Le Fils du diable/Tome I/I/6. Le petit Gunther

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Legrand et Crouzet (Tome Ip. 193-203).
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Première partie

CHAPITRE VI.

LE PETIT GUNTHER.

Joseph Regnault ou Geignolet avait un corps dégingandé, des articulations grosses et noueuses rattachant des membres grêles, de grands pieds plats, des mains énormes et une poitrine creuse qui se cachait entre deux épaules pointues.

Sa bouche large demeurait presque toujours entr’ouverte dans le sourire immobile de l’idiotisme. Son nez était écrasé, ses yeux, à fleur de tête, touchaient à ses cheveux fauves et rares, sous lesquels il n’y avait point de front.

Il s’arrangea commodément sous sa table, et fourra sa langue avec délices dans un verre d’eau-de-vie qu’il tenait à la main.

Quand le verre fut vide, il tira de sa poche une petite bouteille qu’il baisa en grimaçant amoureusement. Il emplit de nouveau son verre et le but à gorgées imperceptibles, comme les enfants gourmands sucent la liqueur sucrée d’un bonbon.

Il ne faisait point de bruit, personne ne soupçonnait sa présence…

Johann était dehors. Aux cabarets du Temple, comme partout ailleurs, les convives absents font, sans le savoir, les frais de la conversation.

Ceux qui restaient autour de la table, dans la salle réservée de la Girafe, se prirent à parler du maître de céans. On le déclarait brave homme ; mais on semblait s’entendre. Il y avait de certains sourires narquois pour accompagner les éloges.

En somme, il ôtait facile de voir que le cabaretier ne passait point pour un saint et qu’il excitait, parmi ses pratiques, une certaine défiance.

— Il fait toujours les affaires du bausse (patron), dit Hermann comme conclusion ; et ce n’est pas un beau métier !… Je l’aimais mieux quand il ne faisait que prêter à la petite semaine…

Johann rentrait en ce moment, laissant encore la porte entr’ouverte. Il jeta son bâton dans un coin et revint s’asseoir d’un air de mauvaise humeur.

— Ah ! çà, mes vieux, dit-il, nous avons la berlue !… il n’y a pas plus de curieux dans la rue du Puits que sur la main… Buvons un peu pour nous éclaircir les yeux.

— Je savais bien que vous n’auriez trouvé personne, murmura Hans ; — ceux qui se montrent ainsi aux heures où l’on parle des morts savent se cacher quand ils veulent, et ce n’est point le regard d’un homme qui pourrait les découvrir malgré eux.

— Allons donc !… dit Johann.

Les autres convives frémirent, et Fritz ébaucha un signe de croix dans son coin.

— Mais qui donc avez-vous vu ce soir, voisin Hans ? reprit Hermann ; — vous alliez nous le dire lorsqu’on vous a interrompu.

— Celui que j’ai vu, répondit le marchand d’habits, était bien un homme en chair et en os… Mais à quoi bon vous parler de ces choses !… je suis un pauvre fou, vous savez bien… Je crois voir partout des ressemblances, et il me semble toujours que Bluthaupt va croiser mon chemin.

Hermann lui tendit la main par-dessus la table.

— Vous êtes un bon cœur, voisin Hans, dit-il, et vous vous souvenez c’est pour cela que nous vous aimons !

— Allons ! allons ! s’écria Johann en haussant les épaules, on dirait que nous sommes à un enterrement ici ! Parlons des vivants, morbleu ! ou nous ne pourrons jamais boire le vin tiré… Voisin Hans, quand marions-nous notre petite fille ?

— Ah ! ah ! dit Hermann, ça fera une jolie épousée !… et si j’étais moins vieux de vingt ans…

— C’est encore une enfant, répondit Hans, nous avons tout le temps de songer à cela.

— Eh ! eh ! fit le sceptique Johann, il n’y a plus d’enfants, voisin Hans… et la petite Gertraud a déjà des yeux !… Je sais bien ce que je dis.

— Elle a des yeux et de l’argent, reprit Hermann. Vous trouverez quelque bon garçon, père Hans, qui lui apportera un état vaillant et des économies… pas de bêtises, voyez-vous ! Il faut quelques sous pour entrer en ménage ; et quand on n’a rien, l’amour ne vaut pas le diable !

Nib de braise ! dit une voix pleureuse auprès de la porte, — Jean Regnault n’a pourtant pas le sou…

Chacun se tourna vers l’endroit d’où partait la voix, et l’on aperçut Geignolet, couché sous sa table et suçant paisiblement son verre d’eau-de-vie.

Johann cligna de l’œil en regardant les convives et se prit à rire.

— Je ne voulais pas vous parler de cela, voisin Hans, dit-il ; mais il paraît que le pauvre Jean approche votre fille de plus près qu’il ne faudrait.

— Jean est un digne enfant, répliqua le marchand d’habits ; — il soutient courageusement sa famille… mais j’avoue que je voudrais un autre gendre pour ma petite Gertraud.

— Parbleu ! fit en chœur l’assemblée.

Geignolet se glissa hors de son abri, et se mit à cheval sur un banc.

— Hue ! cria-t-il joyeusement, dès qu’il eut pris possession de sa monture ordinaire, — hue ! bourrique !…

Puis il ajouta sur un mode plaintif :

— Geignolet a grand’soif… mais il sait bien ce que son frère Jean dit à mam’zelle Gertraud.

— Entendez-vous ? s’écria Johann.

— Oui, oui, reprit Geignolet, et, tous les soirs, mam’zelle Gertraud monte un gandain[1] au vieux Hans.

— Ça sait parler comme un marchand fini ! grommela Hermann entre ses dents.

— Quel gandain, mon petit Joseph ! demanda Johann d’un ton caressant : — si tu nous dis ça comme il faut, tu auras un canon.

— Je n’aime pas le vin, dit Geignolet avec mépris ; je veux quatre sous de dur pour mettre dans ma bouteille.

— Tu les auras, Geignolet.

L’idiot se dandina sur son banc. Hans attendait sans trop d’émotion. La figure revêche de Johann exprimait une joie méchante.

Geignolet chantonna, durant un instant, le refrain bizarre de la chanson qui était son ouvrage, puis il commença tout à coup à tue-tête :

C’est demain lundi,
Et maman Regnault n’a pas trente-trois sous
Pour payer sa place ;
On va nous mettre sur le pavé
Pour notre mardi gras ;
Sur le pavé, sur le pavé.
La bonne aventure oh ! gai !

— Nous savons cela, interrompit Johann ; après ?

L’idiot le regarda d’un air hébété, puis il sembla chercher au fond de sa cervelle vide.

— Vous n’avez pas rempli ma bouteille, dit-il.

Johann prit une des topettes d’eau-de-vie qui étaient sur la table, et en versa quelques gorgées dans le flacon de l’idiot.

— Hue ! bourrique ! s’écria celui-ci en frappant sur son banc avec des transports de joie.

Puis il reprit sa chanson.

Le fils Regnault revient le soir
Et donne tous ses sous à la mère.
Pour acheter du pain.
À moi il me donne un sou,
Pour que je ne dise pas
Qu’il va voir mam’zelle Gertraud ;
Et l’embrasser, et l’embrasser
La bonne aventure, oh ! gai !

Un sourire vint à la lèvre de tous les convives. Le marchand d’habits avait froncé légèrement le sourcil.

— Voisin Johann, dit-il, si vous avez cru me causer du chagrin, vous n’avez réussi qu’à demi… Jean Regnault est pauvre, je le sais aussi bien que vous, mais c’est un digne cœur et puis ne sais-je pas bien que Gertraud mourrait avant de désobéir à son père !

Johann baissa les yeux d’un air de dépit.

— Va-t’en ! dit-il à l’idiot, en le menaçant du poing.

Geignolet s’enfuit en démanchant son pauvre corps mal bâti.

— J’étais pauvre, moi aussi, reprit Hans qui se parlait à lui-même, et la mère de Gertraud n’a pas été malheureuse !…

Johann était riche de son fonds de marchand de vin, achalandé passablement, et d’une autre industrie qui lui donnait grand pouvoir sur les pauvres gens du Temple. Il faisait les affaires d’un homme qu’on appelait le Bausse ou le grand Bausse, le patron par excellence, et qui, moyennant un partage de bénéfices, se chargeait de payer les loyers des marchandes indigentes. Ce pouvait être un vilain métier ; mais on y gagnait de l’argent.

Johann, nonobstant son aisance, n’aimait point à donner. Il avait un sien neveu qui voulut s’établir, et il convoitait pour lui, depuis longtemps, le bon petit pécule qu’on supposait au marchand d’habits Hans. Il avait compté sur cette soirée pour glisser sa pointe entre la poire et le fromage.

Mais le coup était manqué. Johann se taisait désormais d’un air chagrin.

Le silence qui suivit ramena chacun, par une pente insensible, aux souvenirs qui avaient préoccupé les premiers instants de la réunion.

Chacun, sans le savoir, avait la même pensée, et quand Hermann, reprenant la parole, prononça de nouveau le nom de Bluthaupt, tout le monde avait oublié la diversion récente et l’intermède de l’idiot Geignolet.

— Tout de même, dit l’ancien laboureur du schloss, personne n’a jamais bien su les détails de cette terrible histoire…

— Ce que fait le démon, murmura un fermier, devenu marchand de franges, — reste toujours un secret… et la ruine de Bluthaupt est l’œuvre du démon.

— Ce fut une affreuse nuit, reprit Hermann. Je frémis encore en songeant à ce qui dut se passer entre les murailles du château !

Fritz voulut porter son verre à ses lèvres ; mais sa main tremblait.

— Au-dedans du château, murmura-t-il, — et au-dehors !… Oh ! oui, ce fut une nuit affreuse !… La Hœlle était noire comme la bouche de l’enfer… et il me semble entendre encore ce cri qui vient me réveiller quand je dors et qui me force à boire… à boire toujours, — afin de ne plus penser !

Il passa le revers de sa main sur son front, où brillaient quelques gouttes de sueur.

— Il y a un homme, dit Johann, qui en sait plus long que personne sur toutes ces choses, et cet homme est notre voisin Hans… Mais il n’a jamais voulu se déboutonner avec ses vieux camarades, parce qu’il n’a pas confiance en nous.

Hans ne répondit point…

— Le fait est que Hans n’a jamais desserré la bouche à ce sujet, reprit Hermann. Pourtant il resta plus de la moitié de la nuit dans la chambre de la comtesse Margarethe… et sa femme Gertraud, que Dieu bénisse ! y demeura toute la nuit.

Hans ne répondit point encore. Il semblait perdu dans ses réflexions.

— Nous avons tous ouï dire, poursuivit Hermann, en baissant la voix, — que, vers l’approche du jour, les trois Hommes Rouges de Bluthaupt apparurent au château, comme c’est leur coutume, depuis des siècles, lorsqu’un comte naît ou meurt… Klaus, qui est maintenant domestique dans la maison de Geldberg, les vit courir sur la montagne, parmi les brouillards du crépuscule, en revenant de Heidelberg, où il avait été envoyé par notre pauvre maîtresse… Le premier courait à bride abattue, et son corps, rouge comme le feu, semblait brûler les flancs de son cheval. Le second portait un enfant entre ses bras… Le troisième tenait en travers une femme évanouie…

Les anciens serviteurs et vassaux de Bluthaupt avaient entendu raconter cent fois cette histoire ; mais ils l’écoutaient avec un intérêt toujours nouveau. Ils avaient joué leurs rôles, pour ainsi dire, dans cette mystérieuse légende, et c’était à quelques pas d’eux que l’œuvre du démon s’était accomplie.

— L’enfant était le fils du diable, dit Johann ; et la femme était Gertraud, que notre voisin Hans épousa six mois après.

Hans détourna sur lui un regard grave et sévère.

— L’enfant était le légitime héritier de Bluthaupt, prononça-t-il lentement, — et la femme était une douce créature qui s’agenouille aux pieds de Dieu, à cette heure, et qui prie pour nous.

Johann réprima un mouvement d’impatience.

— Il n’y a point à discuter avec vous là-dessus, voisin Hans, répliqua-t-il ; vous savez et nous ne savons pas Mais, quand nous vous questionnons en bons frères que nous sommes, pourquoi gardez-vous toujours le silence ?

— Je suis faible, répondit Hans, et j’ai une fille qui n’a que moi pour appui… Si mes paroles pouvaient servir l’héritier de notre maître, Dieu m’est témoin que je parlerais au risque d’être écrasé par leur vengeance…

— La vengeance de qui ? demanda vivement Johann, dont l’œil prit un regard cauteleux.

— Ce sont des hommes puissants, poursuivit Hans au lieu de répondre ; — nous ne pouvons rien contre eux, et nous ne pouvons rien pour le fils de Bluthaupt !

— Ce ne fut donc pas le diable, murmura l’un des convives, qui étrangla le comte Gunther et qui étouffa la comtesse Margarethe ?…

— Le diable a bon dos, dit Hermann, et les sots se chargent d’allonger son compte !

— En définitive, voisin Hans, ajouta Johann négligemment, — que l’enfant fût ou non le fils du démon, vous avez été son père nourricier, et vous devez savoir ce qu’il est devenu.

— Plût à Dieu ! murmura le marchand d’habits. Sur ceci, ajouta-t-il tout haut, je n’ai rien à cacher, et je puis tout dire… Après la mort du comte Gunther, nous nous retirâmes, Gertraud et moi, dans les dépendances du château de Rothe, où j’avais encore ma famille, étant né vassal d’Ulrich de Bluthaupt… L’enfant était avec nous… Gertraud et moi, nous l…élevions en secret… Les trois fils d’Ulrich seuls connaissaient le mystère et venaient parfois visiter notre cabane.

» Ils étaient alors bien jeunes et bien pauvres ! La proscription pesait sur leurs têtes ; ils n’avaient ni argent ni abri… mais ils mangeaient du pain sec et ils buvaient de l’eau pour subvenir aux besoins de l’enfant qu’ils aimaient tous les trois avec passion.

» J’ai vu bien souvent des larmes dans les yeux du noble Otto, tandis qu’il contemplait le sommeil souriant de son neveu. Il songeait sans doute à la comtesse Margarethe, dont l’enfant était tout le portrait.

» J’ai vu Goëtz, l’insouciant, et Albert, le frivole, se pencher, pâles d’émotion, au-dessus du berceau…

» Si Dieu l’avait permis, le petit Gunther aurait eu trois vaillants appuis dans la vie, car les bâtards ont tous trois le même cœur !

» Il était beau. La douce âme de sa mère était dans ses grands yeux bleus. Gertraud et moi, nous eussions donné nos vies pour lui épargner des larmes…

» Quatre ans se passèrent. Ma femme devint enceinte, et donna le jour à cette pauvre enfant qui porte son nom aujourd’hui et qui est mon seul bien sur la terre… Les trois bâtards cessèrent tout à coup, vers ce temps, de visiter notre maison… Leurs ennemis avaient le dessus ; la police autrichienne avait surpris le secret de leur vie errante : ils étaient captifs dans les prisons de Vienne.

» Nous ne savions point ce qui se passait dans les environs du château de Bluthaupt ; mais il paraît que les anciens tenanciers du vieux comte continuaient à s’occuper de la catastrophe qui avait marqué la nuit de la Toussaint… Dans leur ignorance, amie du surnaturel, ils donnaient toujours le nom de fils du diable à l’héritier de leur seigneur… Vous devez connaître cela mieux que moi, Hermann, et vous, Fritz, puisque vous étiez encore dans le Wurtzbourg. »

— Un homme ne peut dire autre chose que ce qu’il entend raconter, répliqua Hermann avec une sorte de honte, — tous ceux qui parlaient de l’enfant affirmaient que le démon était son père… et véritablement voisin Hans, le comte Gunther est mort bien vieux !…

Johann, qui avait écouté Hans avec une attention avide, approuva du geste et renforça la malice de son sourire.

Fritz buvait. Ses yeux étaient fixes et mornes. Ses lèvres remuaient par intervalles, et les paroles qu’il prononçait n’étaient point entendues.

— On s’occupait beaucoup de nous autour du schloss, reprit Hans. Le secret de notre conduite avait fini par percer… on savait que le prétendu fils du diable était dans notre maison… et, par une contradiction étrange, tout en donnant à l’enfant de leur maître ce nom maudit, les vassaux de Bluthaupt l’attendaient comme un messie.

» Ils étaient bien malheureux ; et ceux d’entre vous qui sont restés quelque temps au pays doivent le savoir mieux que moi ! Les trafiquants qui avaient succédé aux nobles comtes, faisaient peser sur leurs tenanciers des exigences insatiables. Ces belles campagnes de Bluthaupt, que nous connaissions si riches et si prospères, ne rapportaient plus au laboureur le pain de la journée ! Tout allait aux maîtres iniques, et les fermiers, vaincus par la misère, jetaient déjà leurs regards autour d’eux pour chercher au loin une autre patrie. »

— C’est vrai, murmura Hermann, tout était bien changé !

— Ces hommes, poursuivit Hans Dorn, qui s’étaient introduits au château durant les dernières années de la vie du vieux comte, Mosès Geld, le juif, le Madgyar Yanos, Mira, Van-Praët, Regnault et les autres étaient encore dans le pays…

Au nom de Regnault, Fritz leva sur le marchand d’habits son œil sanglant et hagard.

— Il n’y avait que moi sur le bord de la Hœlle, balbutia-t-il d’une voix inintelligible, — et je ne dors plus depuis vingt ans !…

Hermann et les autres convives lui imposèrent silence. Johann veillait à ce que les verres fussent toujours emplis. En outre, il avait l’oreille au guet. Hans reprit :

— Un jour, ma pauvre femme était restée seule à la maison. Elle allaitait notre Gertraud. Le petit Gunther jouait au dehors.

» Tout à coup ma femme entendit des cris plaintifs non loin de la porte. Elle remit Gertraud dans son berceau sur le seuil.

» Le petit Gunther avait disparu. On entendit encore ses cris faibles dans le lointain, et ma femme aperçut, au milieu d’un tourbillon de poussière, un cavalier de grande taille qui fuyait au galop sur la route.

» Elle crut reconnaître Yanos, le Madgyar…

» Les trois fils d’Ulrich s’échappèrent des prisons de Vienne. Ils revinrent nous demander compte du dépôt confié. Nous leur montrâmes un berceau vide.

» Depuis lors bien des années se sont passées. Ma pauvre Gertraud est morte. J’ai cherché le fils de mon maître patiemment et sans me lasser.

» Les trois bâtards ont fait de même, malgré tous les dangers qui entouraient leurs voyages.

» Mais l’enfant a échappé à toutes nos recherches. Ceux qui l’ont enlevé ont su le bien cacher… Et peut-être le dernier Bluthaupt a-t-il subi le sort de sa famille entière… »

Hans se tut et appuya sa tête sur sa main.

Les convives avaient espéré mieux de cette histoire, que leur imagination avait entourée d’avance de mystérieuses merveilles. Johann surtout parut désappointé.

— Comme cela, dit-il brusquement, le fils du diable est mort ?

— Il y a gros à parier, du moins, ajouta Hermann ; et puisque les autres sont bâtards, c’est une famille finie !

On entendit une demi-douzaine de gros soupirs autour de la table : c’était l’oraison funèbre de Bluthaupt.

Hans tourmentait de la main les masses épaisses de ses cheveux grisonnants.

— Je ne sais, murmura-t-il, répondant à sa propre pensée ; mon Dieu ! je ne sais !… jamais je n’ai vu de ressemblance pareille !… Et je ne puis chasser ce visage d’enfant qui sourit toujours au-devant de mes yeux.

— Il n’a pas tout dit, grommela Johann ; — il y a quelque chose, bien sûr.

— Si c’était lui !… reprit Hans, dont l’œil s’animait de plus en plus ; — si j’avais revu l’héritier de Bluthaupt !

Hermann ouvrit la bouche pour questionner.

— Chut ! fit Johann en clignant de la paupière.

Hans joignit ses mains, et leva son regard vers le ciel.

— Plus j’y pense, reprit-il, et plus je crois… Ce doit être lui… Ce ne peut être que lui !

— Et où est-il ? demanda Hermann, incapable de se retenir davantage.

L’enthousiasme de Hans tomba, son front animé redevint pâle.

— Fou que je suis ! murmura-t-il avec un sourire triste… Buvez, mes compagnons, et ne me demandez point à partager mes chimères… J’ai vu aujourd’hui un beau jeune homme qui m’a rappelé la comtesse Margarethe, voilà tout… Jamais fils ne ressembla si parfaitement à sa mère, c’est vrai… mais alors même que ce bel enfant serait mon petit Gunther, faudrait-il se réjouir ?

— Nous sommes là une douzaine, dit Hermann avec chaleur, — et nous avons de bons bras… l’enfant ne manquerait de rien.

— Merci pour ce mot là, voisin Hermann ! répliqua Hans ; si jamais vous avez besoin d’un ami, frappez à ma porte… mais nos bras ne peuvent rien pour l’enfant dont je parle, ajouta-t-il avec sa tristesse revenue. Dans quelques heures tout sera dit pour lui peut-être… D’ailleurs nous serions de pauvres soutiens pour le fils des comtes… ses protecteurs naturels ne sont plus là ; les lourdes portes de la prison de Francfort se ferment entre les bâtards et la liberté.

Il secoua la tête et tendit son verre à Johann ; celui-ci versa dedans le reste de la dernière bouteille et sortit pour descendre à la cave.

Un moment de silence suivit le départ du cabaretier. Hans avait la tête basse et oubliait son verre dans sa main.

— Folie ! folie ! s’écria-t-il enfin avec une sorte d’emportement. — Les fils d’Ulrich ne sortiront jamais des cachots de l’Autriche… Qu’importe que l’enfant vive ou qu’il meure !

Il leva son verre. Au moment où il l’approchait de sa lèvre, un doigt toucha son épaule par derrière. Il se retourna et bondit sur ses pieds.

Il y avait là un homme que personne n’avait vu entrer. C’était un cavalier de grande taille, enveloppé d’un manteau poudreux et coiffé d’un large chapeau.

Sous ce chapeau apparaissait une figure pâle qui s’était montrée quelques minutes auparavant aux carreaux de la fenêtre.

Un nom vint à la lèvre de Hans stupéfait, mais il ne le prononça point, parce que l’étranger lui imposa silence d’un geste impérieux, et lui fit signe de le suivre…

  1. Tromper, en faire accroire.