Le Fils du diable/Tome I/II/9. Une fête promise

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Legrand et Crouzet (Tome Ip. 360-370).
Deuxième partie

CHAPITRE IX.

UNE FÊTE PROMISE.

On était à déjeuner chez madame la vicomtesse d’Audemer.

La salle à manger donnait sur le derrière de la maison, et le bruit des rares voitures qui traversent, à de longs intervalles, les rues de Beaujolais et de Bretagne, ne parvenait point jusqu’aux oreilles des convives.

C’était, au milieu de Paris, le silence qui règne dans les calmes campagnes ; les mille voix de la ville bavarde s’étouffaient au loin : on eût dit que cent lieues séparaient cette tranquille retraite du pavé retentissant des boulevards.

Madame la vicomtesse Hélène d’Audemer était assise entre ses deux enfants, Julien et Denise.

Le visage de la vicomtesse était doux et gardait des traces de beauté. Ses cheveux blonds se bouclaient encore autour de son front, où l’œil attentif aurait eu de la peine à découvrir quelque ride naissante. Elle avait dû ressembler dans sa jeunesse à sa sœur Margarethe, — non point à la pauvre femme que nous avons vue mourante et couchée sur son lit d’agonie, mais à Margarethe, heureuse et brillante, souriant aux espoirs gais de ses belles années.

Il y avait vingt ans que Margarethe n’était plus. Ceux qui l’avaient connue auraient pu trouver encore néanmoins quelques vagues rapports entre les traits bien conservés d’Hélène et le visage charmant de la malheureuse dame de Bluthaupt.

Mais ce rapport devenait frappant, lorsque le regard quittait la mère pour se reporter sur la fille.

À part la couleur de ses cheveux, Denise était comme un vivant portrait de sa tante. C’était, sur sa jeune figure, la même expression douce et bonne, la même grâce et le même charme. Quand elle souriait, c’était le sourire de Margarethe.

Bien peu de gens avaient pu remarquer cette ressemblance, car la vie de Margarethe s’était passée dans la solitude, et l’on était à Paris, loin de l’Allemagne, qu’elle n’avait jamais quittée. Ceux qui étaient à même de la constater par hasard, ne s’en étonnaient point : ceux-là connaissaient la famille de Bluthaupt, et savaient que cette noble race jetait, pour ainsi dire, tous ses enfants dans un moule pareil.

Ils avaient vu dans les salons du vieux schloss les portraits des filles et des fils de Bluthaupt, qui, depuis des siècles, se ressemblaient d’une façon extraordinaire ; ils avaient vu Gunther, Ulrich, Hélène et Margarethe qui, sauf l’âge et le sexe, avaient tous des traits semblables ; — ils n’étaient pas sans savoir, par ouï dire ou autrement, que la même particularité se reproduisait à un degré plus frappant encore chez les trois bâtards de Bluthaupt, qui expiaient maintenant dans la prison de Francfort le meurtre du sénateur Zachœus Nesmer.

Madame la vicomtesse d’Audemer était habillée un peu en jeune femme, et l’on voyait que, malgré l’heure matinale, elle avait passé du temps déjà devant la glace de sa toilette. Ses cheveux, qui se faisaient rares, étaient arrangés avec recherche ; sa robe, étroitement serrée, combattait, non sans quelque avantage, les développements trop généreux d’une taille qui avait dû être parfaite autrefois. Elle portait, en guise de broche, un médaillon, pareil à celui que nous avons vu jadis entre les mains de Raymond d’Audemer, au bureau des postes de Francfort et dans les profondeurs de la Hœlle.

Ce médaillon renfermait des cheveux de Julien enfant, et le portrait du vicomte. — Hélène gardait un culte tendre à la mémoire de son mari.

Rien qu’à la voir, du reste, on devinait son cœur et son esprit. C’était une excellente femme, douce, charitable et incapable de haine ; mais c’était une femme faible, d’intelligence médiocre, et de volonté presque nulle.

Dans le monde, elle passait pour spirituelle, mais l’intelligence, dans le sens propre du mot, a peu de chose à faire avec l’esprit du monde.

On y a vu des gens d’esprit qui n’étaient pas réellement des sots. Accorder au delà de cet aveu généreux serait prodigalité pure…

Madame la vicomtesse d’Audemer avait été bien longtemps pauvre, après la mort de son mari. Elle ne savait rien à cette époque des affaires de Raymond d’Audemer, qui était parti sous prétexte de recueillir la succession d’Ulrich, et qui n’était jamais revenu.

Une lettre d’Otto, le bâtard de Bluthaupt, lui avait appris la mort du vicomte, sans lui donner d’autres détails, et lorsque les bâtards avaient passé depuis à Paris, Otto avait affecté sur ce sujet une sorte de mystère.

Les deux autres, Albert et Goëtz, n’en disaient jamais plus long qu’Otto, et sa volonté semblait être la règle suprême de leur conduite.

Hélène, ignorant les événements qui avaient précédé le départ de son mari, et ne connaissant pas même ce Jacques Regnault, qui était le principal instrument de sa ruine, fit faire des démarches en Allemagne. Elle apprit tout à la fois que la succession de son père lui avait été volée en entier, et que les immenses domaines de Gunther de Bluthaupt, son oncle, étaient tombés légalement entre des mains étrangères.

Elle n’avait plus rien à espérer de ce côté. La famille de son mari lui était à peu près inconnue, et Raymond lui-même avait dit bien souvent devant elle que tous ses parents étaient aussi indigents que lui.

Elle restait seule avec le petit Julien, qui avait six ans, et Denise, qui venait de naître.

Ce furent de rudes années. La pauvre femme n’aurait point pu supporter ce fardeau trop lourd, si les bâtards n’étaient venus quelquefois à son aide.

Otto, Albert et Goëtz n’avaient rien que leurs manteaux rouges en lambeaux, et ils mangeaient du pain noir dans les fermes de l’Allemagne ; mais ils savaient toujours trouver quelques ducats lorsqu’il s’agissait d’une bonne œuvre à faire.

Hélène éleva ses enfants comme elle put ; elle était bonne mère : son amour maternel lui donna les ressources qu’elle n’avait point. Julien et Denise reçurent une éducation suffisante. — Vers le temps où Julien atteignait sa dix-huitième année, un ami de la famille d’Audemer vint proposer à Hélène de le placer dans une des premières maisons de banque de Paris. C’était, il est vrai, une maison nouvelle, mais dont la réputation n’avait point de rivale et qui possédait un crédit européen.

Hélène y consentit avec joie, et Julien devint commis de la maison de Geldberg, Reinhold et compagnie.

Ce fut une occasion pour M. le chevalier de Reinhold, de s’introduire auprès de la vicomtesse. À cette époque, elle était bien belle encore, et les visites du chevalier, qui se faisaient de plus en plus fréquentes, n’avaient peut-être pas un but entièrement désintéressé. Mais Hélène, qui songeait à l’avenir de son fils, fermait les yeux et continuait de tenir sa porte ouverte au chevalier. Il est probable, du reste, que les témérités de ce dernier ne dépassèrent point une certaine limite, car la vicomtesse, qui était une femme de cœur, ne vit pas d’obstacle plus tard à lui promettre la main de sa fille.

M. de Reinhold se présenta, en effet, un beau jour, pour être le mari de la jolie Denise. Mais alors qu’il fit sa demande, les choses avaient bien changé. Julien n’était plus commis d’une maison de banque : il montait un vaisseau de l’État en qualité d’élève de première classe ; Denise, brillante de jeunesse et de beauté, sortait d’un des premiers pensionnats de Paris.

Ce n’était plus seulement une charmante fille, c’était encore une héritière. Contre toute attente, madame d’Audemer avait fait un opulent héritage, à la mort de quelque parent éloigné de son mari, qu’elle n’avait jamais vu durant sa vie.

C’était une famille relevée.

La vicomtesse, cependant, avait gardé de son indigence passée un respect profond pour la richesse. Le chevalier de Reinhold était riche ; quelles que pussent être sur lui les opinions personnelles d’Hélène, elle l’accepta pour gendre avec empressement.

Elle alla même plus loin, et fit quelques ouvertures touchant le mariage de son fils avec la comtesse Esther.

Il y avait bien la différence des religions et des origines ; mais, après tout, Esther était la veuve d’un pair de France, et madame d’Audemer n’avait jamais eu le cœur chevaleresque des Bluthaupt.

Son indigence l’avait faite bourgeoise. Pendant quinze ans de sa vie, elle eût donné le blason de ses pères, avec les titres de son mari, pour quinze cents francs de rente.

D’ailleurs Julien aimait la comtesse Esther.

Les deux affaires marchaient de front et assez bien. Seulement, Denise, qui n’avait point été consultée encore officiellement, ne paraissait pas avoir une impatience très-marquée de joindre son sort à celui de M. le chevalier de Reinhold.

Bien plus, sa répugnance à rencontrer le chevalier était si grande, qu’elle avait cessé presque entièrement de fréquenter l’hôtel de Geldberg, où elle avait pourtant une amie. Lia et elle ne se connaissaient que depuis un an, mais elles s’aimaient, et il fallait que la répulsion de Denise fût bien vive, pour qu’elle abandonnât ainsi la pauvre Lia dans sa solitude.

Elle connaissait les projets de sa mère, et quand celle-ci lui touchait quelques mots de mariage, elle devenait triste.

Mais les jeunes filles sont toutes ainsi faites ; — c’est du moins ce que disent les femmes qui, côtoyant la quarantaine, ont intérêt à ne plus se souvenir…

Ce matin, le visage de Denise était plus mélancolique encore que de coutume. Ce qu’il y avait en elle de faible et de frêle s’accusait davantage ; sa taille trop svelte s’inclinait ; ses grands yeux allanguis s’entouraient d’un cercle bleuâtre ; son front pâle se courbait sous le poids d’une peine mystérieuse.

Denise s’asseyait ainsi parfois au déjeuner, avec un air de fatigue et de souffrance. Madame d’Audemer la déclarait alors malade, et lui faisait boire des potions.

Le lendemain, Denise revenait souriante et fraîche, et plus belle ; la jeunesse avait repris le dessus. Madame d’Audemer pensait l’avoir guérie.

Mais, aujourd’hui, Denise était si changée, que les potions accoutumées devaient avoir fort à faire. Elle ne mangeait point ; elle parlait à peine, malgré la présence de son frère, dont la vue lui avait arraché un sourire contraint. Et pourtant, il y avait plus d’une année que Julien était absent, et Dieu sait combien de fois les vœux, de la jeune fille avaient hâté son retour !

De temps en temps, elle semblait revenir à elle-même tout à coup et faisait effort pour paraître gaie ; mais c’était une tâche vaine : il y avait en elle une pensée accablante qu’elle ne pouvait point secouer.

Il est des mères bien habiles à sonder le secret des cœurs : vous diriez des fées, possédant ce magique miroir, où vient se refléter tout mystère. Mais il y en a d’autres qui épaississent à plaisir le bandeau attaché sur leurs yeux et se font aveugles. Madame la vicomtesse d’Audemer serait entrée en grand courroux contre quiconque lui aurait dit : Votre fille aime…

Il n’y avait qu’une heure que Julien était arrivé. Julien n’était pas un observateur de première force, et pourtant il avait deviné déjà ce que sa mère ne voulait point voir.

Julien, lui aussi, du reste, était fatigué, distrait, presque maussade. Le plaisir de la nuit ne lui avait laissé d’autre impression que beaucoup de lassitude et encore plus de dépit. Maintenant que les fumées du Champagne étaient dissipées, il songeait à cette femme inconnue du bal Favart avec une sorte de terreur. Il l’avait abordée en sortant d’un souper copieux ; l’intrigue s’était nouée à la hâte, sous la double influence de l’ivresse et du bal ; tant qu’avait duré cette nuit de folie, Julien, emporté par une véritable fièvre, avait aimé au hasard, désiré avec emportement et délire.

La fièvre éteinte, sa raison avait eu son réveil. Il avait jeté un coup d’œil en arrière, et un doute avait traversé son esprit.

Une pensée qu’il n’avait eue ni au bal, ni durant le souper, une pensée qui l’assaillait maintenant à l’improviste, lorsqu’il n’était plus temps de savoir !…

C’était comme une intuition bizarrement retardée. Tant que cette femme avait été là, près de lui, ses sens tout seuls avaient parlé ; maintenant, il semblait que ses souvenirs étaient plus précis que la réalité même ; il voyait de loin ce qu’il n’avait point vu de près ! cette femme inconnue, il croyait la reconnaître…

Les circonstances se groupaient dans sa mémoire interrogée ; il se rappelait une parole de Franz, qui lui avait dit, peut-être par hasard : — Que feriez-vous, si vous rencontriez sous le masque la femme que vous aimez ?…

Il s’indignait contre lui-même, et s’accusait d’être insensé ; mais, sous le masque de sa belle conquête de la nuit précédente, il entrevoyait désormais un visage connu ; et, sur les doux rêves qui avaient charmé pour lui les longues heures de l’absence, il y avait comme un voile de deuil.

Néanmoins il ne faudrait point poétiser outre mesure les sentiments qui agitaient le jeune enseigne, ni grandir un dépit chagrin jusqu’à la taille du désespoir. Après une nuit de veille, qui n’a ses pensées noires ? Quand la tête est lourde, quand les yeux brûlent, quand les reins se plaignent, nous voyons tout sous des couleurs assombries, et la mauvaise humeur étend autour de nous ses fantasques brouillards qui découragent et qui énervent…

Julien avait le spleen.

Il ne mangeait pas plus que sa sœur, et sa main, passée sous le revers de son frac, tourmentait au fond de sa poche ce petit morceau de papier dont la lecture l’avait fait pâlir, dans le cabinet du café Anglais.

Ceci était plus sérieux que le soupçon tardif qui l’assaillait à l’endroit de son domino bleu. Julien savait par cœur les paroles griffonnées sur le petit morceau de papier, et c’était pour lui comme une menace, vibrant incessamment à son oreille.

Julien était fort malheureux, et faisait triste figure à ce déjeuner d’arrivée. Madame d’Audemer seule avait un visage serein. Elle était joyeuse de revoir son fils sous ce brillant costume d’enseigne, qui fait l’orgueil des mères et la gloire des jeunes gens forts en trigonométrie. Elle voyait l’avenir tout diapré de parures de noces, et croyait ouïr un lointain écho de contredanses, exécutées à de beaux bals de mariage.

— Il faut excuser votre sœur, mon cher Julien, dit-elle en nuageant sa tasse de thé ; — elle est plus gaie que cela d’ordinaire, et je la crois souffrante.

— Je suis bien sûr que Denise a du plaisir à me revoir, répliqua l’enseigne d’un air distrait.

La jeune fille lui tendit la main, en essayant de sourire.

— Je connais ces indispositions, reprit madame d’Audemer ; un peu de tisane, et nous n’y penserons plus… Mais que vous arrivez à propos, Julien !… si votre congé eût tardé d’un mois seulement, vous manquiez la belle fête que les Geldberg vont donner à leur château d’Allemagne.

— Quelle fête ? demanda l’enseigne.

— Ne vous l’ai-je point écrit ? dit madame d’Audemer avec vivacité. — Une fête comme on n’en a jamais vu, mon cher enfant ! une fête qui coûtera des sommes incalculables… ceux qui n’y seront pas invités ne s’en consoleront jamais… votre sœur doit y aller. — N’est-ce pas, Denise !

— Oui, ma mère, répondit la jeune fille qui n’avait pas écouté.

— Elle emportera douze robes de bal, reprit la vicomtesse avec un enthousiasme croissant, — quatre costumes de genre et le reste à l’avenant… c’est moi qui ai réglé tout cela ; car, Dieu merci ! je m’occupe d’elle plus que de moi-même et plus qu’elle-même !… Ah ! mon cher enfant, que j’aurais été désespérée, si vous aviez manqué cette fête !… On en parlera pendant dix ans, voyez-vous !

— Et Denise, demanda Julien, est-elle bien contente ?

— Si elle est contente ! s’écria la vicomtesse, — et comment ne le serait-elle pas ?

Elle s’interrompit pour regarder Denise, qui ne répondait point.

— Chère petite, dit-elle avec une nuance de dépit dans la voix, — Julien vous demande si vous êtes contente d’aller au château de Geldberg ?

Denise rappela son sourire morne et distrait.

— Bien contente !… murmura-t-elle.

Julien remarqua peut-être combien le ton de sa sœur contredisait ses paroles, mais il avait, lui aussi, ses préoccupations. D’ailleurs, madame d’Audemer ne lui laissa pas le temps d’aborder ce sujet.

— Les invitations ne sont pas encore faites, poursuivit-elle d’un air d’importance ; — mais la chose a transpiré bien vite, et c’est à qui pourra se procurer une lettre… Je sais des gens qui payeraient cinquante louis pour être engagés… Mais ce sera une réunion tout à fait choisie : il n’y aura que des gens titrés et des millionnaires.

— Je ne sais pas où est situé le château de Geldberg, fit observer le jeune vicomte ; — mais il me semble que ce doit être un peu loin pour une fête parisienne.

— C’est là le beau ! s’écria madame d’Audemer. C’est là l’excentrique, le splendide, le royal… La maison de Geldberg se charge de transporter tous ses invités jusqu’au fin fond de l’Allemagne… Il y aura rafle de chevaux de poste… Véfour sera chargé de préparer des étapes sur la route, et, au lieu des repas d’auberge, on dînera comme au Palais-Royal…

— Ma foi, dit l’enseigne, je conviens que cela mérite d’être vu ?

— Vous sentez bien, repartit madame d’Audemer en clignant de l’œil légèrement, qu’il n’y a rien encore d’officiel… mais nous avons les premières nouvelles… ce que je vous dis là, nous le tenons du chevalier de Reinhold lui-même, qui vient nous voir à peu près tous les jours… N’est-ce pas, Denise ?

La jeune fille s’inclina en signe d’affirmation ; mais cette fois, elle eut beau s’efforcer, sa bouche pâle et contractée ne put parvenir à ébaucher un sourire. Son malaise semblait augmenter à chaque instant. Il y avait sur son visage défait un air de souffrance, et l’on devinait le travail de sa volonté aux abois qui tâchait d’arrêter ses larmes à l’entrée de sa paupière…

Tandis que sa mère parlait, elle pensait. Une idée accablante pesait sur son cœur. Il n’y avait plus à s’y méprendre, sa détresse croissante et longtemps comprimée se faisait jour au dehors.

Mais madame la vicomtesse d’Audemer ne prenait point garde. Elle était amoureuse de la maison de Geldberg, qui dépensait des centaines de mille francs à donner une fête. Depuis deux ou trois jours qu’elle était dans le secret des magnificences promises, elle ne pouvait songer qu’à son voyage, à ses toilettes, à celles de sa fille, et au glorieux bonheur qu’il y aurait à s’unir par les liens du mariage à cette famille de Geldberg, si riche et si puissante.

D’ailleurs, en bonne conscience, il n’est pas prudent de s’occuper trop des petits malaises qui prennent les jeunes filles. L’attention qu’on y donne ne fait que les aggraver, et le meilleur est de fermer les yeux sur ces caprices nerveux ou autres qui se calment bien vite, alors qu’on ne les irrite point.

Telle était l’opinion de la vicomtesse, qui était assurément une bonne mère, et qui se fût dévouée de grand cœur pour ses enfants…

En somme, que pouvait avoir Denise ? Le docteur répondait de sa santé ; elle avait toutes les robes qu’elle voulait ; tous les chapeaux, toutes les fleurs, toutes les dentelles ; on ne lui refusait rien ; on la menait au bal ; — volontiers l’eût-on forcée de se divertir…

Ces pâleurs qui lui venaient, c’était le mal des jeunes filles ; ces tristesses devaient avoir le terme commun ; et, si elle souffrait, c’est que vraiment elle y mettait du mauvais vouloir !

Et pourtant la vicomtesse avait eu dix-huit ans ! L’angoisse d’amour avait pâli jadis ses fraîches couleurs de vierge. Bien des nuits, elle avait pleuré sans pouvoir trouver le sommeil, dans son lit blanc du beau château de Rothe.

Mais encore une fois, tant de choses s’oublient ! Nos hommes graves de vingt-cinq ans prennent en pitié profonde les collégiens qui dansent la polka ; les viveurs se font usuriers ; les radicaux obtiennent des bureaux de tabac, et las chauves se demandent comment on peut pousser le romantisme jusqu’à porter des cheveux !…

Madame la vicomtesse d’Audemer se donnait tout entière à la description des féeries annoncées. Julien, d’abord indifférent, commençait à écouter avec plus d’intérêt ; il était jeune, et on lui parlait de plaisir. D’ailleurs, tout ce qu’on disait se rapportait indirectement à la comtesse Esther, sa belle fiancée.

Il s’animait par degrés, et son attention, réveillée, se détournait de plus en plus de Denise.

— Et savez-vous quel est le jour fixé ? demanda-t-il en remplissant son verre pour la première fois.

— Si le jour était fixé, répondit la vicomtesse, je le saurais, sans aucun doute… Le chevalier de Reinhold ne nous laisse rien ignorer ;… mais M. Abel de Geldberg, qui est le grand ordonnateur, n’a pas encore déterminé l’époque… Il faudra vous précautionner de tout ce qui est nécessaire, Julien : costume de chasse, deux ou trois travestissements pour le moins, car on nous promet des bals délicieux, quelques habits simples et de bon goût pour la promenade… votre uniforme pour les grandes occasions… et puis… voyons, est-ce tout ?

— Je crois que c’est tout, répliqua l’enseigne en souriant.

— C’est que, mon cher enfant, répliqua madame d’Audemer avec gravité, — rien n’est ridicule comme d’être pris au dépourvu… Tous les tailleurs de Paris ont des noms allemands, mais cela ne veut pas dire qu’il y ait des tailleurs en Allemagne… et pensez donc, Julien ! au milieu de cette réunion brillante, il faut que nous fassions figure… votre mariage dépend probablement de l’effet que vous produirez à Geldberg.

— Mon mariage ! répéta l’enseigne, dont les sourcils se froncèrent.

La vicomtesse le regarda d’un air surpris et chagrin.

— Auriez-vous changé d’avis ? demanda-t-elle.

Et comme Julien tardait à répondre, elle reprit avec volubilité :

— Certes, mon cher enfant, c’est une action sérieuse ; et la fortune n’est pas tout dans un ménage… Mais, réfléchissez, je vous en conjure… Pour donner des fêtes pareilles, il faut vraiment rouler sur des millions !

Julien gardait encore le silence. Madame d’Audemer ajouta, d’un accent emphatique et pénétré :

— J’ai fait le calcul ; au bas mot, cela ne peut pas leur coûter moins de quatre cent mille francs !

Julien rêvait.

— On dit qu’elle est toujours bien belle !… murmura-t-il.

La vicomtesse se prit à sourire. Elle était rassurée…

Deux grosses larmes s’échappaient de la paupière de Denise, et roulaient lentement sur sa joue.

Depuis quelques minutes, la pauvre enfant était seule avec elle-même. Des idées navrantes l’assaillaient et lui brisaient le cœur. — À ce moment où, trop faible contre son martyre, elle cessait de combattre et laissait des larmes emplir ses yeux brûlants, la porte du salon s’ouvrit.

— La brodeuse Gertraud demande à parler à Mademoiselle, dit une femme de chambre qui était sur le seuil.

Denise se lève précipitamment, heureuse de pouvoir cacher ses larmes.

La vicomtesse et son fils restèrent en tête à tête.