Le Fils du diable/Tome II/III/13. Petite

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 165-185).
Troisième partie

CHAPITRE XIII.

PETITE.

Madame de Laurens avait baissé son voile pour entrer dans la chambre où madame Batailleur et le dandy du quartier du Temple dînaient en tête à tête.

Le voile de Petite était très-beau, et si chargé de broderies qu’il valait un masque pour le moins.

Le dandy, qui se nommait Hippolyte, jeta de son côté un regard à la fois curieux et embarrassé. Il ne vit que le voile.

C’était un garçon haut en couleur avec de grosses mains et de grands pieds, point trop mal de figure et bâti à l’avenant.

Sa redingote de drap fin, odieusement collante, faisait vraiment tort à sa mine ; il eût été passable avec une casquette sur la tête et une blouse sur le dos.

Le costume qu’il portait le rendait évidemment très-fier. Il se sentait lion jusqu’au bout de ses ongles d’une propreté douteuse, et son regard s’abaissait de temps en temps avec une complaisance naïve vers les souliers vernis qui gênaient ses pieds noueux.

La position sociale de cet aimable garçon consistait à remplir les devoirs de favori auprès de madame Batailleur.

Il était peut-être fort intéressant dans le tête-à-tête, mais la vue d’une grande dame le jeta hors de son sang-froid. Il devint rouge comme une tomate, toucha ses cheveux, frisa sa moustache, et finit par planter carrément ses deux mains dans ses poches.

Puis sentant vaguement que ce geste n’était point comme il faut, il remit ses mains au jour avec précipitation et se creusa la tête pour savoir ce qu’en faire.

Madame Batailleur, elle, était une femme de trente-cinq à quarante ans, fraîche encore et assez jolie. Elle avait la figure ronde et pleine, les joues colorées, de petits yeux souriants, de grandes dents blanches, et cette espèce de cheveux gris-blonds, qui s’ébouriffent sous la casquette des gamins de Paris.

Ce n’était ni le blond doré des belles filles de l’Allemagne, ni le blond perlé des vierges pâles qui nous arrivent de Londres. C’était le blond parisien, cette nuance dont César parle tant de fois dans ses Commentaires, et que Julien l’Apostat aimait passionnément.

Un blond qui n’est pas laid, Dieu nous garde de le dire, mais qui semble terne à l’œil, et qui n’a point de reflet ; un blond qui serait fade, s’il n’était pauvre, et qui choisit d’ordinaire pour les teindre les chevelures étiolées ou crépues.

Ce blond est excessivement rare parmi les femmes qui ont le droit de porter chapeau ; il coiffe généralement des têtes de grisettes ; — le crâne des polissons de notre boulevard n’a pas d’autre parure.

Les cheveux de madame Batailleur étaient de ce blond-là ; elle en avait peu ; ils étaient rebelles au fer et insensibles à la pommade.

Ses sourcils étaient de la même couleur, et encore ses cils, courts et mal fournis.

Quoi qu’il en soit, elle avait fait bien des conquêtes en sa vie, et l’audace joyeuse qui brillait sur son visage plaisait encore à plusieurs militaires.

Mais madame Batailleur était de son siècle ; elle dédaignait l’uniforme ; il lui fallait des fashionables.

Elle avait une taille grassouillette, un peu plus élevée que celle de Sara ; sa toilette consistait en une robe de satin puce, première qualité, défendue contre les accidents par un grand tablier de cotonnade bleue, tigré de taches de graisse. Autour de son cou potelé, mais légèrement bruni, s’enroulait un magnifique collier de pierres fausses. Elle avait sur la tête un bonnet de dentelles d’un grand prix, gâtées par une profusion de rubans couleur de feu.

De ce bonnet s’échappaient les mèches roides et tortillées de ses cheveux.

Elle riait à tout propos et très-bruyamment ; elle tapait volontiers sur le ventre des gens ; elle parlait l’argot du Temple avec une voix de caporal.

La table était passablement servie ; le linge était beau, l’argenterie luxueuse. On eût pu remarquer seulement auprès de chacun des deux convives une énorme bouteille sans cachet, mesurant litre, et pleine de ce vin violâtre qui tache les nappes des cabarets populaires.

La chambre était grande et meublée en salon. Il y avait de beaux fauteuils de velours rouge, un divan, des chaises en tapisserie, le tout presque neuf, et n’ayant point trop physionomie d’occasion ; on aurait pu se croire dans un salon ordinaire, servant de salle à manger par hasard, sans la profusion de dépouilles disparates qui couvraient une partie des meubles.

On voyait là des palisses fourrées, des lambeaux de dentelles, de vieux gants attendant le nettoyage, des manchons, des robes, des corsets, et une demi-douzaine de pantalons hors d’usage.

Autour de la tapisserie, semée de fleurs éclatantes, s’alignait un rang pressé de ces petites gravures, enluminées chaudement, qu’on voit aux carreaux des vitriers.

On retrouvait là l’histoire lamentable de Geneviève de Brabant, Héloïse et Abeilard, le Corsaire sous la Terreur, la Tour de Nesle et l’Enfant prodigue, réduit par sa grande faute à garder des pourceaux peints en bleu !

Sur la cheminée se plaçait une superbe pendule Louis XV, flanquée de deux tasses à douze sous.

La chambre était éclairée par deux chandelles de suif jaune, fichées dans des flambeaux d’un grand prix.

Madame Huffé avança un fauteuil pour Petite, et lui fit une quatrième révérence, en appelant sur ses traits redoutables le plus avenant de tous ses sourires.

M. Hippolyte cherchait où mettre ses mains, et sifflotait une polka nationale pour se donner un parfum de bonne compagnie.

Le métier de favori d’une reine est par tous pays assez triste. Le dîner était à peine commencé. Madame Batailleur montra la porte au grand garçon d’un air fort amical :

— Polyte, dit-elle, va-t-en, mon petit !… tu dîneras à vingt-cinq sous, et je payerai…

Polyte regarda d’un air mélancolique la table amplement servie ; mais il n’y avait pas de réplique possible. Il se leva sans mot dire, prit dans un coin sa canne à pomme dorée par le procédé Ruolz, et disparut en saluant gauchement.

Madame Huffé le suivit, après avoir eu l’honneur d’exécuter une cinquième révérence.

Petite leva son voile. Madame Batailleur se remit à table et noua sa serviette sous son menton.

— Y a-t-il quelque chose de nouveau ? dit-elle en se reprenant à manger sans façon.

— Oui, répondit Sara ; j’ai plusieurs choses à vous demander, ma bonne Batailleur.

La bonne Batailleur se versa un large coup de vin bleu, et le but en faisant à madame de Laurens un signe de tête familier.

Au Temple et en public, la marchande savait parfaitement se tenir à distance de la grande dame ; mais le tête-à-tête autorise bien des choses entre gens qui s’estiment et qui s’aiment.

— Chère madame, reprit la Batailleur, vous ne voulez pas vous rafraîchir un petit peu ? non ?… Eh bien ! ce sera comme vous voudrez… Je vais, boire à votre santé.

— Faites, ma bonne… Ah ! çà, vous voyez donc toujours ce petit malheureux d’Hippolyte ?…

— M’en parlez pas ! répondit Batailleur ; — j’attends toujours qu’il me monte un gandain pour lui crever l’œil… mais il est si rupin, si rupin ! j’ai le béguin pour lui[1]

— Ma pauvre Batailleur, dit Petite, j’avoue que je ne vous comprends pas parfaitement…

— Bête que je suis ! s’écria la marchande, je crois toujours que vous savez parler !… Monter un gandain, c’est ce que vous appelez, vous autres gens du beau monde, tirer une carotte… crever l’œil, ça veut dire : Ni ni, c’est finit… rupin, c’est un faraud, un moderne, qui a du beau linge ;… avoir le béguin, tenez, chère madame : M. de Laurens a le béguin pour vous…

Petite recevait sans sourciller ce feu roulant de paroles grossières. Elle était là fort à son aise, avec sa nature délicate et ses habitudes aristocratiques, vis-à-vis de cette créature qui avait une robe de soie et qui était riche, mais dont la fortune n’avait pu laver la bassesse originelle.

Batailleur était née en fraude de la loi, dans quelque trou du marché des Innocents. Son éducation, commencée sous les piliers de la Halle, s’était parfaite dans une échoppe du Temple.

Quand madame Huffé avait dîné, à ces moments où les bonnes natures s’épanchent, elle disait volontiers qu’il était bien dur pour une femme comme elle, qui avait occupé dans la société des positions conséquentes, de servir une dame Batailleur.

Une personne qui parlait mal en français, et qui ne savait point se conduire avec les gens bien élevés !

Car madame Huffé était une femme bien élevée, malgré le mouchoir de coton à carreaux qui lui servait de coiffure, et malgré son visage effrayant.

Elle avait servi chez un sénateur de l’empire, et si le Cosaque qui l’avait séduite au temps de l’invasion ne l’eût point délaissée avec une sauvage perfidie, elle aurait été, à l’heure où nous parlons, mère de famille honnête dans quelque bon bourg de l’Ukraine.

Autant Batailleur était brusque et sans façon, autant sa vieille camériste se montrait cérémonieusement courtoise.

Aussi se méprisaient-elles réciproquement dans toute la sincérité de leur cœur.

Quant à Petite, elle avait eu le temps de s’habituer aux manières de la marchande du Temple, car il y avait bien des années déjà que cette dernière était son factotum.

Batailleur dîna copieusement ; quand elle eut fini son litre, elle fit des emprunts à celui que le départ du pauvre M. Hippolyte laissait à moitié vide. Petite ne troubla point son repas.

On apporta le café, car quelle marchande du Temple peut vivre sans café, et sans petits verres assortis ! — Petite demanda à voir l’état de ses affaires.

— Madame Huffé ! cria Batailleur d’une voix de tonnerre.

La vieille femme se présenta aussitôt, munie de son inévitable révérence.

— Le registre ! dit Batailleur.

— Je vais avoir l’honneur d’aller le chercher, répondit madame Huffé.

La marchande ouvrit le registre entre sa soucoupe et le porte-liqueurs, contenant du parfait amour, du cher cassis et de l’huile de Vénus.

Elle feuilleta d’une main les pages jaunies du livre, tandis que son autre main remuait dans sa tasse le divin mélange connu sous le nom de gloria.

— Ça n’a pas mal été tous ces temps-ci, disait-elle ; on a fait quelque chose au jeu, là-bas, rue des Prouvaires. Les Orléans ont monté… nous avons perdu quelque chose sur la rive droite… mais c’est une bagatelle…

— Voyons, dit Petite, il y a longtemps que je ne me suis rendu compte de la situation.

Elle avança son fauteuil, et mit sa tête tout près de celle de Batailleur.

Les boucles brunes et lustrées de sa magnifique chevelure frôlèrent les tortillons maigres qui sortaient du bonnet de la marchande.

Il y avait plein contraste entre ces deux femmes : l’une était le type de la distinction charmante, l’autre, rougie par le vin et l’alcool, résumait en sa personne les vices grossiers et repoussants de ces parvenus que le hasard tire çà et là des derniers rangs de la populace.

Pourtant la noble dame ne manifestait aucun dégoût. Peut-être n’en éprouvait-elle aucun. La vapeur du gloria, toute saturée de parfums hostiles, montait sous ses narines ; elle n’y prenait point garde, et son flacon restait dans sa poche.

Sa figure se penchait au-dessus du registre, tout comme celle de la marchande, et de loin vous eussiez dit deux sœurs.

Batailleur commença le compte.

— Il y a trois cent mille francs sur Naples, dit-elle ; cinq cent mille francs à mon nom en rentes sur l’État… soixante-dix mille francs sur Rouen… cent quinze sur Orléans… quatre cent cinquante mille…

— Le total ! interrompit Petite, dont les yeux noirs bnllaient.

On était à peine au commencement. Batailleur tourna trois ou quatre pages, chargées de chiffres mal tracés, et arriva au bas d’une colonne, où l’addition était toute faite.

— Cinq millions trois cent cinquante mille francs, dit-elle.

— Comme c’est long à venir ! murmura Petite.

Batailleur joignit les mains.

— Longtemps ! répéta-t-elle d’un air scandalisé : — mais j’ai des années de plus que vous, moi, ma chère madame ! et je n’ai encore pu me ramasser en tout et pour tout qu’une centaine de pauvres mille francs !

Petite ne songea point à s’offenser de la comparaison.

Batailleur avala une bonne gorgée de gloria, et remplaça le vide fait dans sa tasse par une nouvelle dose de liqueur.

— Un peu de doux ?… reprit-elle en offrant la burette à Sara ; — mais faites excuse : vous n’en usez jamais !… moi, d’abord je ne peux pas m’habituer à voir une dame qui ne prend pas sa goutte !…

— Il me semble, dit Sara, que nous avions davantage la dernière fois…

Madame Batailleur se mit à humera petites cuillerées le contenu de sa tasse.

— Chère madame, répondit-elle, vous dites toujours la même chose… si nous ne nous connaissions pas depuis trop longtemps, je croirais que vous avez défiance de moi !

— Fi donc ! s’écria Petite avec un sourire tout aimable ; n’ai-je pas remis mon avenir tout entier entre vos mains ?

— C’est vrai que j’ai joliment des affaires à vous ! répliqua la marchande, et quoique vous ayez pris vos précautions tout de même, vous seriez un peu dérangée si je m’avisais de lever le pied !…

Petite voulut sourire, mais son regard exprima une vague inquiétude.

Batailleur lui frappa sans façon sur l’épaule.

— N’est-ce pas vrai ? reprit-elle avec un gros rire masculin, moi, ça me ferait un joli affurt[2]… mais ce n’est pas avec vous que je voudrais jouer l’harnache[3] ma chère madame… vous pouvez dormir sur les deux oreilles. Joséphine Batailleur est une honnête femme, qui ne vous ferait pas seulement tort d’une croix[4].

Sara mit sa petite main gantée dans la main rouge et large de la marchande.

— Je vous crois, ma bonne amie, dit-elle.

— Ah ! mais, reprit madame Batailleur en s’échauffant, vous chercheriez longtemps dans le marché, sans trouver ma pareille, voyez-vous bien !… rien dans les mains, rien dans les poches !… je fais mon affaire comme il faut, et je n’ai pas peur des mauvaises langues, ah mais !…

— Ma bonne Batailleur !… voulait dire Petite…

Vous avez rencontré souvent de ces gens qui s’enflamment, des qu’on ne les contredit point ; le plus souvent ces personnes entêtées boivent du vin bleu dans des bouteilles mesurant litre ; elles professent pour le gloria une estime raisonnée. Elles sont sourdes et aveugles ; vous avez beau abonder dans leur sens, elles vous écrasent de leurs absurdes colères.

Madame Batailleur était sujette à ce travers, après le café. Elle avait raison, du reste, de vanter son honnêteté vis-à-vis de Petite ; car il ne lui était jamais venu à l’idée d’abuser des intérêts considérables qu’elle tenait entre ses mains. C’était une créature perdue de vices, mais gardant une sorte de probité relative.

Ses pareils abondent sur le pavé de Paris. Ils naissent on ne sait où ; ils croissent dans les ténèbres fangeuses et ignorées qui sont tout en bas de l’échelle sociale. Le hasard fait leur éducation : le premier vent qui les touche est imprégné de corruption et de misère. Ceux qui les entourent souffrent et blasphèment ; ils n’ont jamais entendu le nom de Dieu que dans les jurements hideux de l’ivresse.

Pour certaines gens, les règles de la morale humaine remplacent le frein salutaire de la religion ; ils ignorent, eux, aussi bien l’une que l’autre ; personne ne sut leur dire : « Ceci est bon, et cela est mauvais. » Ils riraient bien, si vous leur parliez sérieusement d’une autre vie ! Il n’y a pour eux de vrai que la cour d’assises et la police correctionnelle…

Il faut leur savoir gré, nous le disons en conscience, de n’être que vicieux. Du jour où les enseignements de la philosophie athée ont filtré d’en haut jusque dans leurs bouges, ils ont eu le droit d’être criminels…

Au milieu de la nuit profonde où elle avait toujours vécu, faisant tous les métiers douteux et brocantant le mal, madame Batailleur avait gardé par hasard au dedans d’elle un atome de justice. Il restait quelque chose au fond de sa conscience, et en cela elle était bien supérieure à Petite, qui, sous ses dehors brillants, cachait une corruption volontaire et sans bornes.

Petite, du reste, l’avait jugée avec ce tact sûr et fin qu’elle possédait au degré suprême. Elle savait au juste ce qu’elle pouvait lui accorder de confiance, et ne courait point risque de se tromper.

Madame Batailleur avait toutes les affaires de Sara entre les mains. Elle était le centre d’un système de tromperies légales, à l’aide duquel Petite éludait les prescriptions du Gode, et amassait une fortune malgré sa position de femme mariée, tandis que son mari se ruinait.

Madame Batailleur prêtait son nom. Elle avait des rentes, des actions de toute sorte, et jusqu’à des immeubles. C’était elle qui s’abouchait avec les agents de change et les courtiers d’affaires.

Elle était simple revendeuse à la toilette, il est vrai, et certaines gens auraient pu s’étonner de la voir remuer des centaines de mille francs. Mais cela n’inspirait point de défiance.

Le Temple est un mystérieux purgatoire où le marchand peut rester toute sa vie, mais parfois l’usure y végète quelques années seulement, pour entrer ensuite de plein saut dans le paradis heureux de la fortune.

On ne peut pas savoir. — On a vu des faits si étranges ! Ce malheureux qui fafiotait jadis dans la Forêt-Noire, et dont les savates rebouissées faisaient honte aux porteurs d’eau, ne loua-t-il pas un jour l’hôtel d’un duc et pair en déconfiture ? Cet autre qui retapait les vieux chapeaux derrière la Rotonde, n’a-t-il pas laissé l’opulence à ses deux fils, qui sont des seigneurs ?…

Nul ne peut dire ce qu’il y a d’or sous cette misère. Le Temple ressemble à ce mendiant qui cache des billets de banque dans la paillasse de son grabat, et qui meurt millionnaire, couché dans ses haillons…

Les agents d’affaires qui traitaient avec madame Batailleur songeaient à ces mille bruits qui courent sur le Temple, et l’envie leur prenait peut-être de se faire marchand de guenilles.

Ce n’était pas une sinécure que l’emploi de factotum auprès de madame de Laurens. Il y avait beaucoup à faire. Batailleur était d’ailleurs la femme qu’il fallait pour cela. Elle avait une activité infatigable ; elle menait de front ses propres affaires et celles de Petite, et ne laissait jamais rien en souffrance. Sara la payait bien ; Batailleur remplissait admirablement sa tâche, et tenait ses comptes avec une exactitude au-dessus de tout éloge.

Elle voyait les agents ; elle voyait les courtiers ; elle stationnait souvent parmi ce groupe de femmes à visages avides qui assiègent la grille de la Bourse et convoitent de loin les délices prohibées de l’agiotage. Elle donnait les ordres et passait les contrats. Elle était suffisamment assidue à sa boutique du Temple, et le soir elle tenait une maison de jeu.

Tout cela ne l’empêchait point de dîner à son aise et de prendre son gloria, les coudes sur la nappe, avec toute la lenteur désirable.

C’était une maîtresse-femme, qui avait du temps pour tout et que rien n’étonnait.

— À la bonne heure, ma chère dame, à la bonne heure ! dit-elle, quand Petite fut parvenue à la calmer. — J’ai eu tort de prendre la mouche, car ça m’a donné mal à la tête, et je vais être obligée de me servir un verre de quelque chose pour me remettre… Mais aussi est-il possible de voir les gens se plaindre quand ils ont tant de bonheur !… Que vous faut-il donc de plus ?… vous ne pourrez jamais dépenser tout ce que vous avez !…

Petite poussa un gros soupir et se donna une physionomie émue.

— Si c’était pour moi, ma bonne Batailleur, murmura-t-elle, — je ne prendrais pas tant de peine ; mais ne vous ai-je pas dit vingt fois !…

— Quarante fois, ma chère madame, interrompit la marchande, — cinquante fois, si vous voulez !… ça, c’est un fait !… la petite fille, n’est-ce pas ?…

— Judith !… balbutia Sara.

— Oui, oui, oui, dit Batailleur en clignant de l’œil ; — l’enfant de l’amour et du mystère !…

Madame Batailleur versa du parfait amour jusqu’à moitié de sa tasse vide, et reprit brusquement avec sa voix d’homme :

— C’est juste que vous m’avez parlé bien des fois de la petite fille… mais, voyez-vous, moi, je ne comprends pas grand’chose à tout ça… En définitive, où diable est-elle, cette enfant-là ?

Sara ne s’offensait jamais de ses rudes manières.

— Ma fille ! murmura-t-elle en levant les yeux au ciel ; ma pauvre Judith !… elle est loin de sa mère et confiée à des étrangers… elle souffre…

— Et pourquoi souffre-t-elle ? interrompit la marchande.

— Hélas ! dit Sara, vous savez bien que j’ai fait tout ce que j’ai pu… je me suis humiliée devant mon mari… je l’ai prié, je l’ai supplié… il ne tenait qu’à lui d’avoir en moi une femme douce et dévouée…

Batailleur qui ne savait pas se gêner, fit rondement un geste d’incrédulité…

— Oh ! croyez-moi, ma bonne Joséphine, reprit Petite, je ne demandais qu’à l’aimer !… S’il avait eu pitié de ma pauvre enfant, j’aurais été à lui pour la vie !

Batailleur secoua la tête d’un air sérieux.

— Faut être juste, dit-elle, ces choses-là ne se font pas !… Le cher homme vous aimait trop pour prendre l’enfant à la maison, et si j’avais été à sa place…

— Ne dites pas cela ! s’écria Petite précipitamment.

On touchait le seul point de son cœur qui eût une apparence de sensibilité.

— Ne dites pas cela ! répéta-t-elle ; je lui avais tout avoué…il savait que cet enfant était le fruit d’une séduction odieuse… J’étais si jeune alors !… devait-il me faire supporter le châtiment d’une faute qui n’était point la mienne ?… et s’il voulait me punir, devait-il étendre la peine jusque sur cette créature innocente pour qui je lui demandais pitié ?… Oh ! c’est pour cela que je le déteste, ma bonne !… c’est pour elle, pour elle seule !… et maintenant qu’il souffre, à mon tour, je n’ai pas de compassion !…

La figure de Petite avait revêtu cet aspect de dureté implacable que nous lui avons vu prendre plusieurs fois ; mais Batailleur n’était point femme à se troubler pour si peu. Elle regarda Petite en face, intrépidement, et dit en buvant son parfait amour à petites gorgées :

— Pour tuer un homme, il faut bien un prétexte…

Sara pâlit et ses yeux flamboyèrent.

— Ne vous fâchez pas, chère madame ! reprit Batailleur sans s’émouvoir ; — tout cela ne me regarde guère, mais c’est une idée que j’ai… Il n’y a qu’à voir travailler les ouvriers pour comprendre votre cas… quand l’ouvrage est trop dur, ils sifflent un bon coup d’eau-de-vie, et ça va !… vous qui n’aimez pas l’eau-de-vie, vous pensez à l’enfant quand le cœur vous manque… ça revient au même.

Le rouge reparut sur la joue de Sara ; le bon sens grossier de la marchande avait deviné l’énigme de sa conscience avec une incroyable justesse.

Tout était mensonge en cette femme, à tel point que l’unique sentiment capable de faire battra son cœur se mélangeait de tromperie !

Cet amour pour sa fille, qu’elle faisait sonner si haut, existait en elle, mais ne ressemblait point au bel amour des mères.

C’était comme un contre-coup de haine ; elle aimait pour haïr.

Elle savait sa fille malheureuse ; elle ne lui prêtait point d’aide, et la laissait souffrir pour pouvoir se dire : Je la venge !…

Pour pouvoir se dire : Quand il sera mort, elle ne souffrira plus !…

La détresse de l’enfant était profonde et faisait pitié à tous. Petite, abritée par le secret, voyait cette détresse et en jouissait pour ainsi dire.

C’était un aiguillon permanent à sa haine ; c’était une main tendue qui la poussait en avant sans relâche.

Il faut un prétexte pour tuer un homme…

Mais Petite avait épaissi les ténèbres à plaisir sur ce coin de sa conscience. Habituée à tromper tout le monde, elle avait fini par se tromper elle-même ; elle ne savait plus distinguer en elle l’amour, de la haine. — Quel que fût ce sentiment, d’ailleurs, il était ardent et profond. Elle croyait aimer. Elle aimait passionnément.

Les paroles de la marchande éclairèrent tout à coup son âme. Un instant, elle se fit frayeur à elle-même.

Puis son instinct sophistique renoua le bandeau au-devant de ses yeux ; elle repoussa la lumière ; elle douta ; puis elle nia.

Puis encore elle s’indigna contre cette accusation qui la blessait au vif.

— Ma pauvre Batailleur, dit-elle avec mépris et sécheresse, vous ne pouvez point comprendre ces choses, et j’ai tort de me chagriner pour des paroles prononcées à l’étourdie… Mais c’est que je l’aime tant, ajouta-t-elle dans un élan subit de passion, — cette chère enfant, qui est mon seul bien sur la terre et mon seul espoir dans l’avenir !… Oh ! croyez-moi, tout cet or est à elle !… Il y a bien longtemps que je songe à cela : mes plans sont faits et je lui arrange toute une vie de bonheur !… Pour sa misère passée, elle aura la richesse… Elle sera belle dès qu’elle ne souffrira plus… Elle sera noble, joyeuse, adorée… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! m’accuse-t-on de ne pas aimer mon enfant !

Batailleur ouvrait de grands yeux ; elle doutait ; elle était émue : la paupière de Petite s’emplissait de larmes.

— Mais vous ne m’avez donc pas vue, s’écriait-elle d’une voix entrecoupée, — serrer dans mes bras cette autre enfant si pâle et si chétive que j’ai rencontrée quelquefois dans votre boutique ?…

— La Galifarde ? interrompit madame Batailleur.

— Sais-je le nom qu’on lui donne ?… Ce que je sais, c’est qu’elle a l’âge de ma Judith et qu’elle lui ressemble !… Ce que je sais, c’est que j’aime mon enfant de toutes les forces de mon âme !…

Elle s’approcha de Batailleur et prit une voix recueillie.

— Écoutez, poursuivit-elle en souriant doucement, — je vais vous dire ce que je ferai quand M. de Laurens sera mort…

Il y avait quelque chose de hideux dans ce mélange de sensibilité passionnée et de cruauté froide ; dans cette femme souriante qui bâtissait un doux rêve d’amour maternel sur l’assassinat d’un homme…

Mais la marchande ne voyait point ce côté de la question. Son ignorance se laissait prendre aux chaudes paroles de Petite ; son bon sens, que nul enseignement ne guidait, faisait fausse route, au premier vent de l’émotion ; elle ne voyait que la pauvre enfant et la mère aimante. Elle se repentait de ses paroles ; elle croyait à cette tendresse qui s’épanchait brûlante ; elle aussi avait des larmes dans les yeux.

Sara y allait de bonne foi ; elle ne s’étudiait point en ce moment.

— Je serai libre, reprit-elle ; personne n’aura plus le droit de contrôler ma conduite… Je la prendrai chez moi ; elle sera demoiselle ! et savez-vous, ma bonne, je la ferai passer pour la fille de M. de Laurens !… Pauvre chère Judith ! au moins héritera-t-elle de cet homme qui l’a faite si malheureuse !… Et ma conscience ne me reprochera rien, soyez sûre ! Je l’aurai là, près de moi, comme un bouclier contre le remords ! Oh ! comme je l’aimerai ! comme j’irai au-devant de ses moindres caprices !… je lui ferai un bonheur nouveau pour chacun de ses jours ! Autour d’elle il n’y aura que des caresses !… Et dans quelques années son cœur parlera… oh ! je le jure ! elle sera la femme de celui qu’elle aura choisi ! fût-il un mendiant ou un prince, je le lui donnerai !

— Allons ! vous êtes bonne tout de même, chère madame ! dit Batailleur en s’essuyant les yeux ; — ça me fait de l’effet, tout ce que vous me racontez là !…

— Je voudrais doubler, tripler ma fortune ! poursuivit Petite, et je n’en aurais pas encore assez, puisque cette fortune est pour elle !…

Elle s’interrompit à ce moment, et se retourna effrayée. Elle venait d’entendre derrière elle un pas furtif, qui se glissait sur le parquet du salon.

Son regard rencontra l’étrange et laide figure de madame Huffé, laquelle fit une magnifique révérence et sourit d’un air agréable.

— J’ai l’honneur de m’informer auprès de madame, dit-elle, s’il est temps de desservir.

Il y avait un étonnement plein d’inquiétude dans les yeux de Petite. Depuis combien de temps la vieille femme était-elle dans le salon ? Avait-elle entendu ?…

La marchande était rouge de colère. Elle versa dans sa tasse le reste de la burette de parfait amour.

— Vieille folle ! s’écria-t-elle avec un juron plus que viril, que venezvous faire ici ?… Si je vous vois jamais entrer comme cela, en tapinois et sans être appelée, je vous jette à la porte comme un chien !

Le mot était dur pour une femme qui avait occupé une position dans le monde. Madame Huffé prit un air digne.

— J’ai l’honneur de vous faire observer… commença-t-elle.

Batailleur ressemblait à une lionne en furie.

— Cachez-vous ! s’écria-t-elle en saisissant par le goulot sa bouteille mesurant litre ; — filez ! vieille comtesse ! ou je vais faire un malheur !…

Il était urgent d’obéir, la marchande ne plaisantait pas après dîner ; madame Huffé ébaucha une demi-révérence, puis elle eut l’honneur de disparaître.

Sara s’était levée. On n’eût retrouvé sur son visage calme aucune trace de l’émotion récente. Elle était, nous le savons, maîtresse d’elle-même au plus haut degré : en ce moment il ne lui plaisait pas de s’attendrir.

— Nous venons de dire bien des folies, ma bonne, murmura-t-elle d’un ton léger ; — j’avais à vous entretenir de choses plus importantes ; mais je vous reverrai ce soir au jeu… Avant de vous quitter, pourtant, je veux vous demander si vous n’auriez point, parmi vos connaissances, quelques bons garçons pas trop scrupuleux, sur lesquels on put compter pour un coup de main…

— Des Polytes ? murmura Batailleur en souriant.

— Non, dit Petite, plus foncés que cela… Il ne s’agit pas d’une plaisanterie et l’affaire se ferait en Allemagne… on les payerait ce qu’ils voudraient.

Batailleur baissa les yeux et tourna la tête avec une répugnance manifeste.

— Il y a par-ci par-là des coquins dans le Temple, répondit-elle ; je sais qu’ils se réunissent là-bas, derrière la Rotonde, à l’enseigne des Quatre Fils Aymon ; mais ces choses-là ne me plaisent guère, ce n’est pas ma partie, et j’aime autant ne point m’en mêler.

Petite rajusta son voile devant la glace et se dirigea vers la porte.

— Nous reviendrons là-dessus, ma bonne, dit-elle, et vous en agirez à votre volonté… Vous savez que je ne demande rien pour rien… Éclairez-moi, je vous prie.

Madame de Laurens reprenait en ce moment, sans y penser peut-être, ses airs de grande dame. La distance qui existait entre elle et Batailleur, comblée un instant par d’intimes confidences, revenait plus large que jamais. La marchande, malgré sa belle robe de satin et son bonnet splendide, n’avait plus l’air d’une compagne, mais d’une suivante. Elle se munit d’un flambeau et reconduisit Petite jusqu’en bas de l’escalier.

— À quelle heure vous reverrai-je ? demanda-t-elle.

— Je ne sais, répondit madame de Laurens. J’ai plusieurs choses à faire ce soir… Vous m’attendrez.

Elle sortit ; la marchande remonta.

En entrant dans sa chambre, elle mit bas son tablier graisseux et planta sur son bonnet le plus éclatant de tous ses chapeaux ; puis elle sortit à son tour pour se rendre à la maison de jeu de la rue des Prouvaires. — Deux ou trois minutes après son départ, on eût pu voir entrer dans le salon, madame Huffé, tenant entre ses bras un chat de gouttière d’une grosseur énorme.

Elle mit le matou à la place occupée naguère par Polyte, et s’assit elle-même sur la chaise laissée vide par sa maîtresse.

— Voilà pourtant comme c’est, mon pauvre minet ! grommela-t-elle en bourrant son assiette ; — après avoir occupé des positions, on se trouve réduite à servir une pas grand’chose… Veux-tu du veau ?

Minet voulait du veau.

— Quand je dis une pas grand’chose, reprit madame Huffé, cela signifie une rien du tout, mon ami… Mais patience, patience ! on sait ce qu’on sait… Celui qui vivra verra.

Le chat la regardait avec ses grands yeux jaunes.

Il était à madame Huffé ce que Polyte était à Batailleur, avec cette différence qu’on le traitait avec beaucoup plus de considération que Polyte.

Il eût fallu l’arrivée d’un empereur pour forcer la vieille femme à lui faire supporter l’avanie que Batailleur venait d’infliger à son favori.

Nul empereur ne vint et le repas de madame Huffé s’acheva paisiblement en tête-à-tête avec son chat.

Sara, cependant, avait longé le trottoir boueux de la rue du Vert-Bois et gagné l’enclos du Temple. Un instant elle se dirigea vers l’endroit où son coupé l’attendait ; mais, au bout de quelques secondes, elle s’arrêta irrésolue. Puis elle revint sur ses pas, et s’engagea dans la rue du Petit-Thouars.

Le Temple était désert depuis longtemps.

L’activité s’était réfugiée de l’autre côté de la rue, dans ces boutiques de passementiers où l’on voit des troupeaux de femmes tordre des franges du matin au soir.

Petite s’éloignait le plus possible des magasins, et marchait sur le trottoir qui borde les baraques du Temple.

Comme elle arrivait à la hauteur de la rue du Puits, elle vit, aux lueurs des réverbères, la silhouette vive et svelte d’un jeune homme qui sortait de la place de la Rotonde.

Petite crut reconnaître Franz. Elle hâta le pas pour voir où il se rendait.

Lorsqu’elle eut tourné l’angle de la place, le jeune homme avait déjà disparu, mais on entendait encore son pas dans une allée voisine.

Petite s’avança jusqu’à cette allée, qui était celle de la maison de Hans Dorn.

Elle fut un instant sur le point d’entrer, mais elle crut ouïr, dans les ténèbres de l’étroit couloir, comme un chant murmurant et confus. Elle n’osa pas.

Elle redescendit vers le carreau solitaire et se glissa sous le péristyle de la Rotonde.

Au moment où elle tournait le dos, une ombre difforme sortit de l’allée et la suivit de loin.

Madame de Laurens s’arrêta devant le trou du bonhomme Araby. De ce côté des galeries, il n’y avait pas une âme. Petite, néanmoins, regarda tout autour d’elle avec précaution. Elle avait cet air cauteleux et craintif de l’homme qui va commettre un crime.

Elle ne vit rien, elle n’entendit rien, sinon des clameurs rauques et lointaines qui sortaient du cabaret des Deux-Lions, de l’autre côté du péristyle.

Sa tête s’avança tout contre la devanture d’Araby. Les planches mal Jointes laissaient passer une lueur faible. Petite mit son œil à l’une des fentes.

Elle vit, sur une couche plate et qui n’avait point de couverture, une pauvre enfant demi-vêtue, dont les membres maigres grelottaient de froid.

C’était Nono la Galifarde, à demi-couchée sur son matelas. Auprès d’elle, sur la terre, il y avait un tout petit bout de chandelle qui achevait de se consumer.

Elle tenait à la main deux ou trois lambeaux de papier, ramassés çà et là dans la rue, et qui portaient encore des empreintes de boue. Son doigt tendu suivait les lignes, lettre à lettre ; elle épelait. — Elle apprenait à lire.

Elle avait la tête penchée. Petite ne pouvait voir son visage, qui était presque entièrement voilé par ses longs cheveux ; mais son attitude disait l’attention qu’elle donnait à sa tâche.

Petite la regardait avidement. Vous l’eussiez vue en ce moment, pâle, frissonnante et prise d’une émotion qui n’était point de la comédie.

Son cœur battait ; elle avait froid ; ses yeux la brûlaient…

Le petit bout de chandelle, cependant, tirait à sa fin. La mêche pétilla, mouillée par l’humidité du sol. — Nono la Galifarde releva brusquement la tête et regarda la lumière près de s’éteindre, avec un regret naïf.

C’est que les nuits glacées étaient bien longues et que la pauvre enfant souffrait, chaque soir, en attendant le sommeil.

Le mouvement qu’elle venait défaire avait rejeté en arrière sa longue chevelure ; ses traits pâles apparaissaient éclairés par la lueur mourante. — La poitrine de madame de Laurens se serra, oppressée.

Nono cacha ses papiers sous son oreiller. Elle arrangea sa pauvre robe d’indienne de manière à couvrir le mieux possible sa nudité. Ses grands yeux noirs se levèrent au ciel en une oraison muette, tandis que ses petites mains faibles se joignaient sur sa poitrine. Sa paupière se ferma.

La chandelle jeta une lumière plus vive pour mourir.

Sara ne vit plus rien.

Son visage était inondé de larmes, et des sanglots convulsifs soulevaient sa poitrine.

Ses deux mains se serraient contre les planches, et sa bouche s’avançait comme pour donner un baiser.

— Judith ! murmurait-elle, Judith ! mon enfant !…

Puis elle ajoutait avec une sorte de délire :

— Oh ! ne meurs pas encore ! attends !… sa vie s’en va, et désormais tu n’as plus que quelques jours à souffrir !

À ce moment, elle se redressa épouvantée : derrière elle, à deux pas, retentissait un rauque éclat de rire.

Elle se retourna, mais son trouble l’aveuglait. Tandis qu’elle cherchait à voir, une voix étrange s’élevait dans l’ombre du pilier voisin. La voix chantait :

C’est aujourd’hui lundi ;
Ils sont venus chercher maman Regnault
Pour la mener en prison,
Parce qu’elle n’a pas d’argent.
Maman Regnault s’est sauvée ;
Mais ils reviendront demain,
Et ils sauront bien l’attraper…
La bonne aventure, ô gué !…

Les yeux de Petite s’habituaient à l’obscurité ; elle aperçut un être difforme qui se démenait à cheval sur un tréteau oublié.

Elle s’enfuit. Tandis qu’elle traversait la place de la Rotonde, le chanteur éleva la voix davantage, et cette voix parvint jusqu’aux oreilles de la petite Galifarde, qui frissonna sur son matelas, comme si les planches de la devanture n’eussent point été un rempart assez fort contre la méchanceté cruelle de l’idiot Geignolet.

Sara s’assit, toute tremblante, sur les coussins de son coupé.

Quand son cocher vint lui demander ses ordres, elle fut quelque temps sans pouvoir lui répondre.

— Rue Dauphine, dit-elle enfin, — numéro 17.

C’était l’adresse de Franz.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La soirée s’avançait. C’était dans un hôtel meublé de la rue Saint-Honoré.

Nous entrons dans une grande chambre où règne une obscurité complète ; on entend la respiration égale et bruyante de gens qui dorment paisiblement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une bougie s’alluma de l’autre côté de la cour, et une lueur glissa dans la chambre muette.

Les ténèbres s’éclairèrent vaguement.

On eût pu voir de grands manteaux de voyage jetés à terre, des bottes éperonnées, des armes, et sur la tablette de la cheminée, deux ou trois poignées d’or.

À l’autre bout de la pièce, trois lits jumeaux s’alignaient contre la muraille. Dans chacun de ces lits, il y avait un homme qui dormait.

La pendule sonna neuf heures. Au chevet de l’un des lits, il y avait une montre à réveil, qui se prit à carillonner.

Un des dormeurs s’éveilla en sursaut, et se mit sur son séant.

— Déjà, murmura-t-il ; — après trois nuits de fatigue, deux heures de sommeil sont bientôt passées !…

Il se frotta les yeux et tira ses membres lassés.

Les deux autres dormeurs, éveillés à demi, s’agitaient sous leurs couvertures.

— Mais nos heures sont comptées, reprit le premier ; — je dois agir dès ce soir ; et, avant de sortir, il faut que je les prévienne…

— Frères ! ajouta-t-il en élevant la voix.

Il n’eut pas besoin de répéter son appel, ses deux compagnons étaient déjà sur leur séant, ce frottant les yeux à outrance et maugréant de leur mieux.

— Frères, reprit celui qui s’était éveillé le premier, — il faut que vous soyez prêts à partir demain de grand matin, tous les deux.

— Déjà !… s’écrièrent-ils à la fois.

Puis l’un d’eux ajouta :

— Moi qui avais découvert une superbe maison de jeu, où l’on dîne comme nulle part !…

— Moi qui avais la plus ravissante conquête du monde ! ajouta l’autre.

— J’avais déjà combiné ma martingale…

— On m’avait donné un rendez-vous…

Le premier dormeur n’eut besoin que d’un mot pour interrompre ces doléances.

— C’est pour l’enfant, dit-il.

— Au diable le jeu ! s’écria le joueur.

— Au diable les femmes ! s’écria l’amoureux.

Puis ils ajoutèrent, d’un ton grave et pénétré :

— Frère, aujourd’hui comme toujours, nous sommes prêts…



  1. J’attends qu’il m’ait joué un tour pour lui fermer ma porte… mais il est si bien mis !… J’en suis folle.
  2. Bénéfice.
  3. Harnacher ou jouer l’harnache ; tromper, duper.
  4. Six francs.