Le Fils du diable/Tome II/III/10. Le proscrit

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 131-141).
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Troisième partie

CHAPITRE X.

LE PROSCRIT.

Lia de Geldberg n’avait pas dix-huit ans ; il y avait onze ans qu’elle avait perdu sa mère. La femme de Mosès Geld, cette belle Ruth que nous avons vue autrefois, au milieu de ses enfants, dans le salon mystérieux de la Judengasse, était morte peu de temps après avoir quitté l’Allemagne.

C’était une créature douce et bonne, qui n’avait jamais trempé dans les trafics ténébreux de son mari. La fortune rapide de Mosès Geld lui faisait peur, loin de l’éblouir. Elle regrettait l’obscure tranquillité des premières années de son mariage, et c’était en frémissant qu’elle songeait parfois à la source inconnue de cet or qui ruisselait autour d’elle.

Mosès ne lui avait jamais dit son secret, mais souvent il devenait sombre quand arrivait la nuit, et souvent encore son sommeil agité laissait échapper d’étranges paroles.

Plus d’une fois Ruth s’était éveillée en sursaut à ses cris. Elle l’avait vu, les yeux demi-ouverts, la joue livide, les tempes baignées de sueur ; il luttait contre l’angoisse d’un rêve, et sa bouche contractée murmurait :

— Seigneur ! Seigneur ! c’est pour eux !… c’est pour mes pauvres enfants que j’ai tout fait !…

Ruth l’éveillait doucement et ne l’interrogeait point.

Elle ne voulait pas savoir, mais elle souffrait, parce que son esprit devinait malgré elle. Et sa souffrance muette, qui n’avait ni consolateur, ni confident, la minait lentement.

Les jouissances du luxe qui étaient prodiguées autour d’elle n’avaient rien qui pût l’enivrer ou étourdir sa peine. C’était une femme d’intérieur, une âme modeste ; ce faste la repoussait et la magnificence déployée la ramenait fatalement à ce problème qu’elle ne pouvait point résoudre :

D’où viennent toutes ces richesses ?

Elle s’éloignait du monde le plus qu’elle pouvait, laissant les plaisirs du dehors à ses deux filles aînées, et commençant l’éducation de la petite Lia.

Sa peine n’était que pour elle-même. Mosès Geld la retrouvait toujours souriante et sereine ; il venait auprès d’elle se reposer et se consoler, car il n’était point heureux.

À part cette souffrance sourde qui le tenait sans cesse et qui ressemblait à un remords, l’ancien prêteur avait d’autres soucis. Il avait donné tout son amour à ses enfants ; c’était pour eux qu’il avait travaillé nuit et jour, qu’il avait amassé florin à florin son premier capital ; c’était pour eux qu’il avait fermé son cœur à toute pitié et que son usure implacable avait changé en or les haillons du pauvre. Ses rêves disaient vrai : s’il y avait un crime sur sa conscience, ce crime avait été commis pour ses enfants ! Dès ce temps, il voyait son fils et sa fille aînée ligués secrètement avec ses associés, qui étaient ses ennemis…

On voulait l’éloigner des affaires et lui enlever la direction de la maison. Il le devinait ; il le savait.

Il y avait bien le prétexte du repos que réclamait son grand âge ; mais depuis cinquante ans, Mosès Geld vivait dans l’astuce et dans la tromperie ; il savait ce que c’était que le mensonge.

Pourtant, son esprit faible et rendu paresseux par la vieillesse mettait tout ce qui lui restait de ressort à repousser la certitude de son malheur. Il s’entourait d’illusions volontaires, et s’accrochait aux joies chimériques de cet intérieur patriarcal, dont nous avons ébauché l’esquisse au commencement de ce récit.

Il s’y tenait à deux mains, pour ainsi dire ; il se criait bien haut à lui-même, quand son cœur ulcéré saignait : Mes vœux sont accomplis, j’ai fait ma famille riche et puissante ; je suis un heureux père !

Et parfois il parvenait à s’aveugler, au point de sourire béatement à ces félicités illusoires…

Il jouait son rôle dans la comédie de famille. Ces respects menteurs qui l’entouraient l’endormaient comme l’enivrement de l’opium.

Mais le réveil était cruel. Il faut la vertu sincère et la droite loyauté pour servir de base à ces saintes joies de la famille. La copie mensongère que le vice en essaie grimace et raille amèrement.

Étendez sur la fange un tapis de velours, la fange le percera, si épais que vous puissiez le faire.

Et une fois le velours percé, la fange n’en paraîtra que plus hideuse parmi le brillant de cette soie…

Mosès Geld avait rêvé l’impossible. Sur l’usure et sur le crime, il avait voulu fonder un avenir qui n’est dû qu’à l’homme juste, dont la vie fut bonne.

Son châtiment commençait ; son espoir fuyait ; il avait vendu son âme, et il n’en recevait point le prix.

À ces heures d’amertume terrible où le bonheur espéré se voilait, où la réalité lui apparaissait comme un sarcasme impitoyable, il revenait vers Ruth, la douce femme qui l’avait aimé pauvre. Ruth l’accueillait et tâchait de lui donner courage. Elle lui tendait à baiser le front de la petite Lia, joli ange, dont au moins le sourire n’était pas un mensonge…

Auprès d’elle, Mosès Geld retrouvait le repos perdu ; il se sentait comme absous vis-à-vis de cette innocence ; l’espoir lui revenait. — Mais, un jour, la pauvre Ruth se coucha sur son lit et ne se releva plus.

Quand elle se sentit tout près d’aller vers Dieu, elle éloigna Lia, qui ne l’avait point quittée, et fit appeler Mosès Geld à son chevet.

— Me voilà qui vais mourir, lui dit-elle ; j’aurais voulu rester ici-bas pour vous consoler et vous soutenir, car je sais que vous souffrez… Mais je ne vous oublierai pas, Mosès, dans l’autre vie, et je prierai pour vous qui m’avez aimée.

Des larmes coulaient sur la joue pâle du vieux juif.

— Écoutez-moi, Mosès, reprit la mourante, dont le visage était calme, et qui retrouvait, à cette dernière heure, comme un reflet de beauté sereine ; — vous ne m’avez jamais rien refusé durant ma vie ; voulez-vous m’accorder une dernière grâce, à ce moment que nous allons nous séparer pour jamais ?

Mosès Geld, qui ne pouvait parler, fit un signe de tête affirmatif.

La voix de l’agonisante s’affaiblissait, de seconde en seconde.

— Ma sœur Rachel Muller, qui demeure auprès d’Esselbach, poursuivit-elle, aimait bien notre petite Lia au temps de son enfance… Je voudrais que notre chère fille fût éloignée de cette maison et confiée aux soins de ma sœur Rachel.

— Pourquoi ? murmura Mosès.

Ruth ne répondit point : elle avait peur de Sara, sa fille aînée, dont elle avait dès longtemps deviné le cœur ; mais elle ne voulait point accuser à l’heure de mourir.

Mosès Geld hésitait.

— Dieu m’est témoin, dit-il enfin, que je ne voudrais pas refuser, Ruth, ma bien aimée… Mais Rachel est chrétienne…

— Mieux vaut adorer le dieu des chrétiens que l’esprit du mal, répliqua Ruth d’une voix à peine intelligible ; Mosès, mon mari, je vous en supplie, ne repoussez pas ma dernière prière !

— Lia sera confiée aux soins de notre sœur Rachel, dit le juif.

— Jusqu’à l’âge où la femme apprend à se conduire elle-même, reprit Ruth ; — promettez-moi que Lia ne reviendra pas à Paris avant sa dix-septième année.

— Je vous le promets, au nom du Dieu saint !

Ruth prit la main de son mari et la posa sur son cœur, qui battait encore. Elle n’avait plus de paroles, mais son regard disait sa reconnaissance. Au bout de quelques minutes, son cœur s’arrêta sous la main de Geld ; ses yeux étaient fermés à demi et sa bouche demeurait entr’ouverte. — Vous eussiez dit un sommeil souriant.

Elle était morte…

Lia partit pour l’Allemagne.

Peu de temps après cette mort, Moïse de Geldberg, qui avait résisté jusqu’alors aux obsessions de toute sa famille, céda tout à coup et se retira des affaires.

Il demeura d’abord durant quelques mois morose, taciturne et comme affaissé sous le poids de son oisiveté.

Puis, un beau jour, après être resté dehors depuis le matin, il revint la gaieté au front et le sourire à la lèvre.

Le vieillard qu’on avait vu la veille, courbé, morne, immobile, reprenait vie tout à coup et se redressait au contact d’un aiguillon inconnu.

C’était comme une résurrection.

Le lendemain on ne le vit point paraître au déjeuner de famille. Sa vie de mystérieuse solitude avait commencé.

Depuis ce jour, la porte de son appartement se ferma régulièrement chaque matin à huit heures et demie, pour ne se rouvrir qu’à cinq heures du soir.

Et, malgré la bonne envie de chacun, nul ne put savoir jamais à quoi s’occupait son loisir de tous les jours, pendant ce long espace de temps.

Il voulait être seul, on le laissait seul…

Lia, cependant, grandissait loin de Paris, et devenait bien belle ; elle avait pris la croyance de sa tante Rachel, qu’elle aimait comme une mère.

Rache, veuve d’un chrétien, nommé Muller, et possédant une médiocre aisance, habitait une petite maison de campagne de l’autre côté d’Esselbach. Elle était simple et bonne comme Ruth ; elle avait pour Lia une affection toute maternelle.

Mais son esprit borné n’avait point ce qu’il fallait pour guider une jeune fille au delà des années de l’enfance. Lia fut de bonne heure abandonnée à elle-même. Sa nature droite, intelligente et forte, n’eut pas besoin d’aide pour se développer dans le sens du bien.

Rachel Muller menait une vie fort retirée. Elle voyait seulement quelques amis de son mari, le curé catholique du village et les pauvres dont elle était l’appui. Lia était bien loin de se plaindre de cette solitude, et quand la bonne dame Muller lui demandait si elle ne voudrait point aller à Esselbach pour partager les plaisirs des jeunes gens de son âge, elle demeurait sincèrement étonnée qu’on put lui supposer un regret ou un désir.

N’avait-elle pas tout ce qu’il lui fallait dans la maison de sa tante ? Que lui importaient ces filles et ces garçons qu’elle ne connaissait point ? C’était une petite sauvage ; son instinct l’éloignait de la foule.

Elle aimait les bois ombreux, la plaine sans limites, et son bonheur était de courir à cheval par les sentiers ignorés.

Quand elle était bien loin du village, et qu’elle avait égaré sa route à plaisir, elle s’arrêtait, reposant sa vue avec délices sur le paysage inconnu ; elle attachait son cheval à un arbre ; elle ouvrait un livre, et bien souvent il faisait nuit noire lorsque sa tante, inquiète, la voyait revenir.

Durant ses longues promenades, Lia rêvait, mais ses rêves ne ressemblaient guère aux mélancoliques romans que les jeunes filles bâtissent à l’aide de leur mémoire. Ses songes étaient souriants et doux ; elle s’égayait avec la nature fleurie, et les bonnes gens des campagnes qui la rencontraient par hasard se sentaient réchauffer le cœur à la voir si heureuse et si belle.

S’ils étaient riches, elle leur rendait un bonjour cordial pour leur salut respectueux ; s’ils étaient pauvres, sa bourse s’ouvrait, et le don qui tombait de sa main charmante ne ressemblait point à une aumône.

On la connaissait à plusieurs lieues à la ronde. C’était de la joie lorsqu’on entendait de loin le trot de son petit cheval. Le père et la mère venaient avec les enfants sur le pas de la porte, et sitôt qu’on apercevait sa taille svelte, serrée dans un corsage de velours sombre, toutes les mains s’agitaient en signe de bienvenue.

Lia Muller, c’était ainsi qu’on l’appelait, était la favorite de tous. Son nom prononcé, faisait naître au fond de tous les cœurs des idées de douceur, de grâce et de beauté.

Les petits enfants l’aimaient comme la bonne fée qui venait sourire à leurs jeux ; les mères l’auraient voulu pour fille, et, quoiqu’elle fût bien jeune encore, plus d’un beau garçon d’Esselbach s’éveillait en soupirant, pour l’avoir vue passer la veille.

Les beaux garçons soupiraient en pure perte. Nulle image aimée ne flottait encore parmi les rêveries de Lia, qui était une enfant.

Elle n’avait pas tout à fait quinze ans.

Une fois pourtant elle revint au logis de Rachel avec un nuage sur le front. Les jours suivants on eût cherché en vain chez elle sa gaieté accoutumée. Pour la première fois, son cœur avait battu à l’aspect d’un homme, et il y avait un souvenir au fond de son âme.

Elle était partie à cheval, de grand matin, pour faire un long voyage à travers champs. Elle avait dépassé les limites ordinaires de ses courses, et, vers midi, elle était arrivée au pied d’une montagne, sur laquelle s’élevait un vieux château, vaste comme une ville.

Aux alentours, il y avait de grands bois et des ruines.

Lia s’arrêta, ravie ; longtemps elle contempla l’antique manoir, dont les tours crénelées se découpaient sur l’azur d’un beau ciel d’été.

Elle ne se souvenait point d’avoir vu jamais un paysage si noble et si fier. Tout ce qui l’entourait parlait de grandeur et de puissance. Devant elle, les débris d’un chemin couvert gravissaient la pente en zig-zag, montrant çà et là leurs meurtrières moussues, et rejoignaient la maîtresse porte du château, où l’on apercevait encore les restes d’un pont-levis.

Un paysan passait.

— Comment se nomme ce château ? lui demanda la jeune fille.

— C’était autrefois le schloss de Bluthaupt, répondit le paysan.

Ce nom frappa l’oreille de Lia comme un vague souvenir. Il lui sembla qu’elle l’avait entendu prononcer dans son enfance. Mais elle avait quitté Paris si jeune ! Et personne, pas même Rachel Muller, ne connaissait les affaires de la maison de Geldberg.

— On lui a donc donné un autre nom ? reprit Lia.

Le paysan fit avec sa tête un signe d’affirmation.

— Comment s’appelle-t-il maintenant ? demanda encore la jeune fille.

Le paysan jeta sur les vieilles tours un regard mélancolique, puis il souleva son chapeau et s’éloigna sans répondre.

Il semblait que sa bouche répugnait à prononcer le nom qui avait remplacé celui de Bluthaupt.

Lia fit le tour de la montagne afin de trouver un chemin praticable pour son cheval.

Comme elle approchait du pied des murailles, elle vit un homme appuyé contre un des arbres de l’avenue, qui regardait le château avec une tristesse sombre. Cet homme avait la taille enveloppée dans les longs plis d’un manteau ; autour de son bras était tournée la bride de son cheval, qui paissait l’herbe rare auprès de lui.

Lia n’osa point troubler la méditation de cet homme.

Elle admira durant quelques minutes encore la hautaine grandeur du vieux château, puis elle prit sa route de l’autre côté de la montagne.

Elle avait oublié l’homme de l’avenue.

À deux ou trois cents pas du manoir, elle entendit dans le bois voisin le galop de plusieurs chevaux. L’instant d’après, une troupe composée de sept à huit cavaliers prussiens passa auprès d’elle comme un tourbillon. Sa monture, effrayée, se cabra, elle essaya en vain de la retenir et fut emportée à travers les taillis qui suivent l’arête occidentale de la montagne.

Avant de se perdre parmi les arbres, elle eut le temps de se retourner. — Elle vit les soldats prussiens se diriger, la carabine au poing, vers l’avenue de Bluthaupt.

L’étranger venait de les apercevoir ; il sauta d’un bond sur son cheval, qui partit aussitôt ventre à terre.

Lia n’en vit pas davantage.

Sa course continuait cependant, rapide et désordonnée ; son cheval, qui ne sentait plus le mors, coupait le taillis en droite ligne, et redoublait de vitesse à chaque instant. — Le taillis fut traversé en quelques secondes.

Elle se trouva dans une sorte de lande, plantée çà et là de chênes rabougris, et au bout de laquelle s’étendait à perte de vue une double rangée de hauts mélèzes.

Son cheval courait tout droit vers les arbres.

Sur la lande, il y avait deux ou trois paysans, qui se prirent à pousser des cris de terreur à sa vue.

Mais Lia n’était point effrayée ; elle se tenait ferme en selle et attendait tranquillement que son cheval se rendît.

Elle était sur le point d’atteindre la ligne des grands arbres, lorsque l’étranger de l’avenue sortit du bois tout à coup, et vint à la traverse de sa route.

Il avait pris de l’avance sur ceux qui le poursuivaient, et l’on entendait dans le lointain le galop des cavaliers prussiens.


Au bord de l’abîme.

Lia et l’étranger arrivèrent en même temps au pied des arbres ; mais leur direction n’était pas la même : le fugitif suivait la ligne des mélèzes, la jeune fille allait la couper à angle droit.

— Arrêtes ! arrêtez !… cria l’étranger en passant.

Lia ne savait point quel danger la menaçait, mais, d’instinct, elle fit un nouvel effort pour retenir son cheval, — ce fut en vain.

L’étranger, qui l’avait dépassée, se retourna sur sa selle.

Voyant qu’elle allait toujours, il arrêta brusquement sa monture, sauta sur le gazon et s’élança derrière les mélèzes.

Le cheval de Lia, lancé au grand galop, arrivait sur lui.

La jeune fille fit un geste d’effroi ; l’étranger ne bougea pas.

Au moment où le cheval l’atteignait, il le saisit résolument par la bride qui se brisa dans sa main ; le choc fit perdre les étriers à la jeune fille ; elle tomba sur l’herbe. — Le cheval, au contraire, fit un dernier bond en avant, et disparut parmi les broussailles enchevêtrées qui cachaient l’orifice du trou appelé l’Enfer de Bluthaupt.

Lia restait muette d’horreur et couchée sur la lèvre même du précipice. — Les soldats prussiens sortaient du bois à leur tour ; l’étranger se remit en selle et disparut…

Lia prit un autre cheval dans une ferme du voisinage, et revint au logis de madame Muller. — Tout le long de la route, elle songeait, mais autrement que naguère.

Elle avait perdu son insoucieuse gaieté d’enfant.

Et sa pensée ne s’arrêtait point sur le danger terrible, évité comme par miracle. Lia était courageuse comme un homme fort ; l’idée de la mort n’eût point mis sur son beau visage cette subite mélancolie. — Si, maintenant, ses yeux se baissaient, chargés de pensées, c’est qu’elle voyait sans cesse au-devant d’elle la mâle figure de son libérateur.

Il était là, le dos tourné à l’abîme ; le vide s’ouvrait sous ses pieds, et il restait, confiant en sa vigueur intrépide, tout prêt à supporter le choc d’un cheval furieux. Il ne sourcillait pas ; son œil restait grand ouvert ; il se dressait droit et ferme comme la statue de la Vaillance.

Le galop des cavaliers ennemis s’entendait à chaque instant plus proche ; mais il restait calme et fier entre ces deux périls…

Lia voyait comme un rayonnement autour de son beau front.

C’en était fait ; cette image restait gravée au fond du cœur de la jeune fille, et ne devait plus s’en effacer désormais.

Un an se passa. Lia n’était plus une enfant. Elle aimait de plus en plus sa solitude chère, où elle s’entretenait avec ses souvenirs.

On ne la voyait plus guère sourire ; et parfois, quand elle s’agenouillait, pieuse, devant l’autel de la paroisse rustique, une larme était dans ses yeux.

Elle priait pour lui, pour lui dont elle ne savait point le nom, pour lui qui était depuis un an son unique pensée.

Elle l’appelait, elle lui donnait sa vie.

Il y avait, à un quart de lieue du village, et tout près de la maison de madame Muller, une petite ferme habitée par un brave homme, établi dans ces environs depuis peu d’années, et qui se nommait Gottlieb.

Ce Gottlieb avait occupé autrefois, dit-on, une bonne charge au château des anciens comtes de Bluthaupt.

Il était pauvre, et bien des fois Lia avait secouru sa femme malade et ses enfants demi-nus.

Un jour que la jeune fille entrait à la ferme, elle vit un homme s’esquiver par la porte de derrière.

D’un coup d’œil elle avait reconnu son libérateur.

Elle interrogea, mais personne ne voulut répondre. Pour cette chose seulement, on se méfiait d’elle. On lui soutint qu’elle s’était trompée, et qu’il n’y avait personne dans la maison.

Lia n’avait vu qu’une seule fois son sauveur, mais elle avait pensé à lui tous les jours et toutes les heures de chaque jour, depuis plus d’une année. Elle savait qu’elle ne pouvait point se tromper.

Dans un pays que nulles dissensions civiles n’agitent, un homme poursuivi par des soldats ne peut être qu’un malfaiteur ; mais en Allemagne, ou règne une sorte de conspiration permanente, la première idée qui vient à l’esprit est celle de la proscription politique.

Comment d’ailleurs cet étranger si bon, si beau, si généreux, pouvait-il être un criminel ? cette pensée ne vint même pas à la jeune fille ; il se cachait, donc il était proscrit : un danger le menaçait ; il fallait veiller sur lui.

Lia se fit la gardienne de son sauveur ; à l’insu de tous, elle veilla, et son sauveur lui dut, à son tour, la liberté sinon la vie.

Un matin, elle entra chez Gottlieb tout essoufflée.

— Ils vont venir, dit-elle, et celui que vous cachez n’aura pas le temps de s’éloigner… Ne me dites pas que vous ne cachez personne ! poursuivit-elle en fermant la bouche au paysan d’un geste impérieux ; — je sais qu’il est chez vous et je veux le sauver… Je viens d’Esselbach, où j’ai entendu les soldats parler de lui et dire qu’ils savaient où le prendre… Ils vont venir de plusieurs côtés à la fois, et au moment où je vous parle, il n’est déjà plus temps de fuir.

Gottlieb et sa femme restaient devant elle, irrésolus et interdits.

Comme ils cherchaient leur réponse, la porte de derrière s’ouvrit, et l’étranger parut, tenant à la main une épée dans son fourreau.

— Je vous ai entendue, mademoiselle, dit-il, et je viens vous rendre grâce… Combien sont-ils, je vous prie, ceux qui veulent s’emparer de moi ?

Lia secoua la tête, en regardant l’épée avec tristesse.

— Je sais que vous êtes brave, murmura-t-elle ; — mais ils sont trop !

— Et puis-je vous demander ?… poursuivit l’étranger,

— Pourquoi je veux vous sauver ? interrompit Lia vivement, — c’est que je vous dois la vie…

Le visage du proscrit n’exprima que de l’étonnement.

Lia baissa les yeux, une larme vint à sa paupière.

— Il ne me connaît pas ! pensa-t-elle ; — il ne m’avait pas même vue !

— Écoutez, reprit-elle en s’éveillant tout à coup à la pensée du danger ; — je ne puis pas vous expliquer cela maintenant, mais, je vous le jure, c’est bien la vérité !… sans vous, je serais morte… Le temps presse et les soldats arrivent… Venez, je vais vous donner un asile.

L’étranger regardait avec admiration le beau visage de la jeune fille.

— Où donc ? demanda Gottlieb avec un reste de défiance.

— Chez moi, répondit Lia.

— Dans votre chambre !… s’écrièrent à la fois le mari et la femme.

Lia s’avança vers le proscrit et le prit par la main.

— Venez… dit-elle, avec un sourire beau et pur comme son âme.