Le Fils du banquier/02

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Maison de la bonne presse (p. 11-19).

CHAPITRE II

Gérard était heureux. Son esprit et son cœur étaient satisfaits. Il écrivit à son père qu’il avait trouvé une famille. Il esquissa le portrait de chacun des membres du foyer Laslay. Il raconta avec enthousiasme quelle existence de travail, de gaieté, d’ardeur, régnait dans ce milieu.

Avec Marcel, Gérard parcourait New-York, et c’était une fête pour lui de s’initier à la grande rumeur de la ville, au souffle intense de vie qui s’en dégageait.

C’était un repos délicieux pour lui, après avoir parcouru un coin de la vaste cité, que de rentrer avec son nouvel ami dans la ruche qui composait la maisonnée.

Gérard avait besoin de tout l’entourage. Il aimait les rires puérils des cadettes, les réflexions naïves du petit Maurice et la gravité souriante des jeunes filles.

Mme Laslay représentait plus que jamais pour lui la mère autour de qui chacun se groupait. Il avait beaucoup de mal pour se retenir de ne pas l’embrasser, comme le faisaient si simplement les enfants à leur retour. Il redevenait jeune garçon sans mère, sevré des baisers maternels. Il oubliait ses vingt-six ans, et sa jeunesse sérieuse. Six semaines claires passèrent dans cet état de choses ; six semaines où, semblable à un écolier, Gérard allait et venait de la banque à sa chambre et de sa chambre chez les Laslay.

Ne voulant pas paraître un ingrat, il procurait à ses amis quelques plaisirs sous la forme de billets de théâtre ou de concert. Et, un soir, les emmenant au restaurant, il les y traita magnifiquement.

Les enfants exultaient et savouraient ces largesses avec une joie non déguisée. Gérard devenait pour eux une sorte de prince pour qui rien n’était impossible.

Les parents, eux, trouvaient ces dépenses exagérées.

Simples, accoutumés à se priver du superflu et parfois même du nécessaire, ils avaient pris l’habitude de toutes les sobriétés, sans un regret pour les distractions extérieures. Ils avaient inculqué à leurs enfants le mépris pour toutes ces jouissances factices. Gérard bouleversait ces principes. Mais comment lui opposer des refus quand il offrait toutes ces amabilités avec tant de gentillesse ? Avaient-ils le droit de priver leurs enfants de quelques plaisirs anodins qu’ils ne pourraient jamais leur consentir, faute de moyens ?

Marcel le trouvait charmant, Maurice l’accablait de démonstrations, les cadettes le saluaient de joyeux bonjours, Pauline souriait gravement et Denise rougissait en lui tendant la main.

Mme  Laslay s’émouvait à l’entendre raconter sa jeunesse sans mère. Tant de mélancolie se dégageait des paroles du jeune homme qu’elle s’attendrissait, se disant qu’elle ne pouvait fermer sa porte à ce compatriote.

Cependant, malgré l’affection compatissante qu’elle ressentait pour lui, elle aspirait à le voir regagner la France. Il apportait trop de trouble dans la règle si calme que son mari et elle avaient établie dans leur intérieur. Puis son cœur de mère s’alarmait de la possibilité qu’une de ses filles ne s’éprît de lui.

Pauline ne lui semblait pas éblouie. Elle connaissait ses sentiments religieux et prévoyait que son enfant entrerait au couvent. Il n’en était pas de même de Denise. Elle la savait vite découragée autant qu’enthousiaste. Elle ambitionnait pour elle un mariage simple, sans heurts, sans luxe ; une union où la jeune fille eût pu s’oublier en organisant un intérieur de ressources modestes.

Elle ne la voyait pas, désœuvrée, au milieu d’élégances. Il fallait que sa tendance à la nonchalance fût dissipée et que l’imagination, constamment fixée par les besognes rituelles, ne s’égarât pas dans l’oisiveté.

Mme  Laslay craignait avec raison.

Gérard se réveilla, un matin, avec une résolution qui venait de l’éclairer subitement : il épouserait Denise. Ce serait le seul moyen pour lui de rester dans cette famille qui lui plaisait tant.

Jusqu’alors, il n’avait pas beaucoup pensé au mariage, mais la grâce de la jeune fille l’y invitait. Puis, qui aurait-il pu choisir qu’il connaissait mieux ? Son père n’estimait-il pas son vieil ami ?… Depuis qu’il fréquentait les Laslay, il lui semblait avoir toujours vécu près d’eux, tellement leurs goûts étaient identiques aux siens. Il se découvrait plus simple qu’il ne le pensait.

Son père l’aimait trop pour contrecarrer ses desseins, et le P. Archime, sûrement, ne trouverait nul obstacle à cette décision.

Gérard jugeait que son séjour en Amérique était providentiel et qu’il y était venu pour accomplir son destin.

Il informa son père de son projet.

La réponse de M.  Manaut ne se fit pas attendre. Il acquiesçait de tout son cœur, se confiant au goût de son fils et à son jugement. Il lui donnait naturellement la prolongation qu’il désirait et il annonçait que son arrivée aurait lieu quelques jours avant la cérémonie du mariage. Il écrirait à M.  Laslay dès que son fils le lui indiquerait.

Gérard fut bien joyeux en recevant cette lettre. Il estimait que son père se montrait d’un américanisme parfait.

Le jeune homme, sitôt cette réponse, alla trouver M.  Laslay peur lui demander la main de Denise. Rien, dans l’attitude du jeune homme, n’avait fait prévoir ce dénouement, et le professeur fut aussi surpris qu’heureux.

Gérard ajouta que son père ratifierait sa demande, mais que, assez pressé, lui, d’entrer dans la famille comme un fils, il ne voulait pas retarder cette joie.

— Je ne puis, bien entendu, répondre des sentiments de ma fille, répondit le professeur ému par l’inattendu de cette démarche, mais je serais étonné qu’elle n’accueillît pas votre demande favorablement…

À dire la vérité, Gérard n’en doutait pas non plus.

Quoi de plus naturel que d’accepter les faits tels qu’ils se présentaient ? Gérard ne songeait pas une minute qu’il était un parti que la jeune fille pouvait qualifier d’inespéré. Il voyait la chose à son point de vue personnel, qui était d’entrer dans une famille dans laquelle il compterait comme le huitième enfant.

Ce serait la revanche de sa destinée d’enfant unique, entouré de visage sérieux. Avait-il assez souhaité, naguère, de s’ébattre avec des frères, de rire avec des sœurs ? Toute son enfance mélancolique aurait ainsi une compensation.

Il trouvait Denise très agréable, et, depuis qu’il songeait à l’épouser, une tendresse nouvelle naissait en lui. Puis sa nature généreuse allait s’exercer. Il était heureux de ce moyen qui allait lui permettre de gâter toute la famille d’une façon en quelque sorte légitime. Il se réjouissait à l’avance de toutes les surprises qu’il allait pouvoir semer sans compter. Il songeait à la joie des cadettes, dont quelques rêves seraient réalisés. Il envisageait surtout de procurer quelque bien-être à la bonne Mme  Laslay dont toute la vie n’avait été qu’économies et privations. C’était une mère qu’il allait trouver, et il voulait, en bon fils, lui payer tout un arriéré de tendresse.

Aujourd’hui, il appréciait la fortune comme une puissance qui lui permettait de réaliser des choses qu’il considérait de la plus élémentaire justice.

Comme il s’y attendait, sa requête fut accueillie avec faveur.

Denise en fut cependant aussi surprise qu’émue. Jamais Gérard n’avait montré qu’il la préférât. Le premier éblouissement passé, la fille du professeur mesura l’étendue du beau rêve qu’elle vivait.

Ses chances de se marier étaient rares. L’existence toute de labeur qu’elle menait laissait peu de place aux sorties où elle aurait pu rencontrer un fiancé éventuel. Elle ne fréquentait nulle société, nul cours de danse. Elle demeurait aux côtés de sa mère et de sa sœur, hors des heures où elle remplaçait son père dans des leçons à donner à quelques élèves.

Ses frères n’amenaient jamais de jeunes gens dans le cercle de la famille, et Denise, quand elle pensait au mariage, se disait que son mari tomberait du ciel par miracle.

Le miracle était survenu et elle en restait troublée. Gérard lui plaisait mieux qu’un camarade avec qui l’on aime épiloguer sur différents sujets. Elle appréciait le fond sérieux de son caractère, sa sérénité, ses sentiments religieux et sa bonté toujours prompte à s’exercer.

Elle n’aurait jamais osé prétendre à devenir sa femme, parce qu’elle le savait très riche.

La réalité, cependant, s’affirmait, mais elle croyait encore que c’était un beau songe qui continuait quand sa mère lui disait :

— Que je suis contente que les événements se soient dénoués ainsi !… Tu plais à Gérard et il te plaît… Nul ne me semble plus digne de te rendre heureuse… Seule, sa grosse fortune m’effraye pour toi, ma chère petite.

— Pourquoi donc, maman ?

— La grande richesse rend mou et égoïste.

— Gérard n’est guère égoïste, cependant !

— C’est vrai, mais il est habitué à vivre dans cet élément… Il ne connaît nul autre état social… Tu vas être plongée dans un éblouissement qui, je l’espère, te laissera active et ardente à la charité.

Denise pencha le front, car elle savait ne pas posséder l’altruisme si dévoué de Pauline.

Ces propos entre la mère et la fille n’étaient cependant qu’un nuage léger dans le firmament de la satisfaction générale.

M.  Laslay ne songeait pas à dissimuler sa joie, et le jour où il reçut la demande officielle de son ami Manaut son bonheur fut à son comble.

Il se souvint avec plus d’attendrissement encore de ce camarade si ouvert, si entreprenant, dont les manières affables avaient charmé ses jeunes années. Gérard lui ressemblait, avec, cependant, un caractère plus concentré et qui s’affirmait moins. Le jeune homme, il s’en était aperçu, ressentait avec intensité, sans toujours le montrer.

Gérard fut admis officiellement comme fiancé. Ce fut une période enchanteresse pour toute la famille. L’heureux élu ne savait comment traduire son enthousiasme. Sa générosité était sans bornes. Il venait chaque soir se mélanger au groupe qu’il aimait si filialement et si fraternellement. Ses mains étaient toujours pleines de cadeaux et de surprises. Il semblait qu’il était un génie aussi joyeux que bon. Tous les souhaits se réalisaient, grâce à lui, et l’on n’osait plus rien désirer qu’il ne tentât de le satisfaire.

Denise croyait toujours rêver, et de temps à autre elle contemplait la bague superbe qu’elle portait pour se convaincre de la réalité.

Mme  Laslay avait beaucoup de peine à se persuader que le bonheur arrivait dans sa maison. Les grandes catastrophes lui avaient été épargnées durant sa vie, mais elle avait vécu les années si pénibles de ceux dont les ressources sont médiocres. C’était pour augmenter ses revenus que M.  Laslay avait accepté cette chaire à l’étranger où ses appointements se triplaient.

Les enfants étaient venus, enlevant chaque fois un peu plus de bien-être, mais apportant plus de mouvement et de gaieté.

La mère ne voulait plus se souvenir des veillées passées à entretenir les vêtements, des jours angoissés au chevet d’un petit malade, à l’économie qu’il fallait toujours maintenir pour ne pas être privé du nécessaire le plus strict.

Maintenant, ce temps disparaissait dans l’ombre. Trois de ses enfants gagnaient et l’existence lui devenait plus facile. Cependant, pénétrée par cette habitude de se restreindre si fortement ancrée, elle voyait non sans stupeur la facilité avec laquelle Gérard dépensait.

Ses fantaisies coûteuses prenaient corps sans hésitation, et Mme  Laslay admirait ces choses.

Elle éprouvait parfois une inquiétude sourde qu’elle ne trahissait pas. Elle aurait voulu arrêter Gérard dans ses prodigalités, mais pourquoi jeter une obscurité sur le rayonnement du foyer ? Pourquoi prêcher la pondération à un jeune homme dont la satisfaction consistait à essayer de leur plaire ?

La mère de famille soupirait. Tout cet argent qui se transformait en bibelots de prix, en promenades merveilleuses, en spectacles inespérés, en dîners dispendieux, en fantaisies élégantes, elle aurait voulu le retenir dans ses mains. Il était un bien dont on abusait et qui aurait pu servir à des fins plus raisonnables.

Elle avait tant souffert, naguère, de n’avoir pu donner à ses enfants que l’indispensable, que son cœur se serrait aujourd’hui de constater ce superflu. Elle appréhendait que cela ne durât pas, et elle priait Dieu de leur épargner cette épreuve. Elle sortait rassérénée de ses prières et se disait que la fortune des Manaut était solide.

Tout le mal venait, pensait-elle, du manque d’accoutumance qu’elle possédait de voir l’argent si léger dans la main de celui qui le dépensait.

Mme  Laslay était la seule dans la maison qui pensait ainsi. Les autres jouissaient sans arrière-pensée des jours nouveaux qui survenaient. Denise, particulièrement, avait pris son parti du merveilleux qui la comblait et elle s’enthousiasmait pour le rôle qu’elle allait tenir. Plus rien d’obscur ne ternissait le chemin qui s’élargissait devant elle.

— Maman, s’écriait-elle parfois, mon bonheur me transporte ! Gérard est bon, son père est parfait… Je suis comme une reine.

— Tant mieux, mon enfant… Tâche de mériter toujours ta joie… N’oublie pas d’être charitable… Ne vis pas seulement pour toi…

Ses pressentiments furent justifiés…

Gérard reçut un soir une lettre imprévue. Elle était de son père. Il annonçait une ruine totale. Il ne donnait aucun détail, se réservant de les révéler à son fils de vive voix. Il escomptait son retour prochain, le prévenant que tout envoi d’argent serait dorénavant supprimé.

Ces affreuses nouvelles étaient enveloppées de regrets, d’excuses, de tristesse. Gérard se représentait le banquier écrivant ces phrases et un sanglot de pitié gonflait sa gorge. Sa terrible lecture terminée, il resta comme anéanti. S’il avait pensé à prévoir quelque événement dans sa vie, il n’aurait pas envisagé celui-là. Le coup le frappait en plein cœur, non pour lui, mais pour la démarche qu’il avait faite, pour le bonheur qu’il avait essayé de construire et qu’il entraînait dans le désastre qui l’accablait. Toute une famille vivait aujourd’hui par ce bonheur. À cette minute même, tous ses membres y croyaient encore, alors qu’il n’existait déjà plus !

L’inanité des choses lui apparut. La fragilité des espoirs l’atteignit. Il se blottissait dans son fauteuil, les doigts crispés sur les appuis. Ruiné !… C’en était fini du rêve de donner ! Demain, il ne pourrait plus résider dans cet hôtel luxueux où tous les employés étaient à ses ordres. Il devenait l’unité quelconque dans le tout universel, l’unité qui devait lutter pour son pain.

Un frisson l’agita. Il pensa que, seul, il n’aurait pas été touché avec autant de profondeur ; mais la pensée de son pauvre père le harcela. Quelles souffrances n’avait-il pas dû éprouver pour arriver à cet aveu 1

Lui aussi avait maintenant un cruel devoir à remplir : prévenir les Laslay et rendre sa parole à Denise. Il fut humilié autant que meurtri. Il est dur de se sentir tout à coup inférieur au rôle que l’on a assumé avec tant de joie !

Il s’épouvantait d’infliger ce réveil douloureux à la jeune fille qu’il aimait, mais il ne pouvait plus garantir son avenir. Il était plus pauvre que le mendiant à qui, souvent, il donnait une obole.

Il était impossible qu’il pût donner suite à son mariage. Dans quelques instants, il préviendrait le professeur.

Il se rendit chez les Laslay comme tous les soirs… Comme tous les soirs !… Que la ressemblance était ironique et qu’il y avait loin entre le joyeux empressement de la veille et ses pas lourds d’aujourd’hui !

Son arrivée fut accueillie avec gaieté. Gérard se sentait comme un somnambule. Il entendait les voix comme à travers un voile et il lui semblait que les gestes eux-mêmes étaient ceux d’automates. Il ne percevait plus la réalité. Un seul mot sonore résonnait à ses oreilles : ruiné… ruiné…

Il accumulait les efforts pour rester au diapason de ses amis et il en déplorait l’inutilité. Pourquoi se forcer ainsi, puisque, tout à l’heure, la famille saurait ses souffrances ?

Mme  Laslay le contemplait de ses yeux maternels. Son intuition pressentait qu’un événement changeait le cours des faits établis.

Cependant, elle ne prévoyait pas lequel. Sa fille ne se doutait de rien. Elle eut une angoisse et son regard alla heurter celui de Pauline. La jeune fille, silencieuse, échangea avec sa mère un signe imperceptible pour calmer sa détresse. Sans un mot, elles s’étaient comprises, sans savoir ce que le destin tramait.

Gérard parut plus naturel soudain et il essaya de s’intéresser à chacun.

Quand ce fut l’heure de se séparer, il pria M.  Laslay de bien vouloir l’accompagner. Il dit adieu à tous avec un sourire, mais son cœur était serré comme par un étau impitoyable.

Gérard sortit, suivi par M.  Laslay.

Quand la porte fut fermée derrière lui, le séparant de ceux qu’il aimait d’une tendresse de frère, de fils et de fiancé, il eut regret d’avoir prié le professeur de l’accompagner. Il eût voulu être seul en présence de sa peine.

Cependant, il se raidit. Il appela à son secours les leçons du P. Archime : il fallait être fort devant l’adversité et accepter les décrets de Dieu.

Il savait que rien n’est envoyé aux hommes que ce qu’ils peuvent supporter, et que le malheur, aussi grand qu’il pût être, cache toujours près de lui la compensation. La réflexion et le recul la dévoilent. Dieu lui envoyait l’épreuve. La méritait-il pour une faute qu’il ne soupçonnait pas… Ou bien lui était-elle envoyée pour le fortifier ?

Venait-elle uniquement pour lui montrer que la loi des revanches venait s’imposer et que ses vingt-six années de luxe, de joies, de douceur et de santé avaient suffi ? Maintenant sonnait l’heure du travail, de l’initiative, de la lutte que tout homme doit subir. Le destin, clément dans sa rigueur, le prévenait au seuil du bonheur, avant qu’il eût charge d’âme et de foyer.

Gérard fut arraché à ses pensées par la voix du professeur.

— Qu’avez-vous à me dire, mon cher enfant ?

Le jeune homme se recueillit. Dans quelques minutes, l’irréparable serait accompli ; dans quelques instants, cette belle nuit d’été aurait enseveli les rêves de Denise, attristé une famille et fait de lui un homme quelconque qui ne compterait plus dans la vie qu’à partir de sa valeur propre.

M.  Laslay s’effraya de son silence.

— Qu’avez-vous à m’apprendre, mon enfant ?

Gérard tressaillit. Il devait parler, non à un Américain qui ne se soucierait pas de cette fortune perdue et qui penserait tout de suite à la rebâtir, mais à un Français qui, de par son atavisme de race économe et rangée, songerait à tout le mal, vain maintenant, avec lequel cette richesse avait été édifiée. En plus, il y avait le père qui croyait sa fille établie pour la vie dans une existence facile.

Il parla :

— Monsieur…, j’ai reçu une lettre pénible de mon cher père…

— Il ne veut plus de Denise pour belle-fille ?

Ce fut le premier cri du père, cri qu’il regretta tout de suite, parce qu’il pouvait paraître égoïste.

— Au contraire, Monsieur… Mon père eût été enchanté d’avoir Mlle  Denise comme fille, mais, aujourd’hui, la situation est changée…

Gérard s’arrêta. M.  Laslay le regarda et il comprit. Le jeune homme continua d’une voix plus ferme :

— Mon père m’annonce sa ruine totale…

Le professeur ne répondit pas. Il continuait de cheminer près de Gérard. Il paraissait paisible, comme si cette nouvelle ne le touchait pas, alors que son cœur chavirait sous l’émotion.

Le jeune homme reprit :

— Mon devoir est de ne pas entraîner votre enfant dans la vie que j’aurai demain…

— Pauvre… pauvre petite Denise…

Gérard ne fut pas choqué par cette plainte du père. Il était naturel que le professeur songeât à la déception qui allait atteindre la fiancée. Il avait, lui aussi, une tâche terrible à remplir.

Le cœur de Gérard se serra en évoquant la scène qui aurait lieu. Pour lui, l’accoutumance prenait déjà son esprit. Cette nouvelle, vieille de quelques heures seulement, lui produisait maintenant l’effet d’une réalité dans laquelle il évoluait avec moins d’amertume.

Il avait surtout une hâte : retourner à Paris, près de son père, pour aviser à ce qu’ils allaient entreprendre tous deux.

M.  Laslay reprit :

— Je suis tout à fait de votre avis, mon cher enfant. Les conditions ne sont plus les mêmes et il faut attendre.

— Oui, attendre, répéta Gérard… Il se peut que mon père ait une idée pour remettre ses affaires au point. Je n’ai aucun détail, mais je vous tiendrai au courant… Je compte partir demain et irai faire auparavant mes adieux à votre famille… avec grand espoir de retour…

— Si vous voulez m’en croire, Gérard, vous ne reviendrez pas à la maison… Je préviendrai Denise. Je lui expliquerai ce qui vous survient… Je ne parlerai pas non plus d’un retour aléatoire. Vous ignorez ce que vous allez trouver devant vous, et il ne faut pas engager l’avenir… Nous vous rendrons tous les bijoux dont vous avez comblé ma fille…

Gérard sentit son cœur se briser. Une réaction venait. Il sentit soudain tout ce qu’il abandonnait : cette douce vie familiale, cette gaieté, cette solidarité touchante qui unissait étroitement entre eux les membres de la famille.

Il pensa subitement qu’il était hors de cette vie. Il devait aller retrouver son père dans le désarroi et organiser une existence autre que celle qu’il avait vécue jusqu’alors.

Il ne doutait pas que les affaires de banque ne reprissent leur cours, que tous deux triompheraient des difficultés et que leur situation se rétablirait au plus tôt.

Il protesta, non sans impétuosité :

— N’ajoutez pas à ma peine, Monsieur… Que Mlle  Denise garde ces quelques souvenirs… Je lui laisse sa bague surtout. »

— Non… non…

— Je vous en prie !… Que je conserve l’espoir de pouvoir revenir un jour… Ce sera une lumière dans l’existence qui se prépare pour moi…

Gérard proférait ces mots un peu au hasard. Il restait convaincu que rien ne serait sombre dans les heures qui allaient suivre. Il connaissait son père comme un lutteur acharné dont l’intelligence merveilleuse avait su se jouer de grosses surprises. Le banquier était là, donc rien n’était perdu.

Cependant, M.  Laslay tint bon et il répondit :

— Mon ami, ce que vous me demandez là est impossible… Je ne veux pas laisser Denise s’illusionner. Je veux moins que jamais que vous la revoyiez, car vous lui insuffleriez par pitié un espoir qui serait peut-être faux. Si vous le voulez, pourtant, je garderai par devers moi, sans en rien dire, la bague offerte. Elle sera tout à votre disposition, selon les sentiments que vous aurez plus tard…

Gérard commençait à trouver que les paroles du professeur étaient des plus sages. Il ne pouvait préjuger de l’avenir et il valait mieux laisser à Denise toute sa liberté.

Il dit donc d’une voix tremblante :

— Vous avez raison, Monsieur… Agissez ainsi que vous l’estimerez le mieux… Je m’en remets à votre jugement et je partirai demain… sans autre explication…