Le Fils du diable/Tome I/II/1. Toilette de Gertraud

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Legrand et Crouzet (Tome Ip. 285-293).
Deuxième partie

CHAPITRE Ier.

TOILETTE DE GERTRAUD.

Cette nuit, on avait dansé au fond des rues sombres comme dans les quartiers opulents. Valentino avait fait concurrence à la salle Favart, l’Ambigu-Comique avait disputé les polkeurs au Prado, et les flonflons de Musard avaient éveillé les échos tragiques de l’Odéon étonné. On avait entendu le son des orchestres le long des larges voies du faubourg Saint-Germain ; le silence fashionable de ces nobles avenues qui bordent les Champs-Élysées avait été rompu. Les invalides s’étaient endormis au bruit des contre-danses du Gros-Caillou ; les valses du faubourg Saint Antoine avaient bercé le sommeil des Quinze-Vingts et des prisonniers de la Roquette.

De la Chaussée-d’Antin au quartier Mouffetard, de la porte Saint-Denis au Champ-de-Mars, ç’avait été une longue et large fête, des chansons sans fin, de joyeuses batailles, d’interminables éclats de rire.

On avait dansé à la Courtille, au Wauxhall, à l’Ermitage, à tous les Tivolis, à toutes les Chaumières, jusque dans les bouges étouffants de la Cité.

Le cornet à piston n’avait fait défaut à personne, et il s’était trouvé des violons négrophiles pour mettre en branle les sombres grooms de nos Nababs et les noires caméristes des créoles émigrées.

Païens et chrétiens, nègres et blancs, riches et pauvres, voleurs et honnêtes gens s’en étaient tous donné à cœur joie.

Maintenant tout était fini ; le jour s’était levé sur ces lubriques mystères ; le blafard soleil de nos hivers regardait la ville toute chagrine et toute lasse, à force de plaisirs.

Après ces nuits de bal, où la moitié de Paris s’est ruée follement vers la jouissance offerte, la ville prend un air contrit et honteux ; son réveil est maussade comme celui d’un buveur à la suite d’une orgie.

Le long du boulevard, vous ne voyez que passants de mauvaise humeur, traînant la jambe et roulant des yeux sans pensée. Çà et là, une voiture bourrée de gens ivres, vomit par ses deux portières d’ignobles invectives et des cris enroués. Quelque paletot trop court laisse passer la frange ternie d’un costume de débardeur : — c’est un étudiant en droit de quarante ans, maltraité par la fortune, qui regagne son lit froid, en songeant aux conquêtes qu’il aurait pu faire. — À chaque pas, on se détourne pour éviter un malheureux qui chancelle sous le vin à six sous, et à qui les sergents de ville trop cruels ne permettent point de se coucher dans le ruisseau.

Tout cela est laid, triste, repoussant. C’est le revers odieux d’une médaille qui n’a vraiment point de beau côté.

Pendant que ces malades vont cuver leurs joies frelatées, le Paris laborieux s’éveille bien tristement aussi, hélas ! car cette aurore qui se lève est le signal du travail ingrat et de la tâche détestée.

Entre ces deux camps innombrables, les oisifs imbéciles et les travailleurs jaloux, combien y a-t-il de sages, combien y a-t-il d’heureux ?

Encore, parmi ces sages si rares, il y a beaucoup de goutteux ; quant aux heureux, on en cherche.

Le Temple n’était point ouvert encore. Sa population des deux sexes avait fourni un ample contingent à la fête ; mais ici le plaisir ne nuit jamais au travail ; l’avidité endémique qui règne parmi ce peuple de petits marchands lui tient lieu de courage et de vertu. Il est dur à lui-même et ne se donne point de trêve. Les revendeuses du carré du Palais-Royal employaient le temps qui leur restait, entre le bal et l’ouverture du marché, à plier minutieusement leur robe de soie, changée en domino, à serrer le peigne doré qui fixait leurs cheveux, le collier, la broche et le bracelet qui venaient de les faire si ressemblantes à des princesses : car les marchandes du Palais-Royal ont tout cela et bien d’autres choses encore, quoiqu’elles mangent des ragoûts à trois sous la portion, et qu’elles boivent du moka tout sucré à un sou la tasse.

L’avarice est comme la misère ; elle fait généralement bon ménage avec la vanité.

Les commerçantes du pavillon de Flore, moins élégantes que leurs voisines, avaient moins de besogne. Il n’y avait qu’un pas entre leur toilette de bal et leur costume de tous les jours.

Quant aux danseuses que produisent le Pou Volant et la Forêt-Noire, il n’en faut point dire de mal ; mais l’aristocratie du Temple affirme qu’elles ne font pas partie de la bonne société.

Quoi qu’il en soit et sans acception de carré, on aurait pu reconnaître parmi les premières marchandes installées à leur place les dames les plus intrépides du Wauxhall et de l’Ambigu.

Presque toutes les échoppes avaient pris part à la fête. La journée allait se passer à raconter longuement les succès obtenus et les conquêtes accomplies.

Ce qu’on désire surtout au Temple, c’est d’être pris pour ce que l’on n’est point. Sous le masque, on se fait passer pour la femme d’un avocat, pour l’épouse d’un huissier, pour la compagne d’un garde du commerce ; quelques-unes se disent baronnes ou droguistes de la rue des Lombards. Les plus ambitieuses usurpent hardiment le titre de lorettes.

Et toutes s’amusent tant qu’elles peuvent, d’abord pour s’amuser, ensuite pour raconter, avec une abondance de langue au-dessus de tout éloge, comme quoi elles se sont amusées.

Il y avait pourtant une maison, donnant sur le marché du Temple, où le vent de folie n’avait point pénétré cette nuit. C’était la demeure du marchand d’habits Hans Dorn.

Hans habitait d’un côté de la cour et la famille Regnault de l’autre. Hans avait un appartement composé de plusieurs pièces et annonçant une espèce d’aisance ; les Regnault n’avaient qu’une seule chambre, pauvre et misérable réduit où couchaient à la fois la vieille femme, Victoire, sa bru, et son petit-fils Geignolet, l’idiot. Jean Regnault, le joueur d’orgue, se retirait dans un petit trou attenant à la pièce principale et dont la croisée donnait sur la cour.

Quand Jean Regnault ne courait pas la ville, le corps courbé en deux sous sa lourde manivelle, il restait accoudé contre l’appui de son étroite fenêtre, et laissait aller son regard au-devant de lui.

Les heures pouvaient passer sans que la direction du regard de Jean changeât, parce que la croisée de la jolie Gertraud était juste en face de la sienne.

Et Jean Regnault aimait tant la jolie Gertraud !

C’était un brave enfant, au cœur franc et honnête. Il avait pour son aïeule et pour sa mère, dont il savait mesurer la souffrance, un dévouement plein de respect et d’amour. Il aimait Joseph, dit Geignolet, son pauvre frère, à qui Dieu avait refusé l’intelligence ; il serait mort à la tâche volontiers pour procurer à ces trois êtres chers un peu de bonheur ici-bas. Mais sa pensée était à Gertraud. Il adorait Gertraud de tout cet amour naïf et profond qui n’échauffe l’âme qu’une fois en la vie, et dont on se souvient jusqu’aux jours de la vieillesse.

Il l’avait aimée, enfant, sans savoir, et comme l’on respire. Elle était si bonne et si jolie ! Sa petite main cachait si discrètement l’aumône offerte au malheur, tandis que sa joue venait plus rose, et que des larmes émues souriaient dans ses yeux !

Jean Regnault voyait tout cela de sa fenêtre. Il ne faisait point l’aumône, lui, car il était bien pauvre, mais il enviait Gertraud, qui descendait chaque fois qu’un mendiant se présentait dans la cour.

Hans Dorn et sa fille étaient de braves gens, doux à la misère et secourables autant que le permettait leur médiocre aisance.

Chaque fois qu’elle donnait, Gertraud semblait si heureuse ! Quand le joueur d’orgue s’en allait dans la ville, il emportait avec lui tout au fond de son cœur la pensée de la belle jeune fille.

C’était un enfant rêveur. Sa vie, errante et solitaire au milieu de la foule, augmentait son penchant à la méditation. Dans les chants que disait son pauvre instrument, il écoutait de pures mélodies. Dieu l’avait fait musicien et poëte, non pas de ceux qui produisent mais de ceux qui sentent.

Il songeait, il aimait, et le secret de sa mélancolie n’était qu’à lui.

Gertraud s’était accoutumée à le voir souvent à sa fenêtre. Il était beau ; son sourire intelligent et doux allait au cœur. Quand Gertraud était tout enfant, elle s’en souvenait bien, Jean Regnault s’arrêtait dans la cour pour lui jouer des chansons et lui montrer les petits hommes de cuivre qui valsaient en mesure sur la table de son orgue.

Il était complaisant et bon. Tout ce qu’elle voulait il le faisait, et il obéissait en esclave à ses tyrannies enfantines. En ce temps, il la caressait.

Plus tard, il n’osa plus.

Quand il passait dans la cour maintenant, il ôtait sa casquette à Gertraud comme à une dame ; il rougissait rien qu’à la voir, et il s’esquivait dès qu’il l’avait vue. Pour la contempler de sa fenêtre, il se cachait derrière le lambeau de toile quadrillée qui lui servait de rideau.

Pour qu’il revînt, il fallut que Gertraud le rappelât elle-même. Un jour elle lui dit :

— Jean, vous ne m’aimez donc plus !…

Le pauvre joueur d’orgue eut envie de pleurer, mais c’était de joie. À dater de ce moment, il redevint brave, il ne se cacha plus pour regarder Gertraud. Quand il rentrait après sa journée quotidienne, il jouait un petit air dans la cour, et Gertraud, attentive à ce signal, s’empressait d’accourir. On échangeait quelques bonnes paroles ; on parlait vaguement de l’avenir qui pouvait amener bien du bonheur.

Jean Regnault oubliait son présent triste, et il souriait à l’espoir.

Dans ces furtifs rendez-vous, on ne parlait guère d’amour. Les deux enfants n’avaient point souci de donner un nom à ce qu’ils ressentaient ; ils s’aimaient sans se le dire, et ils s’aimaient chaque jour davantage.

Plus Gertraud voyait Jean malheureux et trop faible pour éloigner le besoin de sa pauvre maison, plus elle le chérissait. Jean devinait cela ; sa tendresse à lui s’imprégnait de profonde gratitude. Gertraud lui parlait de sa mère, de sa vieille aïeule et de son frère idiot ; Gertraud aimait tous ces gens pour l’amour de lui.

Lorsque la vieille femme, pliant sous le poids de ses chagrins, tombait malade, Gertraud veillait à son chevet ; elle la soignait, elle la consolait, et si, parfois, les lèvres ridées de madame Regnault retrouvaient un fugitif sourire, c’était parce que le doux visage de Gertraud était devant ses yeux.

Victoire, au contraire, ne pouvait pas la regarder sans tristesse. Elle avait deviné l’amour des deux enfants. Hans Dorn était bon voisin, mais il connaissait mieux que personne la misère des Regnault, et comment espérer qu’il voulût marier son aisance à cet absolu denûment ? C’était encore du malheur qui menaçait…

Elle n’avait garde de faire partager sa crainte à sa belle-mère, dont la vieillesse était si dure et qui souffrait si cruellement !

Ce n’étaient pas, en effet, la misère seule et la maladie qui pesaient sur les derniers jours de madame Regnault. Elle avait un secret, qui faisait sa peine la plus amère, et qui parfois s’échappait à demi de sa poitrine torturée. Elle parlait alors d’un fils, dont quelques vieilles marchandes du Temple se souvenaient encore vaguement, et qui l’avait abandonnée autrefois emportant avec lui toutes les ressources de la famille.

Ce fils s’appelait Jacques. Il était l’enfant chéri de la maison : sa mère l’adorait ; son père lui avait donné une éducation au-dessus de sa fortune.

Ceux qui avaient connaissance de cette histoire disaient que la fuite de Jacques avait porté au père Regnault un coup fatal, et que c’était le désespoir qui l’avait tué.

On ajoutait que depuis ce temps, la main de Dieu s’était appesantie sur la malheureuse famille. La misère était entrée dès lors dans la maison pour n’en plus sortir jamais. Les frères de Jacques étaient morts à la peine. De tous les enfants qui s’asseyaient jadis au foyer du vieux Regnault, il ne restait que la femme de son fils aîné, Victoire, qui, sur deux enfants, avait donné le jour à un être méchant et privé de raison.

Tout ce qui portait le nom de Regnault semblait maudit. Dans le Temple, on avait pitié d’eux un peu, parce que la vieille aïeule était la doyenne les marchandes, et que son enseigne restait à la même place depuis plus de trente ans ; mais on avait répugnance aussi : on disait que les Regnault avaient du malheur et qu’ils portaient malheur.

Chacun craint la contagion mortelle de la misère.

L’opinion générale, parmi la population du marché, était que ce Jacques Regnault avait péri on ne savait où. Des gens charitables ajoutaient cependant qu’il avait été pendu en Angleterre.

Mais la vieille aïeule laissait échapper parfois des paroles qui donnaient à penser que son fils vivait encore : c’étaient des mots sans suite et mystérieux qui jaillissaient de son cœur, au plus fort de l’angoisse.

Quand on l’interrogeait, elle ne répondait point…

Il faisait grand jour déjà. C’était à peu près au moment où Franz et Julien d’Audemer sortaient du café Anglais, pour se rendre au bois de Boulogne.

Hans Dorn était éveillé depuis bien longtemps ; il n’avait guère dormi cette nuit, et ses souvenirs, ravivés tout à coup par les événements de la soirée, l’avaient retenu assis sur son séant pendant plusieurs heures.

Ce qu’il avait vu lui semblait presque un rêve. Il y avait si longtemps qu’il n’espérait plus, et que toute l’activité de son existence se reportait uniquement sur l’avenir de sa gentille Gertraud !

Ce matin, son esprit revenait avec un irrésistible entraînement vers les pensées du passé. Il revoyait Bluthaupt, le château magnifique, tout plein encore de grandeurs souveraines, et, dans cet immense palais, il voyait deux belles jeunes femmes, l’une qui se penchait déjà triste vers la mort, l’autre qui souriait, heureuse et forte…

Margarethe et Gertraud ! la noble dame et la fidèle servante, la fille des seigneurs, courbée sous son précoce martyre, et la fille des pauvres tenanciers, brillante de jeunesse et de gaieté…

Hélas ! elles étaient mortes toutes deux : la comtesse sur sa couche sculptée, entre les broderies opulentes de ses rideaux de soie ; la servante dans un pauvre lit du quartier du Temple…

Toutes deux jeunes, toutes deux plus belles, à l’heure où Dieu jaloux les rappelait.

Gertraud avait laissé une fille qui portait son nom, qui avait son doux cœur et son charmant visage ; elle s’était endormie du dernier sommeil entre son mari et son enfant ; Margarethe avait laissé un fils qui ne connaissait point sa mère.

Gertraud était là, protégée et chérie, Gertraud l’enfant d’un pur amour, la seule joie de son père !

Mais où était en ce moment l’héritier de Bluthaupt ?…

Hans sentait un frisson courir en lui de veine en veine.

Le dernier fils de Bluthaupt, à cette heure-là même, était peut-être à mourir…

Hans s’asseyait sur la couverture de laine de son lit. Sa bonne figure était pâle, ses yeux s’effrayaient ; ses mains froides se croisaient sur ses genoux.

Des fantômes passaient à chaque instant devant sa vue troublée.

C’était un beau jeune homme, à la figure délicate et féminine, qui tenait à la main une grande épée, trop lourde pour son bras. Une autre épée venait croiser la sienne ; l’oreille de Hans tintait et entendait comme un grincement de fer. Le jeune homme tombait, et son visage pâle se renversait dans ses grands cheveux blonds, comme la tête de Margarethe mourante…

Une sueur glacée coulait le long des tempes de Hans. Il joignait les mains et il prononçait le nom du baron de Rodach, comme on implore la Providence dans la détresse suprême…

De l’autre côté de la cloison, Gertraud serrait son corset dans sa petite chambre proprette. Sa main mignonne et potelée pesait à peine sur le lacet, et la toile, tendue sans effort, dessinait les jeunes perfections de sa taille.

Ses reins souples se cambraient ; sa bouche rose souriait à son étroit miroir.

La toilette de Gertraud n’était pas bien longue. Un cordon détaché laissa tomber la brune richesse de ses cheveux, qui vinrent inonder à longs flots sa gorge et ses épaules. Les dents du peigne passèrent deux ou trois fois à travers ces ondes soyeuses ; puis elle les saisit de sa main, trop étroite pour contenir leur prodigue abondance, et les roula derrière sa tête.

Une robe, lestement agrafée, recouvrit son corset blanc.

Elle était prête.

Avant de vaquer aux soins de son petit ménage, elle alla coller son œil à ses rideaux. Jacques Regnault était à son poste, accoudé sur l’appui de sa croisée ; son regard, obstinément fixé sur la fenêtre de Gertraud, était plus triste encore que d’habitude.

Le sourire de la jeune fille se voila de mélancolie.

— Pauvre Jean ! murmura-t-elle, que je voudrais le faire heureux !…

Elle revint vers son lit, et s’agenouilla devant une image de la Vierge que sa mère avait apportée d’Allemagne. Elle pria Dieu pour Jean, pour son père Hans, qui l’aimait si tendrement, et pour tous les malheureux qui ont besoin d’être consolés.

Sa prière, courte et naïve, monta vers le Ciel comme un pur encens.

Quand elle se releva, sa figure avait repris son expression d’espiègle gaieté ; elle alluma un fourneau de fer, et se prit à souffler son feu en chantant.