Le Fils du diable/Épilogue

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 413-416).


ÉPILOGUE.


On était au dernier jour du mois de février. Six heures venaient de sonner à l’horloge enrouée de la prison de Francfort-sur-le-Mein. Maître Blasius, le geôlier en chef, dînait tout seul d’un air mélancolique, et trouvait à peine la force de se verser de temps à autre quelque ample rasade de vin du Rhin. Il se disait :

— Ce n’étaient que des bâtards, après tout ! et le sang de Bluthaupt était mélangé dans leurs veines !… c’est égal ! je ne m’attendais pas à cela !… Mettre ainsi dans l’embarras un vieux serviteur de la famille !…

Il poussa un gros soupir et but un grand verre.

— J’ai retardé tant que j’ai pu ! reprit-il ; mais la visite se fera demain, c’est bien sûr !… et ils ne seront pas là !… Morbleu ! c’est que le sénat est bien capable de me planter dans une cellule, à leur place !…

Il repoussa son assiette et mit sa tête chauve entre ses deux mains.

— Ah ! maître Blasius ! maître Blasius ! murmura-t-il d’une voix gémissante, votre bon cœur vous a fait faire bien des sottises en votre vie !…

— On vous demande, maître Blasius ! dit en ce moment un guichetier qui montra sa tête à la porte.

— Qu’on entre ! répondit le geôlier en chef, avec l’insouciance du découragement.

La porte s’ouvrit tout à fait, et trois hommes vêtus de longs manteaux écarlates entrèrent.

Ils demeurèrent tous trois debout au devant du seuil, et l’un d’eux dit :

— Le trentième jour n’est pas encore achevé, maître Blasius.

Le geôlier en chef se frotta les yeux. Sa débonnaire figure peignit l’étonnement et la joie.

— Je savais bien qu’ils reviendraient, les excellents garçons ! s’écria-t-il ; bonsoir, Otto, mon maître !… Bonsoir, Albert et Goëtz, mes joyeux amis !… Ah ! ah ! ce n’est pas moi qui aurais douté un seul instant de votre parole !

Il se leva pour aller toucher la main des trois frères.

— Et vous voilà bien fatigués, mes fils ! reprit-il en mettant un verrou à la porte derrière eux. Morbleu ! il ne sera pas dit que je vous aurai laissé rentrer dans vos cellules, sans boire un coup à votre bienvenue !… Asseyez-vous là tous les trois et trinquons comme de vrais Allemands !

Les trois frères prirent place. Maître Blasius alla chercher dans une armoire deux couples de flacons de vin du Rhin.

— Nous avons le temps, poursuivit-il, et pourvu que vous dormiez demain matin dans vos lits, tout ira bien, j’en réponds.

Il remplit les verres à la ronde et but coup sur coup, à la santé d’Otto, son maître, et à celle de ses joyeux amis Albert et Goëtz.

Ces trois rasades achevèrent de le mettre en belle humeur.

— Mein herr Otto, dit-il, j’ai passé de tristes soirées depuis votre départ. Du diable s’il y a dans toute la prison un coquin d’assez bonne compagnie pour faire décemment ma partie d’impériale !… Ah ! vous êtes d’aimables compagnons, mes fils !… Vive le seigneur Otto pour la sagesse ! Goëtz pour la bouteille, et Albert pour la petite partie d’amourette ! Buvez, mes enfants, buvez ; vous êtes ici chez vous, morbleu !… et je parie bien que vous n’êtes pas fâchés de revoir un vieux camarade !…

Ceci était au moins douteux.

Maître Blasius, cependant, joignait l’exemple au précepte et buvait en conscience.

Tout à coup il se frappa le front.

— Ah çà ! dit-il, j’y pense… vous n’étiez pas partis d’ici seulement pour vous promener, mes garçons… vous vouliez ramener Bluthaupt dans le château de ses pères… Je suis curieux de savoir ce qui est advenu de tout cela !

— Si nous avions échoué, maître Biasius, répondit Otto, vous ne nous verriez pas ce soir assis à votre table, car nous serions morts tous trois, à la tâche.

Le geôlier ouvrit une large bouche et posa son verre sur la table.

— Ah ! ah ! dit-il, vous avez gagné la bataille !… et il y a un comte entre les murs du vieux schloss !…

— Un vrai comte, maître Blasius, jeune, beau, brave et riche !

La figure du geôlier changea. Parmi la familiarité protectrice de ses manières, on vit poindre un commencement de respect.

— De sorte que, murmura-t-il, si vous étiez libres une fois, vous ne seriez plus aventuriers sans feu ni lieu, mes chers maîtres…

À cette question indirecte, aucun des trois frères ne répondit.

Le vieux Blasius avala son verre et se gratta le front. Il avait évidemment quelque chose en tête.

— Après tout, grommela-t-il en se parlant à lui-même, c’est un vil métier que celui de geôlier, quand on a eu l’honneur de porter la chaîne d’argent, au service des comtes !… Dites-moi, mes maîtres, pensez-vous que Bluthaupt aurait quelque bonne volonté pour un vieux serviteur de son père ?

— Je le pense, répondit Otto, qui échangea avec ses frères un rapide regard.

Jusqu’alors la physionomie des trois bâtards avait peint uniformément l’insouciance froide du courage résigné. Leurs yeux s’éclairèrent en ce moment, comme si un rayon d’espoir eût réchauffé leur apathie.

— Buvez ! reprit le geôlier en chef ; ma foi, je pense de temps en temps aux choses du passé… l’air libre de nos forêts du Wurzbourg vaut mieux que la lourde atmosphère de la prison, n’est-ce pas, mes maîtres ?

Il fronça le sourcil et donna un coup sur la table.

— Je devrais dire notre prison, ajouta-t-il avec un mouvement de colère ; car je suis captif, moi aussi, de par tous les diables !… Je voudrais bien savoir si Bluthaupt a un majordome au château

— Pas encore que je sache, répliqua Goëtz. Le vieux Blasius sourit dans sa barbe, comme s’il eût caressé chèrement une pensée amie.

— Oh ! oh ! reprit-il, vous êtes des bons seigneurs, vous trois !… et je suis sûr que vous donneriez volontiers un coup d’épaule à un pauvre diable qui ne vous a jamais fait de mal !…

Son accent était de plus en plus respectueux.

— Est-ce que vous avez quelque chose à nous demander, maître Blasius ? dit Otto.

— On ne sait pas, mon gracieux seigneur, l’âge vient… et j’ai la fantaisie de mourir au pays… Voyons ! parlez-moi franc comme de vrais gentilshommes !… le fils de votre sœur vous aime-t-il assez pour me rendre, à votre prière, ma place de majordome ?

— Assurément, répliquèrent à la fois Albert et Goëtz.

Otto ajouta de sa voix grave, qui éloignait jusqu’à l’idée du mensonge :

— S’il ne vous faut que cela pour être heureux, maître Blasius, je prends sur moi de vous promettre l’emploi de majordome au château de Bluthaupt.

Le vieux geôlier prit son verre, puis, il le repoussa ; il était ému et il hésitait grandement. Au bout de quelques secondes de silence, il ôta son bonnet et mit ses deux coudes sur la table.

Ses yeux clignèrent, souriant, tandis qu’il regardait les trois frères en face.

— Si c’est comme cela, mes gracieux seigneurs, dit-il enfin, vous pourrez bien vous évader encore une fois… Mais vous ne partirez pas seuls, si vous daignez admettre un pauvre vieillard à l’honneur de votre compagnie.


FIN DU FILS DU DIABLE.