Le Fils du diable/Tome II/III/7. Une larme et un sourire

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 97-np).
Troisième partie

CHAPITRE VII.

UNE LARME ET UN SOURIRE.

Dans les dernières paroles de madame de Laurens, il y avait comme une accusation formelle contre sa plus jeune sœur. Esther l’interrogea d’un regard étonné, puis, voyant que Petite gardait le silence, elle se leva à son tour, et vint vers la fenêtre.

En ce moment, la curiosité l’emportait chez elle sur la paresse.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda-t-elle.

— Rien de nouveau, répliqua Sara ; — le cher petit ange lit des lettres d’amour, voilà tout !

Elle tendit sa lorgnette à Esther, qui la braqua sur la fenêtre du pavillon. Voici ce que vit Esther :

Lia était assise auprès d’une petite table couverte de papiers. Elle s’enveloppait dans un peignoir blanc sur lequel ses magnifiques cheveux noirs ruisselaient en longs flots. Elle avait sa tête dans sa main, et son coude s’appuyait sur la table.

Le jour frappait d’aplomb sur son visage ; elle était très-pâle : une expression de souffrance se répandait sur tous ses traits.

Ses yeux étaient attachés sur une lettre dépliée.

Elle ne bougeait pas ; et, sans les mouvements périodiques de son sein, qui agitaient doucement l’étoffe légère de son peignoir, on l’aurait pu prendre pour un rêve de poëte, taillé dans le marbre de Paros.

— Comme elle est jolie !… murmura Esther.

Les sourcils de Petite se froncèrent.

— Elle a dix-huit ans, répliqua-t-elle.

Esther ne sentit point ce qu’il y avait d’amertume jalouse dans cette réponse. Elle rendit la lorgnette à Sara.

— Et qui vous fait croire, demanda-t-elle, — que ce sont des lettres d’amour ?

— Je n’ai pas dit que je croyais, repartit Petite ; j’aime à savoir et je m’informe… Ces lettres sont d’un homme ; il y en a beaucoup, et j’en ai lu deux.

— En vérité !…

— Mon Dieu ! je suis bien mal tombée… Ces deux lettres en disaient juste assez pour me donner envie de connaître le reste… elles étaient courtes ; elles n’expliquaient rien ; elles ne portaient aucune signature.

— Alors vous ignorez le nom ?…

— Jusqu’à présent, interrompit Petite ; mais je le saurai… Je vous assure, Esther, que je n’ai rien contre cette petite fille… Elle est notre sœur, nous devons l’aimer, c’est évident… mais je ne puis oublier qu’elle a reçu bien froidement nos premières caresses, et que nos avances ont presque été repoussées.

— Je crois que vous vous trompez, Sara… les premiers jours, au contraire, Lia semblait tout heureuse de nous parler et de nous voir… c’est plus tard que la froideur est venue.

Petite ne supposait point sa sœur capable de pousser si loin l’observation.

— Qu’importe, interrompit-elle, que la froideur soit arrivée tout d’abord ou plus tard ? il est certain qu’elle est venue !… Depuis près d’un an que Lia est à Paris, pouvez-vous citer une occasion où elle se soit volontairement rapprochée de nous ?

— Elle est timide, dit Esther.

— Elle ne nous aime pas, répliqua Sara.

— Si fait… mais elle nous connaît à peine, elle a été élevée loin de nous, et sa réserve tient sans doute à l’éducation qu’on lui a donnée… Notre tante Rachel est convertie au christianisme, et sa maison est presque un couvent… Lia n’a pu prendre auprès d’elle que des façons austères et froides.

— Hypocrisie ! murmura Petite ; elle nous fuit, d’abord parce que nous n’avons pas le don de lui plaire… ensuite parce qu’elle a de quoi s’occuper sans doute… Elle est seule dans cet hôtel, elle est libre autant et plus qu’une femme mariée… Qui sait si elle se borne à écrire de longues lettres et à soupirer comme une colombe éloignée de son tourtereau ?

— Avez-vous donc des raisons de supposer ?…

— Mon Dieu ! non… je veux parler seulement des choses que je sais ; d’autant plus que ces choses me suffisent pour ne point accorder une confiance très-grande aux reliques de notre petite sainte… Je suis allée hier au soir chez madame Batailleur.

— Ah !… fit Esther avec une répugnance légère mêlée de beaucoup de curiosité.

La répugnance venait de ce que madame Batailleur, dont Petite jetait négligemment le nom au travers de l’entretien, était comme une vivante transition qui devait ramener la maison de jeu sur le tapis. Or, la maison de jeu faisait peur à Esther ; — peur, mais aussi grande envie.

La curiosité avait des sources multiples. Esther savait vaguement qu’entre cette madame Batailleur et Petite il y avait une foule de secrets de toute sorte. Elle n’avait point l’habileté nécessaire pour deviner ce que Sara voulait cacher, mais la fantaisie de Sara n’était pas toujours d’être discrète, et, bien souvent, elle s’était livrée à demi, pour avoir plus de chance de persuader.

Madame Batailleur était le factotum de Sara, et l’on ne pouvait point assigner de bornes à ses services, élastiques comme ceux des valets de comédie. Elle ne reculait devant rien, elle était capable de tout.

Pour Esther qui ne la connaissait point, mais qui savait confusément une partie de son histoire, cette femme prenait de loin une physionomie romanesque et presque fantastique.

Son nom arrivait toujours comme le prologue d’un récit bizarre. Elle était le Frontin de Sara. Esther se la représentait comme possédant les ressources fabuleuses que les poètes comiques donnent à leurs coquins de valets.

Or, le tour de la conversation donnait à entendre que madame Batailleur et Lia allaient entrer en scène de compagnie.

La femme vieillie dans l’intrigue, la brocanteuse rompue à tous les genres de tromperie, et la jeune fille ingénue…

C’était curieux ! — Esther attendait.

— Je suis allée chez Batailleur, reprit Sara, pour une petite affaire de bourse… j’ai beaucoup d’actions sous son nom… Devinez qui j’ai rencontré dans sa boutique !

— Lia ?… murmura Esther.

— Chère, vous devinez tout ! s’écria Petite en jouant au dépit enfantin ; — c’était Lia, en effet… Lia, notre ange pur, qui venait chercher une lettre de son amant.

— C’est donc madame Batailleur ?…

— Voici ce que vous n’auriez pas deviné peut-être ! Lia n’a guère été notre amie que pendant quinze jours, mais, pendant ces quinze jours, j’ai bien eu le temps de faire quelques petites choses… sans savoir à quoi cela pourrait me servir un jour, je lui ai fait connaître cette bonne Batailleur, qui est si discrète et si complaisante… je l’y avais menée sous prétexte de choisir des dentelles, et je n’avais pas manqué de lui faire l’éloge de toutes les qualités qui distinguent l’excellente Batailleur… Notre ange m’écoutait, ma foi, fort attentivement, et il paraît qu’elle ne perdit pas un mot de mon discours, car elle retourna seule au Temple, le lendemain.

— Dès le lendemain ?

— Hélas ! oui… Elle sut retrouver la boutique de Batailleur, et, tout en rougissant d’une façon virginale et charmante, elle lui fit je ne sais quel conte à dormir debout… un cousin persécuté par la famille et dont elle avait pitié… des billevesées, ma chère !

— Voyez-vous bien cela ! — murmura la comtesse… je n’aurais jamais cru…

— Il faut toujours croire… Bref, elle mit dans la main de Batailleur, qui est la femme du monde la plus incapable de refuser, une jolie petite bourse assez bien garnie, en la priant de recevoir, de temps en temps, des lettres à son adresse.

» Cela ne souffrait aucune espèce de difficulté… Seulement, lorsqu’arriva la première lettre datée de Francfort-sur-le-Mein, Batailleur m’en toucha quelques mots en riant. — À qui s’intéresserait-on, sinon à une sœur ? Ma curiosité fut puissamment excitée.

» Batailleur voulut faire la discrète, comme de raison… mais, en définitive, sa fortune est entre mes mains. C’est grâce à moi qu’elle a vingt ou trente mille écus inscrits au grand-livre, et c’est encore avec mes fonds qu’elle fait aller sa maison de jeu de la rue des Prouvaires… »

— Décidément, interrompit Esther, — c’est donc elle qui tient la fameuse maison de jeu ?

— Folle que je suis ! s’écria Petite ; ne te l’avais-je pas dit encore !… Tu as pu croire, pauvre sœur, que j’avais des secrets pour toi… C’est elle-même, ou plutôt, c’est un peu moi, sous son nom…

Un étonnement plus vif se peignit dans le regard d’Esther.

— Oh ! tu verras, reprit Petite, je t’expliquerai cela tout à l’heure, et tu comprendras qu’il n’y a rien à craindre… L’intérêt de Batailleur est de se faire mettre en prison vingt fois avant de livrer mon secret… pour en revenir, j’ai mis deux ou trois mois à vaincre sa résistance, et lorsqu’enfin elle m’a montré une lettre du galant mystérieux, il s’est trouvé que les tourtereaux n’en étaient plus aux confidences, et que la missive ne contenait rien… la lettre qui vint ensuite était encore plus insignifiante… et j’attends la troisième.

— C’est fini, peut-être, dit Esther.

Petite eut un sourire méchant.

— Peut-être d’un côté, répliqua-t-elle ; le galant ne me semble pas en effet fort empressé… mais de l’autre…

Elle n’acheva point, et son doigt tendu désigna la fenêtre du pavillon.

Esther reprit la lorgnette.

Un rayon de soleil d’hiver, passant à travers les branches dépouillées des arbres du jardin, frappait obliquement les vitres du pavillon de gauche et allait tomber en plein sur le joli visage de Lia.

On distinguait, comme si on eût été tout près d’elle, la pâleur mate de sa joue. Au bout de ses longs cils soyeux, quelque chose brillait et tremblait au rayon du soleil.

— Elle pleure, dit Esther.

— Pleure-t-elle ? s’écria Petite avec une compassion moqueuse ; — pauvre ange immaculé ! Voilà pourtant ce que lui a enseigné notre pieuse tante Rachel, convertie au christianisme, et dont la maison ressemble à un couvent !…

Esther ne put s’empêcher de sourire.

Les larmes qui se balançaient naguère aux cils de la pauvre Lia roulaient lentement le long de sa joue décolorée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La lettre qu’elle lisait portait déjà bien des traces de pleurs.

« … Le malheur qui est tombé sur moi, lisait-elle, m’a trouvé fort, parce que ma conscience est tranquille. L’œuvre pour laquelle la justice des hommes pèse aujourd’hui sur moi, est commencée depuis vingt ans, et j’espère que Dieu me permettra de l’achever avant de mourir.

» Mais, quand je pense à vous, Lia, ma pauvre enfant, je suis triste, et j’ai comme un remords. Parfois, voire souvenir apporte la consolation dans la solitude ; je vous vois si belle et si douce ! je lis tout au fond de votre cœur pur, et votre image me rend un sourire ; mais d’autres fois, votre pensée remplit mon âme d’amertume.

» Oh ! pourquoi vous ai-je trouvée sur mon chemin, Lia ! Pourquoi vous ai-je aimée, moi dont le cœur n’avait jamais battu au nom d’une femme ! Pourquoi m’avez-vous aimé !

» Vous êtes presque une enfant ; dans quelques années, je serai un vieillard. Vous n’aviez rien à faire dans la vie qu’à être heureuse et qu’à servir Dieu ; moi je marche depuis les jours de ma jeunesse courbé sous le fardeau d’un mystérieux devoir. Vous ne pouvez me donner votre joie, Lia, mon cher amour, et moi je vous ai déjà donné ma tristesse !

» Qu’ils étaient beaux vos sourires de vierge ! Comme je me sentais rajeuni à vous voir, heureuse et libre, courir par les sentiers verts des montagnes du Wurtzbourg !

» Maintenant, il y a des larmes sur les feuillets de vos lettres. Vous avez sauvé la vie du pauvre proscrit, Lia, et pour prix du bienfait, le proscrit a changé votre bonheur en détresse !

» Je ne puis pas dire : Mieux eût valu ma mort, car je ne vis pas pour moi seul, et il faut que ma tâche soit accomplie. Mais mieux eût valu mille fois la captivité, qui est venue plus tard !…

» Je souffrirais peut-être davantage, mais vous seriez encore heureuse.

» Il faut m’oublier, Lia !… je vous en prie, il faut vous dire que je suis mort, et ne plus penser à moi… Écoutez… ma main est teinte de sang !… que peut-il y avoir de commun entre le meurtrier et l’ange ?…

» C’est bien ! j’ai tué ! Le destin me pousse, et Dieu a mis dans ma main l’épée de sa justice !… Oh ! je vous en prie, ne m’aimez plus ! Il me faut, pour remplir ma tâche, la force inflexible et l’impitoyable volonté… Ne m’aimez plus, car je me sens faiblir en songeant que je pourrais être heureux… »

Lia lisait à travers ses larmes, et son âme était pleine de terreurs. Elle frissonnait à ces paroles de meurtre et de vengeance, mais il n’y avait au fond de son cœur aucune pensée de blâme.

Celui qui avait écrit ces lignes était son Dieu. L’idée qu’il pouvait faillir lui eût semblé un blasphème. Elle l’aimait d’un amour victorieux et sans bornes, fort et jeune comme elle-même, — d’un amour qui ressemblait à un culte.

Elle jeta le papier sur la table, où se mêlaient plus de vingt lettres éparses. Les unes étaient de la même écriture que la première, dont nous venons de lire un fragment ; les autres étaient des brouillons inachevés, que la jeune fille avait écrits elle-même, et qu’elle n’avait point envoyés.

Elle n’osait pas tout dire à celui qu’elle aimait. Il était si malheureux ! Elle tâchait de ne lui envoyer que de la joie. Quand son cœur dictait à sa plume des paroles trop tristes, elle jetait loin d’elle la lettre commencée, pour tâcher de la refaire plus gaie…

Sa main erra durant quelques secondes parmi les papiers épars, et son choix tomba sur une lettre, plus souvent relue que les autres, et qu’elle voulait relire encore.

C’était comme un remède qu’elle voulait appliquer sur la blessure vive de son cœur.

« Vous ai-je dit de ne plus m’aimer, Lia ! disait la lettre ; oh ! ne me croyez pas !… je cherche à me tromper moi-même. Que deviendrais-je sans votre amour ! c’est lui, lui seul, qui me donne la force de combattre mon désespoir !

» Ceux qui me connaissaient jadis répétaient que mon âme était robuste, et que nul malheur ne pourrait courber ma volonté de fer ; ils avaient raison ; ma volonté reste inébranlable, et je sais bien que je pourrais mourir sans me plaindre, comme aux jours de ma force.

» Mais qu’est-ce que la mort ? c’est vivre qu’il faut savoir ! c’est garder patiemment sa vigueur en réserve pour l’heure du combat ; c’est souffrir, et n’en point être plus faible ; c’est enfouir son ardeur tout au fond de son âme, pour l’en retirer vierge aux jours de la liberté !…

» Là est la vaillance… Plus d’une fois déjà les portes d’une prison se sont fermées sur moi ; j’étais plus jeune, peut-être plus fort, du moins, je ne désespérais pas. Les heures de ma captivité se passaient à préparer ma délivrance ou à combiner le plan de la bataille qui devait mettre enfin mon pied sur la gorge de mes ennemis.

» Et pas un instant de lassitude ou de doute ! ma main était ferme, ma pensée lucide ; le chemin était tracé devant moi ; tandis qu’on me croyait enchaîné, je marchais !…

» Mon sang s’est-il refroidi ? suis-je plus faible ou moins courageux ? Je ne sais ; mais, parfois, durant la lente solitude de mes nuits, mon cœur se serre, et un voile de deuil s’étend pour moi sur l’avenir…

» Le but que je poursuis n’est pas une stérile vengeance. Quand j’étais jeune et heureux, j’ai risqué plus d’une fois ma vie pour la liberté de l’Allemagne ; mon père, qui était un saint homme et un chevalier, est mort pour cette cause…

» Nous étions trois frères qui marchions sur ses traces, et comme il nous avait commandé de donner notre sang à la patrie, nous allions, bravant les séides des rois, et cherchant partout le martyre.

» En ce temps, Lia, les hommes que je combats aujourd’hui n’avaient encore tué que mon père ; plus tard, ils assassinèrent ma sœur ; — une douce enfant comme vous, Lia, qui avait votre âme sainte, et que j’aimais presque autant que je vous aime !

» Ce sont deux grands crimes à punir, n’est-ce pas ? Eh bien, s’il ne s’agissait que de vengeance, je crois que je m’arrêterais. Je ne pourrais point pardonner ; mais je briserais mon épée, laissant au Dieu juste le soin du châtiment…

» Ma tâche est autre. — Il y avait jadis en Allemagne une race puissante, que les assassins de mon père et de ma sœur ont jetée dans la poussière ; cette race, je veux la relever. Avant de vous connaître, tout ce qu’il y a en moi de dévouement et d’amour était à l’héritier uni lue de cette noble famille. Maintenant que je vous aime, Lia, mon cœur est partagé, mais mon dévouement reste entier, et tout le travail de ma vie appartient encore à cet enfant, qui est le fils de ma sœur.

» Longtemps j’ai combattu la passion qui m’entraînait vers vous. Ma conscience me disait qu’aimer était pour moi un crime, et que je n’avais pas le droit de donner mon cœur à une femme, puisque j’étais l’esclave d’un devoir.

» Ce furent de vains efforts et des combats inutiles. Mon cœur était vierge à l’âge où, d’ordinaire, on a de lointains souvenirs d’amour. Il y avait en moi comme un amas de tendresse sans objet ; ce que les autres hommes dépensent en ardeurs folles et en caprices d’un jour, depuis l’adolescence jusqu’à l’âge mûr, je l’avais gardé, comme un avare capitaliste son trésor. Lia, je vous vis ; tout cela fut à vous ; mon cœur s’éveilla, je vous aimais, je vous aimais !…

» Et combien je remercie Dieu de vous avoir jetée sur ma route ! L’enfant dont je me suis fait le père aura en vous une seconde Providence. C’est vous qui me soutenez ; c’est vous qui êtes ma force et mon courage !

» Quand je souffre trop, je vous appelle ; je vois votre visage d’ange qui se penche à mon chevet ; j’entends votre voix chère murmurer de douces paroles…

» Oh ! vous êtes mon espoir ! Sans vous, j’aurais succombé, peut-être, sous le doute qui m’accable ; car mes mains sont liées, hélas ! et, pendant que je m’épuise à vouloir briser ma chaîne, qui sait ce que devient l’héritier des nobles comtes ?

» Vit-il encore ? ses ennemis sont puissants ; peut-être en ce moment où je vous écris, est-il prêt de succomber sous leurs coups !

» Mon Dieu ! tant d’efforts perdus ! tant de fatigues en vain prodiguées, tant de veilles, de sang et de périls !…

» Oh ! j’ai besoin de votre pensée, Lia ; vous dites que vous priez pour moi : priez pour lui.

» Votre prière doit être bonne à l’oreille de Dieu ; je m’attache à vous comme à un ange sauveur, qui me vaudra l’appui du Ciel dans ma tâche ardue.

» Aimez-moi, je vous en supplie ! tout mon espoir est en vous. Quand votre image me fuit, je désespère ; dès qu’elle revient, je crois à la victoire et au bonheur… »

Lia pleurait encore, mais elle souriait à travers ses larmes.

Il y avait sur son charmant visage une joie sérieuse et recueillie.

— Regardez, Petite ! s’écria en ce moment Esther, qui prenait goût à l’épier ; — il me semble qu’elle sourit maintenant !

— Elle sourit comme une bienheureuse ! reprit Sara ; décidément je n’ai vu que le moins intéressant de la correspondance !…

— Et la voilà qui baise le papier ! reprit Esther.

Petite lui arracha la lorgnette des mains et regarda d’un œil avide.

— C’est de l’ivresse ! murmura-t-elle ; — et nous allons la voir se mettre à table tout à l’heure, froide et sévère comme une sainte… Fallut-il y dépenser mille louis, j’aurai toutes vos lettres, mon bel ange ! ajouta-t-elle en fronçant le sourcil ; et je les lirai depuis la première ligne jusqu’à la dernière…





Les filles de Geldberg.