Le Fils du diable/Tome I/Prologue/5. La tache de sang

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Legrand et Crouzet (Tome Ip. 48-62).

CHAPITRE V.

LA TACHE DE SANG.

Chaque fois que le comte buvait une dose de l’élixir composé par José Mira, sa faiblesse augmentait. Après un instant de bien-être, où sa décrépitude semblait galvanisée, il tombait dans une torpeur lourde. Son esprit et son corps fléchissaient à la fois sous un abattement profond.

Ce soir, il éprouvait plus vivement que d’habitude le double effet du breuvage, à la confection duquel le savant docteur avait apporté sans doute un soin plus grand.

Une minute après que ses lèvres eurent touché le gobelet d’or, il était plongé dans une sorte d’assoupissement qui lui laissait néanmoins la conscience de ce qui se passait autour de lui.

Sa tête, penchée sur sa poitrine, et qui semblait supporter un invisible poids, se relevait de temps en temps avec effort. Son regard éteint allait lentement de l’un à l’autre de ses compagnons ; puis sa paupière pesante se refermait, et sa tête retombait.

José Mira suivait ses mouvements d’un œil curieux. Le gros Fabricius Van-Praët, installé carrément dans son fauteuil, regardait flamber les souches de pins et ne songeait guère au miracle hermétique qui était en train de s’accomplir dans la solitude du laboratoire, tout en haut de la Tour du guêt. L’intendant Zachœus se faisait de la main une visière, et regardait son maître avec une impassible froideur.

En un moment où la tête de Gunther restait penchée plus longtemps que de coutume, Van-Praët montra du doigt la pendule et dit à voix basse :

— Ils tardent bien à venir !…

— Chut ! fit le docteur en prolongeant un imperceptible son ; — il entend tout !

Le comte se redressa, comme s’il eût voulu confirmer cette parole.

— C’est bien vrai, dit-il, d’une voix embarrassée ; — cela tarde !… Les minutes sont longues !… bien longues !

Il reprit haleine comme un homme qui vient de fournir une lâche au-dessus de ses forces.

— Margarethe ne crie pas, poursuivit-il. — Je donnerais mille souverains pour entendre son premier cri… Et le creuset !… Oh ! que ne puis-je voir l’or jaune et brillant bouillir au fond du vase, — puis se refroidir et devenir une masse solide… Les minutes sont longues !

Il appuya sa tête sur sa main tremblante ; ses trois compagnons se taisaient.

— Tout mon corps est glacé, reprit-il : — il n’y a qu’un point dans ma poitrine qui brûle comme un charbon ardent… À boire ! j’étouffe !

— Il ne faut pas abuser de mon breuvage, répliqua le docteur d’un ton dogmatique et lent. — Les doses en sont réglées selon l’art : vous boirez, gracieux seigneur, quand il en sera temps.

— C’est que je souffre bien ! murmura le pauvre vieillard ; si vous saviez comme je souffre !

Le docteur avança la main et lui tâta le pouls.

— Monsieur le comte, dit-il effrontément, — vous ne vous êtes jamais mieux porté.

Gunther essaya de sourire :

— C’est peut-être vrai, balbutia-t-il ; je suis un malade imaginaire… mais cette attente me tue… Encore de longues heures à passer avant de savoir !

Il sembla se ranimer soudain, et attacha son œil brillant de désir sur la large face du Hollandais.

— Meinherr Van-Praët, dit-il en donnant à sa voix cet accent de caresse que savent prendre les enfants, — ne pensez-vous point que nous pourrions monter au laboratoire et découvrir le creuset en ce moment pour voir si l’œuvre avance ?

— Ce serait retarder la transformation d’un mois, répondit le Hollandais d’un ton grave ; peut-être d’une année… mais je suis à présent, comme toujours, aux ordres de mon gracieux seigneur.

Il fit le geste de se lever. Gunther poussa un gémissement.

Un autre gémissement lui répondit derrière les rideaux du lit, et une douce voix de femme prononça le nom de Dieu avec un accent de déchirante souffrance.

Le front sillonné du vieillard s’éclaira soudainement ; il tourna la tête, attendant un cri qui ne vint pas.

Le docteur entr’ouvrit les rideaux. — La lumière des lampes glissant obliquement entre les draperies, éclaira un visage angélique et plus blanc que la mousseline de l’oreiller où il s’appuyait. — C’était une tête suave et noble, où rayonnait la belle candeur de l’enfance. Quelques mèches de cheveux blonds, soyeux et fins, tombaient autour de ses joues pâlies. Ses yeux étaient à demi fermés, et sa bouche décolorée semblait s’ouvrir pour exhaler une plainte…

Le docteur lui tâta le pouls sans mot dire, rapprocha les rideaux et revint s’asseoir.

Le vieux Gunther était retombé dans sa morne apathie.

Hans et Gertraud, à qui nul ne faisait attention, avaient discontinué leur entretien, au cri poussé par la jeune comtesse et tournaient vers le lit des regards émus de pitié.

Un silence profond régnait dans la grande salle. — On n’entendait que le bruit du balancier de la pendule, et le sifflement triste du vent qui se plaignait au dehors.

La lumière insuffisante des lampes n’éclairait qu’une partie de la pièce dont les murailles restaient dans une demi-obscurité. — On apercevait vaguement les personnages des hautes tapisseries battant contre la maçonnerie, les moulures dorées des grosses poutres et des frises bizarrement découpées. — Au-dessus des portes, les panneaux montraient leurs trophées déteints.

Quatre ou cinq grands cadres dorés, pendus contre la tapisserie mobile, entouraient les visages austères et à demi-effacés des seigneurs de Bluthaupt, qui avaient vu Jérusalem, au saint temps des croisades. Entre ces visages, malgré le mauvais état des peintures, il y avait des rapports frappants. — Bluthaupt, disait une légende de la montagne, gardait de siècle en siècle les mêmes traits et le même cœur.

Vis-à-vis de la cheminée, deux armures d’acier jetaient de sombres étincelles. — Sur les écus, suspendus au-devant des cuirasses vides, on pouvait distinguer les émaux de Bluthaupt, dont les armes (à enquerre) étaient « de sable à trois hommes ou bustes de gueules[1]. »

Toutes ces choses avaient un aspect lugubre et forçaient l’esprit à reculer vers les ténèbres du passé. — Ces rideaux sombres qui étouffaient des cris de douleur, ces murailles vêtues de deuil, ces fenêtres à vitraux colorés, où parfois un rayon de lune mettait une apparence de mouvement et de vie, tout jusqu’au groupe immobile des quatre hommes, sur qui la lumière des lampes tombait d’aplomb, prêtait à l’imagination de vagues terreurs.

Quand le vent gémissait plus aigu, dans les fentes des croisées, arrachant un accord étrange aux harpes éoliennes tendues entre les cheminées du schloss ; ou quand les monstres de tôle qui servaient de girouettes laissaient tomber leurs cris plaintifs, Hans et Gertraud tressaillaient comme à la voix d’un être humain en détresse.

Gertraud avait été élevée au schloss ; Hans était un vassal de feu le comte Ulrich, et venait de l’autre côté de Heidelberg.

Ils tenaient tous deux une place à part parmi la nombreuse livrée de Gunther, et leurs services étaient dévolus exclusivement à la comtesse Margarethe.

Après quelques minutes de silence, ils avaient repris leur entretien.

— J’étais une enfant quand la belle comtesse arriva au château, disait Gertraud. — Elle ne souriait point comme font, dit-on, les jeunes épousées… son regard si doux était triste… et, lorsqu’elle passa le seuil de cette grande salle où nous la voyons souffrir maintenant, il me sembla qu’il y avait une larme au bord de sa paupière.

— Pauvre noble dame ! interrompit Hans Dorn avec émotion. Là-bas, au château de Rolhe, elle était bien heureuse ! Son père l’aimait : ses trois frères l’adoraient… et tous les gentilshommes du voisinage soupiraient pour l’amour d’elle !… Mais on dit que ce mariage était nécessaire pour la prospérité du sang de Bluthaupt… Je sais bien, moi, ce qu’il aurait fallu pour la gloire de la maison, ajouta-t-il plus bas. — Les trois braves enfants qu’on appelle des bâtards auraient soutenu comme il faut le nom de leur père, qui les avait reconnus dans son testament pour ses héritiers légitimes… Mais tout cela s’est arrangé autrement, et bien des gens affirment qu’ils l’ont voulu ainsi eux-mêmes… Hélas ! je suis bien jeune, mais j’ai vu le temps où tout était bonheur au beau château de Rothe ! Le noble Ulrich était dans la force de l’âge ; les trois jeunes maîtres n’avaient point leurs pareils entre tous les cavaliers du pays ; les deux jeunes comtesses Hélène et Margarethe, aussi bonnes que jolies, semblaient appeler sur le manoir les bénédictions de Dieu…

« Maintenant Ulrich est mort… L’homme qu’on avait vu plein de santé la veille n’était plus le lendemain qu’un cadavre !… Il avait, dit-on, pour ennemis des gens tout-puissants dont il combattait l’injustice… Il faisait partie d’une vaste association dont tous les membres sont frères ; — mais quelle main s’est levée pour le venger ?

» Ses trois fils, les dignes cœurs, ne portent ni le nom de Bluthaupt ni le nom de Rothe ; ils sont bâtards. J’ai entendu affirmer qu’ils sont engagés, eux aussi, dans une lutte désespérée… Qui peut dire s’ils ont un abri où reposer leurs têtes ?

» Margarethe est la femme d’un vieillard entouré d’aventuriers avides !

» Il n’y a que la comtesse Hélène qui soit heureuse. Dieu puisse-t-il la garder de tout revers ! Elle est la femme d’un noble Français qu’elle aimait depuis son enfance. — Ce fut là une noce bien gaie, Gertraud, et qui ne ressembla point à celle dont vous venez de me parler… Moi aussi, j’étais un enfant lorsque je vis ces fiançailles, mais j’en ai encore de la joie dans le cœur !

» Qu’ils étaient beaux tous deux et qu’ils s’aimaient ! »

Hans s’interrompit brusquement ; on venait de frapper à la grille.

Le vieux comte ouvrit à demi les yeux, et prononça quelques paroles confuses.

— Les voilà, dit Van-Praët.

Zachœus Nesmer se leva et se dirigea vers l’une des embrasures pour regarder au dehors.

Hans et Gertraud avaient déjà l’œil collé aux vitraux.

La grille s’ouvrit et donna passage à un cavalier couvert d’une houppelande de toile cirée ; ce cavalier était seul.

Zachœus attendit que la grille fût refermée, et revint vers ses compagnons, qui l’interrogèrent du regard.

— Ce n’est que Mosès, dit-il en se rasseyant.

Mira et le gros Hollandais firent un signe de désappointement.

— Toujours de nouvelles figures d’aventuriers ou de trafiquants ! murmura le page qui rapprocha du sien le tabouret de la jolie suivante. — Des gens pareils devraient-ils entourer le chef de la maison de Bluthaupt ?… Aussi vrai que je vous aime, Gertraud, il se passe dans ce château quelque chose d’extraordinaire et de menaçant !

Les fraîches couleurs de la jeune fille pâlirent.

— Vous me faites peur, ami, murmura-t-elle, — et cependant je ne puis dire autrement que vous… Je ne sais quel pressentiment mortel me serre le cœur… La soirée commence à peine et je voudrais voir le jour déjà !

— Si cette nuit doit être la dernière pour quelqu’un de nous, répliqua le page en faisant le signe de croix, — que Dieu prenne en pitié son âme !

Gertraud se serra contre lui toute tremblante.

Hans entoura de ses bras la ronde taille de l’enfant, et l’attira sur son cœur.

— Laissez-moi, dit-elle, — ces jeux sont un péché près d’un lit de souffrance, et nous ferions mieux de prier tous les deux comme des chrétiens.

On n’entendait plus aucun bruit dans la cour. Le cheval du juif était à l’écurie, et Mosès Geld lui-même avait été introduit dans l’appartement de Zachœus, où se tenaient les réunions des associés.

Hans, prenant pitié des terreurs de la pauvre Gertraud, cherchait maintenant à la rassurer.

— Nous sommes des enfants, disait-il en essayant de sourire, — et nous nous laissons prendre à des frayeurs folles, parce que tout ce qui nous entoure est triste, et que le vent d’octobre gémit au dehors… Demain il y aura dans le berceau un bel enfant, ma Trudchen, et le vin du Rhin coulera dans nos verres, pour célébrer la bienvenue de l’héritier de Blu-Ihaupt.

— Que le ciel vous entende, ami ! murmura Gertraud.

— Ces hommes ont de mauvaises figures, reprit Hans, qui montra du doigt les trois compagnons de Gunther ; — mais le cœur ne ressemble pas toujours au visage, et ce sont peut-être de bonnes gens… Vous étiez à me raconter ce qui s’est dit dans le pays, touchant la grossesse inespérée de la comtesse. Ne voulez-vous point m’achever cette histoire, Trudchen ?

Gertraud fut quelques secondes avant de répondre ; mais elle était femme, et l’envie de conter une histoire mystérieuse est forte à quinze ans, même contre la terreur.

— On a dit bien des choses, répliqua-t-elle enfin, — parmi lesquelles il y en a beaucoup que je ne sais point comprendre ; — mais, écoutez, Hans, je vais vous répéter cela de mon mieux.

» Notre maître a été marié déjà deux fois dans sa jeunesse. Ses deux femmes sont mortes sans lui laisser d’enfants.

» Il y a trente ans que la dernière est dans sa tombe de marbre, sur le devant du chœur de la chapelle de Bluthaupt.

» Il n’y a plus au château que deux ou trois serviteurs chargés d’années qui se rappellent l’avoir vue, alors qu’ils étaient jeunes.

» Pendant trente ans, le comte Gunther ne pensa point à prendre une nouvelle épouse. Il vivait enfermé dans son schloss solitaire, dont aucun gentilhomme du voisinage ne passait jamais le seuil. — Son frère lui-même ne venait point le visiter.

» Ce que je vais vous dire est étrange ; mais je l’ai entendu répéter tant de fois, qu’il faut bien y croire. — Il y a trois ans, Gunther de Bluthaupt ne savait rien sur la famille de son frère.

» À cette époque seulement, il parut s’éveiller de son long oubli. Il s’informa, il apprit que la famille d’Ulrich se composait de deux filles légitimes et de trois jumeaux à peine sortis de l’enfance, qui n’avaient point pour mère une comtesse de Bluthaupt.

» Vous m’avez entendu parler sans doute du feu qui brille incessamment tout au haut de la tour du Guêt, dans l’aile gauche du château ? C’était alors, comme aujourd’hui, la retraite favorite du comte, qui s’y enfermait durant de longues heures. — Nul n’a jamais su quelle occupation l’y retient, et — que Dieu me pardonne si je commets un péché ! — les gens du pays disent que c’est là un repaire de maléfices et de méchants cultes adressés à Satan.

» Depuis des années, pas une seule nuit ne s’était passée, sans que le feu brûlât au sommet du donjon ; mais les nouvelles que le comte venait d’apprendre le préoccupèrent si fortement, qu’il fut plusieurs jours sans mettre le pied dans sa retraite favorite.

» On l’entendit jurer par Dieu et le diable que le nom de Bluthaupt ne serait jamais porté par des bâtards. — Il envoya un message au comte Ulrich, son frère, et un exprès partit pour la cour de Rome, afin de solliciter des dispenses. — Puis la pauvre comtesse Margarethe arriva au château.

» Parmi les gens de Bluthaupt, la plupart disent que c’est folie d’espérer des enfants dans le vieil âge, quand on n’a pu en avoir dans la jeunesse.

» Des mois se passèrent et rien n’annonça que la jeune comtesse dût être mère.

» Gunther avait repris sa vie mystérieuse, mais il n’était pas seul, et les trois hommes que vous voyez là étaient déjà installés au château.

» Le bruit se répandit que l’un d’eux avait des accointances avec l’esprit malin. — On alla jusqu’à dire que le vieux Gunther avait vendu son âme à Satan, pour la promesse d’un héritier mâle de son nom… Le croyez-vous, Hans ? »

— Non, répondit le page dont la physionomie franche et résolue exprimait une naïve curiosité ; — je crois en Dieu, mais je pense que le diable n’a pas le loisir de signer des contrats avec les pécheurs.

L’esprit de Gertraud n’était pas de cette force-là. Elle reprit en secouant sa jolie tête bouclée, d’un air solennel :

— De plus vieux que nous le croient et le disent. Je souhaite que cela ne soit point… Mais que pensez-vous des Trois Hommes Rouges, Hans ?…

— Les Trois Hommes Rouges ?… répéta le page.

Gertraud étendit sa main potelée vers l’une des armures de fer, et montra les trois bustes sanglants figures sur le champ noir de l’écusson de Bluthaupt.

— Les Trois Hommes Rouges que nos maîtres portent dans leurs armoiries, depuis des milliers d’années, reprit-elle avec emphase ; — les trois démons qui veillent aux destinées de Bluthaupt !… Hans, il est impossible que vous n’ayez jamais entendu parler de cela ?

— En effet, répondit le page en souriant, — je crois me souvenir… On les voit arriver comme un présage, lorsqu’un événement important se prépare… Ils viennent aux mariages, aux naissances, aux morts…

Hans s’interrompit pour faire un geste d’incrédulité.

— Voyez-vous, Trudchen, reprit-il, — il y a tant de légendes sur la maison de Bluthaupt… tant de superstitieuses traditions… tant de mensonges !…

— Ceci n’est pas un mensonge, dit Gertraud.

— Comment ! vous croyez à l’existence des Hommes Rouges ?…

— Il faut bien que j’y croie, Hans…

— Pourquoi ?

— Je les ai vus !

Gertraud prononça ces derniers mots d’une voix basse, mais fortement accentuée…

Hans hésita franchement entre un éclat de rire et un vague mouvement de frayeur.

Il était du pays et si sa nature intrépide avait la bonne volonté de se battre contre la superstition, la superstition se giissait en lui parfois, quoi qu’il en eût, et prenait rudement sa revanche.

Ce soir, après quelques secondes de lutte, ce fut la crédulité qui l’emporta. Il subissait, à son insu, l’influence de cette atmosphère de tristesse lugubre qui emplissait les demi-ténèbres de la vieille salle. — Un frisson vif courut le long de ses membres.

Sa figure jeune et joyeuse, qui avait été sur le point de sourire, devint sérieuse et s’allongea, inquiète.

— Vous les avez vus, Gertraud ?… dit-il en baissant la voix lui-même involontairement.

— Je les ai vus, répéta la jeune fille.

— Quand cela ?

— Il y a juste aujourd’hui neuf mois… c’était par un soir tout pareil à celui-ci… il faisait seulement plus froid, parce qu’on était au cœur de l’hiver, et le vent du nord jetait contre les vitres de grands tourbillons de neige… La comtesse Margarethe était couchée, comme aujourd’hui, sur son lit ; les potions du docteur Mira l’avaient rendue malade… Comme tout à l’heure, un coup retentit, frappé au plastron de la grille.

» Un voyageur entra. Nul ne le connaissait parmi les gens du château. — Il était couvert d’un grand manteau noir. Son visage était noble et fier, sous les longues boucles de ses cheveux.

» Quand il entra, Margarethe poussa un cri. — Je ne saurais point dire si c’était de la douleur ou de la joie…

» L’étranger s’assit pour souper à la table de Gunther, puis il se retira dans l’appartement qui lui fut assigné par Zachœus Nesmer.

» Hans, je n’ai jamais dit ces choses à personne et je ne les dirai qu’à vous qui m’avez juré d’être mon mari. — C’est le secret de ma chère maîtresse, pour qui je donnerais ma vie, et peut-être notre amour…

Hans lui prit les mains et les baisa tendrement.

— Je suis heureux de lire au fond de votre bon cœur, Trudchen, répondit-il. — Aimez la comtesse Margarethe… aimez-la plus que moi et avant moi !… c’est la fille du noble Ulrich, mon bon maître ; c’est la sœur des trois déshérités que je voudrais voir puissants et riches au prix de tout mon sang !

— Me voilà qui les aime, dit la jeune fille en souriant, — puisque vous les aimez… Écoutez-moi, maintenant, ami ; peut-être comprendrez-vous ce que je ne comprends point…

» Il était minuit environ. Je couchais dans le cabinet dont la porte est là derrière moi. Le bruit de la tempête m’empêchait de dormir.

» Plusieurs fois, il m’avait semblé entendre des frôlements indistincts dans la chambre de ma maîtresse ; j’avais cru que c’était elle qui s’agitait en son sommeil et qui se retournait sur son lit.

» À gauche de la draperie tendue pour garder du vent le lit de la malade, vous voyez bien cette petite porte, Hans ?… »

Hans fit un signe affirmatif.

Gertraud lui désignait du doigt la porte de l’oratoire. — Elle était pâle et sa voix chevrotait.

— Ce fut une scène terrible ! murmura-t-elle, comme en se parlant à elle-même ; — vivrais-je cent ans, elle sera là, toujours devant mes yeux…

» Cette porte, reprit-elle, donne dans l’oratoire de la comtesse, qui communique avec une cour intérieure par un escalier hors d’usage. Cette cour n’a point d’issue.

» Avant le jour dont je vous parle, je ne connaissais ni l’escalier ni la cour.

» Malgré ces bruits confus que j’entendais toujours dans la chambre de ma maîtresse, je commençais à m’endormir, lorsqu’un choc subit me mit brusquement sur mon séant.

» C’était comme une porte qu’on ouvrait de force non loin de moi. — Je m’élançai hors de ma couche et d’un bond j’entrai dans la chambre où nous sommes, qui était faiblement éclairée par une lampe de nuit.

» Voici ce que je vis :

» La comtesse Margarethe, pâle encore des souffrances de la journée, renversait sa jolie tête sur l’oreiller, au milieu de ses cheveux blonds épars. Elle subissait l’effet d’un breuvage que je lui avais donné la veille, sur l’ordre du médecin Mira : elle semblait dormir profondément. — Entre elle et moi, il y avait cet étranger arrivé au château dans la soirée.

— Il était tête nue ; son manteau noir gisait auprès de lui. Un de ses genoux s’appuyait sur le lit de la comtesse…

» Et il restait là, immobile, comme si la foudre l’eût frappé dans cette position.

» Ses regards se fixaient avec une sorte de stupeur vers la petite porte de l’oratoire.

» Mes yeux suivirent les siens. — Sur mon salut, Hans, je dis la vérité ! — Les Trois Hommes Rouges étaient debout devant le seuil… »

Le page tourna son visage du côté de cette porte mystérieuse. Il y avait sur ses traits, rendus à leur caractère naïf, un peu de défiance encore, avec tous les signes d’un puissant intérêt excité.

— Ce n’était point l’étranger qui m’avait éveillée, reprit Gertraud, mais bien le bruit de la porte, ouverte avec violence par les Trois Hommes Rouges.

— À quel signe pûtes-vous donc les reconnaître ? demanda Hans qui l’interrompit en ce moment.

— Je les voyais comme je vous vois, répondit la jeune fille ; — mes yeux ne se troublèrent que plus tard… à moins que l’émotion de cette heure terrible ne m’eût aveuglée à mon insu, je puis affirmer devant Dieu qu’il y avait là trois hommes, vêtus de longues robes écarlates et dont les visages disparaissaient sous des coiffures rouges comme le feu de l’enfer…

— C’est étrange ! murmura le page.

Gertraud poursuivit.

— Chacun d’eux avait à la main une longue épée dont la lame rejetait en sombres étincelles les vacillantes lueurs de la lampe.

» Tous les trois avaient la même taille et la même apparence.

» Leur immobilité dura la dixième partie d’une minute, qui me sembla longue comme une heure. Moi je restais à cet endroit même où nous sommes, terrifiée et incapable de me mouvoir. — La lampe envoyait à peine jusqu’à moi ses rayons affaiblis : je pense qu’on ne m’apercevait point.

» Deux des Hommes Rouges s’ébranlèrent à la fois et voulurent s’avancer vers l’intérieur de la chambre ; mais le troisième les retint d’un geste impérieux. Il prit à l’un d’eux son épée, et fit quelques pas à la rencontre de l’étranger.

« Celui-ci quitta enfin la posture où l’avait surpris l’arrivée des Trois Hommes Rouges. Il roula son manteau autour de son bras gauche, et vint, lui aussi, se placer au centre de la salle.

» L’Homme Rouge rejeta en ce moment sa coiffure en arrière.

— Se peut-il que Dieu permette aux démons de prendre les traits des anges ! — C’était un beau jeune homme, au front large et pensif, entouré de cheveux noirs comme l’ébène. Il y avait autour de sa lèvre un amer sourire, et la colère brûlait dans ses yeux.

» Il donna une épée à l’étranger. Les fers, en se choquant, interrompirent seuls le silence, car pas une parole ne fut échangée.

» La comtesse Margarethe dormait toujours.

» Je vis les lames agiles décrire les courbes scintillantes. — J’entendis un cliquetis sec, puis un grincement rapide. — L’étranger tomba à la renverse, en poussant un grand cri.

» La comtesse Margarethe s’éveilla en sursaut. — Moi, je m’évanouis…

— Et vous ne vîtes plus rien ? demanda Hans.

— Je ne saurais dire combien de temps dura mon anéantissement, continua la jeune fille. — Quand je m’éveillai, deux des Hommes Rouges étaient assis auprès du lit de la comtesse, et il me semblait la voir leur sourire.

» Mais tout cela était comme un rêve. Il y avait désormais une sorte de voile au-devant de mes yeux.

» Le troisième Homme Rouge était agenouillé à la place où avait eu lieu le combat. Il frottait le sol avec un lambeau de son vêtement, et je pense qu’il effaçait des traces de sang…

» Entre la comtesse et lui s’étendait la draperie ; elle ne pouvait point voir ce qu’il faisait.

» Le corps de l’étranger avait disparu.

» Quand sa tâche fut achevée, le troisième Homme Rouge vint à son tour au chevet de la comtesse. J’entendais vaguement qu’ils causaient tous les quatre à voix basse, — bien doucement et comme des gens qui s’aiment… »

Hans fit un geste muet en ce moment comme si une pensée soudaine eût éclairé brusquement son esprit.

Gertraud n’y prit point garde.

— Je ne sais pas ce qu’ils se disaient, poursuivit-elle ; — toute cette partie de mes souvenirs est confuse… Je me rappelle seulement que celui dont l’épée avait jeté l’étranger sur le carreau, et qui gardait encore sa tôle découverte, tira un parchemin de son sein et le déchira en mille pièces, après avoir baisé le front de Margarethe.

» Margarethe pleurait…

» Tout cela était devant mes yeux et passait comme une vision folle. Je me disais que c’était peut-être un rêve, tout plein d’accablantes terreurs.

» Ma paupière alourdie se ferma de nouveau. — Quand elle se rouvrit, les rayons du jour naissant inondaient la salle, — La comtesse dormait de ce sommeil souriant et tranquille qui la fait ressembler aux anges.

» La chambre gardait exactement l’aspect qu’elle avait le soir précédent. Il n’y avait plus ni Hommes Rouges ni étranger au noir manteau. — Toutes les portes étaient fermées.

» Enhardie par les rayons du jour et incapable de résister à ma curiosité inquiète, j’ouvris la petite porte par où les Trois Hommes Rouges avaient dû s’introduire. — Mon cœur battait bien fort, car je m’attendais à trouver au delà du seuil le cadavre de l’étranger.

» Mais il n’y avait rien dans l’oratoire, où le beau missel de Margarethe s’ouvrait pieusement sur son prie-Dieu bénit. Je descendis l’escalier sombre, et mon regard interrogea la cour, ensevelie sous un tapis de neige.

» La neige ne gardait aucune trace de pas… »

La jeune fille s’interrompit et mit sa main sur sa poitrine étouffée.

— Mais le pas des démons, reprit-elle à voix basse, laisse-t-il des marques de son passage sur cette terre ?

» En ce premier moment je ne raisonnais point ainsi. Je m’efforçais de croire à un rêve, et je me disais que mon trouble et ma faiblesse étaient le résultat d’une nuit de fièvre.

» Je remontai. Mon regard fit lentement le tour de la chambre, examinant chaque objet avec une attention nouvelle.

» Rien ! — Tous les sièges étaient à leurs places, et je cherchais en vain autour du lit un seul des mille lambeaux du parchemin qu’avait déchiré devant moi la main du meurtrier.

» — C’est un rêve ! c’est un rêve ! me disais-je encore.

» Mais ce n’était pas un rêve… Voyez ! »

La jeune fille montra du doigt le plancher.

— Voyez ! répéta-t-elle d’une voix tremblante : — l’Homme Rouge avait eu beau déchirer son vêtement et frotter le sol à la place du meurtre… les traces du sang humain ne s’effacent jamais !

Hans, qui suivait de l’œil le doigt de la jeune fille, aperçut en effet sur le plancher poudreux une large tache noirâtre qui semblait encore humide…




  1. Trois hommes rouges sur un fond noir : ces armoiries, qui jouent sur le nom (Bluthaupt signifie tête sanglante), forment exception aux règles ordinaires du blason, lesquelles défendent de charger couleur sur couleur. Ce sont les armes de deux grandes familles d’Allemagne.