur Egalité, il aurait ajouté : « — Pour vous, monsieur, je n’ai rien à souhaiter, » comme si son âme, déjà dégagée des liens terrestres, avait pénétré l’avenir.

Un incident surgit au moment de la communion que l’abbé Bouettin, curé de Saint-Étienne du Mont lui refusa, le Prince persistant dans les opinions jansénistes qui prévalaient à Sainte-Geneviève. Son aumônier lui administra donc les derniers sacremens en présence de tous les Princes et Princesses du sang.

Le peuple, qui regardait le Duc d’Orléans comme un saint, fit, de tout ce qui l’avait touché, des reliques, et ne parlait rien moins que d’une canonisation prochaine. La Reine dit, en apprenant sa mort : « C’est un bienheureux qui laisse après lui beaucoup de malheureux ! »

Quant aux génovéfains, Barbier prétend qu’« il les gênoit, exigeant trop de régularité pour leurs novices. » Il les gourmandait, au chœur, du geste et de la voix, ce qui ne laissait pas d’embarrasser les moines. Aucun regret amer ne troubla donc, pour eux, la réjouissance que doit faire éprouver aux âmes chrétiennes l’entrée d’un juste dans le Ciel.

L’autopsie, qu’il avait demandée par testament, ne révéla, selon le duc de Luynes, « aucune autre cause de mort que les parties desséchées et le cœur flétri. »

Telles sont les constatations brutales de la science ; mais on peut y voir aussi le symbole de la vie du Prince. L’hypocondrie, cette tare mystérieuse commune à tous les descendans de l’adultère royal, pesa sur son existence, faussant les ressorts d’une nature, à certains égards, point vulgaire.

Si Louis d’Orléans, digne successeur des « Messieurs de Port-Royal, » ne sut faire figure de prince, du moins, fut-il, pleinement, ce qu’avait prédit le Régent, son père : un honnête homme.


G. DU BOSCQ DE BEAUMONT — M. BERNOS.

  1. On a de luy les idylles de Théorrite traduites en vers françois par Bern, de Hecqueleyre, baron de Longepierre, 1688. Ce titre annonce qu’il étoit gentilhomme. Je n’en sais pas davantage.
  2. Son frère consanguin, fils naturel du Régent.
  3. « De Court, dont le nom n’étoit point faux, et qui, de plus, étoit un pédant achevé. » (Saint-Simon.)
  4. Mme de Brostel estoit fille de M. Arlot, premier médecin de Madame. Elle avoit épousé M. de Brostel, gentilhomme allemand, nepveu du P. de Linières, jésuite et confesseur du Roy. M. de Brostel a servi dans l’artillerie avec distinction. Il a esté tué en Italie, dans cette dernière guerre, estant lieutenant-général. Sa femme estoit morte de la petite vérole en 1720. Je crois qu’il ne reste de ce mariage qu’une fille qui a esté fille d’honneur de la reine d’Espagne, ma sœur, et l’a quittée pour se faire carmélite au couvent de la rue de Grenelle. C’est une fille d’esprit et qui a un caractère ferme et sensé.
  5. Sans doute de Louis XIV.
  6. Voir dans Saint-Simon le portrait si flatteur de la duchesse.
  7. Partisan.
  8. Amédée Pichot, dans son Histoire de Charles-Edouard, cite de lui une fort belle lettre au ministre Maurepas. Est-il besoin de dire que le Prince était ardemment jacobite ?
  9. Célèbre naturaliste (1715-1786), membre de, l’Académie des Sciences. Il renonça au legs en faveur du fils du Duc d’Orléans qui le nomma garde de son cabinet d’Histoire Naturelle, le pensionna et le logea au Palais Royal.
  10. Bibliothèque Sainte-Geneviève, Ms. 901.