Le Fils du banquier/13

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Maison de la bonne presse (p. 118-124).


CHAPITRE XIII


— Il faut absolument que j’aille trouver le P. Archime, se disait le lendemain matin Mathilde en vaquant à ses occupations. Il faut que je lui raconte cette histoire extraordinaire.

La jeune fille était vite décidée, et dès 2 heures de l’après-midi elle s’achemine vers le XIIe arrondissement où l’ancien missionnaire avait fixé sa demeure.

À sa porte, Mathilde fut reçue par un Annamite qui lui apprit que « son » P. Archime devait être chez un pauvre miséreux dont il lui indiqua l’adresse. Comme la visiteuse ne voulait pas avoir fait sa course sans résultat, elle chercha le logis désigné. Elle trouva le religieux au chevet d’un grabat sur lequel un vieillard gémissait, couvert de plaies. Le P. Archime le pansait.

Mathilde, qui avait cependant la parole facile, ne put proférer un mot.

Comment, la veille, avait-elle pu ressentir quelque velléité de posséder plus de bien-être ?

Son père et ses sœurs n’étaient-ils pas, comme elle-même, riches de santé, de travail et de confort ?

À partir de cette minute, Mathilde se promit, quand elle croirait voir une ombre au tableau de son existence, d’aller visiter les déshérités de la vie. Elle savait que, ensuite, son sort lui paraîtrait enviable.

« Regarde au-dessous de toi pour estimer ton bonheur », a formulé le sage.

Mathilde contemplait le P. Archime qui donnait ses soins tout en entretenant le malade de visions réconfortantes. Il lui montrait le ciel ; il l’assurait qu’il serait comblé de félicité et qu’il n’y aurait plus pour lui ni souffrance ni misère.

La jeune fille admirait la bonté sublime du Père. Il avait donné sa jeunesse aux peuplades sauvages et il donnait le reste de sa vie à ses frères de race, semant l’espoir, aidant à franchir le passage qui relie les deux vies.

— Mon Père, murmura-t-elle, puis-je vous seconder ?

— Ah ! c’est vous, mon enfant… J’ai fini… Vous avez besoin de moi ?

— Je voudrais vous parler.

— Ce sera facile ; j’ai un petit trajet à effectuer pour aller chez un autre de mes amis. Nous ferons route ensemble.

Après avoir rangé diverses choses, comme un homme habitué à tout, il sortit, suivi par Mathilde.

— Vous m’avez reconnue, mon Père, n’est-ce pas ? Je suis Mlle  Bodrot.

— Je me souviens.

Mathilde, maintenant, ne savait plus que dire. Emportée par son cœur généreux, elle avait eu pitié de Denise. Mais elle ne savait comment exprimer ce qu’elle désirait, et elle se gourmandait intérieurement en pensant : « Je me suis mêlée de ce qui ne me regarde pas… »

Il fallait cependant parler.

— Mon Révérend Père, dit-elle de sa voix décidée, j’ai vu la fiancée de M. Gérard, Mlle  Laslay…

— Ah !…

— Elle l’a reconnu, en train de travailler chez Mme  Alixin, ma cliente, et elle est très brave : elle l’épouserait, même ouvrier…

Mathilde se redressa. Sa pensée était sortie de son cerveau comme elle l’ambitionnait : faire ressortir la constance d’une jeune fille et élever en même temps la corporation ouvrière. Son maintien exprimait : « Vous voyez que nous ne sommes pas dédaignés, même par une demoiselle… »

Elle était pleine de fierté. Le P. Archime comprit le sentiment auquel elle avait obéi et répondit :

— Vous êtes une créature de bonté ; vous désirez le bonheur pour tous. Et puisque nous sommes en pleines confidences, je puis vous assurer que Gérard est parti avec l’intention de se créer une situation. Mais il faut attendre encore un peu… Je sais que son séjour à l’atelier de votre père lui a fortifié l’âme et qu’il y a puisé de grands exemples d’énergie… Quant à vous, Mademoiselle, je sais que vous avez un cœur généreux et primesautier, bien que sensée… Je prierai pour vous au moment de votre mariage…

— Merci, mon Père… Je ne regrette pas ma démarche, parce qu’elle m’a mis l’esprit en repos.

Mathilde quitta le P. Archime et elle retourna vivement à ses besognes. Dans le logis clair de son père, elle chanta, pensant à son futur foyer qu’elle arrangerait bientôt.


Pendant que ces incidents se passaient, les Manaut, père et fils, s’en allaient vers l’Espagne. Ce départ comportait un malaise pour Gérard. Ce n’était pas sans un serrement de cœur qu’il laissait Denise Laslay sans un mot d’espoir. Mais il ne se sentait pas encore le droit de parler. Il fallait d’abord qu’il fît preuve des qualités d’un maître. Y réussirait-il comme il avait réussi sa tâche d’ouvrier ?

Ce fut l’arrivée. Tout de suite, l’organisation, le travail, occupèrent les deux hommes. Gérard se révéla. M.  Manaut pressentit qu’il pourrait lui confier une direction. Les qualités de son fils se précisaient. Alors qu’elles s’assoupissaient dans l’insouciance, elles éclataient dans l’activité et l’initiative.

Ce fut aussi là que Gérard apprêt à connaître son père. Il électrisait les masses par son entrain, son labeur infatigable et sa justice.

La mine produisait. Encore un élan et elle serait de nouveau une source de bénéfices.

M.  Manaut exultait. Relié étroitement à Paris, il marquait les points de ses progrès. Son ancienne banque notait ses chances. Il avait de nouveau des amis partout, sans compter ceux d’Espagne qui, pour être de fraîche date, n’en étaient pas moins chaleureux.

Il eut des offres multiples de directions.

Il eut alors un entretien définitif avec son fils :

— Nous avons accompli des prodiges, depuis trois mois… Nous avons l’embarras du choix pour une situation. Tu t’es affirmé ici en organisateur… Que décides-tu ?…

— Je voudrais, si tu n’y vois nul inconvénient, rester quelques années ici, afin de perfectionner l’organisation, d’y installer des écoles, un hospice, une chapelle, quelques maisonnettes, pour donner quelque confort aux ouvriers…

— C’est une idée merveilleuse 1 s’écria son père enthousiasmé.

— Tout cela m’intéresserait : ce serait une vie utile à tous les égards… Et puis, père, crois-tu maintenant que ma situation soit suffisante pour que je redemande Mlle  Laslay en mariage ? Elle pourrait me seconder auprès des travailleurs malades et près de leurs femmes… Crois-tu que je puisse lui proposer, cela ?… Au moins pour quelques années ?…

— Mais oui, mon cher enfant. Mais tu reviendras riche, n’aie pas peur… et tu n’auras pas besoin de faire longtemps ce métier.

— Je veux travailler désormais, prononça fermement Gérard. Je ne veux dépendre que de moi-même…

— Je te félicite, mon fils. Eh bien, dès mon retour à Paris, qui ne tardera pas, j’irai voir mon ami Laslay. Je ne lui ai pas encore demandé sa fille en mariage, moi, pour mon fils… Je ne la connais pas, ma future fille… Nous arrangerons ce complot pour le mieux.

Gérard Manaut resta seul. Son père reprenait à Paris une direction de banque où il pouvait déployer ses qualités.

Le jeune homme craignait que cette présence ne lui manquât. Mais, à son grand soulagement, il se maintint sans difficulté au niveau de toutes les nécessités, et au bout de quelques jours il put se dire que ses ailes étaient suffisamment fermes pour affronter les éléments.

Une grande sécurité lui allégea l’esprit.

Il avait écrit à Plit et en avait reçu une réponse. Ce dernier, très fier de cette marque de sympathie, lui avait répondu longuement, lui donnant des détails sur l’atelier, les commandes et les compagnons.

Gérard n’avait eu garde d’oublier le patron Bodrot. Il l’entretint de différents épisodes touchant la mine, de sa situation, de sa décision de rester là quelques années. Il en obtint une lettre amicale par laquelle il apprit que le mariage de Mathilde et de Plit aurait lieu en avril. Le futur ménage avait trouvé un logement de trois pièces non loin de l’atelier. Mathilde l’organisait déjà.

Il semblait à Gérard qu’un temps déjà long se fût passé depuis qu’il avait quitté Paris. Le printemps était là, non encore avec un soleil chaud et gai, mais avec ses promesses. Avril allait commencer. Son père était parti depuis trois jours, et Gérard attendait avec impatience de ses nouvelles.

La première personne que vit M.  Manaut fut le P. Archime. Les deux amis s’étreignirent avec émotion. Le religieux avait compris au visage de son ancien camarade que tout était en bonne voie et que Gérard devenait un homme de valeur.

— Et puis, mon ami, tes pauvres auront de nouveau du tabac. Ta besace va être garnie, tu vas voir cela !

Après une heure de causerie, M.  Manaut était retourné à ses affaires, tandis que le cher P. Archime organisait ses dons en pensée en serrant dans sa poche le beau billet que son ami avait glissé dans sa main.

M.  Manaut alla trouver le patron Bodrot. L’entretien qu’il eut avec lui dans son atelier l’engagea à vouloir faire la connaissance de Mathilde. Le patron l’invita donc à venir un soir, et le banquier ne put que se féliciter des moments passés dans cet intérieur.

Plit était là. Mathilde parla beaucoup de Denise qu’elle avait revue et de la joie qu’elle avait eue de connaître Mme  Laslay, installée de nouveau en France avec sa famille.

Plit ne put s’empêcher de dire, lui, qu’il avait beaucoup appris avec son camarade Gérard, et M.  Manaut fut très fier de cette parole-là.

Il serra la main du patron Bodrot en disant :

— Nous devons être de bons pères, puisque nous avons de si bons enfants…

Bodrot rit de tout son cœur et répliqua :

— Soit dit sans nous vanter, la France serait un fameux pays, s’il n’y avait que des bourgeois comme vous et des ouvriers comme moi…

Sur ces mots, M.  Manaut quitta l’aimable famille, non sans charger Plit de ne pas oublier Gérard près de ses parents.

Puis, le lendemain, M.  Manaut se fit annoncer chez les Laslay, le soir, vers 7 heures, pour être sûr de trouver tout son monde.

On ne l’attendait guère…

— Ce cher Manaut !… Te voici, alors que je te croyais en Espagne !

— On en revient, tu le vois !… Tout va bien, chez toi ?

M.  Laslay avait fait pénétrer son ancien condisciple dans la pièce principale où se tenait la famille. M.  Manaut, d’un regard, fit le tour des visages qui le contemplaient.

Mme  Laslay lui apparut telle que son fils la lui avait dépeinte. Il reconnut vite Denise à l’émoi qui se traduisait sur ses traits.

Il nomma Pauline qu’il distingua à son air calme. Les deux plus jeunes lui étaient familières par les quelques espiègleries que Gérard avait citées d’elles. Quant à Maurice, c’était le benjamin, le paresseux mais aimable garçonnet.

M.  Manaut désignait tout le monde avec ses caractéristiques, ce qui amusait chacun.

— Vous voyez que j’ai une excellente mémoire !… Nous nous excusons, mon fils et moi, de n’avoir pas donné signe de vie plus tôt ; mais cela ne nous a pas été possible. Malheureusement, on ne se refait pas une position comme on se fait confectionner un vêtement… Si Gérard vous a laissés dans le silence, c’est aussi par délicatesse, afin que votre liberté vous reste entière… Aujourd’hui, Gérard a une belle situation en Espagne où il séjournera quelques années… Il ose espérer que Denise ne craindra pas ce petit exil, elle qui consentait bien à épouser un simple ouvrier…

M.  Manaut savait tout.

Denise acquiesça, tremblante de joie.

— Alors, cher Laslay, donne-moi la bague pour que je la passe au doigt de ma future fille en lieu et place de mon fils…

— La bague ?

M.  Laslay dit alors :

— Mais oui, ce cher Gérard n’a pas voulu reprendre la bague des fiançailles… Je l’ai gardée secrètement devers moi…

Pendant que son père allait chercher la bague, le visage de Denise rosissait sous l’émotion d’avoir parfois accusé Gérard de silence.

Le bonheur se peignit sur tous les fronts. On pensait bien que les traits réjouis de M.  Manaut devaient signifier des choses agréables, mais on ne se doutait pas que cela irait aussi rapidement.

Le professeur ne dissimulait pas sa joie.

Mme  Laslay, les mains jointes, murmurait une prière. Denise avait complètement perdu l’ombre soucieuse qui amenuisait son visage.

Un rayonnement s’étendait sur toute sa personne, et ses yeux, agrandis par le bonheur, regardaient M.  Manaut.

Ce dernier enfila à l’annulaire de la jeune fille la jolie bague qu’apportait, triomphant, M. Laslay.

Denise dit, la voix un peu étranglée :

— Ce sera de grand cœur que j’aiderai Gérard en Espagne… Je ne voudrais pas le laisser seul dans une tâche aussi noble…

Pauline, heureuse, elle aussi, du beau dénouement des faits, disait :

— Dieu n’abandonne jamais nos âmes… Pourquoi se révolte-t-on parfois, quand tout est si bien conduit ?…

— Comme je suis contente, soupirait, soulagée, Mme  Laslay, que votre fils ne soit plus aussi riche !… Sa fortune, ses largesses, ses dépenses, me causaient de l’épouvante. Je ployais le front sans arrêt sous quelque coup du sort. Je pressentais que Denise eût été malheureuse et qu’elle se fût laissé entraîner par le luxe. Maintenant, elle sait ce que vaut la fortune. Un jour elle est là, le lendemain elle est disparue…

Chacun écoutait ces paroles pleines de sagesse. Denise elle-même, oubliant son bonheur reconquis, avait une gravité sur son visage.

— Oui, vous avez raison, s’écria M.  Manaut. Les enfants jouiront mieux de leur bien-être actuel, parce qu’ils ont frôlé la misère… Je n’ai pas besoin de vous dire que mon fils a travaillé comme un manœuvre pour donner du pain à son père…

— Nous savons…, murmura M.  Laslay avec une sorte de grandeur.

— Et puis, poursuivit M.  Manaut, quand j’ai offert à Gérard de lui reconstituer sa fortune, de travailler seul et de lui laisser reprendre sa vie libre d’autrefois, il m’a arrêté : « Non, père, je tiens à me rendre utile, moi aussi, et à faire partie de ceux qui comptent… »

Des murmures approbatifs sortirent des lèvres des parents, et M.  Laslay, rayonnant, serra les mains de M.  Manaut en disant :

— Ma fille a trouvé le mari que nous désirions pour elle… Honneur à toi, Manaut !…

Toutes les phases des mois passés revécurent, et l’on convint unanimement que tout s’était passé pour le bien de tous.

Les Bodrot furent loués comme ils le méritaient et Mathilde particulièrement.

M. Manaut n’était pas un homme à laisser le rêve envahir les esprits. Il ne concevait que l’action. Il dit donc d’une voix qui reprenait un accent de commandement :

— Réjouissons-nous !… Je vais écrire à Gérard que ses fiançailles sont officielles, et dès que vous aurez fixé une date pour la solennité, il aura un congé…

Et c’est ainsi que le bonheur revint après l’épreuve.



FIN