Le Fils du diable/Tome I/II/4. Les Regnault

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Legrand et Crouzet (Tome Ip. 313-325).
Deuxième partie

CHAPITRE IV.

LES REGNAULT.

Vis-à-vis des croisées de la maison de Hans Dorn, de l’autre côté de la petite cour, s’ouvrait une chancelante croisée aux vitres étroites et poudreuses. Des morceaux de papier huilé avaient remplacé un bon tiers de carreaux ; sur les châssis branlants une toile jaunâtre et mille fois rapiécée tombait à plat en guise de rideaux.

Derrière cette toile, il y avait une chambre de médiocre étendue, meublée d’un banc de bois, d’un vieux fauteuil de paille, et de deux grabats étiques.

Cette chambre présentait un aspect de misère qui donnait froid et serrait le cœur. — Il n’y avait dans la cheminée ni feu ni cendre. — Le long des murailles nues, on ne voyait point cette pauvre armoire qui est le dernier meuble de l’indigence.

Rien qu’à regarder les planches ruinées des deux grabats, on devinait la raison qui avait empêché de les vendre.

C’était la demeure des Regnault. L’aïeule et sa bru Victoire couchaient ensemble dans le plus grand des deux lits ; l’idiot Geignolet reposait dans l’autre. — À droite de la cheminée, une porte basse donnait entrée dans le trou qui servait de retraite à Jean Regnault.

La vieille femme était encore au lit et demeurait immobile, assise sur son séant. Victoire piquait des bretelles auprès de la croisée. Elle activait de son mieux son travail ingrat, et l’œil avait peine à suivre les mouvements rapides de sa main exercée.

Mais bien souvent elle s’arrêtait, à bout de courage. Sa main tombait ; sa paupière se rabattait sur son œil morne et sans rayons.

L’idiot, à cheval sur le banc de bois, la contemplait alors avec moquerie, et ajoutait un nouveau couplet à sa bizarre chanson, pour l’accuser de paresse.

L’idiot était de mauvaise humeur. — Il revenait de son expédition sur le carreau du Temple, et regrettait amèrement de n’avoir point pu voler le déjeuner de la petite Galifarde.

Il y avait bien un pain de quatre livres sur la planchette de la cheminée ; mais, en fait de pain sec, Geignolet aimait seulement celui qu’il arrachait à la pauvre servante du bonhomme Araby.

— Où est notre fils Jean ? dit la vieille femme, qui, depuis le matin, n’avait pas encore prononcé une parole.

— Je crois qu’il est parti pour sa tournée, répondit Victoire.

— Oh hé ! Fifi !… cria l’idiot en imitant l’intonation grotesque des masques du ruisseau.

Puis ses yeux hébétés prirent une expression de malice, et il ajouta en chantant :

Oui, oui, oui, oui.
Mon grand frère Jean fait sa tournée,
Il tourne autour de la petite voisine,
Et ils rient tous deux,
Pendant que la mère Regnault pleure
Sur son vieux lit…
Oh hé ! Fifi !

Victoire jeta sur le pauvre insensé un regard où se peignait tout son désespoir de mère.

L’aïeule remit sa tête grise sur l’oreiller.

— Je suis bien malade aujourd’hui ! murmura-t-elle. — Ma pauvre fille, il me semble que je ne serai pas longtemps à souffrir avec toi…

Victoire se leva et porta le fauteuil de paille au chevet du grabat.

— Bonne mère, dit-elle, ne parlez pas ainsi… nous sommes bien malheureuses ; mais Dieu n’est pas pour nous sans pitié, puisque Jean, notre fils, a un bon cœur et qu’il nous aime.

— C’est vrai ! c’est vrai ! dit la vieille femme ; — Jean est un brave enfant… nous pourrions être plus malheureux, encore…

Elle essaya de sourire, mais une larme vint sur les cils blanchis de sa paupière.

Ses mains sèches et plissées sortirent de ses draps pour cacher son visage.

Victoire cessa de travailler.

L’aïeule sanglotait…

L’idiot fouettait son banc à tour de bras, et interrompait sa chanson interminable en criant à tue-tête :

— Hue ! bourrique !… hue donc ! Suzon !…

— Mon Dieu, murmurait la vieille femme, — je voudrais ne pas vous abandonner, mes pauvres enfants… mais c’est que je suis bien âgée pour tant souffrir, et bien usée par la peine !… Sais-tu, Victoire, qu’il y a vingt-cinq ans que je pleure toutes les nuits… Nous l’aimions si tendrement, son père et moi !… son bon père qui est mort en l’appelant et en priant Dieu de le bénir !…

Victoire s’accoudait sur le maigre matelas. Elle cherchait comment rompre cet entretien qui revenait chaque jour, et où la vieille femme perdait ce qui lui restait de force.

— Il y a vingt-cinq ans, reprit cette dernière en se découvrant le visage, — nous étions riches ! ma fille, et tout le monde disait : « Les Regnault ont du bonheur… » J’avais de beaux enfants, tu t’en souviens… Pierre, ton mari, que tu aimais tant !… Joseph, mon second fils, le brave, l’honnête Joseph !… Jean, qui a donné son nom à ton aîné… Et mes filles, comme elles étaient jolies !… Dans tout le Temple et dans toute la ville, on n’en aurait point trouvé de pareilles… Oh ! c’était la vérité… les Regnault avaient du bonheur !…

— Cela reviendra, bonne mère, balbutia Victoire.

L’aïeule la regarda en face.

— Les morts ne reviennent point, répondit-elle.

Puis son œil éteint s’alluma aux feux d’un éclair fugitif.

— Ils étaient jaloux des Regnault ! reprit-elle, et il y avait de quoi !… Quand une riche aubaine tombait sur le Temple, c’était pour les Regnault !… Ils étaient bien honnêtes, ma fille, mais ils avaient beaucoup d’argent, et l’eau va toujours à la rivière… Il n’y a que les pauvres qui ne peuvent point espérer dans le hasard… Te souviens-tu de cela ? J’avais la place du coin que nous occupons encore, et qui va nous être enlevée. Elle poussa un long soupir de regret. — Pierre, ton mari, avait les deux places qui suivaient… Jean venait ensuite, puis Joseph, puis mes filles… Il y avait des Regnault depuis la place de la Rotonde jusqu’à la rue du Puits… des Regnault qui étaient heureux, à leur aise, bien portants, et qui avaient une bonne conscience.

Elle s’interrompit et passa le revers de sa main sur son front, qui devenait humide de sueur.

— Ma mère, ma bonne mère !… murmura Victoire.

— Tais-toi, ma fille, reprit la vieille : je rajeunis, en parlant du bonheur passé… Oh ! que nous nous aimions tendrement, et que de joie il y avait autour de notre table, les bons soirs du dimanche !… Mon aînée, la pauvre Marthe, avait une bien douce voix ; elle nous chantait des chansons au dessert, et son père disait qu’il aimait mieux l’entendre que d’aller au grand Opéra écouter les chanteuses couvertes de soie et de diamants…

» Hélène, la cadette, nous lisait des histoires dans de beaux livres, des histoires qui faisaient pleurer et battre le cœur… mes garçons causaient tout bas avec leurs femmes qu’ils aimaient, et il y avait autour de la table de chers petits enfants à qui l’avenir promettait du bonheur… Mon Dieu ! mon Dieu ! où sont passées toutes ces joies et toutes ces espérances !… »

L’aïeule cacha son visage entre ses mains. Victoire se tourna pour essuyer une larme furtive.

L’idiot entonna :

C’est aujourd’hui lundi,
Et maman Regnault n’a pas trente trois sous
Pour payer sa place
On va nous mettre sur le pavé.
La bonne aventure, au gué !…

— Ils sont morts ! poursuivait la vieille femme d’une voix entrecoupée par les sanglots ; ils sont tous morts !… les fiers garçons, les douces filles et les innocents qui souriaient… tous morts, les uns après les autres, avec la misère assise à leur chevet !… Geignolet a raison, le pauvre enfant, la mère Regnault n’a pas trente-trois sous pour payer le petit coin qui lui restait dans le Temple !… Elle n’a plus rien ; ses enfants souffrent, et ses derniers jours vont s’éteindre en prison.

Geignolet ouvrit de grands yeux stupides.

— Oh ! oh ! oh ! dit-il en riant, — maman Regnault sera avec les voleurs !

Victoire pâle et désolée n’avait plus de parole.

L’aïeule se pencha vers elle et lui serra les bras convulsivement. Ses lèvres se contractèrent en un sourire amer.

— C’est que j’avais un autre fils, murmura-t-elle d’une voix changée : — un fils dont il ne faut pas prononcer le nom… un fils qui a tué son père et mis le malheur irréparable à la place de nos joies… C’était celui que nous aimions le mieux… Nous lui avions donné l’éducation d’un noble… Il savait tout ce que nous ignorions ; c’était notre gloire et notre orgueil !… Hélas ! ma fille, l’orgueil est un péché que Dieu punit toujours, même l’orgueil des mères !… Jacques nous méprisait, il avait honte de nous… et bien souvent je l’ai vu se détourner de moi, le rouge au front et l’œil baissé, dans les rues où quelqu’un de ses amis eût pu le surprendre disant bonjour à la pauvre marchande du Temple qui était sa mère !

» Oh ! s’il n’avait fait que cela, mon Dieu !

» Mais, un jour, le tiroir où mon mari mettait son argent avec celui de toute la famille se trouva vide. On nous avait volé tout ce que nous possédions au monde, le petit trésor amassé si péniblement et avec tant de lenteur !

» Et le voleur était notre enfant… »

La voix de l’aïeule devenait sourde et presque inintelligible. À ces derniers mots, elle s’interrompit pour respirer, car elle perdait le souffle.

L’idiot n’écoutait plus et tourmentait son banc qu’il frappait et caressait tour à tour.

Victoire se résignait à entendre ce récit répété mille fois.

D’ordinaire, lorsque l’aïeule arrivait au dénoûment, elle s’affaissait eu un morne silence, et s’arrêtait épuisée.

Cette fois encore, elle se tut ; mais au bout de quelques secondes, elle se souleva sur le coude, et pencha sa figure ridée en dehors du lit.

— Victoire, dit-elle, hier je suis allée à Sainte-Élisabeth, et j’ai parlé à un prêtre… — Tu ne sais pas ce que je lui ai demandé ?

Victoire fit un signe de tête négatif.

— Je lui ai demandé, reprit la vieille femme, de cet accent qu’on prend pour révéler un grand secret, — si Dieu ne punirait pas un fils qui chasserait sa vieille mère.

Victoire ne comprenait point, l’aïeule poursuivit en se penchant davantage :

— Le prêtre m’a répondu que ce fils serait maudit dans ce monde et dans l’autre… Penses-tu qu’il ait dit vrai, Victoire ?

— Ma mère, je le pense.

La vieille femme se rejeta en arrière et recula sa tête jusqu’à l’autre extrémité du grabat. Elle se prit à prononcer des paroles dont Victoire ne saisissait plus le sens.

— Moi aussi, moi aussi ! disait-elle, je crois que Dieu le maudirait… et pourtant il faut bien que je le voie !… Mais n’est-ce pas un crime, hélas ! que d’attirer le châtiment sur la tête de son fils !… Ah ! voilà bien longtemps que je veux aller vers lui et le voir… les autres ne le reconnaissent point ; il passe parmi ceux qui l’ont vu enfant, et personne ne sait mettre le nom de son père sur son visage… Mais le changement qu’apportent les années peut-il tromper le regard d’une mère ?… Je l’ai reconnu, moi, je l’ai reconnu tout de suite ; je sais où il est et ce qu’il est… il est bien riche !… et si je n’ai pas osé aller lui demander l’aumône, c’est que j’ai peur de la malédiction de Dieu !

Ces paroles n’arrivaient pas toutes jusqu’aux oreilles de Victoire, qui était absorbée par sa propre rêverie et n’essayait point de comprendre. Quand l’aïeule venait à parler de ce fils ingrat qui avait été la cause de tous les malheurs de la famille, elle semblait craindre d’être entendue ; mais elle parlait de lui longtemps. Son âme, trop pleine, versait involontairement sa douleur au dehors.

— Personne ne sait cela, poursuivit-elle ; et fasse le ciel que personne ne le sache jamais !… Il a des millions, et il s’est fait noble avec sa richesse… Mais moi, sa mère, il fallait bien que je susse d’où lui venaient tous ces trésors… j’ai cherché, j’ai interrogé, tout cela en vain durant des années… et j’ai fini par surprendre son secret !

Sa voix devenait de plus en plus mourante, lors même que Victoire eût voulu l’écouter, elle aurait pris une peine inutile…

Ce fut comme un brusque réveil. Elle se dressa frémissante, et interrogea le visage de sa bru d’un regard inquiet.

— M’avez-vous entendue. Victoire ? demanda-t-elle en tremblant. — Ai-je dit le secret d’où dépend sa vie ?

Victoire crut qu’elle délirait.

— La vie de qui ? dit-elle.

— Ne m’interrogez pas ! s’écria la vieille femme avec une agitation croissante ; — ne me demandez jamais rien là-dessus, ma fille !… ces pensées me font mourir !… Oh ! non, non, je ne veux pas aller vers lui ! Plutôt la prison mille fois ! car je le connais, il me chasserait… et le prêtre m’a dit hier : « Dieu ne pardonne point aux fils qui repoussent leurs mères… »

Madame Regnault se renversa, faible, sur son grabat ; ses yeux fatigués se fermèrent. Victoire arrangea l’oreiller sous sa tête chenue, et le chant monotone de l’idiot troubla seul le silence de la pauvre demeure.

Le silence dura quelques minutes. Au bout de ce temps, la porte mal jointe s’ouvrit brusquement et Jean Regnault s’élança dans la chambre. Il posa son orgue contre la muraille et gagna en deux bonds le lit de son aïeule.

Une rougeur vive lui couvrait le visage ; ses yeux humides brillaient.

— Maman Regnault ! s’écria-t-il en se mettant à genoux auprès du grabat, — de la joie ! de la joie !… le bon Dieu a eu pitié de nous, et vous n’irez pas en prison !

La vieille femme souleva sa paupière lourde, pendant que Victoire interrogeait son fils d’un regard étonné.

— J’ai de l’argent ! reprit Jean, que son émotion faisait sourire et pleurer à la fois.

— De l’argent ! répéta Victoire, dont la voix trahit une nuance d’inquiétude.

— De l’argent ! répéta l’idiot qui cessa de chanter ; — oh !… oh !… moi, j’ai grand’soif…

L’aïeule restait comme insensible.

Jean Regnault ouvrit sa main, qui contenait le don de Gertraud, et fit sauter en l’air la bourse de soie.

L’inquiétude de Victoire augmenta visiblement ; mais l’aïeule tressaillit au son de l’or, et un peu de vie se ralluma dans sa prunelle.

— Oh !… oh ! fit tout bas Geignolet dont l’œil s’écarquilla, plein d’un désir avide.

Il se coucha le long de son banc et fit semblant de dormir ; mais son regard cauteleux ne quitta plus la bourse dont les mailles laissaient briller le jaune reflet de l’or.

Les deux femmes ouvrirent la bouche à la fois.

— D’où tenez-vous cet argent ? demanda Victoire d’un ton sévère.

— Combien y a-t-il ? disait la pauvre vieille femme.

Ce fut à elle que Jean répondit.

Il fit glisser les coulants de la bourse et versa dans sa main les six pièces d’or.

— Des jaunets ! grommela l’idiot sur son banc ; — je veux de quoi remplir ma bouteille !…

— Cent vingt francs ! murmura la vieille femme ; il y avait bien longtemps que je n’avais vu la couleur de l’or.

Victoire mit la main sur le bras de son fils.

— Jean, dit-elle, au nom de Dieu ! où avez-vous pris cela ?

— Et de l’autre côté, demanda l’aïeule, — combien y a-t-il ?…

Jean courba la tête ; il devinait que la somme apportée était insuffisante.

— Il n’y a rien, répliqua-t-il ; c’est tout ce que j’ai !

— Il en faudrait trois fois autant, dit l’aïeule qui reprit son immobilité morne, — pour m’empêcher d’aller en prison…

Pendant cela, Victoire regardait Jean, et ses traits pâlis exprimaient toute l’angoisse de sa sollicitude maternelle.

Ils étaient si pauvres, et depuis si longtemps ! D’où venait cette somme inattendue ! Le joueur d’orgue était sorti les mains vides ; en quelques minutes pouvait-il avoir gagné tant d’argent ?

— Jean, mon fils, reprit-elle, je vous en prie… je vous en supplie !… dites-moi d’où vous vient cette bourse ?


Les Regnault.

Le jeune homme, tout entier à sa joie, n’avait point pris garde jusqu’alors à l’inquiétude de sa mère. La pauvre vieille était dans le même cas. Elle avait tant de peur de la prison ! L’espoir d’échapper à ce malheur suprême absorbait toutes ses pensées depuis l’arrivée de son petit-fils.

Mais les paroles de Victoire la frappèrent. Les scrupules de sa vieille probité s’éveillèrent en elle énergiquement. Elle eut honte de sa préoccupation égoïste, et son regard se fixa sur Jean sévère et inquiet, comme celui de sa bru.

Elles avaient maintenant toutes deux, la même crainte.

Jean baissait les yeux sous leurs regards croisés, et un rouge plus épais montait à son visage.

Les scrupules qu’il avait eu tant de peine à vaincre se révoltaient au fond de sa conscience.

Il n’osait point répondre.

— Parlez, Jean, dit l’aïeule d’un accent d’autorité.

Jean ne parla point.

— Mon fils… mon pauvre enfant ! murmura Victoire d’une voix étouffée ; — ce malheur-là serait le plus grand de tous !…

Devant cette accusation vaguement formulée, Jean se redressa offensé ; mais, au fond de son cœur noble, il avait tous les instincts de pudeur, et ce fut le front bas comme un coupable qu’il balbutia le nom de Gertraud.

L’idiot éclata de rire.

Victoire respira longuement.

— Et cet argent est bien à elle ! poursuivit le joueur d’orgue ; — c’est le fruit de son travail, ajouté aux dons de son père.

Il n’osait point relever les yeux. Sa mare l’attira contre son cœur et le baisa au front.

— Jean, mon pauvre Jean ! murmurait-elle ; pardonne-moi de t’avoir soupçonné !

Jean lui rendit ses baisers et se sentit absous devant son sourire.

L’aïeule était rentrée dans sa méditation triste. Elle avait fait trêve un instant à la pensée qui la dominait sans cesse, mais cette pensée revenait victorieuse et ne lui laissait point le temps de se réjouir, à la vue de son petit-fils pur de tout reproche.

Geignolet plantait le goulot de sa bouteille entre ses grosses lèvres et humait tant qu’il pouvait, mais la bouteille était vide.

— Des jaunets ! grommelait-il, c’est chez Hans qu’on en trouve des jaunets !… j’irai en chercher pour remplir ma bouteille…

Victoire avait fait une place à Jean sur son fauteuil. Elle regardait son fils en souriant et s’épanouissait à le voir si beau. Cette joie fugitive donnait à son front pâli comme un reflet de force et de jeunesse.

— Comme il nous aime, le pauvre enfant ! pensait-elle, en caressant les boucles blondes qui tombaient sur le collet de Jean ! — comme il est bon ! et que j’ai grande honte de l’avoir soupçonné !… Mon Jean bien aimé, tu me pardonnes, n’est-ce pas ? ajoutait-elle tout haut ; — c’est pour avoir trop souffert, mon fils, que je suis toujours prête à croire au malheur.

Jean couvrait ses mains de baisers.

Le sourire de Victoire se teignit de mélancolie.

— Je ne connais point de jeune fille plus charmante et plus douce, dit-elle en se penchant à l’oreille de son fils… — Elle t’aime… voilà bien longtemps que je le sais… bien longtemps que je prie Dieu pour elle chaque matin et chaque soir, parce qu’elle a donné son cœur à mon pauvre Jean, à mon fils, à celui qui m’empêche de blasphémer la providence et de désespérer !… Si tu savais comme je l’aime, moi aussi, et comme j’ai envie de l’embrasser en l’appelant ma fille ! je rêve d’elle… je vous vois assis tous deux l’un près de l’autre, et je suis heureuse…

— Oh ! que vous êtes bonne ! que vous êtes bonne, ma mère ! dit Jean qui savourait délicieusement chacune de ces paroles.

Le front de Victoire se rembrunit.

— Si j’étais comme les autres mères, reprit-elle en étouffant un soupir, — demain tu serais son mari… Les mères donnent à leur fils de quoi je marier… Dieu l’a voulu : le bonheur des enfants vient de leur père et le leur mère… Mais moi, je n’ai rien à te donner, mon pauvre Jean… Ton père est mort, et tu n’auras de nous que la misère… Si tu étais seul, tu as de bons bras et du courage ; tu travaillerais ; tu deviendrais riche peut-être, et tu épouserais la petite Gertraud.

Elle le pressa contre son cœur avec un mouvement plein de passion.

— Mais nous pesons sur toi, poursuivit-elle, sans pouvoir retenir ses sanglots davantage ; — nous t’accablons de notre malheur… Tout ce que tu gagnes est pour nous et vient s’engloutir dans notre misère… Écoute, Jean, mon bon fils, tu ne sais pas !… il faut nous quitter… il faut t’en aller bien loin, bien loin… Quand nous ne serons plus là pour te porter malheur ; je suis sûre que tu deviendras riche !…

« Et quand tu seras riche, Hans Dorn, qui est un homme juste et bon te donnera sa fille… »

Jean cherchait à l’interrompre et ne pouvait point y réussir.

La parole de Victoire était rapide et pleine d’exaltation ; elle avait l’éloquence que l’amour donne aux mères.

Ce fut la voix de l’aïeule qui l’arrêta.

Celle-ci s’était retournée vers la ruelle de son lit et s’était redonnée, tout entière, durant cette scène, à ses réflexions désespérées.

— Ma fille ! dit-elle tout à coup, — préparez ma robe du dimanche ; je vais sortir.

Victoire se leva aussitôt et alla prendre dans un coin, qui servait d’armoire, un paquet enveloppé d’une toile en lambeaux.

L’aïeule s’assit sur son séant. Depuis la veille elle semblait vieillie de dix ans.

Victoire retira du paquet une robe de laine sombre, dont l’étoffe, amincie par le temps, était devenue presque transparente, mais gardait un aspect de propreté.

L’aïeule s’en revêtit et sortit de son grabat.

Quand elle fut habillée, elle se mit à genoux afin de réciter sa prière quotidienne ; mais sa mémoire égarée la trompait, et parmi les paroles latines de l’oraison, elle disait, la pauvre femme :

— Il faut bien que je le voie !… Mon Dieu, faites qu’il ne chasse pas sa mère !

Elle ne voulut pas dire à Victoire où elle allait ainsi, parée de ses habits des grands jours.

Elle sortit sans prononcer un mot.

L’idiot Geignolet la suivit jusque sur les marches de l’escalier en chantant. Puis, il revint se placer contre la fenêtre et souleva un coin de la toile, pour fixer ses yeux hagards sur les croisées de Hans Dorn.

— C’est là qu’il y a des jaunets ! grommelait-il. J’irai en chercher…

Au moment où Gertraud rentrait triomphante et toute joyeuse d’avoir vaincu enfin les scrupules de Jean Regnault, elle entendit la voix de son père qui l’appelait dans la pièce voisine.

Elle s’élança vers le fourneau, afin de servir tout de suite le déjeuner de Hans Dorn ; mais le fourneau s’était éteint durant son absence, et la soupe, épaissie, refroidissait au fond du pot de terre.

Gertraud rapprocha les charbons, couverts de leur cendre blanchâtre, et se mit à souffler de tout son cœur.

On entendait le marchand d’habits qui arpentait sa chambre d’un pas rapide et irrégulier. Il gardait le silence durant deux ou trois minutes, puis, il s’écriait, comme s’il se fût éveillé d’un rêve :

— Gertraud ! Gertraud !

La jeune fille soufflait de son mieux. Elle se sentait en retard et faisait une petite moue chagrine ; mais le sourire reprenait bien vite le dessus : elle avait, malgré tout, le cœur léger et sa conscience ne lui reprochait rien.

C’était une bonne matinée. Elle croyait voir encore le sourire ému de Jean Regnault ; elle l’aimait doublement, pour le service qu’elle venait de lui rendre.

Le marchand d’habits n’obtenant point de réponse, reprenait sa promenade. Après quelques instants de silence, il appelait de nouveau ; et Gertraud se dépêchait. Dieu sait comme ! Le fourneau s’emplit bientôt de braise ardente, et le pot de terre, replacé sur ce foyer, regagna en peu de minutes la chaleur perdue.

Hans appelait pour la troisième fois lorsque Gertraud, tenant à la main une tasse pleine, ouvrit la porte de sa chambre.

Elle s’attendait à être réprimandée, et sa joue était encore plus rose que de coutume.

— Bonjour, père, dit-elle, en s’arrêtant devant le marchand d’habits.

Celui-ci était debout au milieu de sa chambre ; sa lèvre effleura le front de Gertraud avec distraction, et quand la jeune fille releva sur lui son regard, elle fut frappée de la pâleur qui lui couvrait le visage.

La physionomie de Hans exprimait d’ordinaire une gaieté ronde et franche. Lorsque Gertraud venait lui offrir sa joue chaque matin, il y mettait un gros baiser et prenait à pleines mains la tête bouclée de la jolie fille, pour la regarder longuement et lui sourire avec la joie enorgueillie de l’amour paternel.

Aujourd’hui, point de sourire, à peine un baiser ; des sourcils froncés sous des rides profondes, des yeux, fixes qui ne voyaient point.

Gertraud recula d’un pas, surprise et inquiète.

— Il n’est venu personne ? murmura Hans avec un accent étrange que Gertraud ne lui connaissait point.

— Personne, répondit-elle.

— Je vous ai appelée bien des fois, ma fille !…

Et comme Gertraud embarrassée balbutiait une explication, il ajouta sans l’écouter :

— L’heure avance, et il ne vient pas !

— Ne voulez-vous point déjeûner, mon père ? lui dit Gertraud.

Gertraud mit la tasse sur le petit bureau, derrière lequel Hans Dorn avait reçu la visite de Franz, au commencement de la soirée précédente. Hans s’assit à la place où nous l’avons trouvé la veille faisant ses comptes de la journée, et porta une cuillerée de potage à ses lèvres.

Il n’en porta qu’une.

La cuiller resta dans la tasse pleine.