Le Fils du diable/Tome II/IV/13. Le clou

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 306-313).
Quatrième partie

CHAPITRE XIII.

LE CLOU.

Gertraud écouta un instant encore auprès du lit de son père, puis elle revint vers les deux amants qui ne l’apercevaient point, et jeta en se jouant la collerette sur les épaules de Denise.

— Voici un prétexte à votre longue visite, Mademoiselle, dit-elle ; vous aurez attendu votre broderie afin de l’emporter.

Denise s’était redressée en tressaillant.

— Y a-t-il donc si longtemps que je suis ici ? murmura-t-elle.

— Un quart d’heure… dit Franz.

— Une grande heure ! s’écria Gertraud ; mais comment trouvez-vous cela, monsieur Franz ?

Franz toucha le travail délicat et charmant.

— Adorable ! répondit-il.

— Tu es une fée, Gertraud ! dit mademoiselle d’Audemer, en admirant la broderie ; mais je déteste cette collerette, ajouta-t-elle avec un gros soupir.

— Pourquoi cela ?…

— Parce qu’elle me fait penser à cette fête d’Allemagne et à ce long voyage.

— Pauvre monsieur Franz ! dit Gertraud, quinze jours d’absence !

Franz ne comprenait pas.

Gertraud disposait les plis de la collerette avec cette coquetterie de l’auteur qui lit lui-même son œuvre.

— Je viens d’apprendre que les invitations vont être lancées, poursuivit Denise. Le départ suivra, dit-on, de près l’invitation.

— Et vous êtes absolument forcée d’aller à cette fête ? demanda Franz.

— Ma mère compte les jours depuis un mois, répondit la jeune fille ; nous avons accepté d’avance et tous nos préparatifs sont faits.

— On dit que ce sera si beau ! murmura Gertraud, dont l’accent trahissait un peu d’envie.

— Que je t’y céderais ma place volontiers ! répliqua Denise. Ce seront des jours pénibles et je n’y puis pas penser sans frayeur… Vous n’aurez pas le temps d’ici-là, Franz, de recevoir ces bonnes nouvelles qui vous donneraient accès auprès de ma mère… elle va partir avec toute son envie de me voir mariée au chevalier de Reinhold… et, là-bas, au milieu de cette famille de Geldberg…

Franz avait baissé la tête ; il la releva vivement.

— La fête serait-elle au château de Geldberg ? dit-il.

— Oui, répliqua Denise, et comme vous le devinez, je serai circonvenue, obsédée. Si encore c’était à Paris, Franz, si je pouvais vous entrevoir quelquefois, cela me donnerait de courage… mais je serai seule !

— Non, interrompit Franz d’un ton délibéré, ce sera mieux qu’à Paris, et vous me verrez tant que vous voudrez… Je compte vous suivre au château de Geldberg.

Gertraud le regarda en dessous.

— Quelle folie ! dit mademoiselle d’Audemer, dans votre position vis-à-vis des Geldberg, vous ne pouvez être invité.

Franz rougit. Il pensait à Sara.

— Je serai invité, pourtant, répliqua-t-il, et je vous donne ma parole que vous me verrez à la fête.

— Il le fera comme il le dit, Mademoiselle ! s’écria Gertraud d’un ton où l’admiration naïve et la raillerie se mêlaient à doses égales ; M. Franz, depuis qu’il est riche et fils d’un prince, vous promettra, si vous voulez, de sauter la Seine à pieds joints… et qui sait s’il ne tiendrait point sa promesse ! ajouta-t-elle en baissant la voix, tout à coup sous l’impression d’un souvenir superstitieux ; il y a autour de lui des choses étranges, et quand on réfléchit à ce qui lui est arrivé, depuis hier, on ne sait plus que penser…

Ce fut en ce moment que Jean Regnault frappa pour la première fois à la porte de l’escalier.

Gertraud n’entendit pas. Jean fut obligé de répéter deux eu trois fois son appel. Quand la jeune fille entendit enfin, elle s’élança dans la chambre d’entrée, en fermant la porte sur les deux amants.

Ce devait être Hans Dorn. Gertraud n’était point troublée, parce que sa conscience ne lui reprochait rien. Elle ouvrit la porte sans hésiter et tendit le front au baiser de son père.

Le pauvre Jean ne songea point à profiter de l’aubaine.

— Bien des pardons de venir vous voir à cette heure-là, Mamzelle Gertraud, dit-il en restant sur le seuil de la porte ; mais c’est que j’ai un grand service à vous demander.

Le pauvre Jean avait l’air plus timide encore que de coutume, et le mouvement involontaire que fit Gertraud en le reconnaissant doubla son embarras. En quittant Polyte sur la place de la Rotonde, il était tout feu et tout espoir ; il songeait à jouer, à gagner, à sauver la mère Regnault, qu’il aimait tant : l’éloquence du favori de madame Batailleur l’avait électrisé.

Mais il y avait maintenant deux ou trois longues minutes que la parole encourageante de Polyte lui manquait. Son ardeur se refroidissait ; sa timidité revenait.

D’ordinaire, l’accueil avenant et cordial de Gertraud mettait fin bien vite à l’embarras du joueur d’orgue.

Ce soir Gertraud avait l’air presque aussi embarrassée que lui. Jean subit le contre-coup de ce trouble. Il avait commencé son explication, la rouge au front, mais la voix libre ; au bout de quelques mots, sa phrase s’embrouilla ; il balbutia, il ne savait plus…

— Dites-moi bien vite ce que vous voulez, Jean, murmura Gertraud ; je suis pressée.

Le joueur d’orgue eut grande envie de s’en aller, et, pour le retenir, il fallut la pensée de sa vieille mère.

— Est-ce que M. Dorn est rentré ? demanda-t-il bien bas et les yeux à terre.

Gertraud rougit. Elle hésita. Il lui semblait que le murmure de la conversation des deux amants devait arriver jusqu’aux oreilles de Jean.

Pour expliquer le son de ces voix, il lui eût suffi de dire que son père était de retour ; mais elle ne savait point mentir.

— Non, répondit-elle.

La figure de Jean s’éclaira.

— Alors tout n’est pas perdu, s’écria-t-il ; ma bonne demoiselle Gertraud, mon espoir est en vous… voulez-vous me prêter, jusqu’à demain, un pantalon, un gilet et un habit de Monsieur ?

— Pourquoi faire ? demanda Gertraud étonnée.

Jean ne répondit point.

Gertraud songea qu’on était au lundi gras.

— Voudriez-vous donc aller au bal ! demanda-t-elle encore avec une surprise croissante.

Jean releva sur elle des yeux tristes et humides.

— Au bal !… répéta-t-il.

Il y avait dans ce mot tant de reproches douloureux, que Gertraud eut comme un remords.

— Jean, mon pauvre Jean, dit-elle en lui prenant les mains, je suis folle !… Mais aussi que voulez-vous faire d’un habit de Monsieur à cette heure de la nuit ?

Jean secoua la tête, et sa paupière se baissa de nouveau.

— J’aurais mieux aimé que vous ne m’interrogiez pas, mamzelle Gertraud, répliqua-t-il, car vous me direz peut-être que j’ai tort… Mais je n’ai rien à vous cacher, vous le savez bien, et si vous voulez bien m’écouter, je vais tout vous apprendre…

Les yeux de Gertraud étaient pleins de curiosité.

Mais il se fit en ce moment, dans la chambre de Hans Dorn, un bruit de chaise qu’on remue. Depuis deux ou trois secondes la jeune fille avait oublié Franz et Denise. Sa physionomie changea.

— Je vous crois, je vous crois, mon bon Jean, dit-elle précipitamment ; qu’ai-je besoin de savoir ?… Attendez-moi ici un instant et je vais vous apporter ce que vous me demandez.

— Pourtant, reprit le joueur d’orgue, si vous avez envie de connaître…

— Non, non, non ! dit par trois fois la jeune fille, attendez-moi ici ; je vais revenir.

Elle gagna vivement la porte de son père ; mais avant de l’ouvrir, elle s’arrêta indécise.

Les yeux de Jean la suivaient brillants de gratitude et d’amour. C’était ce regard qui l’arrêtait ; car la chambre de Hans Dorn était éclairée, et Jean allait voir les deux amants si elle ouvrait la porte.

Et néanmoins il fallait agir.

Elle s’avisa d’un moyen naïf comme son âme et infaillible, eu égard à la nature obéissante du pauvre joueur d’orgue.

— Écoutez, Jean, dit-elle, en se donnant un petit air solennel ; je veux bien aller chercher les habits que vous me demandez, mais il faut tourner le dos à cette porte… Il y a de l’autre côté quelque chose que vous ne devez point voir… c’est le secret de mon père !

Jean se tourna aussitôt du côté de l’escalier. Gertraud emportait la lumière ; il restait dans l’obscurité.

Gertraud se hâta de passer dans la chambre de Hans. Elle crut refermer la porte derrière elle ; mais le pêne glissa sur la serrure vieillie, et le battant resta entrebâillé.

Franz et Denise causaient, les mains entrelacées. C’est à peine s’ils virent la jeune fille traverser la pièce pour se diriger vers le cabinet où Hans Dorn était allé prendre dans la matinée la garde-robe de Franz.

Gertraud déposa sa lumière sur un coffre et se mit à chercher un habillement à la taille de Jean.

Celui-ci était à son poste, la figure tournée vers l’escalier sombre, et ne songeant guère à pénétrer le prétendu secret de Hans Dorn.

Le bruit mystérieux entendu successivement par Gertraud dans la ruelle du lit de son père, et par Jean Regnaud sur l’escalier, se taisait maintenant. Seulement, il semblait à Jean que quelqu’un essayait d’ouvrir en dedans le bûcher de Hans Dorn.

Il allait sortir pour examiner de nouveau, et tâcher de découvrir enfin la nature de ce bruit, lorsqu’un autre incident attira insensiblement son attention.

L’escalier envoyait à l’intérieur un vent froid et vif. La porte que Gertraud avait crue refermée derrière elle battait et s’entrouvrait à chaque instant davantage. Par cette issue des chuchotements vagues parvenaient aux oreilles de Jean.

Ce fut d’abord un murmure confus, puis Jean crut distinguer la voix d’un jeune homme.

Un premier élancement de jalousie lui blessa le cœur ; ses yeux brûlèrent ; ses veines eurent froid ; il avait besoin de toute sa force pour ne point se retourner et jeter un regard en arrière.

Il résistait pourtant et demeurait immobile. Mais Gertraud cherchait en vain, parmi les nombreuses dépouilles entassées dans le cabinet, un costume complet et convenable. Elle s’impatientait, et, comme toujours, l’impatience, loin de l’avancer, retardait sa besogne.

Elle ne revenait point. Jean Regnault entendait toujours derrière lui ces chuchotements accusateurs. La fièvre lui montait au cerveau. Des visions jalouses passaient devant ses yeux.

En un moment où sa volonté défaillait, et où il n’était plus retenu que par un vague instinct de docilité, il crut ouïr le son d’un baiser.

Il tressaillit, comme si un aiguillon vif lui eût percé la chair. Il se retourna, son œil avide plongea dans la chambre de Hans Dorn.

Il vit une blonde tête d’adolescent qui se penchait sur une main blanche ; et il entendit un second baiser.

La figure de l’adolescent le frappa ; il la connaissait sans pouvoir dire en ce moment où il l’avait aperçue. Le visage de la femme se cachait derrière la cloison ; mais Jean n’avait point besoin de la voir : pour lui, ce ne pouvait être que Gertraud…

Un courant d’air se fit en sens inverse ; le battant retomba. Machinalement Jean se retourna, et reprit la position qu’on lui avait commandée.

Il ne pensait plus guère. Il était comme un homme qui vient de recevoir un coup de massue.

— Tenez, Jean, dit Gertraud, qui apportait enfin les habits ; mon père va rentrer ; allez-vous-en bien vite, et rendez-moi tout cela demain, de bon matin.

Jean ne bougea pas ; il garda le silence. Ses yeux s’attachaient sur la jeune fille, mornes et comme stupéfiés.

— Eh bien !… dit Gertraud, en lui tendant le paquet.

Jean Rcgnault se retourna lentement et mit son regard sur la porte de Hans, qui était maintenant fermée.

Gertraud frappa le carreau de son petit pied avec impatience.

— Oh ! Gertraud ! Gertraud ! murmura Jean qui joignit ses mains d’un air suppliant ; je vous en prie, ayez pitié de moi !…

Gertraud ne comprenait point le motif de cette subite détresse, et Denise venait de lui dire en passant qu’elle voulait se retirer.

Elle mit le paquet entre les mains de Jean et le poussa en se jouant jusque sur l’escalier.

Puis elle referma la porte sur lui.

Jean descendit les marches une à une, suivant l’impulsion donnée, et avec la roideur d’un automate.

Quand il fut arrivé dans la cour, il couvrit de ses deux mains son visage en feu. Une pensée venait de luire parmi la nuit de sa cervelle ; il se souvenait.

C’était à cet endroit-là même où il se trouvait maintenant qu’il avait aperçu pour la première fois ce beau jeune homme ; et Gertraud était là encore !…

Il releva la tête vers la fenêtre éclairée de sa maîtresse, puis il s’enfuit en étreignant son cœur qui défaillait.

L’instant d’après, Franz et Denise quittaient à leur tour la maison de Hans Dorn.

— Dieu veuille que vos espoirs se réalisent, Franz ! dit mademoiselle d’Audemer en arrivant au seuil de l’allée ; mais que vous soyez heureux ou malheureux, je suis votre fiancée… et si je ne vous appartiens pas, jamais un autre homme ne m’appellera sa femme.

La vieille Marianne s’éveilla en sursaut, au moment où Denise s’asseyait auprès d’elle sur les coussins de la voiture.

— Comme cette jeunesse est leste ! murmura la vieille femme ; je n’aurais jamais cru qu’on pût monter et descendre en si peu de temps !…

Gertraud était seule dans sa chambre et préparait son petit lit. Hans Dorn n’était pas rentré. Il n’y avait plus personne ni dans l’escalier ni dans la cour. Au bout de quelques minutes, la porte du bûcher s’ouvrit lentement et se referma sans bruit. Une masse noire glissa dans les ténèbres et descendit l’escalier en rampant.

Elle traversa la cour, puis l’allée sombre, pour gagner la place de la Rotonde.

La lueur lointaine des becs de gaz éclaira la face hâve de l’idiot Geignolet.

Il tenait à la main un énorme clou, qui était tout blanc de plâtre.

Il s’assit sur le pavé, le dos contre la muraille. Il tira de sa poche le lambeau qui lui servait de mouchoir et s’essuya le front. Puis il mesura de l’œil la partie de son clou que le plâtre avait blanchie.

— C’est dur ! grommela-t-il, et j’ai grand mal à mes mains ! mais le trou est profond de ça !

Il se mit à aiguiser la pointe de son fer contre le pavé.

Son chant rauque et monotone se joignit bientôt au grincement du métal.

Les premiers mots du couplet se perdirent en un murmure sourd et haletant ; puis sa voix s’éleva, et l’on aurait pu entendre :

J’ai vu le vieux Hans Dorn ouvrir son armoire.
Il a mis la boîte tout en haut, tout en haut !…
Demain mon trou sera fini.
Et je sais où sont les jaunets.
La bonne aventure, ô gué !…